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Les Aventures de Télémaque/Onzième livre

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Didot (p. 230-263).
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LIVRE XI.


Idoménée raconte à Mentor la cause de tous ses malheurs, son aveugle confiance en Protésilas, et les artifices de ce favori, pour le dégoûter du sage et vertueux Philoclès : comment, s’étant laissé prévenir contre celui-ci, au point de le croire coupable d’une horrible conspiration, il envoya secrètement Timocrate pour le tuer, dans une expédition dont il était chargé. Timocrate, ayant manqué son coup, fut arrêté par Philoclès, auquel il dévoila toute la trahison de Protésilas. Philoclès se retira aussitôt dans l’île de Samos, après avoir remis le commandement de sa flotte à Polymène, conformément aux ordres d’Idoménée. Ce prince découvrit enfin les artifices de Protésilas ; mais il ne put se résoudre à le perdre, et continua même de se livrer aveuglément à lui, laissant le fidèle Philoclès pauvre et déshonoré dans sa retraite. Mentor fait ouvrir les yeux à Idoménée sur l’injustice de cette conduite ; il l’oblige à faire conduire Protésilas et Timocrate dans l’île de Samos, et à rappeler Philoclès pour le remettre en honneur. Hégésippe, chargé de cet ordre, l’exécute avec joie. Il arrive avec les deux traîtres à Samos, où il revoit son ami Philoclès, content d’y mener une vie pauvre et solitaire. Celui-ci ne consent qu’avec beaucoup de peine à retourner parmi les siens : mais, après avoir reconnu que les dieux le veulent, il s’embarque avec Hégésippe, et arrive à Salente, où Idoménée, entièrement changé par les sages avis de Mentor, lui fait l’accueil le plus honorable, et concerte avec lui les moyens d’affermir son gouvernement.


Protésilas, qui est un peu plus âgé que moi, fut celui de tous les jeunes gens que j’aimai le plus. Son naturel vif et hardi était selon mon goût : il entra dans mes plaisirs ; il flatta mes passions ; il me rendit suspect un autre jeune homme que j’aimais aussi, et qui se nommait Philoclès. Celui-ci avait la crainte des dieux, et l’âme grande, mais modérée ; il mettait la grandeur, non à s’élever, mais à se vaincre, et à ne faire rien de bas. Il me parlait librement sur mes défauts ; et lors même qu’il n’osait me parler, son silence et la tristesse de son visage me faisaient assez entendre ce qu’il voulait me reprocher. Dans les commencements, cette sincérité me plaisait ; et je lui protestais souvent que je l’écouterais avec confiance toute ma vie, pour me préserver des flatteurs. Il me disait tout ce que je devais faire pour marcher sur les traces de mon aïeul Minos, et pour rendre mon royaume heureux. Il n’avait pas une aussi profonde sagesse que vous, ô Mentor ! mais ses maximes étaient bonnes : je le reconnais maintenant. Peu à peu les artifices de Protésilas, qui était jaloux et plein d’ambition, me dégoûtèrent de Philoclès. Celui-ci était sans empressement, et laissait l’autre prévaloir ; il se contentait de me dire toujours la vérité, lorsque je voulais l’entendre. C’était mon bien, et non sa fortune, qu’il cherchait.

Protésilas me persuada insensiblement que c’était un esprit chagrin et superbe, qui critiquait toutes mes actions ; qui ne me demandait rien, parce qu’il avait la fierté de ne vouloir rien tenir de moi, et d’aspirer à la réputation d’un homme qui est au-dessus de tous les honneurs : il ajouta que ce jeune homme, qui me parlait si librement sur mes défauts, en parlait aux autres avec la même liberté ; qu’il laissait assez entendre qu’il ne m’estimait guère ; et qu’en rabaissant ainsi ma réputation, il voulait, par l’éclat d’une vertu austère, s’ouvrir le chemin à la royauté.

D’abord je ne pus croire que Philoclès voulût me détrôner : il y a dans la véritable vertu une candeur et une ingénuité que rien ne peut contrefaire, et à laquelle on ne se méprend point, pourvu qu’on y soit attentif. Mais la fermeté de Philoclès contre mes faiblesses commençait à me lasser. Les complaisances de Protésilas, et son industrie inépuisable pour m’inventer de nouveaux plaisirs, me faisaient sentir encore plus impatiemment l’austérité de l’autre.

Cependant Protésiias, ne pouvant souffrir que je ne crusse pas tout ce qu’il me disait contre son ennemi, prit le parti de ne m’en parler plus, et de me persuader par quelque chose de plus fort que toutes les paroles. Voici comment il acheva de me tromper : il me conseilla d’envoyer Philoclès commander les vaisseaux qui devaient attaquer ceux de Carpathie ; et pour m’y déterminer, il me dit : Vous savez que je ne suis pas suspect dans les louanges que je lui donne : j’avoue qu’il a du courage et du génie pour la guerre ; il vous servira mieux qu’un autre, et je préfère l’intérêt de votre service à tous mes ressentiments contre lui.

Je fus ravi de trouver cette droiture et cette équité dans le cœur de Protésilas, à qui j’avais confié l’administration de mes plus grandes affaires. Je l’embrassai dans un transport de joie, et je me crus trop heureux d’avoir donné toute ma confiance à un homme qui me paraissait ainsi au-dessus de toute passion et de tout intérêt. Mais, hélas ! que les princes sont dignes de compassion ! Cet homme me connaissait mieux que je ne me connaissais moi-même : il savait que les rois sont d’ordinaire défiants et inappliqués : défiants, par l’expérience continuelle qu’ils ont des artifices des hommes corrompus dont ils sont environnés ; inappliqués, parce que les plaisirs les entraînent, et qu’ils sont accoutumés à avoir des gens chargés de penser pour eux, sans qu’ils en prennent eux-mêmes la peine. Il comprit donc qu’il n’aurait pas grande peine à me mettre en défiance et en jalousie contre un homme qui ne manquerait pas de faire de grandes actions, surtout l’absence lui donnant une entière facilité de lui tendre des pièges.

Philoclès, en partant, prévit ce qui lui pouvait arriver. Souvenez-vous, me dit-il, que je ne pourrai plus me défendre ; que vous n’écouterez que mon ennemi ; et qu’en vous servant au péril de ma vie, je courrai risque de n’avoir d’autre récompense que votre indignation. Vous vous trompez, lui dis-je : Protésilas ne parle point de vous comme vous parlez de lui ; il vous loue, il vous estime, il vous croit digne des plus importants emplois : s’il commençait à me parler contre vous, il perdrait ma confiance. Ne craignez rien, allez, et ne songez qu’à me bien servir. Il partit, et me laissa dans une étrange situation.

Il faut l’avouer, Mentor ; je voyais clairement combien il m’était nécessaire d’avoir plusieurs hommes que je consultasse, et que rien n’était plus mauvais, ni pour ma réputation, ni pour le succès des affaires, que de me livrer à un seul. J’avais éprouvé que les sages conseils de Philoclès m’avaient garanti de plusieurs fautes dangereuses où la hauteur de Protésilas m’aurait fait tomber. Je sentais bien qu’il y avait dans Philoclès un fonds de probité et de maximes équitables, qui ne se faisait point sentir de même dans Protésilas ; mais j’avais laissé prendre à Protésilas un certain ton décisif auquel je ne pouvais presque plus résister. J’étais fatigué de me trouver toujours entre deux hommes que je ne pouvais accorder ; et, dans cette lassitude, j’aimais mieux, par faiblesse, hasarder quelque chose aux dépens des affaires, et respirer en liberté. Je n’eusse osé me dire à moi-même une si honteuse raison du parti que je venais de prendre ; mais cette honteuse raison, que je n’osais développer, ne laissait pas d’agir secrètement au fond de mon cœur, et d’être le vrai motif de tout ce que je faisais.

