Le chien d’or/I/30

La bibliothèque libre.
Traduction par Léon Pamphile LeMay.
Imprimerie de l’Étendard (Tome Ip. 405-412).


CHAPITRE XXX.

FELICES TER ET AMPLIUS.

I.

Le bois s’enveloppait de calme. Les douces harmonies du soir seules passaient de temps en temps, par bouffies enivrantes, comme le chant d’une mère qui endort son enfant.

Amélie était assise avec Philibert sur la racine d’un chêne, comme sur le trône du dieu de la forêt.

Le hasard, ou l’entente de leurs compagnons leur avait ménagé cet instant de félicité.

Philibert lisait. Amélie écoutait la musique de ses lèvres. Il faisait semblant de lire, plutôt, les vers qu’il récitait, car l’ombre effaçait les pages inspirées. Le livre était un prétexte.

Il répétait la touchante histoire de Paulo et Francesca da Rimini, et sa voix vibrante était semblable à un cri de douleur. Amélie pleurait. Elle avait lu déjà ces pages sublimes de l’immortel Dante, mais jamais elle n’en avait saisi le sens et la grandeur comme maintenant. Jamais encore elle n’avait compris cette faiblesse touchante qui est la force de la femme ! Ô ! singulier mystère que le cœur de la femme ! Et la poésie qui sait découvrir ainsi les plus intimes secrets de l’âme est bien nommée divine !

Philibert suspendit sa lecture et enveloppa Amélie d’un regard débordant de tendresse. Elle se détourna toute confuse et fixa les vagues du lac qui tressaillaient comme son cœur. Les stances de la divine poésie tintaient à ses oreilles comme des cloches d’argent, et dans sa mémoire revenait ces vers :


Amer ch’al cor gentil ratto s’apprende.
Amer ch’a null amato amar perdona,
Questi che mai da mi non fia diviso.
Tu brûles et ravis les cœurs, ô doux amour !
Tu veux être payé d’un fidèle retour.
Dans la vie ou la mort, rien, ô bonheur suprême !
Ne me séparera plus de l’objet que j’aime !

II.

— L’amour, pensait-elle, l’amour est la mort comme il est la vie, la séparation comme la réunion !…

Elle était attendrie et tremblante ; elle n’aurait pas osé, pour tout au monde, lever les yeux sur Philibert.

Elle voulut faire semblant de s’éloigner, mais une force invincible la clouait sur son siège.

— Ne lisez plus, dit-elle à Pierre ; ce livre est trop triste et trop beau… Je crois qu’il a été fait par un esprit qui a vu tous les mondes, connu tous les cœurs, et partagé toutes les souffrances. Il me semble la voix d’un prophète de malheur.

— Amélie, répliqua Philibert, pensez-vous qu’il y ait des femmes aussi aimantes et aussi fidèles que Francesca da Rimini ? Elle n’a pas voulu se séparer de Paulo, même dans les sombres régions du désespoir. Croyez-vous qu’il se trouve de pareilles femmes ?

Amélie le regarda un instant. L’émotion agitait vivement sa poitrine et colorait sa figure. Elle savait bien quelle réponse faire, mais elle avait peur de paraître téméraire. Cependant cette pensée lui vint : « je dois être en état de répondre à toutes ses questions. »

Et elle dit avec lenteur et fermeté :

— Je crois, Pierre, qu’il y a, en effet, des femmes comme Francesca, qui ne voudraient jamais se séparer de l’homme qu’elles aiment, pas même dans les terribles lieux de désolation dont parle le livre extraordinaire de Dante.

— C’est une croyance bénie ! exclama Pierre.

Et il pensa :

« Vous êtes une de ces femmes, et celui que vous aimerez sera éternellement aimé !  »

Ensuite il ajouta tout haut :

— Un pareil amour est inutile et perdu, car personne ne peut le mériter.

— Je ne sais pas, fit-elle. Cet amour, c’est Dieu qui nous le donne ; nous pouvons bien le donner aussi… Il ne vaut que ce que vaut notre cœur, et il ne demande pas autre chose que d’être accepté !

— Amélie ! s’écria Philibert, en se tournant vers elle tout à fait, mais les yeux fixés sur le sol, Amélie, c’est un pareil amour que j’ai toujours rêvé, toujours demandé ! je ne l’ai peut-être jamais trouvé, ou je n’en suis peut-être pas digne… mais je le veux ou je mourrai ! je le veux où je le cherche et pas ailleurs !

Amélie de Repentigny, pouvez-vous me dire où il se trouve ?

Amélie sentit un frisson de plaisir et de terreur courir dans ses veines. Elle souriait et pleurait : elle ne s’apercevait guère, dans son trouble, que sa main venait d’être saisie par une main brûlante. Elle ne songeait pas à la retirer ; elle n’était pas capable de parler.

