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Le chien d’or/I/19

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 259-272).


CHAPITRE XIX.

COURSE AUX DIVIDENDES ! ET CHASSE AUX DOTS !

I.

Le chevalier Des Meloises descendit la rue du Palais. Il se hâtait, marchait vite et maugréait joliment. Les Louise joviales voulurent passer le long des remparts pour voir travailler les gens, avant de rentrer au couvent. Les officiers ne manquèrent pas de les saluer avec politesse, et elles répondirent à ces salutations en demoiselles bien élevées ; seulement, les sourires et les regards qu’elles décochaient en passant, n’étaient point dans le programme du monastère.

Rien d’inconvenant, rien de répréhensible, assurément, dans ces coquetteries des lèvres roses et des yeux étincelants. Un besoin d’exprimer une grande loyauté envers la patrie, un véritable enthousiasme envers ses défenseurs.

— Plût au ciel que je fusse un homme ! s’exclama Louise de Brouague. Je porterais l’épée, je prendrais la bêche, tout ce qui peut servir et défendre mon pays ! Je rougis de ne pouvoir que parler, prier et souffrir, pendant que tout le monde travaille au combat !

Pauvre jeune fille ! elle ne voyait pas encore ces jours d’épreuves terribles pour les femmes de la Nouvelle-France, où les douleurs qui devaient fondre sur elles seraient plus cruelles mille fois que l’épée vengeresse de l’ennemi ! Alors, pendant soixante et cinq jours, les batteries de Wolfe devaient faire pleuvoir sur Québec les bombes et les boulets ! Alors, sur un espace de cent milles, la rive sud devait être le théâtre de l’incendie et de la dévastation !

Dans sa bonté, la Providence voilait encore ces douloureux événements, et les jeunes filles du couvent se promenaient aussi gaîment le long des fortifications que dans une salle de bal.

II.

Lorsque le chevalier Des Meloises passa sous la porte du palais, il fut appelé par deux jeunes officiers du régiment de Béarn, qui l’invitèrent à prendre un verre de vin dans le corps de garde avant de descendre au Palais. Il se rendit à leur invitation. Le Bourgogne lui rendit la bonne humeur, et il fit sa paix avec lui-même et avec le monde.

— Que se passe-t-il donc au Palais ? demanda le capitaine Monredin, un vif bavarois ; tous les gros Bonnets de la grande compagnie sont descendus cet après-midi ! Je suppose que vous vous y rendez aussi, Des Meloises ?

— Oui, je suis mandé pour affaires sérieuses. Affaires d’État… Alors Penisault défend le vin. Pas une goutte ! Des livres, des papiers, des connaissements, des sommes payées, des sommes reçues ! Doit et avoir ! et tout le maudit jargon de la Friponne ! Je maudis la Friponne, mais je bénis son argent ! La Friponne paie bien, Monredin ! Elle paie mieux que le commerce de fourrures dans les postes ennuyeux du Nord Ouest.

Le chevalier fit sonner une poignée de monnaies dans son gousset. Cette musique calmait le dégoût qu’il éprouvait à faire le commerce, et le réconciliait avec la Friponne.

— Vous êtes tout de même bien chanceux de faire sonner tant de pièces ! riposta Monredin. Pas un Béarnois ne réussirait à faire un accompagnement à l’air que vous jouez là, même en fouillant ses deux poches ! Vous voyez notre fameux régiment, qui ne le cède à nul autre, j’espère ! continua-t-il, eh bien ! tel qu’il est, il attend depuis un an après la solde ? Oui ! une année d’arrérages ; rien que cela ! Je voudrais bien entrer dans les affaires, aussi moi, comme vous dites, et courtiser cette charmante Dame la Friponne !

— Nous avons vécu d’emprunts six mois durant. Ces sangsues de juifs de la rue Sault au Matelot, qui osent s’intituler chrétiens, ne veulent pas escompter les meilleurs billets du régiment à moins de quarante pour cent.

— C’est vrai ! affirma un autre officier, un officier qui avait du crédit quelque part et de quelque façon, si l’on en jugeait par sa face rubiconde. C’est vrai ! Le vieux grippe-sou du cul-de-sac n’a-t-il pas eu l’imprudence de me demander cinquante pour cent de discompte pour une traite sur Bordeaux ! Je suis d’accord avec Des Meloises : le commerce peut être profitable à ceux qui le font mais fait de cette façon, il souille les mains, au grand plaisir du diable !