Philoclès surprit les ennemis, remporta une pleine victoire, et se hâtait de revenir pour prévenir les mauvais offices qu’il avait à craindre : mais Protésilas, qui n’avait pas encore eu le temps de me tromper, lui écrivit que je désirais qu’il fit une descente dans l’île de Carpathie, pour profiter de la victoire. En effet, il m’avait persuadé que je pourrais facilement faire la conquête de cette île ; mais il fit en sorte que plusieurs choses nécessaires manquèrent à Philoclès dans cette entreprise, et il l’assujettit à certains ordres qui causèrent divers contre-temps dans l’exécution.

Cependant il se servit d’un domestique très-corrompu que j’avais auprès de moi, et qui observait jusqu’aux moindres choses pour lui en rendre compte, quoiqu’ils parussent ne se voir guère, et n’être jamais d’accord en rien. Ce domestique, nommé Timocrate, me vint dire un jour, en grand secret, qu’il avait découvert une affaire très-dangereuse. Philoclès, me dit-il, veut se servir de votre armée navale pour se faire roi de l’île de Carpathie : les chefs des troupes sont attachés à lui ; tous les soldats sont gagnés par ses largesses, et plus encore par la licence pernicieuse où il laisse vivre les troupes : il est enflé de sa victoire. Voilà une lettre qu’il écrit à un de ses amis sur son projet de se faire roi ; on n’en peut plus douter après une preuve si évidente.

Je lus cette lettre ; et elle me parut de la main de Philoclès. Mais on avait parfaitement imité son écriture ; et c’était Protésilas qui l’avait faite avec Timocrate. Cette lettre me jeta dans une étrange surprise : je la relisais sans cesse, et ne pouvais me persuader qu’elle fût de Philoclès, repassant dans mon esprit troublé toutes les marques touchantes qu’il m’avait données de son désintéressement et de sa bonne foi. Cependant que pouvais-je faire ? quel moyen de résister à une lettre où je croyais être sûr de reconnaître l’écriture de Philoclès ?

Quand Timocrate vit que je ne pouvais plus résister à son artifice, il le poussa plus loin. Oserai-je, me dit-il en hésitant, vous faire remarquer un mot qui est dans cette lettre ? Philoclès dit à son ami qu’il peut parler en confiance à Protésilas sur une chose qu’il ne désigne que par un chiffre : assurément Protésilas est entré dans le dessein de Philoclès, et ils se sont raccommodés à vos dépens. Vous savez que c’est Protésilas qui vous a pressé d’envoyer Philoclès contre les Carpathiens. Depuis un certain temps il a cessé de vous parler contre lui, comme il le faisait souvent autrefois. Au contraire, il le loue, il l’excuse en toute occasion : ils se voyaient depuis quelque temps avec assez d’honnêtetés. Sans doute Protésilas a pris avec Philoclès des mesures pour partager avec lui la conquête de Carpathie. Vous voyez même qu’il a voulu qu’on fît cette entreprise contre toutes les règles, et qu’il s’expose à faire périr votre armée navale, pour contenter son ambition. Croyez-vous qu’il voulût servir ainsi à celle de Philoclès, s’ils étaient encore mal ensemble ? Non, non, on ne peut plus douter que ces deux hommes ne soient réunis pour s’élever ensemble à une grande autorité, et peut-être pour renverser le trône où vous régnez. En vous parlant ainsi, je sais que je m’expose à leur ressentiment, si, malgré mes avis sincères, vous leur laissez encore votre autorité dans les mains : mais qu’importe, pourvu que je vous dise la vérité ?

Ces dernières paroles de Timocrate firent une grande impression sur moi : je ne doutai plus de la trahison de Philoclès, et je me défiai de Protésilas comme de son ami. Cependant Timocrate me disait sans cesse : Si vous attendez que Philoclès ait conquis l’île de Carpathie, il ne sera plus temps d’arrêter ses desseins ; hâtez-vous de vous en assurer pendant que vous le pouvez. J’avais horreur de la profonde dissimulation des hommes ; je ne savais plus à qui me fier. Après avoir découvert la trahison de Philoclès, je ne voyais plus d’homme sur la terre dont la vertu pût me rassurer. J’étais résolu de faire au plus tôt périr ce perfide ; mais je craignais Protésilas, et je ne savais comment faire à son égard. Je craignais de le trouver coupable, et je craignais aussi de me fier à lui. Enfin, dans mon trouble, je ne pus m’empêcher de lui dire que Philoclès m’était devenu suspect. Il en parut surpris ; il me représenta sa conduite droite et modérée ; il m’exagéra ses services ; en un mot, il fit tout ce qu’il fallait pour me persuader qu’il était trop bien avec lui. D’un autre côté, Timocrate ne perdait pas un moment pour me faire remarquer cette intelligence, et pour m’obliger à perdre Philoclès pendant que je pouvais encore m’assurer de lui. Voyez, mon cher Mentor, combien les rois sont malheureux, et exposés à être le jouet des autres hommes, lors même que les autres hommes paraissent tremblants à leurs pieds !

Je crus faire un coup d’une profonde politique, et déconcerter Protésilas, en envoyant secrètement à l’armée navale Timocrate pour faire mourir Philoclès. Protésilas poussa jusqu’au bout sa dissimulation, et me trompa d’autant mieux qu’il parut plus naturellement comme un homme qui se laissait tromper. Timocrate partit donc, et trouva Philoclès assez embarrassé dans sa descente : il manquait de tout ; car Protésilas, ne sachant si la lettre supposée pourrait faire périr son ennemi, voulait avoir en même temps une autre ressource prête, par le mauvais succès d’une entreprise dont il m’avait fait tant espérer, et qui ne manquerait pas de m’irriter contre Philoclès. Celui-ci soutenait cette guerre si difficile par son courage, par son génie, et par l’amour que les troupes avaient pour lui. Quoique tout le monde reconnût dans l’armée que cette descente était téméraire, et funeste pour les Crétois, chacun travaillait à la faire réussir, comme s’il eût vu sa vie et son bonheur attachés au succès ; chacun était content de hasarder sa vie à toute heure sous un chef si sage, et si appliqué à se faire aimer.

Timocrate avait tout à craindre en voulant faire périr ce chef au milieu d’une armée qui l’aimait avec tant de passion ; mais l’ambition furieuse est aveugle. Timocrate ne trouvait rien de difficile pour contenter Protésilas, avec lequel il s’imaginait me gouverner absolument après la mort de Philoclès. Protésilas ne pouvait souffrir un homme de bien, dont la seule vue était un reproche secret de ses crimes, et qui pouvait, en m’ouvrant les yeux, renverser ses projets.

Timocrate s’assura de deux capitaines qui étaient sans cesse auprès de Philoclès ; il leur promit de ma part de grandes récompenses ; et ensuite il dit à Philoclès qu’il était venu pour lui dire de ma part des choses secrètes qu’il ne devait lui confier qu’en présence de ces deux capitaines. Philoclès se renferma avec eux et avec Timocrate. Alors Timocrate donna un coup de poignard à Philoclès. Le coup glissa, et n’enfonça guère avant. Philoclès, sans s’étonner, lui arracha le poignard, s’en servit contre lui et contre les deux autres. En même temps il cria : on accourut ; on enfonça la porte ; on dégagea Philoclès des mains de ces trois hommes, qui, étant troublés, l’avaient attaqué faiblement. Ils furent pris, et on les aurait d’abord déchirés, tant l’indignation de l’armée était grande, si Philoclès n’eût arrêté la multitude. Ensuite il prit Timocrate en particulier, et lui demanda avec douceur ce qui l’avait obligé à commettre une action si noire. Timocrate, qui craignait qu’on ne le fît mourir, se hâta de montrer l’ordre, que je lui avais donné par écrit, de tuer Philoclès ; et, comme les traîtres sont toujours lâches, il ne songea qu’à sauver sa vie, en découvrant à Philoclès toute la trahison de Protésilas.