Philibert comprit que cet instant allait décider de sa vie. La main tremblante qu’il tenait allait le repousser pour toujours ou l’enchaîner à jamais.

III.

L’ombre s’épaississait sous les arbres, et les teintes roses du couchant s’étaient effacées. Comme une lampe qui éclaire les amours, l’étoile du soir étincelait encore près de l’horizon bruni, mais elle allait disparaître bientôt pour renaître plus brillante, à l’orient, et devenir cette étoile du matin qui nous annonce un beau jour.

Pierre ne disait rien. Il regardait Amélie et son ivresse ne se lassait point. Il la regardait avec le respect que l’on aurait pour un ange. Il ne savait pas ce qu’elle allait répondre, et le doute, par moments, traversait sa félicité, cruel comme un dard aigu. Et pourtant, la main de l’ange restait dans la sienne, comme un oiseau dans le nid doux et chaud dont il ne veut plus sortir.

— Pierre, commença enfin la jeune fille,…

Elle voulait lui dire qu’il fallait rejoindre les autres amis. Elle n’en eut pas la force, ou les paroles furent trop lentes à venir.

— Le bon Dieu lui permet de m’aimer, pensait-elle, puis-je demeurer insensible ?

Elle fit un effort cependant, un effort léger pour se lever et se diriger vers le lac. Ainsi font toutes les femmes qui ne veulent point paraître aimer trop.

— Pierre, dit-elle enfin, allons rejoindre nos compagnons : ils vont remarquer notre absence.

Elle ne bougea point, toutefois, un fil de la vierge aurait suffi pour l’enchaîner là à jamais… Elle avait les yeux baissés. Sa bouche pouvait se taire, mais ses yeux, ils ne pouvaient déguiser leur flamme.

Pierre devenait plus hardi.

— Amélie, fit-il, tournez vers moi ces beaux yeux et voyez si les miens sont menteurs. Mieux que mes paroles ils vous diront, Amélie, comme je vous aime !

Elle tressaillit soudain, mais ce ne fut point de surprise ; cet aveu devrait venir. Elle ne répondit rien, le regarda avec des larmes dans les paupières et comme instinctivement se rapprocha de lui.

— Amélie, continua Pierre, c’est votre amour que j’ai toujours demandé au ciel, c’est votre amour que je vous demande ! oh ! dites ! voulez-vous, pouvez-vous m’aimer ?

— Oui, répondit-elle, et elle se mit à pleurer comme dans une grande douleur, tant son allégresse était vive.

— Vous pleurez, Amélie ? vous pleurez ?

— C’est de bonheur… pardonnez-moi,… je vous laisse voir trop vite, peut-être, comme vous m’êtes cher.

— Vous pardonner ? vous pardonner ces paroles divines qui viennent de tomber de vos lèvres ? cet aveu charmant que le doigt de Dieu vient d’écrire pour l’éternité dans mon âme ! Ah ! mon Amélie, c’est une vie d’affection et de dévouement que je vous dois ! mon dernier jour sera, comme le jour où je vous aperçus pour la première fois, comme tous les jours qui se sont écoulés depuis cet heureux moment, tout rempli de votre pensée !

— Je ne comprenais pas la vie sans vous, non plus, et votre souvenir ne me quittait jamais… Désormais nous n’aurons qu’une existence à deux.

IV.

Philibert eut un frémissement de joie :

— Vous m’aimiez, Amélie ? s’écria-t-il.

— Depuis le premier moment où je vous ai vu, mais surtout depuis le jour où vous avez sauvé la vie à Le Gardeur.

— Et durant ces longues années de couvent, alors que nous paraissions à jamais perdus l’un pour l’autre ?

— Je priais pour vous, Pierre ! je priais pour que vous fussiez heureux : je n’espérais rien, je n’espérais pas surtout de voir jamais une heure de bénédiction comme l’heure qui vient de sonner !… Oh ! vous me trouvez bien hardie, n’est-ce pas, Pierre ?… Je ne sais point déguiser, moi ! Et puis, vous m’avez donné le droit de vous aimer sans honte et sans crainte.

— Amélie ! Amélie ! que puis-je donc faire pour mériter ou récompenser un pareil bonheur ?

— M’aimer, Pierre, m’aimer toujours !… je ne veux pas autre chose.

— Et vous me donnez votre main ?

— Et mon cœur à jamais !…

Il porta la main d’Amélie à ses lèvres avec respect :

— La vie de l’homme est remplie d’amertume et de trouble, mais voilà un délicieux moment…

— Notre vie à nous, sera calme et belle ; c’est déjà la félicité du ciel qui commence.

