Aller au contenu

Les Braconniers

La bibliothèque libre.




OPÉRA-BOUFFE
Représenté pour la première fois, à Paris, sur le théâtre des Variétés, le 29 janvier 1873.




PERSONNAGES
MARCASSOU, marchand de mulets MM. Dupuis.
LASTÉCOUÈRES DE CAMPISTROUS, gouverneur de la province de Bigorre. Berthelier.
ÉLÉONORE DE CAMPISTROUS, son fils. Grenier.
BIBÈS, braconnier Léonce.
CARMAGNASSE, barbier Baron.
GABASTOU, aubergiste Blondelet.
PIÉROUGUE, paysan Daniel Bac.
TARTARIN id. Mussay.
FOURCADE, id. Bordier.
BARBADÈS, garde-forestier Coste.
PALAMOS, id. Videix.
UN DOMESTIQUE Millaud.
GINETTA, nièce de Carmagnasse Mlle Zulma Bouffar.
BIBLETTO, chasseur de chamois Heilbron.
FRÉDÉRIC, garde-chasse E. Lavigne.
CARLO id. Pelletier.
Gardes Forestiers, Piqueurs, Garçons Perruquiers, Paysans, Paysannes, Bourgeois, Bourgeoises, Seigneurs et Dames, Invités, Domestiques, etc., etc.


La scène se passe dans la province de Bigorre sous le règne de Louis XVI.




ACTE PREMIER

Le théâtre représente une place publique à Bagnères-de-Bigorre. — À gauche une auberge avec une tonnelle devant la porte ; à droite la maison de Marcasson avec fenêtre praticable. — Au milieu du théâtre, une fontaine. — Au fond, dans l’éloignement, le portail d’une petite église de campagne.


Scène PREMIÈRE

BARBADÈS, GABASTOU, BIBÈS, Paysans, Paysannes, Gardes Forestiers, Peuple.

Au lever du rideau, tableau très-animé. — C’est le jour du marché. — Les paysans et les paysannes offrent leurs marchandises, des femmes puisent de l’eau à une fontaine, au milieu. — Un pauvre demande l’aumône, c’est Bibès. — Des gens endimanchés entrant à l’église, au fond à droite. — Des gardes forestiers et des paysans sont attablés devant l’auberge à gauche et boivent.

CHŒUR.
PAYSANS et PAYSANNES.
––––––Au marché, garçons et fillettes,
––––––Venez tous faire vos emplettes ;
––––––Auprès de nous vous trouverez
––––––Tous les objets que vous voudrez !
––––––Beaux garçons, charmantes fillettes,
––––––Accourez faire vos emplettes !
GARDES FORESTIERS et PAYSANS, sous la tonnelle.

Se levant le verre en main.

––––––––––Buvons, amis,
––––––––––Vidons nos verres !
––––––––––Foin des ennuis,
––––––––––Des fronts sévères !
––––––––––Si le chagrin
––––––––––Frappe à la porte
––––––––––Qu’un flot de vin
––––––––––Coule et l’emporte !
PLUSIEURS FEMMES, descendant de la fontaine.
––––––––––Tout en riant,
––––––––––Tout en chantant
––––––Puisons l’eau de cette fontaine,
––––––––––Puis sur nos fronts
––––––––––Nous porterons
––––––Bravement notre cruche pleine ;
––––––––––Notre gaîté
––––––––––C’est la santé
––––––Qui rend facile notre peine,
––––––––––Tout en riant,
––––––––––Tout en chantant
––––––Puisons l’eau de cette fontaine.

On entend les cloches de l’église sonner à toute volée.