Philoclès, effrayé, de voir tant de malice dans les hommes, prit un parti plein de modération : il déclara à toute l’armée que Timocrate était innocent ; il le mit en sûreté, le renvoya en Crète, déféra le commandement de l’armée à Polymène, que j’avais nommé, dans mon ordre écrit de ma main, pour commander quand on aurait tué Philoclès. Enfin, il exhorta les troupes à la fidélité qu’elles me devaient, et passa pendant la nuit dans une légère barque, qui le conduisit dans l’île de Samos, où il vit tranquillement dans la pauvreté et dans la solitude, travaillant à faire des statues pour gagner sa vie, ne voulant plus entendre parler des hommes trompeurs et injustes, mais surtout des rois, qu’il croit les plus malheureux et les plus aveugles de tous les hommes.

En cet endroit Mentor arrêta Idoménée : Eh bien ! dit-il, fûtes-vous longtemps à découvrir la vérité ? Non, répondit Idoménée ; je compris peu à peu les artifices de Protésilas et de Timocrate : ils se brouillèrent même ; car les méchants ont bien de la peine à demeurer unis. Leur division acheva de me montrer le fond de l’abîme où ils m’avaient jeté. Eh bien ! reprit Mentor, ne prîtes-vous point le parti de vous défaire de l’un et de l’autre ? Hélas ! répondit Idoménée, est-ce, mon cher Mentor, que tous ignorez la faiblesse et l’embarras des princes ? Quand ils sont une fois livrés à des hommes corrompus et hardis qui ont l’art de se rendre nécessaires, ils ne peuvent plus espérer aucune liberté. Ceux qu’ils méprisent le plus sont ceux qu’ils traitent le mieux et qu’ils comblent de bienfaits. J’avais horreur de Protésilas, et je lui laissais toute l’autorité. Étrange illusion ! je me savais bon gré de le connaître, et je n’avais pas la force de reprendre l’autorité que je lui avais abandonnée. D’ailleurs, je le trouvais commode, complaisant, industrieux pour flatter mes passions, ardent pour mes intérêts. Enfin j’avais une raison pour m’excuser en moi-même de ma faiblesse, c’est que je ne connaissais point de véritable vertu : faute d’avoir su choisir des gens de bien qui conduisissent mes affaires, je croyais qu’il n’y en avait point sur la terre, et que la probité était un beau fantôme. Qu’importe, disais-je, de faire un grand éclat pour sortir des mains d’un homme corrompu, et pour tomber dans celles de quelque autre qui ne sera ni plus désintéressé ni plus sincère que lui ? Cependant l’armée navale commandée par Polymène revint. Je ne songeai plus à la conquête de l’île de Carpathie ; et Protésilas ne put dissimuler si profondément, que je ne découvrisse combien il était affligé de savoir que Philoclès était en sûreté dans Samos.

Mentor interrompit encore Idoménée, pour lui demander s’il avait continué, après une si noire trahison, à confier toutes ses affaires à Protésilas. J’étais, lui répondit Idoménée, trop ennemi des affaires, et trop inappliqué, pour pouvoir me tirer de ses mains : il aurait fallu renverser l’ordre que j’avais établi, pour ma commodité, et instruire un nouvel homme ; c’est ce que je n’eus jamais la force d’entreprendre. J’aimai mieux fermer les yeux pour ne pas voir les artifices de Protésilas. Je me consolais seulement en faisant entendre à certaines personnes de confiance que je n’ignorais pas sa mauvaise foi. Ainsi je m’imaginais n’être trompé qu’à demi, puisque je savais que j’étais trompé. Je faisais même de temps en temps sentir à Protésilas que je supportais son joug avec impatience. Je prenais souvent plaisir à le contredire, à blâmer publiquement quelque chose qu’il avait fait, à décider contre son sentiment ; mais, comme il connaissait ma hauteur et ma paresse, il ne s’embarrassait point de tous mes chagrins. Il revenait opiniâtrement à la charge ; il usait tantôt de manières pressantes, tantôt de souplesse et d’insinuation : surtout quand il s’apercevait que j’étais peiné contre lui, il redoublait ses soins pour me fournir de nouveaux amusements propres à m’amollir, ou pour m’embarquer dans quelque affaire où il eût occasion de se rendre nécessaire, et de faire valoir son zèle pour ma réputation.

Quoique je fusse en garde contre lui, cette manière de flatter mes passions m’entraînait toujours : il savait mes secrets ; il me soulageait dans mes embarras ; il faisait trembler tout le monde par mon autorité. Enfin je ne pus me résoudre à le perdre. Mais, en le maintenant dans sa place, je mis tous les gens de bien hors d’état de me représenter mes véritables intérêts. Depuis ce moment, on n’entendit plus dans mes conseils aucune parole libre ; la vérité s’éloigna de moi ; l’erreur, qui prépare la chute des rois, me punit d’avoir sacrifié Philoclès à la cruelle ambition de Protésilas : ceux mêmes qui avaient le plus de zèle pour l’État et pour ma personne se crurent dispensés de me détromper, après un si terrible exemple. Moi-même, mon cher Mentor, je craignais que la vérité ne perçât le nuage, et qu’elle ne parvint Jusqu’à moi malgré les flatteurs ; car, n’ayant plus la force de la suivre, sa lumière m’était importune. Je sentais en moi-même qu’elle m’eût causé de cruels remords, sans pouvoir me tirer d’un si funeste engagement. Ma mollesse, et l’ascendant que Protésilas avait pris insensiblement sur moi, me plongeaient dans une espèce de désespoir de rentrer jamais en liberté. Je ne voulais ni voir un si honteux état, ni le laisser voir aux autres. Vous savez, cher Mentor, la vaine hauteur et la fausse gloire dans laquelle on élève les rois : ils ne veulent jamais avoir tort. Pour couvrir une faute, il en faut faire cent. Plutôt que d’avouer qu’on s’est trompé, et que de se donner la peine de revenir de son erreur, il faut se laisser tromper toute sa vie. Voilà l’état des princes faibles et inappliqués : c’était précisément le mien lorsqu’il fallut que je partisse pour le siège de Troie.

En partant, je laissai Protésilas maître des affaires ; il les conduisit, en mon absence, avec hauteur et inhumanité. Tout le royaume de Crète gémissait sous sa tyrannie : mais personne n’osait me mander l’oppression des peuples ; on savait que je craignais de voir la vérité, et que j’abandonnais à la cruauté de Protésilas tous ceux qui entreprenaient de parler contre lui. Mais moins on osait éclater, plus le mal était violent. Dans la suite il me contraignit de chasser le vaillant Mérione, qui m’avait suivi avec tant de gloire au siège de Troie. Il en était devenu jaloux, comme de tous ceux que j’aimais, et qui montraient quelque vertu.

Il faut que vous sachiez, mon cher Mentor, que tous mes malheurs sont venus de là. Ce n’est pas tant la mort de mon fils qui causa la révolte des Crétois, que la vengeance des dieux irrités contre mes faiblesses, et la haine des peuples, que Protésilas m’avait attirée. Quand je répandis le sang de mon fils, les Crétois, lassés d’un gouvernement rigoureux, avaient épuisé toute leur patience ; et l’horreur de cette dernière action ne fit que montrer au dehors ce qui était depuis longtemps dans le fond des cœurs.

Timocrate me suivit au siège de Troie, et rendait compte secrètement, par ses lettres à Protésilas, de tout ce qu’il pouvait découvrir. Je sentais bien que j’étais en captivité ; mais je tâchais de n’y penser pas, désespérant d’y remédier. Quand les Crétois, à mon arrivée, se révoltèrent, Protésilas et Timocrate furent les premiers à s’enfuir. Ils m’auraient sans doute abandonné, si je n’eusse été contraint de m’enfuir presque aussitôt qu’eux. Comptez, mon cher Mentor, que les hommes insolents pendant la prospérité sont toujours faibles et tremblants dans la disgrâce. La tête leur tourne aussitôt que l’autorité absolue leur échappe. On les voit aussi rampants qu’ils ont été hautains ; et c’est en un moment qu’ils passent d’une extrémité à l’autre.