— Il ne faut pas mettre tous les marchands au même rang, Éméric, observa le capitaine Poulariez, un officier à l’air calme mais résolu. Il y en a un, dans la ville, qui reste gentilhomme tout en se livrant au négoce. Le bourgeois Philibert accepte au pair les billets des officiers du roi. Il a des sympathies pour l’armée et de l’amour pour la France !

— Alors je voudrais bien qu’il fut paie-maître des forces de Québec ! je pourrais m’adresser à lui quelquefois, dit Monredin.

— Et pourquoi ne le faites-vous pas ?

— Pourquoi ? pour la raison que tant d’autres peuvent invoquer. Le colonel Dalquier endosse mes billets, mais il déteste cordialement le bourgeois, comme c’est le devoir d’un chaud ami de l’Intendant. Ainsi, vous comprenez qu’il faut que je me résigne à me faire plumer par ce vieux Fesse-Mathieu de Penisault, à la Friponne.

— Est-ce qu’il y en a beaucoup d’entre vous, messieurs, qui sont allés aux fêtes de Belmont ? demanda Des Meloises, ahuri par cette discussion commerciale, par ce langage des affaires.

— Pardieu ! répondit Monredin, tous les officiers du régiment, je crois, excepté le colonel et l’adjudant qui se sont abstenus par principe, et la présente compagnie, qui s’abstient par devoir mais bien à regret. Il paraît que, depuis l’arrivée de notre régiment, il ne s’est pas vu ici pareille agglomération de jeunes beautés. Un vrai concours.

— Et pas avant votre arrivée, non plus, probablement, n’est-ce pas, Monredin ? fit Des Meloises en présentant son verre pour le faire remplir.

— Ce Bourgogne est délicieux, observa-t-il. À part l’Intendant, je crois, personne n’en a de pareil.

— Il vient de la Martinière, répondit Poulariez. Il a été bien bon, n’est-ce pas, de se souvenir des pauvres Béarnois relégués sur ce mauvais côté de l’Atlantique ?

Nous soupirions ardemment après ce Bourgogne, ajouta Monredin, quand il se mit à pleuvoir sur nous comme un nuage de la Providence ! Santé et fortune au capitaine La Martinière et à sa bonne frégate la Fleur de lys !

III.

Une autre ronde suivit. Monredin s’écria :

— On parle de ces jansénistes qui menacent de bouleverser la France, par les extravagances auxquelles ils se livrent sur la tombe de Maître Paris. Moi je prétends que leurs convulsions ne sont pas aussi contagieuses que ce vin généreux !

— Et le vin produit des convulsions aussi, Monredin, si l’on en prend trop, et cela sans miracle non plus, remarqua Poulariez.

Monredin releva la tête. Il était rouge et bouffi. Il semblait avoir besoin d’une bride pour modérer son allure.

Poulariez demanda :

— Il est rumeur que nous allons avoir la paix ! Est-ce vrai, Des Meloises ? Vous devez connaître le dessous des cartes ?

— Non, je ne sais pas, j’espère que cette rumeur est fausse. Qui sont ceux qui désirent la paix ? ce serait la ruine des amis du roi ici.

Des Meloises prenait autant que possible des airs d’homme d’État.

— La ruine des amis du roi ! qui sont-ils ces amis, Des Meloises ? répliqua Poulariez jouant parfaitement la surprise.

— Les associés de la grande compagnie, assurément ! En connaissez-vous d’autres ?

— Je croyais pouvoir compter le régiment du Béarn, pour ne pas parler du peuple honnête et bon, riposta Poulariez blessé.

Les honnêtes gens ? exclama Des Meloises. Alors, Poulariez, je n’ai qu’une chose à vous dire. Si c’est pour un tas de boutiquiers, de scieurs de bois, de savatiers et de fermiers qu’il nous faut garder la colonie, le plus tôt le roi renverra au diable ou aux Anglais, sera le mieux !

Poulariez eut un regard plein de courroux, mais les autres jetèrent un éclat de rire.