Elle le regarda doucement, une minute, releva d’une main timide les cheveux épais qui s’emmêlaient un peu devant sa figure.

— Vous direz tout à ma tante et à Le Gardeur, fit-elle d’un air câlin… Ils vous aiment bien, et ils seront contents d’apprendre que je serai un jour votre… votre…

— Ma femme ! Amélie, ma femme ! Ô nom trois fois béni ! Dites-le, ma femme !

— Oui, Pierre, votre femme ! votre femme aimante et fidèle pour toujours !

— Pour toujours ! Oui, un amour comme le vôtre est impérissable comme l’âme et partage l’immortalité de Dieu de qui il vient. Madame de Tilly trouvera en moi un fils digne d’elle et Le Gardeur un frère dévoué.

— Et vous, Pierre, parlez à votre tour ! Je ne l’ai pas encore entendu ce nom béni que je dois vous donner.

Elle le regarda comme pour scruter le fond de son âme.

— Moi, je serai votre mari ! votre mari constant et plein d’amour…

— Oui, mon mari !… La sainte Vierge a écouté mes prières… Dieu soit béni ! Oh ! que je suis heureuse !…

Et de nouveau enveloppant d’un chaste regard l’homme généreux qui devait être son premier et dernier amour, elle versa encore d’abondantes mais douces larmes.

V.

Un coup de tonnerre retentit soudain dans le ciel, et des souffles brûlants passèrent dans le feuillage et sur la face des eaux.

La lune se cacha et des vagues ténébreuses remplacèrent les reflets argentés qui jouaient sur les cimes des rochers et le gazon des prairies. De longs éclairs parurent envelopper la forêt lointaine d’un manteau de flamme.

Amélie eut peur et elle se mit à trembler :

— Oh ! Pierre, dit-elle, il me semble que c’est une voix prophétique qui nous annonce des malheurs, serait-il possible que Dieu ne voulut pas notre union ? Oh ! dites-moi que rien ne nous séparera plus maintenant !

— Rien, Amélie ! Ne craignez pas : mon amour, c’est l’orage qui gronde là-bas. Le Gardeur va sans doute accourir au devant de nous. Nous allons partir un peu plus tôt, voilà tout. Le ciel ne peut que bénir notre amour, ô ma bien aimée !

— Je vous aimerais toujours, quand même, murmura Amélie.

VI.

Un bruit de voix se fit entendre, suivi aussitôt du battement vif et dru des avirons dans l’eau. Les canots arrivèrent au rivage comme une volée de cygnes qui cherchent un refuge contre la tempête.

Les préparatifs du départ se firent à la hâte. On éteignit le feu avec grand soin, de peur qu’une étincelle oubliée ne consumât la forêt. Les paniers furent entassés dans les embarcations.

Philibert et Amélie montèrent dans le canot de Le Gardeur. Ils prétendirent qu’ils auraient bien aimé à faire le tour du lac avec les autres, aux accords des flûtes et de la guitare, et que c’était par malice qu’ils avaient été oubliés au pied d’un grand chêne.

Les nuages montaient à l’horizon du sud ; il n’y avait pas de temps à perdre. Les canots s’élancèrent à la fois sur la rivière sombre. Les rameurs silencieux étaient courbés sur leurs avirons comme pour une lutte sans merci.

L’obscurité devenait de plus en plus épaisse. Le vent traînait des lambeaux de ténèbres sur la terre endormie ; les éclairs déchiraient la nuit et montraient aux canotiers un chemin de feu.

La pluie se mit à tomber ; quelques gouttes larges d’abord ; mais bientôt, ce fut un torrent. Le vent la poussait avec rage pour la rendre plus insupportable. Puis, un nuage de grêle creva. Ce fut un fracas épouvantable. On eut dit que les arbres de la forêt se cassaient en éclats, et que des balles rougies pleuvaient dans les flots.

Amélie tenait le bras de Philibert. Elle songeait à Francesca da Rimini qui se cramponnait à Paulo dans la tempête de vent et la mouvante obscurité qui les emportaient.

— Ô Pierre, quel présage ! murmura-t-elle. Dira-t-on de nous aussi :

Amor condusse noi ad una morte !
L’amour nous a conduits dans le même tombeau !

— Dieu le veuille ! répondit Philibert. Mais ce sera quand nous l’aurons mérité par une longue vie d’affection et de dévouement.

Les canots arrivèrent au terme de leur course. Les jeunes gens sautèrent sur la rive et coururent à travers la pelouse, en passant sous les grands arbres protecteurs, vers le seuil hospitalier où les serviteurs les attendaient.