Mentor dit à Idoménée : Mais d’où vient donc que, connaissant à fond ces deux méchants hommes, vous les gardez encore auprès de vous comme je les vois ? Je ne suis pas surpris qu’ils vous aient suivi, n’ayant rien de meilleur à faire pour leurs intérêts ; je comprends même que vous avez fait une action généreuse de leur donner un asile dans votre nouvel établissement : mais pourquoi vous livrer encore à eux après tant de cruelles expériences ?

Vous ne savez pas, répondit Idoménée, combien toutes les expériences sont inutiles aux princes amollis et inappliqués qui vivent sans réflexion. Ils sont mécontents de tout, et ils n’ont le courage de rien redresser. Tant d’années d’habitude étaient des chaînes de fer qui me liaient à ces deux hommes, et ils m’obsédaient à toute heure. Depuis que je suis ici, ils m’ont jeté dans toutes les dépenses excessives que vous avez vues. ; ils ont épuisé cet État naissant ; ils m’ont attiré cette guerre qui allait m’accabler sans vous. J’aurais bientôt éprouvé à Salente les mêmes malheurs que j’ai sentis en Crète ; mais vous m’avez enfin ouvert les yeux, et vous m’avez inspiré le courage qui me manquait pour me mettre hors de servitude. Je ne sais ce que vous avez fait en moi ; mais, depuis que vous êtes ici, je me sens un autre homme.

Mentor demanda ensuite à Idoménée quelle était la conduite de Protésilas dans ce changement des affaires. Rien n’est plus artificieux, répondit Idoménée, que ce qu’il a fait depuis votre arrivée. D’abord il n’oublia rien pour jeter indirectement quelque défiance dans mon esprit. Il ne disait rien contre vous, mais je voyais diverses gens qui venaient m’avertir que ces deux étrangers étaient fort à craindre. L’un, disaient-ils, est le fils du trompeur Ulysse ; l’autre est un homme caché et d’un esprit profond : ils sont accoutumés à errer de royaume en royaume ; qui sait s’ils n’ont point formé quelque dessein sur celui-ci ? Ces aventuriers racontent eux-mêmes qu’ils ont causé de grands troubles dans tous les pays où ils ont passé : voici un État naissant et mal affermi, les moindres mouvements pourraient le renverser.

Protésilas ne disait rien ; mais il tâchait de me faire entrevoir le danger et l’excès de toutes ces réformes que vous me faisiez entreprendre. Il me prenait par mon propre intérêt. Si vous mettez, me disait-il, les peuples dans l’abondance, ils ne travailleront plus ; ils deviendront fiers, indociles, et seront toujours prêts à se révolter : il n’y a que la faiblesse et la misère qui les rende souples, et qui les empêche de résister à l’autorité. Souvent il tâchait de reprendre son ancienne autorité pour m’entraîner, et il la couvrait d’un prétexte de zèle pour mon service. En voulant soulager les peuples, me disait-il, vous rabaissez la puissance royale, et par là vous faites au peuple même un tort irréparable, car il a besoin qu’on le tienne bas pour son propre repos.

À tout cela je répondais que je saurais bien tenir les peuples dans leur devoir en me faisant aimer d’eux ; en ne relâchant rien de mon autorité, quoique je les soulageasse ; en punissant avec fermeté tous les coupables ; enfin donnant aux enfants une bonne éducation, et à tout le peuple une exacte discipline, pour le tenir dans une vie simple, sobre et laborieuse. Hé quoi ! disais-je, ne peut-on pas soumettre un peuple sans le faire mourir de faim ? Quelle inhumanité ! quelle politique brutale ! Combien voyons-nous de peuples traités doucement, et très-fidèles à leurs princes ! Ce qui cause les révoltes, c’est l’ambition et l’inquiétude des grands d’un État, quand on leur a donné trop de licence, et qu’on a laissé leurs passions s’étendre sans bornes ; c’est la multitude des grands et des petits qui vivent dans la mollesse, dans le luxe et dans l’oisiveté ; c’est la trop grande abondance d’hommes adonnés à la guerre, qui ont négligé toutes les occupations utiles qu’il faut prendre dans les temps de paix ; enfin, c’est le désespoir des peuples maltraités ; c’est la dureté, la hauteur des rois, et leur mollesse, qui les rend incapables de veiller sur tous les membres de l’État pour prévenir les troubles. Voilà ce qui cause les révoltes, et non pas le pain qu’on laisse manger en paix au laboureur, après qu’il l’a gagné à la sueur de son visage.

Quand Protésilas a vu que j’étais inébranlable dans ces maximes, il a pris un parti tout opposé à sa conduite passée : il a commencé à suivre ces maximes qu’il n’avait pu détruire ; il a fait semblant de les goûter, d’en être convaincu, de m’avoir obligation de l’avoir éclairé là-dessus. Il va au-devant de tout ce que je puis souhaiter pour soulager les pauvres ; il est le premier à me représenter leurs besoins, et à crier contre les dépenses excessives. Vous savez même qu’il vous loue, qu’il vous témoigne de la confiance, et qu’il n’oublie rien pour vous plaire. Pour Timocrate, il commence à n’être plus si bien avec Protésilas ; il a songé à se rendre indépendant : Protésilas en est jaloux, et c’est en partie par leurs différends que j’ai découvert leur perfidie.

Mentor, souriant, répondit ainsi à Idoménée : Quoi donc ! vous avez été faible jusqu’à vous laisser tyranniser pendant tant d’années par deux traîtres dont vous connaissiez la trahison ! Ah ! vous ne savez pas, répondit Idoménée, ce que peuvent les hommes artificieux sur un roi faible et inappliqué qui s’est livré à eux pour toutes ses affaires. D’ailleurs, je vous ai déjà dit que Protésilas entre maintenant dans toutes vos vues pour le bien public. Mentor reprit ainsi le discours d’un air grave : Je ne vois que trop combien les méchants prévalent sur les bons auprès des rois ; vous en êtes un terrible exemple. Mais vous dites que je vous ai ouvert les yeux sur Protésilas ; et ils sont encore fermés pour laisser le gouvernement de vos affaires à cet homme indigne de vivre. Sachez que les méchants ne sont point des hommes incapables de faire le bien ; ils le font indifféremment, de même que le mal, quand il peut servir à leur ambition. Le mal ne leur coûte rien à faire, parce qu’aucun sentiment de bonté ni aucun principe de vertu ne les retient ; mais aussi ils font le bien sans peine, parce que leur corruption les porte à le faire pour paraître bons, et pour tromper le reste des hommes. À proprement parler, ils ne sont pas capables de la vertu, quoiqu’ils paraissent la pratiquer ; mais ils sont capables d’ajouter à tous leurs autres vices le plus horrible des vices, qui est l’hypocrisie. Tant que vous voudrez absolument faire le bien, Protésilas sera prêt à le faire avec vous, pour conserver l’autorité ; mais, si peu qu’il sente en vous de facilité à vous relâcher, il n’oubliera rien pour vous faire retomber dans l’égarement, et pour reprendre en liberté son naturel trompeur et féroce. Pouvez-vous vivre avec honneur et en repos, pendant qu’un tel homme vous obsède à toute heure, et que vous savez le sage et le fidèle Philoclès pauvre et déshonoré dans l’île de Samos ?