Le chevalier Des Meloises tira sa montre :

— Je devrais être au Palais, dit-il. À l’heure qu’il est Cadet, Varin et Penisault doivent avoir balancé les livres, et l’Intendant, qui mène la besogne en diable parfois, a peut-être partagé les dividendes pour le dernier quartier. C’est la seule partie qui m’intéresse.

— Mais ne les aidez-vous donc pas un peu ? demanda Poulariez.

— Non, je laisse cette besogne à ceux qui ont de la vocation. Au reste, je pense que Varin, Cadet et Penisault aiment bien à garder pour eux l’administration intime de la compagnie. J’espère que j’aurai un bon dividende dans ma poche ce soir. Éméric, je vous dois une revanche au piquet, n’est-ce pas ?

— Vous m’avez fait faire capot, la nuit dernière, à la Taverne de Menut et j’avais trois as et trois rois !

— Mais j’avais un quatorze, moi ! et j’ai emporté les jetons !

— C’est bien, chevalier, je les reprendrai ce soir. C’est une manière d’avoir ma part des dividendes et de me mêler aux affaires de la grande compagnie… Vous partez, définitivement ? Au revoir, alors ! rappelez-moi au souvenir de Sainte Blague.

C’était un sobriquet de l’Intendant.

— Si j’avais un héritier pour le vieux château de l’Adour, je voudrais l’appeler Bigot, pour la chance.

IV.

Le chevalier Des Meloises descendit la côte. Les jardins étaient enveloppés de calme : quelques flâneurs seulement se promenaient dans les larges allées bordées de fleurs, les sentiers tortueux et sur les terrasses élevées. Pas loin de là, s’étendaient les quais du roi et les magasins de la Friponne, tout grouillants d’un essaim de travailleurs qui chargeaient et déchargeaient les vaisseaux, empilaient ou distribuaient les marchandises.

Il jeta un regard de dédain sur les magasins, puis, en jouant avec sa canne, il monta lentement le grand escalier, et entra dans la salle du conseil.

— Mieux vaut tard que jamais, chevalier Des Meloises, lui dit Bigot.

Il alla s’asseoir avec Cadet, Varin, Penisault et les autres souverains de la compagnie.

— Vous êtes doublement heureux aujourd’hui, reprit encore l’Intendant, l’ouvrage est fait, et dame Friponne a distribué à chacun des actionnaires un œuf d’or digne de l’appétit d’un juif.

Le chevalier ne remarqua point ou ne fit pas semblant de comprendre le léger sarcasme.

— Merci bien ! fit-il. Je vais porter l’œuf chez Menut, ce soir, et s’il peut éclore, j’espère qu’il me restera autre chose que l’écale, demain.

— Et qu’importe ? ce que l’un perd l’autre le gagne. Cela reste dans la famille. Voyez, continua-t-il, en passant le doigt sur une page du grand livre ouvert devant lui. Mademoiselle Des Meloises est devenue actionnaire dans la grande compagnie. Le nom de votre charmante sœur est bien à sa place, dans cette liste des belles, grandes et nobles dames de la cour qui sont nos associées.

Le chevalier lut le nom de sa sœur. Il y avait une jolie somme à son crédit : cinq chiffres !

— J’espère, reprit Bigot, que Mademoiselle Des Meloises daignera accepter ce faible témoignage de notre respect.

Il savait bien qu’elle le priserait à sa valeur.

— Aie pas peur ! chuchota Cadet, qui n’en revenait pas de sa mauvaise opinion sur les femmes. Les poulettes de Versailles grattent n’importe quel fumier qui cache des diamants ! Angélique Des Meloises fera bien de même ; elle a des griffes elle aussi !

Personne n’entendit cette judicieuse observation. Au reste, Cadet pouvait tout dire : c’était son privilège. Des Meloises s’inclina profondément en répondant à Bigot.

— Je puis vous assurer que ma sœur sera enchantée de cette marque d’estime, que daigne lui offrir la grande compagnie. Elle appréciera dignement, j’en suis sûr, l’extrême bonté de l’Intendant. Cadet et Varin se regardèrent en souriant. Bigot sourit aussi en ajoutant :

— Oui, chevalier, la grande compagnie est heureuse de payer ce tribut à la plus belle dame de la Nouvelle-France. Nous accordons un prix pour le lin le plus fin, l’animal le plus gras, pourquoi ne récompenserions-nous pas la beauté, la grâce et l’esprit ?