UNE JEUNE FILLE.
––––––Les cloches dans l’air font tapage,
––––––Pourquoi ce vacarme et ce bruit ?
GABASTOU.
––––––Pardieu ! c’est pour un mariage,
––––––Qu’on va célébrer aujourd’hui…
BARBADÈS.
––––––Un mariage ?
GABASTOU.
––––––Un mariage ? Eh ! oui, sans doute,
––––––C’est Marcassou, c’est mon voisin,
––––––Qui du célibat se dégoûte
––––––Et va se marier enfin !…
LA JEUNE FILLE.
––––––Eh quoi ! Marcassou se marie !
––––––Marcassou, le beau séducteur !
––––––Lui que chaque fille ravie
––––––Adorait au fond de son cœur !
GABASTOU.
––––––De ses péchés, pour pénitence,
––––––Il fallait qu’il finît ainsi !
––––––C’est lui… je le vois qui s’avance…
––––––La porte s’ouvre… le voici !

Scène II

Les Mêmes, MARCASSOU.

Marcassou sort de chez lui en habit de marié, les rubans et le bouquet au côté. — Il distribue en entrant des poignées de main à droite et à gauche.

LE CHŒUR.
––––Eh ! c’est Marcassou ! salut et bonjour
––––Au plus heureux gars des bords de l’Adour !
MARCASSOU.
––––Bonjour, mes amis… ma santé ? très-bonne !…
––––Heureux fiancé, mon cœur palpitant
––––A tout son bonheur gaiement s’abandonne,
––––Et vous me voyez joyeux et content !…
CHŒUR.
––––––Ainsi, le fait est bien certain,
––––––Et, dans la ville on le proclame,
––––––Vous devenez un puritain,
––––––Et vous allez prendre une femme ?
MARCASSOU.
––––––La femme, oh ! mes enfants !…
COUPLETS.
I
––––––La femme est un être fragile
––––––Inconstant, fantasque et léger,
––––––Bonne à vous échauffer la bile,
––––––A vous faire enrager !…
––––––Il est bien des moments, où l’homme
––––––L’envoie au diable volontiers !…
––––––Mais il en est d’autres, en somme,
––––––Qui font passer sur les premiers !
–––––––––Oui, le mariage
–––––––––Est pour l’homme sage
–––––––––Le port où l’on nage
–––––––––Loin de tout orage ;
–––––––––C’est pour le pèlerin
–––––––––Le terme du chemin ;
–––––––––Et dans mon ménage,
–––––––––Faisant mon ouvrage,
–––––––––Avec grand courage,
–––––––––Je serai, je gage,
–––––––––La crème des maris
––––––––––De ce pays !
CHŒUR.
–––––––––Oui, le mariage,
––––––––––––––––––Etc.
MARCASSOU.
II
––––––Et puis plus tard, ô sort prospère !
––––––A force d’ardeur et de soins
––––––On a des enfants, heureux père,
––––––Qui vous ressemblent… plus ou moins !
––––––Si l’on aime bien son épouse,
––––––Si l’on n’a pas le cœur changeant,
––––––On peut en avoir trois… six… douze…
––––––Car l’appétit vient en mangeant !
–––––––––Oui, le mariage.
––––––––––––––––––Etc.
GABASTOU.
À la bonne heure, voisin… Je vois que vous êtes gai…
MARCASSOU.

Comme un pinson, voisin Gabastou… on le serait à moins… J’épouse une jeune fille charmante… un peu, vive, un peu mutine, un peu rageuse… la tête un peu près du bonnet… mais le cœur sur la main…

BARBADÈS.

Dites donc, Marcassou… comment se fait-il que vous, qui auriez pu trouver facilement une femme ici même, à Bagnères-de-Bigorre, vous ayez été en chercher une à Argelès ?

MARCASSOU.