Vous reconnaissez bien, ô Idoménée, que les hommes trompeurs et hardis qui sont présents entraînent les princes faibles ; mais vous devriez ajouter que les princes ont encore un autre malheur qui n’est pas moindre, c’est celui d’oublier facilement la vertu et les services d’un homme éloigné. La multitude des hommes qui environnent les princes est cause qu’il n’y en a aucun qui fasse une impression profonde sur eux : ils ne sont frappés que de ce qui est présent, et qui les flatte ; tout le reste s’efface bientôt. Surtout la vertu les touche peu, parce que la vertu, loin de les flatter, les contredit et les condamne dans leurs faiblesses. Faut-il s’étonner s’ils ne sont point aimés, puisqu’ils ne sont point aimables, et qu’ils n’aiment rien que leur grandeur et leur plaisir ?

Après avoir dit ces paroles, Mentor persuada à Idoménée qu’il fallait au plus tôt chasser Protésilas et Timocrate, pour rappeler Philoclès. L’unique difficulté qui arrêtait le roi, c’est qu’il craignait la sévérité de Philoclès. J’avoue, disait-il, que je ne puis m’empêcher de craindre un peu son retour, quoique je l’aime et que je l’estime. Je suis depuis ma tendre jeunesse accoutumé à des louanges, à des empressements et à des complaisances que je ne saurais espérer de trouver dans cet homme. Dès que je faisais quelque chose qu’il n’approuvait pas, son air triste me marquait assez qu’il me condamnait. Quand il était en particulier avec moi, ses manières étaient respectueuses et modérées, mais sèches.

Ne voyez-vous pas, lui répondit Mentor, que les princes gâtés par la flatterie trouvent sec et austère tout ce qui est libre et ingénu ? Ils vont même jusqu’à s’imaginer qu’on n’est pas zélé pour leur service, et qu’on n’aime pas leur autorité, dès qu’on n’a point l’âme servile, et qu’on n’est pas prêt à les flatter dans l’usage le plus injuste de leur puissance. Toute parole libre et généreuse leur paraît hautaine, critique et séditieuse. Ils deviennent si délicats, que tout ce qui n’est point flatteur les blesse et les irrite. Mais allons plus loin. Je suppose que Philoclès est effectivement sec et austère : son austérité ne vaut-elle pas mieux que la flatterie pernicieuse de vos conseillers ? Où trouverez-vous un homme sans défauts ? et le défaut de vous dire trop hardiment la vérité n’est-il pas celui que vous devez le moins craindre ? que dis-je ! n’est-ce pas un défaut nécessaire pour corriger les vôtres, et pour vaincre ce dégoût de la vérité où la flatterie vous a fait tomber ? Il vous faut un homme qui n’aime que la vérité et vous ; qui vous aime mieux que vous ne savez vous aimer vous-même ; qui vous dise la vérité malgré vous ; qui force tous vos retranchements : et cet homme nécessaire, c’est Philoclès. Souvenez-vous qu’un prince est trop heureux quand il naît un seul homme sons son règne avec cette générosité ; qu’il est le plus précieux trésor de l’État ; et que la plus grande punition qu’il doit craindre des dieux est de perdre un tel homme, s’il s’en rend indigne faute de savoir s’en servir.

Pour les défauts des gens de bien, il faut les savoir connaître, et ne laisser pas de se servir d’eux. Redressez-les ; ne vous livrez jamais aveuglément à leur zèle indiscret ; mais écoutez-les favorablement ; honorez leur vertu, montrez au public que vous savez la distinguer ; surtout gardez-vous bien d’être plus longtemps comme vous avez été jusqu’ici. Les princes gâtés comme vous l’étiez, se contentant de mépriser les hommes corrompus, ne laissent pas de les employer avec confiance, et de les combler de bienfaits : d’un autre côté, ils se piquent de connaître aussi les hommes vertueux ; mais ils ne leur donnent que de vains éloges, n’osant ni leur confier les emplois, ni les admettre dans leur commerce familier, ni répandre des bienfaits sur eux.

Alors Idoménée dit qu’il était honteux d’avoir tant tardé à délivrer l’innocence opprimée, et à punir ceux qui l’avaient trompé. Mentor n’eut même aucune peine à déterminer le roi à perdre son favori ; car aussitôt qu’on est parvenu a rendre les favoris suspects et importuns à leurs maîtres, les princes, lassés et embarrassés, ne cherchent plus qu’à s’en défaire ; leur amitié s’évanouit, les services sont oubliés ; la chute des favoris ne leur coûte rien, pourvu qu’ils ne les voient plus.

Aussitôt le roi ordonna en secret à Hégésippe, qui était un des principaux officiers de sa maison, de prendre Protésilas et Timocrate, de les conduire en sûreté dans l’île de Samos, de les y laisser, et de ramener Philoclès de ce lieu d’exil. Hégésippe, surpris de cet ordre, ne put s’empêcher de pleurer de joie. C’est maintenant, dit-il au roi, que vous allez charmer vos sujets. Ces deux hommes ont causé tous vos malheurs et tous ceux de vos peuples ; il y a vingt ans qu’ils font gémir tous les gens de bien, et qu’à peine ose-t-on même gémir, tant leur tyrannie est cruelle ; ils accablent tous ceux qui entreprennent d’aller à vous par un autre canal que le leur. Ensuite Hégésippe découvrit au roi un grand nombre de perfidies et d’inhumanités commises par ces deux hommes, dont le roi n’avait jamais entendu parler, parce que personne n’osait les accuser. Il lui raconta même ce qu’il avait découvert d’une conjuration secrète pour faire périr Mentor. Le roi eut horreur de tout ce qu’il voyait.

Hégésippe se hâta d’aller prendre Protésilas dans sa maison : elle était moins grande, mais plus commode et plus riante que celle du roi ; l’architecture était de meilleur goût ; Protésilas l’avait ornée avec une dépense tirée du sang des misérables. Il était alors dans un salon de marbre, auprès de ses bains, couché négligemment sur un lit de pourpre avec une broderie d’or ; il paraissait las et épuisé de ses travaux ; ses yeux et ses sourcils montraient je ne sais quoi d’agité, de sonore et de farouche. Les plus grands de l’État étaient autour de lui, rangés sur des tapis, composant leur visage sur celui de Protésilas, dont ils observaient jusqu’au moindre clin d’œil. À peine ouvrai-il la bouche, que tout le monde se récriait pour admirer ce qu’il allait dire. Un des principaux de la troupe lui racontait avec des exagérations ridicules ce que Protésilas lui-même avait fait pour le roi. Un autre lui assurait que Jupiter, ayant trompé sa mère, lui avait donné la vie, et qu’il était fils du père des dieux. Un poète venait de lui chanter des vers, où il assurait que Protésilas, instruit par les Muses, avait égalé Apollon pour tous les ouvrages d’esprit. Un autre poète, encore plus lâche et plus impudent, l’appelait dans ses vers, l’inventeur des beaux-arts, et le père des peuples, qu’il rendait heureux ; il le dépeignait tenant en main la corne d’abondance.

Protésilas écoutait toutes ces louanges d’un air sec, distrait et dédaigneux, comme un homme qui sait bien qu’il en mérite encore de plus grandes, et qui fait trop de grâce de se laisser louer. Il y avait un flatteur qui prit la liberté de lui parler à l’oreille, pour lui dire quelque chose de plaisant contre la police que Mentor tâchait d’établir. Protésilas sourit ; toute l’assemblée se mit aussitôt à rire, quoique la plupart ne pussent point encore savoir ce qu’on avait dit. Mais Protésilas reprenant bientôt son air sévère et hautain, chacun rentra dans la crainte et dans le silence. Plusieurs nobles cherchaient le moment où Protésilas pourrait se tourner vers eux et les écouter : ils paraissaient émus et embarrassés ; c’est qu’ils avaient à lui demander des grâces : leur posture suppliante parlait pour eux ; ils paraissaient aussi soumis qu’une mère aux pieds des autels, lorsqu’elle demande aux dieux la guérison de son fils unique. Tous paraissaient contents, attendris, pleins d’admiration pour Protésilas, quoique tous eussent contre lui, dans le cœur, une rage implacable.