V.

Quelques moments après il demanda :

— Quelles nouvelles, aujourd’hui, dans la ville, chevalier ? Cette affaire de Belmont ?…

— Rien ! je n’en connais rien ! je crois que la moitié de la ville s’y est rendue. À la porte de l’église, cependant, les marchands ne parlaient que de la paix. Est-ce qu’elle nous menace sérieusement, Bigot ?

— Si le roi veut qu’elle se fasse elle se fera.

Bigot n’avait pas l’air de mettre de l’importance à cette question.

— Mais votre opinion, chevalier Bigot ? Qu’en pensez-vous ?

L’Intendant lui répondit avec humeur :

Amen ! amen ! quod fiat flatur  ! Le premier fou de Paris peut vous en apprendre plus long que moi sur les faits et gestes des dames de Versailles ; or, ce sont elles qui décident de tout.

— Je crains que la paix ne soit conclue. Que ferez-vous en ce cas, Bigot ?

Des Meloises ne s’apercevait point de la répugnance de Bigot à lui répondre.

— Si le roi fait la paix, répliqua celui-ci, invitus amabam, comme disait cet homme qui épousait une grondeuse.

Il se prit à rire d’un air moqueur et il ajouta :

— Nous ferons pour le mieux, Des Meloises ! Permettez-moi de vous le dire en secret, je me propose de faire tourner les événements à notre avantage.

— Mais si les dépenses de la guerre cessent tout à coup, que va devenir la grande compagnie ?

Des Meloises songeait aux cinq chiffres du dividende.

— Oh ! vous auriez dû arriver plutôt, chevalier, vous auriez vu comment, en prévision de la paix ou de la guerre, les affaires de la grande compagnie ont été réglées.

Soyez certain d’une chose, continua-t-il, la grande compagnie ne criera pas avant d’avoir le mal, comme les anguilles de Melun. Le proverbe dit : Ruse fait plus que force. La grande compagnie doit prospérer, c’est là sa première condition d’existence. Une année ou deux de repos ne seraient point de trop peut-être, pour ravitailler et renforcer la colonie, et alors nous serons prêts encore à crocheter les serrures du temple de Bellone, et à crier avec plus de plaisir que jamais : Vive la guerre ! Vive la grande compagnie !

VI.

Bigot, dans son admirable perspicacité, prévoyait le cours des événements. Il devait, d’ailleurs, en rester à peu près le maître après la paix d’Aix-la-Chapelle : une paix qui n’en fut pas une du tout pour l’Amérique, mais fut plutôt une trêve armée et pleine de trouble entre les Français et les Anglais du Nouveau-Monde, dont les intérêts étaient opposés et les ambitions rivales.

La séance du bureau de direction de la grande compagnie fut levée. Bigot se retira, il était préoccupé ; il avait ses projets à lui, ses intérêts privés bien autrement importants à ses yeux que ceux de la compagnie. Cadet, Varin et Penisault, les âmes damnées de l’administration, avaient à farder certaines choses pour les rendre acceptables aux associés. Le cercle de la corruption était de plus en plus noir, à mesure qu’on avançait dans cette compagnie, au fond de laquelle Bigot, leur prince à tous, était assis comme sur un trône de ténèbres.

VII.

Le chevalier Des Meloises était fier de l’adresse et de la beauté de sa sœur, mais un peu inquiet à son sujet. Tous deux vivaient ensemble en parfaite harmonie tant qu’ils ne s’occupaient nullement l’un de l’autre. Ils vivaient au gré de leurs désirs. Seulement il y avait bisbille quand elle lui reprochait sa pénurie ou quand elle lui disait qu’il administrait les biens de la famille avec extravagance.

Il était content d’annoncer à Angélique qu’elle était actionnaire dans la grande compagnie, une bonne fortune qui lui arrivait par la grâce de l’Intendant. Angélique éprouva une immense joie. Les prodigalités de son frère ne l’inquiéteraient plus, et ses espérances extravagantes pourraient ouvrir leurs ailes. La pensée de ce don généreux soutiendrait son ambition contre les aspirations de son cœur, tantôt, quand Le Gardeur de Repentigny viendrait.