Oh ça ! c’est tout un roman… Il y a un mois, je conduisais trois mulets, dont un borgne, à un notaire chauve… En passant à Argelès, je m’aperçois que j’avais une barbe de huit jours… J’avise une enseigne : Au Toupet d’Airain, Carmagnasse, barbier… J’entre… Il n’y avait personne dans la boutique… j’appelle… une jeune fille paraît… un ange… avec un petit nez retroussé… Elle m’éblouit… je reste béant… « Mon oncle Carmagnasse est en voyage pour le moment, me dit-elle, mais je le remplace, mettez-vous là, je vais vous raser… » Je m’assieds… j’était béant, et je frétillais sur ma chaise… je frétillais tellement qu’elle m’a coupé cinq ou six fois… j’étais balafré, mais amoureux… À la fin je n’y tiens plus… je me lève et je lui dis : « Mademoiselle, je vous aime, je m’appelle Marcassou et je conduis à un mulet chauve trois notaires dont un borgne… voulez-vous m’épouser ?… » « Elle me répond en riant : Pourquoi pas ? faites faire votre demande… » Je reviens à Bagnères enchanté et j’envoie un de mes amis chez l’oncle Carmagnasse, à Argelès… On m’accepte et aujourd’hui mes parents ont été chercher ma fiancée… Je pensais que l’oncle Carmagnasse l’accompagnerait… mais il parait qu’il est indisposé et qu’il n’a pas pu venir… Ça ne fait rien… je ferai plus tard sa connaissance… en attendant j’épouse Ginetta et voilà tout simplement, en deux mots, comment ça s’est fait !

BARBADÈS.
Et qu’avez-vous fait de cette charmante fiancée ?… Ne la verrons-nous pas ?
MARCASSOU.

Si… si… tout à l’heure… Suivant l’usage du pays, Ginetta fait en ce moment le tour de la ville dans une carriole où se trouve déjà son trousseau… Elle tient une quenouille à la main, emblème du labeur futur, et dans cet équipage, elle récolte, de maison en maison, tout ce que les parents et les amis veulent bien lui donner pour monter notre ménage. (Grand bruit au dehors. — Acclamations. — Sons de grelots.) Et tenez ! tenez… je l’entends qui revient… (Allant au fond.) Oui, oui, la voilà… Par ici, Ginetta, par ici !…

La foule se précipite en scène. — Les paysans, les chapeaux enrubannés et le bouquet au côté, font reculer la foule en criant :

LES PAYSANS.

Place, place à la mariée !…

Ginetta entre. Elle est debout dans une petite carriole remplie d’ustensiles de ménage et traînée par plusieurs jeunes gens tout enrubannés.


Scène III

Les Mêmes, GINETTA, Parents, Garçons, Demoiselles d’honneur.
GINETTA, debout dans la carriole.
I
––––––Je suis votre humble servante,
–––––––La petite Ginetta :
–––––––Devant vous je me présente
–––––––Telle que Dieu me dota !
–––––––J’ai la figure mutine,
–––––––La taille svelte et l’œil vif
–––––––Mais c’est tout, tout pour la mine,
–––––––Et rien pour le positif !
–––––––––––––Ah !
––––––––––Gens de Bigorre,
––––––––––Je vous implore,
––––––Donnez, donnez à Ginetta !
––––––Je prends tout ce qu’on m’offrira,
––––––Meubles, bijoux, et cætera.
––––––Donnez, donnez à Ginetta !
CHŒUR.
––––––Donnons, donnons à Ginetta !
––––––––––––––––––Etc.
GINETTA.
II
–––––––Ma dot, c’est mon âme pure.
–––––––C’est ma vertu, ma candeur,
–––––––Et mon mari, j’en suis sûre,
–––––––En reconnaît la valeur ;
–––––––Mais enfin, si ma sagesse
–––––––Est un trésor, ce matin…
–––––––Je demande avec tristesse,
–––––––Ce qu’elle vaudra demain !…
–––––––––––––Ah !
––––––––––Gens de Bigorre,
––––––––––––––––––Etc.

Pendant ce chant, chacun apporte un objet dans la carriole, Gabastou donne une bassinoire, etc.

MARCASSOU, saluant.

Merci, mes amis, merci pour ma petite femme !

GINETTA, faisant la révérence.

Merci, mesdames, merci pour mon grand mari !

MARCASSOU.

Rentrez tout ça sous le hangar !…

TOUS.