Dans ce moment Hégésippe entre, saisit l’épée de Protésilas, et lui déclare, de la part du roi, qu’il va l’emmener dans l’île de Samos. À ces paroles, toute l’arrogance de ce favori tomba, comme un rocher qui se détache du sommet d’une montagne escarpée. Le voilà qui se jette tremblant et troublé aux pieds d’Hégésippe ; il pleure, il hésite, il bégaye, il tremble ; il embrasse les genoux de cet homme, qu’il ne daignait pas, une heure auparavant, honorer d’un de ses regards. Tous ceux qui l’encensaient, le voyant perdu sans ressource, changèrent leurs flatteries en des insultes sans pitié.

Hégésippe ne voulut lui laisser le temps ni défaire ses derniers adieux à sa famille, ni de prendre certains écrits secrets. Tout fut saisi et porté au roi. Timocrate fut arrêté dans le même temps : et sa surprise fut extrême, car il croyait qu’étant brouillé avec Protésilas, il ne pouvait être enveloppé dans sa ruine. Ils partent dans un vaisseau qu’on avait préparé. On arrive à Samos. Hégésippe y laisse ces deux malheureux ; et, pour mettre le comble à leur malheur, il les laissa ensemble. Là, ils se reprochent avec fureur, l’un à l’autre, les crimes qu’ils ont faits, et qui sont cause de leur chute : ils se trouvent sans espérance de revoir jamais Salente, condamnés à vivre loin de leurs femmes et de leurs enfants ; je ne dis pas loin de leurs amis, car ils n’en avaient point. On les menait dans une terre inconnue, où ils ne devaient plus avoir d’autre ressource pour vivre que leur travail, eux qui avaient passé tant d’années dans les délices et dans le faste. Semblables à deux bêtes farouches, ils étaient toujours prêts à se déchirer l’un l’autre.

Cependant Hégésippe demanda en quel lieu de l’île demeurait Philoclès. On lui dit qu’il demeurait assez loin de la ville, sur une montagne où une grotte lui servait de maison. Tout le monde lui parla avec admiration de cet étranger. Depuis qu’il est dans cette île, lui disait-on, il n’a offensé personne : chacun est touché de sa patience, de son travail, de sa tranquillité ; n’ayant rien, il paraît toujours content. Quoiqu’il soit ici loin des affaires, sans biens et sans autorité, il ne laisse pas d’obliger ceux qui le méritent, et il a mille industries pour faire plaisir à tous ses voisins.

Hégésippe s’avance vers cette grotte, il la trouve vide et ouverte ; car la pauvreté et la simplicité des mœurs de Philoclès faisaient qu’il n’avait, en sortant, aucun besoin de fermer sa porte. Une natte de jonc grossier lui servait de lit. Rarement il allumait du feu, parce qu’il ne mangeait rien de cuit : il se nourrissait, pendant l’été, de fruits nouvellement cueillis ; et en hiver, de dattes et de figues sèches. Une claire fontaine, qui faisait une nappe d’eau en tombant d’un rocher, le désaltérait. Il n’avait dans sa grotte que les instruments nécessaires à la sculpture, et quelques livres qu’il lisait à certaines heures, non pour orner son esprit, ni pour contenter sa curiosité, mais pour s’instruire en se délassant de ses travaux, et pour apprendre à être bon. Pour la sculpture, il ne s’y appliquait que pour exercer son corps, fuir l’oisiveté, et gagner sa vie sans avoir besoin de personne.

Hégésippe, en entrant dans la grotte, admira les ouvrages qui étaient commencés. Il remarqua un Jupiter, dont le visage serein était si plein de majesté, qu’on le reconnaissait aisément pour le père des dieux et des hommes. D’un autre côté paraissait Mars, avec une fierté rude et menaçante. Mais ce qui était de plus touchant, c’était une Minerve qui animait les arts ; son visage était noble et doux, sa taille grande et libre : elle était dans une action si vive, qu’on aurait pu croire qu’elle allait marcher.

Hégésippe, ayant pris plaisir à voir ces statues, sortit de la grotte, et vit de loin, sous un grand arbre, Philoclès qui lisait sur le gazon : il va vers lui ; et Philoclès, qui l’aperçoit, ne sait que croire. N’est-ce point là, dit-il en lui-même, Hégésippe, avec qui j’ai si longtemps vécu en Crète ? Mais quelle apparence qu’il vienne dans une île si éloignée ? Ne serait-ce point son ombre qui viendrait après sa mort des rives du Styx ? Pendant qu’il était dans ce doute, Hégésippe arriva si proche de lui, qu’il ne put s’empêcher de le reconnaître et de l’embrasser. Est-ce donc vous, dit-il, mon cher et ancien ami ? quel hasard, quelle tempête vous a jeté sur ce rivage ? pourquoi avez-vous abandonné l’île de Crète ? est-ce une disgrâce semblable à la mienne qui vous a arraché à notre patrie ?

Hégésippe lui répondit : Ce n’est point une disgrâce, au contraire, c’est la faveur des dieux qui me mène ici. Aussitôt il lui raconta la longue tyrannie de Protésilas ; ses intrigues avec Timocrate ; les malheurs où ils avaient précipité Idoménée ; la chute de ce prince ; sa fuite sur les côtes d’Italie ; la fondation de Salente ; l’arrivée de Mentor et de Télémaque ; les sages maximes dont Mentor avait rempli l’esprit du roi ; et la disgrâce des deux traîtres. Il ajouta qu’il les avait menés à Samos, pour y souffrir l’exil qu’ils avaient fait souffrir à Philoclès ; et il finit en lui disant qu’il avait ordre de le conduire à Salente, où le roi, qui connaissait son innocence, voulait lui confier ses affaires, et le combler de biens.

Voyez-vous, lui répondit Philoclès, cette grotte, plus propre à cacher les bêtes sauvages qu’à être habitée par des hommes ? j’y ai goûté depuis tant d’années plus de douceur et de repos que dans les palais dorés de l’île de Crète. Les hommes ne me trompent plus ; car je ne vois plus les hommes, je n’entends plus leurs discours flatteurs et empoisonnés : je n’ai plus besoin d’eux ; mes mains, endurcies au travail, me donnent facilement la nourriture simple qui m’est nécessaire : il ne me faut, comme vous voyez, qu’une légère étoffe pour me couvrir. N’ayant plus de besoins, jouissant d’un calme profond et d’une douce liberté, dont la sagesse de mes livres m’apprend à faire un bon usage, qu’irai-je encore chercher parmi les hommes jaloux, trompeurs et inconstants ? Non, non, mon cher Hégésippe, ne m’enviez point mon bonheur. Protésilas s’est trahi lui-même, voulant trahir le roi, et me perdre. Mais il ne m’a fait aucun mal ; au contraire, il m’a fait le plus grand des biens, il m’a délivré du tumulte et de la servitude des affaires : je lui dois ma chère solitude, et tous les plaisirs innocents que j’y goûte.

Retournez, ô Hégésippe, retournez vers le roi ; aidez-lui à supporter les misères de la grandeur, et faites auprès de lui ce que vous voudriez que je fisse. Puisque ses yeux, si longtemps fermés à la vérité, ont été enfin ouverts par cet homme sage que vous nommez Mentor, qu’il le retienne auprès de lui. Pour moi, après mon naufrage, il ne me convient pas de quitter le port où la tempête m’a heureusement jeté, pour me remettre à la merci des flots. Ô que les rois sont à plaindre ! ô que ceux qui les servent sont dignes de compassion ! S’ils sont méchants, combien font-ils souffrir les hommes ! et quels tourments leur sont préparés dans le noir Tartare ! S’ils sont bons, quelles difficultés n’ont-ils pas à vaincre ! quels pièges à éviter ! quels maux à souffrir ! Encore une fois, Hégésippe, laissez-moi dans mon heureuse pauvreté.