Le chevalier Des Meloises ne se doutait pas des prétentions de sa sœur. Il se berçait depuis longtemps d’une folle illusion. Il s’imaginait qu’il aurait la main de la belle et riche Amélie de Repentigny, s’il la sollicitait. Quelque chose lui disait alors qu’il devait se hâter ou qu’un autre lui ravirait le doux objet de ses rêves.

Il avoua donc à Angélique qu’il désirait se marier.

— Mon alliance avec la haute et riche maison de Tilly est une chose certaine, lui dit-il, si vous voulez bien m’aider, comme une bonne petite sœur peut et doit le faire…

— Comment cela ? demanda-t-elle brusquement.

Elle savait bien ce qu’il allait lui proposer…

— En épousant Le Gardeur, ma chère Angélique. Toute la ville sait qu’il est fou de toi, et qu’il te conduira à l’autel quand tu voudras, sans exiger d’autre dot que ta magnifique chevelure.

— Mon cher Renaud, je n’ai nul besoin de vos avis. Que j’épouse Le Gardeur ou que je ne l’épouse point, vous n’en obtiendrez ni plus ni moins la main d’Amélie. Je le regrette, mais Amélie n’est point pour vous. Elle sera la femme de Pierre Philibert ou elle ne sera la femme de personne.

— Tu n’es pas très encourageante, ma sœur. Je suis sûr néanmoins que si tu consentais à épouser Le Gardeur, et à mettre à mon service ton adresse et ton dévouement, j’aurais bientôt ma part de la fortune des Tilly. Les Tilly ont des coffres pleins d’or dans leur vieux manoir, et ils possèdent des terres si vastes qu’un corbeau volerait toute une journée avant de pouvoir en sortir.

— C’est inutile, mon frère ! Amélie n’est pas comme les autres filles, vois-tu ; elle refuserait la main du roi pour se donner à l’homme qu’elle aime, et elle aime Pierre Philibert. Je déteste les femmes parfaites et je ne voudrais pas être un modèle de vertu, mais Amélie en est un, mon frère, et elle ne s’en doute pas !

— Hum ! je n’ai jamais mis la main sur aucun de ces parangons, et je serais curieux d’en éprouver une, répondit Des Meloises avec un sourire plein de suffisance. Je ne les crois pas plus invincibles que les autres, ces femmes-là, quand elles oublient de prendre leur bouclier.

— Oui, mais ces femmes-là, comme tu dis, n’oublient jamais leur armure. Elles semblent nées comme Minerve. Je sais bien que tu as trop de présomption pour me croire ; mais va ! cours ta chance, et tu m’en donneras des nouvelles ! Elle ne te donnera ni coups de langue, ni coups de griffes. Elle est grande dame et elle te parlera en reine. Elle te renverra si poliment que tu reviendras avec une haute opinion de notre sexe.

— Moque-toi de moi, comme toujours, Angélique ! On ne sait jamais si tu badines ou si tu moralises. Sois donc sérieuse une fois. Les fortunes des Tilly et des Repentigny sont les plus considérables de la Nouvelle-France ; nous pouvons les conquérir l’une et l’autre si tu veux m’aider.

— Je te souhaite sincèrement ces coffres plein d’or du vieux manoir, et ces terres immenses que le vol des corbeaux ne saurait franchir dans une journée, mais renonces y Renaud, comme j’y renonce moi-même.

VIII.

Angélique s’étendit paresseusement dans son fauteuil. Elle était ahurie. Le chevalier ne voulut point lâcher prise :

— Pourquoi renonces-tu à la fortune des Repentigny, répliqua-t-il ? Elle sera tienne quand tu voudras. Tu n’as qu’à donner ton petit doigt à Le Gardeur… En vérité tu me mets dans l’embarras.

Angélique sourit, cassa une noix comme par distraction, et savoura quelques gouttes de vin.

— Je le sais bien, Renaud, que je te mets dans l’embarras, fit-elle ensuite tranquillement, mais j’y suis souvent moi-même, va ! Il y a dans le monde tant d’hommes… tant de pauvres, si peu de riches, si peu de cœurs sensibles, surtout, qu’une femme est bien excusable de se vendre au plus haut enchérisseur ! De nos jours, le bonheur de l’amour ne se trouve que dans les romans et chez les laitières.