Vivent les mariés !…

On remise la carriole sous le hangar.

GINETTA.

Enfin, voilà donc notre ménage au grand complet… il n’y manque plus rien…

MARCASSOU, regardant.
C’est vrai !… Ah ! si, cependant, si… il manque quelque chose.
GINETTA.

Quoi donc ?…

MARCASSOU.

Une bercelonette… J’en achèterai une.

GINETTA.

Nous avons bien le temps de nous occuper de cela !…

MARCASSOU.

Mais non, mais non… Mon intention est de m’en occuper tout de suite… (Regardant Ginetta avec amour.) Mais oui, tout de suite !… Ah ! tenez, Ginetta… il faut que je vous embrasse…

Il veut l’embrasser.

GINETTA, le repoussant doucement.

Eh bien ?… eh bien ?… Après la cérémonie, nous verrons.

MARCASSOU, riant.

Oh ! pardi, après la cérémonie, j’aurai des droits, et alors…

GINETTA, vivement.

Des droits ?… Quels droits, s’il vous plaît ?

MARCASSOU.

Enfin, je veux dire que j’aurai ma feuille de route pour Cythère et que je pourrai circuler librement.

GINETTA.

Qu’est-ce à dire ?… Apprenez, monsieur Marcassou, qu’un bon mari qui aime bien sa petite femme, ne fait rien sans son autorisation.

MARCASSOU, riant.

Alors, par exemple, si je veux vous prendre la taille ?

GINETTA.

L’autorisation !…

MARCASSOU.
Pour vous dérober un baiser ?…
GINETTA.

L’autorisation !…

MARCASSOU.

Enfin… pour tous les autres devoirs de ma charge ?

GINETTA.

L’autorisation… toujours l’autorisation !…

MARCASSOU, se révoltant.

Ah bien ! non… ah bien ! non… ça ne pourra pas aller comme ça…

GINETTA, très-vivement.

Ça ira comme ça… il faudra que ça aille comme ça… parce que…

MARCASSOU.

Parce que ?…

GINETTA.

Parce que… (Frappent du pied.) Je le veux !

MARCASSOU, baissant la voix.

C’est différent… Voilà des raisons… Du moment qu’on me donne des bonnes raisons je ne dis plus rien… (A part.) Elle a une petite tête !…

GINETTA.

Êtes-vous convenus de l’heure de la cérémonie à l’église ?

MARCASSOU.

Oui, c’est pour deux heures…

GINETTA.

Avez-vous fait toutes nos invitations ?

MARCASSOU.
Toutes. (Allant à Barbadès.) Dites donc, Barbadès, puisque vous voilà ici, vous serez des nôtres, n’est-ce pas ?
BARBADÈS.

Impossible ! J’attends ici M. le comte Lastécouères de Campistrous, le gouverneur de la province de Bigorre, pour nous mettre à la poursuite de Rastamagnac !

GABASTOU, à part.

Ah ! c’est bon à savoir.

GINETTA, tressaillant.

Rastamagnac !…

MARCASSOU.

Le chef des braconniers de ce pays. (A Barbadès.) En voilà un gaillard qui vous a donné du fil à retordre.

BARBADÈS.

Je crois bien… Il y a plus de vingt ans que nous courons après lui !

MARCASSOU.

Ce qu’il y a de remarquable, ce qu’il y a même de bizarrement curieux, c’est qu’il s’acharne sur les domaines du comte de Campistrons et qu’il ne touche jamais aux autres propriétés…

GINETTA, d’un ton décidé.

Eh bien ! moi… je dis que c’est pain bénit pour le gouverneur… Dans le temps il a fait déposséder, par un procès injuste, un de ses cousins, M. de Birague.

MARCASSOU.

Ce pauvre Birague !

GINETTA.

Mon oncle m’a raconté cela… Il se rappelle encore avoir vu ce pauvre homme, ruiné, sans un sou, obligé de quitter le pays avec sa femme qui portait dans ses bras un enfant nouveau-né.