Pendant que Philoclès parlait ainsi avec beaucoup de véhémence, Hégésippe le regardait avec étonnement. Il l’avait vu autrefois en Crète, lorsqu’il gouvernait les plus grandes affaires, maigre, languissant et épuisé ; c’est que son naturel ardent et austère le consumait dans le travail ; il ne pouvait voir sans indignation le vice impuni ; il voulait dans les affaires une certaine exactitude qu’on n’y trouve jamais : ainsi ses emplois détruisaient sa santé délicate. Mais, à Samos, Hégésippe le voyait gras et vigoureux ; malgré les ans, la jeunesse fleurie s’était renouvelée sur son visage ; une vie sobre, tranquille et laborieuse lui avait fait comme un nouveau tempérament.

Vous êtes surpris de me voir si changé, dit alors Philoclès en souriant ; c’est ma solitude qui m’a donné cette fraîcheur et cette santé parfaite : mes ennemis m’ont donné ce que je n’aurais jamais pu trouver dans la plus grande fortune. Voulez-vous que je perde les vrais biens pour courir après les faux, et pour me replonger dans mes anciennes misères ? Ne soyez pas plus cruel que Protésilas ; du moins ne m’enviez pas le bonheur que je tiens de lui.

Alors Hégésippe lui représenta, mais inutilement, tout ce qu’il crut propre à le toucher. Êtes-vous donc, lui disait-il, insensible au plaisir de revoir vos proches et vos amis, qui soupirent après votre retour, et que la seule espérance de vous embrasser comble de joie ? Mais vous qui craignez les dieux, et qui aimez votre devoir, comptez-vous pour rien de servir votre roi, de l’aider dans tous les biens qu’il vaut faire, et de rendre tant de peuples heureux ? Est-il permis de s’abandonner à une philosophie sauvage, de se préférer à tout le reste du genre humain, et d’aimer mieux son repos que le bonheur de ses concitoyens ? Au reste, on croira que c’est par ressentiment que vous ne voulez plus voir le roi. S’il vous a voulu faire du mal, c’est qu’il ne vous a point connu : ce n’était pas le véritable, le bon, le juste Philoclès qu’il a voulu faire périr ; c’était un homme bien différent de vous qu’il voulait punir. Mais maintenant qu’il vous connaît, et qu’il ne vous prend plus pour un autre, il sent toute son ancienne amitié revivre dans son cœur : il vous attend ; déjà il vous tend les bras pour vous embrasser ; dans son impatience, il compte les jours et les heures. Aurez-vous le cœur assez dur pour être inexorable à votre roi et à tous vos plus tendres amis ?

Philoclès, qui avait d’abord été attendri en reconnaissant Hégésippe, reprit son air austère en écoutant ce discours. Semblable à un rocher contre lequel les vents combattent en vain, et où toutes les vagues vont se briser en gémissant, il demeurait immobile, et les prières ni les raisons ne trouvaient aucune ouverture pour entrer dans son cœur. Mais au moment où Hégésippe commençait à désespérer de le vaincre, Philoclès, ayant consulté les dieux, découvrit par le vol des oiseaux, par les entrailles des victimes, et par divers autres présages, qu’il devait suivre Hégésippe. Alors il ne résista plus, il se prépara à partir ; mais ce ne fut pas sans regretter le désert où il avait passé tant d’années. Hélas ! disait-il, faut-il que je vous quitte, ô aimable grotte, où le sommeil paisible venait toutes les nuits me délasser des travaux du jour ! Ici les Parques me filaient, au milieu de ma pauvreté, des jours d’or et de soie. Il se prosterna, en pleurant, pour adorer la Naïade qui l’avait si longtemps désaltéré par son onde claire, et les Nymphes qui habitaient dans toutes les montagnes voisines. Écho entendit ses regrets, et, d’une triste voix, les répéta à toutes les divinités champêtres.

Ensuite Philoclès vint à la ville avec Hégésippe pour s’embarquer. Il crut que le malheureux Protésilas, plein de honte et de ressentiment, ne voudrait point le voir : mais il se trompait ; car les hommes corrompus n’ont aucune pudeur, et ils sont toujours prêts à toutes sortes de bassesses. Philoclès se cachait modestement, de peur d’être vu par ce misérable ; il craignait d’augmenter sa misère en lui montrant la prospérité d’un ennemi qu’on allait élever sur ses ruines. Mais Protésilas cherchait avec empressement Philoclès ; il voulait lui faire pitié, et l’engager à demander au roi qu’il pût retourner à Salente. Philoclès était trop sincère pour lui promettre de travailler à le faire rappeler, car il savait mieux que personne combien son retour eût été pernicieux : mais il lui parla fort doucement, lui témoigna de la compassion, tâcha de le consoler, l’exhorta à apaiser les dieux par des mœurs pures, et par une grande patience dans ses maux. Comme il avait appris que le roi avait ôté à Protésilas tous ses biens injustement acquis, il lui promit deux choses, qu’il exécuta fidèlement dans la suite : l’une fut de prendre soin de sa femme et de ses enfants, qui étaient demeurés à Salente, dans une affreuse pauvreté, exposés à l’indignation publique ; l’autre était d’envoyer à Protésilas, dans cette île éloignée, quelque secours d’argent pour adoucir sa misère.

Cependant les voiles s’enflent d’un vent favorable. Hégésippe, impatient, se hâte de faire partir Philoclès. Protésilas les voit embarquer : ses yeux demeurent attachés et immobiles sur le rivage ; ils suivent le vaisseau qui fend les ondes, et que le vent éloigne toujours. Lors même qu’il ne peut plus le voir, il en repeint encore l’image dans son esprit. Enfin, troublé, furieux, livré à son désespoir, il s’arrache les cheveux, se roule sur le sable, reproche aux dieux leur rigueur, appelle en vain à son secours la cruelle mort, qui, sourde à ses prières, ne daigne le délivrer de tant de maux, et qu’il n’a pas le courage de se donner lui-même.

Cependant le vaisseau, favorisé de Neptune et des vents, arriva bientôt à Salente. On vint dire au roi qu’il entrait déjà dans le port : aussitôt il courut au-devant de Philoclès avec Mentor ; il l’embrassa tendrement, lui témoigna un sensible regret de ravoir persécuté avec tant d’injustice. Cet aveu, bien loin de paraître une faiblesse dans un roi, fut regardé par tous les Salentins comme l’effort d’une grande âme qui s’élève au-dessus de ses propres fautes, en les avouant avec courage pour les réparer. Tout le monde pleurait de joie de revoir l’homme de bien qui avait toujours aimé le peuple, et d’entendre le roi parler avec tant de sagesse et de bonté. Philoclès, avec un air respectueux et modeste, recevait les caresses du roi, et avait impatience de se dérober aux acclamations du peuple ; il suivit le roi au palais. Bientôt Mentor et lui furent dans la même confiance que s’ils avaient passé leur vie ensemble, quoiqu’ils ne se fussent jamais vus : c’est que les dieux, qui ont refusé aux méchants des yeux pour connaître les bons, ont donné aux bons de quoi se connaître les uns les autres. Ceux qui ont le goût de la vertu ne peuvent être ensemble sans être unis par la vertu qu’ils aiment.

Bientôt Philoclès demanda au roi de se retirer, auprès de Salente, dans une solitude, où il continua à vivre pauvrement comme il avait vécu à Samos. Le roi allait avec Mentor le voir presque tous les jours dans son désert. C’est là qu’on examinait les moyens d’affermir les lois, et de donner une forme solide au gouvernement pour le bonheur public.