— Morbleu ! Angélique, tu lasserais la patience de tous les saints du calendrier ! Je plains le malheureux qui t’épousera ! Voici que la plus belle fortune de la Nouvelle-France va tomber entre les mains de Pierre Philibert, que Satan confonde ! une fortune que j’ai toujours regardée comme la mienne !

— C’est ce qui démontre la présomption des hommes ! Tu n’as jamais dit un mot d’amour à Amélie et tu penses qu’elle va se jeter dans tes bras au premier appel !

— Oui, si tu le voulais, Angélique ! mais non, tu es dure comme un roc et tu as plus de caprices et de vanité que toutes les femmes ensemble !

Angélique se leva.

— Tu traites courtoisement mon pauvre sexe, dit-elle avec malice ! Je te laisse avec toi-même : je ne saurais te laisser en plus mauvaise compagnie.

— Tu es acerbe et sarcastique, aussi. Tout ce que je voulais, c’était de nous assurer à tous deux une belle fortune. Je ne vois pas à quoi servent les femmes, si ce n’est à nous contrarier.

— C’est cela ! j’admets que les femmes méritent tout ce que tu penses d’elles ; mais tu devrais être assez poli pour ne pas me le dire en face. Un conseil maintenant, Renaud : étudies le jardinage et peut-être qu’un jour tu deviendras illustre comme le marquis de Vandrière. Cultive les choux si tu ne peux pas cultiver l’amour d’Amélie de Repentigny.

IX.

Angélique savait que Des Meloises n’était pas fort subtil ; sans cela, elle n’aurait pas osé faire cette grosse allusion au frère de la Pompadour. Vandrière venait d’être nommé directeur des jardins du roi, par la grâce de la célèbre courtisane, sa sœur. On peut deviner aisément à quoi pensait la jolie fille en parlant ainsi.

Le chevalier fut blessé de la comparaison, cependant. Il n’aimait pas être mis en parallèle avec un plébéien comme le nouveau marquis de Vandrière. Il répliqua avec feu :

— Le marquis de Vandrière ! comment oses-tu accoler ce nom au mien ? Il n’y a pas dans l’armée une seule table d’officiers où il serait permis à ce fils de poissonnier de s’asseoir ! Pourquoi prononces-tu ce nom, Angélique ? Tu es une véritable énigme !

— Je pensais à quelque chose qui pourrait bien arriver, si jamais je vais à Paris… C’est la solution d’un problème.

— Tu peux décourager la Sorbonne avec tes problèmes ! Adieu ! il faut que je sorte.

— Adieu ! mon frère, puisque tu pars. Penses y ! si tu veux t’élever dans le monde, tu ne ferais peut-être pas mal d’accepter une place de jardinier du roi, comme Vandrière. Il en est temps encore.

Elle se mit à rire, et sa voix argentine tintinait dans l’air, pendant que les pas du chevalier résonnaient sur l’escalier.

X.

Elle s’assit dans son fauteuil.

— Pauvre Renaud ! comme il est fou, pensait-elle !… Pourtant, il est peut-être plus sage dans sa folie que moi dans mes habiles combinaisons…

Elle se coucha à demi sur le coussin moelleux du dossier.

— L’obscurité se répand déjà autour de moi, murmura-t-elle. Le Gardeur va bientôt venir. Les réjouissances de Belmont ne le retiendront pas… que vais-je faire ?

Son cœur commençait à s’attendrir.

— Accepter ses vœux ? continua t-elle, impossible ! le tromper ? je ne veux pas ! Ne plus l’aimer ? je ne peux pas !… pas plus que je puis aimer l’Intendant… l’Intendant que je hais et que j’épouserai, pourtant !

Elle se couvrit les yeux de ses deux mains et demeura silencieuse pendant quelques minutes.

— Qui sait ? reprit-elle, qui sait si je l’épouserai ? Elle est encore à Beaumanoir, elle, cette femme !… Est-ce donc en vain que je vais essayer de l’éloigner ?

Une pensée mauvaise s’élevait en rampant du fond de son cœur. Elle frissonna.

— Oserai-je encore lever les yeux sur cet honnête Le Gardeur ?… Mon sort est à jamais fixé !… Le Gardeur voudra me sauver, mais je ne veux pas ; qu’il me laisse avec mes projets !…

Ces projets ! ils ne venaient pas de la charité d’une âme pure.