MARCASSOU.
Un nouveau né !… Ginetta, vous m’émouvez !… Vous allez me faire verser des torrents de larmes !
BARBADÈS.

Et qu’est-il devenu ?

GINETTA.

Il est… (Se reprenant vivement.) on n’en a plus entendu parler.

MARCASSOU, pleurant.

C’est navrant… cet enfant nouveau-né, avec son noble père… au maillot !… (Changeant de ton.) Mais je vous demande si ce sont des histoires à raconter un jour de noces… un jour consacré généralement au badinage… C’est la faute de ce Rastamagnac.

GINETTA, d’un ton d’autorité.

Monsieur Marcassou, je vous prie de ne pas en dire de mal…

MARCASSOU, baissant le ton.

Oh ! vous comprenez que je n’en suis pas jaloux.

GINETTA.

Jaloux !… Cela vous irait bien… Moi, c’est différent, j’ai des motifs.

MARCASSOU.

Des motifs…

GINETTA.

Oui, monsieur… Fi ! j’ai appris ce matin que vous aviez eu une bonne amie dans le pays.

MARCASSOU.

Oh ! une ancienne… une ancienne du temps jadis… la grande Cagnasse… D’ailleurs, ça n’est pas de ma faute… voilà comment ça s’est fait… Un soir que je passais par un petit chemin creux, la grande Cagnasse était là dans un champ d’avoine…

GINETTA, l’interrompant.
Je n’ai pas besoin de savoir ces histoires-là.
MARCASSOU.

C’était pour vous montrer que j’ai été entraîné.

GINETTA, l’interrompant.

C’est bon ! en voilà assez, mais n’y revenez pas. (On entend au dehors l’air du Mutchico.) Tenez… écoutez… Entendez-vous ce refrain ?

MARCASSOU.

C’est la danse du Mutchico… et voilà les garçons et les demoiselles d’honneur qui arrivent en dansant.

Les garçons et les demoiselles entrent en dansant le Mutchico.

TOUS.

Vive le Mutchico !…

MARCASSOU.

À nous deux, Ginetta.

CHŒUR, en dansant.
––––––––––Tous en cadence
––––––––––Partez presto,
––––––––––Vive la danse
––––––––––Du Mutchico.
–––––––Quand le tambourin résonne
–––––––On s’élance deux par deux,
–––––––On voltige, on tourbillonne
–––––––Au son des pan pan joyeux !…
–––––––––Ah ! tous en cadence,
––––––––––––––––––Etc.
GABASTOU, paraissant sur le pas de sa porte.

Le déjeuner est servi…

TOUS.

À table !

REPRISE DU CHŒUR
–––––––––Ah ! tous en cadence,
––––––––––––––––––Etc.
Tout le monde entre en dansant dans l’auberge.

Scène IV

GABASTOU, BIBÈS, puis BIBLETTO.
GABASTOU.

La place est libre… (Regardant à droite et à gauche.) Personne… profitons-en…

Il donne un signal, aussitôt Bibès met ses béquilles sous son bras et accourt trois ou quatre personnages sortent de derrière les maisons et s’avancent mystérieusement.

BIBÈS, à Gabastou.

Tu donnes le signal ?

GABASTOU.

Oui, pour avertir Rastamagnac, notre chef… qui ne peut tarder à arriver… Eh ! justement. (Bibletto parait au fond sur la montagne.) le voici… exact au rendez-vous…

Bibletto descend en scène, il est en costume de chasseur de chamois et porte un petit havre-sac.