Les deux principales choses qu’on examina furent l’éducation des enfants, et la manière de vivre pendant la paix. Pour les enfants, Mentor disait : Ils appartiennent moins à leurs parents qu’à la république ; ils sont les enfants du peuple, ils en sont l’espérance et la force ; il n’est pas temps de les corriger quand ils se sont corrompus. C’est peu que de les exclure des emplois, lorsqu’on voit qu’ils s’en sont rendus indignes ; il vaut bien mieux prévenir le mal, que d’être réduit à le punir. Le roi, ajoutait-il, qui est le père de tout son peuple, est encore plus particulièrement le père de toute la jeunesse, qui est la fleur de toute la nation. C’est dans la fleur qu’il faut préparer les fruits : que le roi ne dédaigne donc pas de veiller et de faire veiller sur l’éducation qu’on donne aux enfants ; qu’il tienne ferme pour faire observer les lois de Minos, qui ordonnent qu’on élève les enfants dans le mépris de la douleur et de la mort ; qu’on mette l’honneur à fuir les délices et les richesses ; que l’injustice, le mensonge, l’ingratitude et la mollesse passent pour des vices infâmes ; qu’on leur apprenne, dès leur tendre enfance, à chanter les louanges des héros qui ont été aimés des dieux, qui ont fait des actions généreuses pour leur patrie, et qui ont fait éclater leur courage dans les combats ; que le charme de la musique saisisse leurs âmes, pour rendre leurs mœurs douces et pures ; qu’ils apprennent à être tendres, pour leurs amis, fidèles à leurs alliés, équitables pour tous les hommes, même pour leurs plus cruels ennemis ; qu’ils, craignent moins la mort et les tourments, que le moindre reproche de leur conscience. Si, de bonne heure, on remplit les enfants de ces grandes maximes, et qu’on les fasse entrer dans leur cœur par la douceur du chant, il y en aura peu qui ne s’enflamment de l’amour de la gloire et de la vertu.

Mentor ajoutait qu’il était capital d’établir des écoles publiques pour accoutumer la jeunesse aux plus rudes, exercices du corps, et pour éviter la mollesse et l’oisiveté, qui corrompent les plus beaux naturels ; il voulait une grande variété de jeux et de spectacles, qui animassent tout le peuple, mais surtout qui exerçassent les corps, pour les rendre adroits, souples, et vigoureux : il ajoutait des prix pour exciter une noble émulation. Mais ce qu’il souhaitait le plus pour les bonnes mœurs, c’est que les jeunes gens se mariassent de bonne heure, et que leurs parents, sans aucune vue d’intérêt, leur laissassent choisir des femmes agréables de corps et d’esprit, auxquelles ils pussent s’attacher.

Mais pendant qu’on préparait ainsi les moyens de conserver la jeunesse pure, innocente, laborieuse, docile, et passionnée pour la gloire, Philoclès, qui aimait la guerre, disait à Mentor : En vain vous occuperez les jeunes gens à tous ces exercices, si vous les laissez languir dans une paix continuelle, où ils n’auront aucune expérience de la guerre, ni aucun besoin de s’éprouver sur la valeur. Par là vous affaiblirez insensiblement la nation ; les courages s’amolliront ; les délices corrompront les mœurs : d’autres peuples belliqueux n’auront aucune peine à les vaincre ; et, pour avoir voulu éviter les maux que la guerre entraîne après elle, ils tomberont dans une affreuse servitude.

Mentor lui répondit : Les maux de la guerre sont encore plus horribles que vous ne pensez. La guerre épuise un État, et le met toujours en danger de périr, lors même qu’on remporte les plus grandes victoires. Avec quelques avantages qu’on la commence, on n’est jamais sûr de la finir sans être exposé aux plus tragiques renversements de fortune. Avec quelque supériorité de forces qu’on s’engage dans un combat, le moindre mécompte, une terreur panique, un rien vous arrache la victoire qui était déjà dans vos mains, et la transporte chez vos ennemis. Quand même on tiendrait dans son camp la victoire comme enchaînée, on se détruit soi-même en détruisant ses ennemis ; on dépeuple son pays ; on laisse les terres presque incultes ; on truble le commerce ; mais, ce qui est bien pis, on affaiblit les meilleures lois, et on laisse corrompre les mœurs ; la jeunesse ne s’adonne plus aux lettres ; le pressant besoin fait qu’on souffre une licence pernicieuse dans les troupes ; la justice, la police, tout souffre de ce désordre. Un roi qui verse le sang de tant d’hommes, et qui cause tant de malheurs pour acquérir un peu de gloire, ou pour étendre les bornes de son royaume, est indigne de la gloire qu’il cherche, et mérite de perdre ce qu’il possède, pour avoir voulu usurper ce qui ne lui appartient pas.

Mais voici le moyen d’exercer le courage d’une nation en temps de paix. Vous avez déjà vu les exercices du corps que nous établissons, les prix qui exciteront l’émulation, les maximes de gloire et de vertu dont on remplira les âmes des enfants, presque dès le berceau, par le chant des grandes actions des héros ; ajoutez à ces secours celui d’une vie sobre et laborieuse. Mais ce n’est pas tout : aussitôt qu’un peuple allié de votre nation aura une guerre, il faut y envoyer la fleur de votre jeunesse, surtout ceux en qui on remarquera le génie de la guerre, et qui seront les plus propres à profiter de l’expérience. Par là vous conserverez une haute réputation chez vos alliés : votre alliance sera recherchée, on craindra de la perdre : sans avoir la guerre chez vous et à vos dépens, vous aurez toujours une jeunesse aguerrie et intrépide. Quoique vous ayez la paix chez vous, vous ne laisserez pas de traiter avec de grands honneurs ceux qui auront le talent de la guerre : car le vrai moyen d’éloigner la guerre et de conserver une longue paix, c’est de cultiver les armes, c’est d’honorer les hommes qui excellent dans cette profession, c’est d’en avoir toujours qui s’y soient exercés dans les pays étrangers, et qui connaissent les forces, la discipline militaire et les manières de faire la guerre des peuples voisins ; c’est d’être également incapable et de faire la guerre par ambition, et de la craindre par mollesse. Alors étant toujours prêt à la faire pour la nécessité, on parvient à ne l’avoir presque jamais.

Pour les alliés, quand ils sont prêts à se faire la guerre les uns aux autres, c’est à vous rendre médiateur. Par là vous acquérez une gloire plus solide et plus sûre que celle des conquérants ; vous gagnez l’amour et l’estime des étrangers ; ils ont tous besoin de vous : vous régnez sur eux par la confiance, comme vous régnez sur vos sujets par l’autorité ; vous devenez le dépositaire des secrets, l’arbitre des traités, le maître des cœurs ; votre réputation vole dans tous les pays les plus éloignés ; votre nom est comme un parfum délicieux qui s’exhale de pays en pays chez les peuples les plus reculés. En cet état, qu’un peuple voisin vous attaque contre les règles de la justice, il vous trouve aguerri, préparé ; mais, ce qui est bien plus fort, il vous trouve aimé et secouru ; tous vos voisins s’alarment pour vous, et sont persuadés que votre conservation fait la sûreté publique. Voilà un rempart bien plus assuré que toutes les murailles des villes, et que toutes les places les mieux fortifiées ; voilà la véritable gloire. Mais qu’il y a peu de rois qui sachent la chercher, et qui ne s’en éloignent point ! Ils courent après une ombre trompeuse, et laissent derrière eux le vrai honneur, faute de le connaître.

Après que Mentor eut parlé ainsi, Philoclès étonné le regardait ; puis il jetait les yeux sur le roi, et était charmé de voir avec quelle avidité Idoménée recueillait au fond de son cœur toutes les paroles qui sortaient, comme un fleuve de sagesse, de la bouche de cet étranger.

Minerve, sous la figure de Mentor, établissait ainsi dans Salente toutes les meilleures lois et les plus utiles maximes de gouvernement, moins pour faire fleurir le royaume d’Idoménée que pour montrer à Télémaque, quand il reviendrait, un exemple sensible de ce qu’un sage gouvernement peut faire pour rendre les peuples heureux, et pour donner à un bon roi une gloire durable.

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