BIBLETTO.
Air :
––––––Je suis, je suis Rastamagnac,
––––––Je suis le chef des braconniers,
––––––J’ai plus d’un tour dans mon bissac.
––––––Pour les bons gardes forestiers !
––––––Mais quittant cette mine altière,
––––––Ce rude aspect, ce front sévère,
––––––Souvent par mon charme vainqueur
––––––Des belles je trouble le cœur !
––––––Si j’aperçois sur mon passage,
––––––Jeune fille au minois charmant,
––––––Une enfant blonde au frais visage,
––––––Baissant les yeux timidement,
––––––Ma voix, qu’il faut alors entendre,
––––––A de mélodieux accents
––––––Et je sais d’un air doux et tendre
––––––Lancer des regards caressants ;
–––––– « Accordez-moi, mademoiselle,
–––––– » En passant un petit baiser,
–––––– » À qui vous adore, ô ma belle,
–––––– » Vous ne pouvez le refuser ! »
––Halte-là !… me voici près des nôtres ! — Presto !
––––En un moment, j’ai changé subito,
––––Je ne suis plus le jeune homme timide,
––––Je suis le chef qui commande et vous guide !
––––––Je suis, je suis Rastamagnac !
––––––Je suis le chef des braconniers,
––––––J’ai plus d’un tour dans mon bissac,
––––––Pour les bons gardes forestiers !
BIBLETTO.

Sommes-nous au complet, camarades ?… Je ne vois pas Bibès…

BIBÈS, s’avançant.

Me voilà.

BIBLETTO, l’admirant.

Oh ! superbe !… Je ne t’aurais pas reconnu.

BIBÈS, avec suffisance.

Je suis assez bien arrangé…

BIBLETTO.

C’est affaire à toi… tu sais prendre toutes les formes…

BIBÈS.

Il faut bien que je veille sur vous… Rastamagnac, votre père, dont j’étais le plus vieux camarade, m’a dit : L’ami Bibès, tu ne le quitteras pas d’une semelle !… J’ai répondu ; Pas d’une semelle. Je suis votre ange gardien !… Vous n’avez qu’à siffler, l’ange arrive !…

BIBLETTO, lui serrant la main.
Merci, Bibès… (A Gabastou.) Quoi de nouveau, Gabastou ?
GABASTOU.

Le comte de Campistrous va se rendre ici…

BIBLETTO.

Je le sais… mais peu m’importe !… Où est le gibier que nous avons tué hier ?

GABASTOU, montrant le hangar.

Là… (Il ôte la table et soulève une trappe qui est dessous.) dans cette cave, notre cachette habituelle… chevreuils, perdrix, lièvres, rien n’y manque.

BIBLETTO.

Bien… C’est demain le jour du marché à Tarbes, il faut absolument que tout notre gibier y soit vendu… Aussi, pas d’hésitations, j’ai prévenu tous les amis qui se trouveront ici à la tombée de la nuit… De votre côté, tenez-vous prêts.

TOUS.

C’est entendu.

Grand tumulte dans l’auberge, bruit de verres que l’on choque, de rires, etc.

BIBLETTO, à Gabastou.

Oh ! oh !… tu as du monde dans ton auberge ?

GABASTOU.

C’est la noce de Ginetta.

BIBLETTO.

De Ginetta ! c’est vrai… c’est aujourd’hui…

GINETTA, paraissant au balcon de l’auberge.

Finissez donc, monsieur Marcassou, finissez donc !

MARCASSOU, paraissant derrière elle.

Un tout petit baiser !… un tout petit !

GINETTA, se débattant.

Du tout…

BARBADÈS, tirant Marcassou et le faisant rentrer.

On n’embrasse pas la mariée !

On tire Marcassou qui disparaît.
BIBLETTO, apercevant Ginetta.

Ginetta !

GINETTA, sur le balcon apercevant Bibletto.

Ah ! c’est toi… (Vivement.) Attends-moi… je descends… j’ai à te parler…

Elle disparaît.

BIBLETTO, à ses hommes.

Mes amis… on peut venir… dispersez-vous…

TOUS.

Suffit !…

BIBÈS.

Ni vu, ni connu… si vous avez besoin de votre ange, faites un geste, il déploiera ses ailes et volera près de vous…

Il reprend ses béquilles et retourne au fond. Les autres s’éloignent.


Scène V

BIBLETTO, GINETTA, puis MARCASSOU, et GABASTOU.
GINETTA, sortant de l’auberge et parlant à la cantonade.

C’est bien, je reviens… (Courant à Bibletto.) Comment ! c’est toi !…

BIBLETTO.

Moi-même, ma chère Ginetta…

GINETTA.

Sais-tu que c’est très-imprudent de venir ainsi en plein jour…

BIBLETTO.

Bah !…

Marcassou sort de l’auberge, la serviette au cou. — Il est suivi de Gabastou.
MARCASSOU, entrant.

Je veux savoir où elle est allée.

GABASTOU, voulant le faire entrer.

Mais on ne quitte pas ainsi la table.

BIBLETTO, à Ginetta.

Tu penses bien que je n’aurais pas laissé passer le jour de ton mariage sans venir t’embrasser…

Il l’embrasse.

MARCASSOU, accourant furieux.

Très-bien !… parfait !… ne vous gênez pas !…

GINETTA, à Bibletto, montrant Marcassou.

Mon futur… que je vous présente…

MARCASSOU.

Qu’est-ce que ça signifie, mademoiselle ?… quel est ce jeune inconnu qui se permet de vous embrasser à mon nez et à ma barbe ?

GINETTA.

Vous tenez à le savoir ?

MARCASSOU.

J’y tiens essentiellement… le nom, s’il vous plaît ?

BIBLETTO, allant à Marcassou.

Mon nom !… et per Dious ! je suis Bibletto, le petit chasseur de chamois.

GABASTOU.

Eh oui, Bibletto…

MARCASSOU.

Eh bien, après ?… ça ne m’explique pas pourquoi il vient déposer des baisers sur une joue qui m’est réservée !…

GINETTA.
Pourquoi ?… parce que c’est mon frère de lait.
MARCASSOU, soupçonneux.

Vous ne m’aviez pas parlé de ce frère de lait-là !…

GINETTA.

On ne pense pas tout… il vient assister à ma noce… Qu’y trouvez-vous à redire ?

MARCASSOU.

Rien.

GINETTA, sèchement.

Laissez-moi avec lui… J’ai à lui parler.

MARCASSOU.

Comment !… vous voulez ?…

GINETTA, impérieusement.

Je le veux !… (Le regardant en face et scandant chaque mot.) Je le veux !

MARCASSOU, baissant la voix.

C’est bien… ma chère amie… c’est bien… du moment que vous me donnez de bonnes raisons… je ne dis plus rien…

GINETTA.

Retournez vous mettre à table en m’attendant.

GABASTOU, entraînant Marcassou.

Oui, oui venez.

MARCASSOU, à part.

Oh ! je bisque… (A Ginetta.) Si vous avez besoin de moi, vous m’appellerez… (Ginetta lui montre la porte de l’auberge.) J’y vais, j’y vais.

Il rentre avec Gabastou dans l’auberge.

Scène VI

BIBLETTO, GINETTA.
BIBLETTO.

Puisqu’il va être ton mari, pourquoi ne pas lui dire franchement qui je suis.

GINETTA.

À lui… jamais !… il est trop bavard… et j’aurais peur pour toi.

BIBLETTO.

Peur !… oh ! moi, je ne m’effraie pas si facilement.

GINETTA.

Je le vois… et je vous admire, monsieur Bibletto… Savez-vous bien qu’avec vos allures décidées vous avez véritablement l’air d’un homme !

BIBLETTO.

N’est-ce pas ?… Je fais illusion… Ah ! dame ! j’ai appris à porter le costume.

GINETTA.

C’est vrai… ton père, M. de Birague, qui a été obligé pour vivre de se faire braconnier sous le nom de Rastamagnac, avait toujours espéré avoir un fils pour continuer après lui son rude métier.

BIBLETTO.

Par malheur, il n’a jamais eu qu’une fille… moi !

GINETTA.

Toi, que ma mère a nourrie…

BIBLETTO.

Pour se consoler, mon père, dès mon enfance, me fit endosser des habits de garçon… Il m’apprit à me servir d’une carabine, et lorsqu’il mourut il me présenta comme son successeur à tous ses compagnons.

GINETTA.

Et voilà comment tu es devenue à ton tour Rastamagnac, deuxième du nom.

BIBLETTO.

Ou Bibletta… car, suivant les occasions, je parais tantôt en homme, tantôt en femme, et j’ai là, dans mon bissac, tout ce qu’il me faut pour reprendre en un tour de main les habits de mon véritable sexe.

GINETTA.

Ce qui te permet de dépister les limiers du gouverneur, ce bon Lastécouères, qui ne se doute guère qu’il est ton cousin…

BIBLETTO.

Et qui ne le saura jamais… je l’ai juré… à moins que le procès que j’ai avec lui et qui doit se juger à Paris…

Marcassou sort de l’auberge.

MARCASSOU, à part.

Voyons où ils en sont.

GINETTA.

Justement, j’ai à te dire… (Apercevant Marcassou.) Comment ! c’est encore vous.

MARCASSOU, passant vivement à droite.

Ne vous dérangez pas… nous sommes au dessert… je vais chez moi chercher un pot de moutarde… ne vous dérangez pas. (Il traverse le théâtre.) Si vous aviez besoin de moi, vous m’appelleriez, voilà tout… Je vais chercher mon pot de moutarde… je reviendrai…

Il entre chez lui.

GINETTA.
Je te disais à propos de ton procès que j’ai reçu une lettre de Paris… c’est même pour cela que je tenais à rester avec toi… Tiens, la voilà… (Elle lui donne une lettre.) Lis…
BIBLETTO, lisant.

Une nouvelle remise, j’en étais sûre…

GINETTA.

Encore !… Après cela, il n’y a guère que vingt ans qu’il dure ce procès… et ton père l’avait déjà perdu trois fois… c’est consolant !…

BIBLETTO.

Bah ! que m’importe ! (Rendant la lettre à Ginetta.) Tiens, mets cette lettre avec les autres…

Ginetta prend la lettre au moment où Marcassou sort de chez lui tenant un pot de moutarde à la main.


Scène VII

Les Mêmes, MARCASSOU.
MARCASSOU, éclatant.

Très-bien !… parfait !… c’est du joli ! c’est du distingué ! voilà le pot aux roses ! le voilà, le pot !

GINETTA.

Qu’est-ce que vous voulez dire ?… Qu’entendez-vous par le pot aux roses ?

MARCASSOU.

J’entends le poulet que monsieur vient de vous glisser… tout à l’heure il vous embrassait… maintenant il vous correspond… ça promet !

BIBLETTO.

Mais puisque je suis de la famille…

MARCASSOU, sèchement
Je ne vous parle pas à vous, petit aspic, allez donc chasser le chamois ! (A Ginetta.) Pourrait-on le voir, ce billet ?… Je désirerais y jeter un coup d’œil furtif !
GINETTA, marchant sur lui.

C’est-à-dire que vous me soupçonnez ?

MARCASSOU.

Dame !

GINETTA.

Que vous doutez de ma vertu ?

MARCASSOU.

Mais…

GINETTA.

Que vous me croyez capable d’avoir une intrigue ? Ah ! me traiter ainsi !… Un homme que je m’apprêtais à aimer… c’est affreux !

BIBLETTO.

C’est indigne !

MARCASSOU, à Bibletto.

Je ne vous parle pas, à vous…

GINETTA, montrant la lettre.

Pour une lettre ! pour une simple lettre !… Tenez, la voilà, cette lettre.

MARCASSOU, allant pour la prendre.

Ah ! enfin !

GINETTA, la retirant vivement.,

Pas de violence, monsieur… ou je crie !

MARCASSOU.

Comment ! de la violence !

GINETTA.

Ah ! je le vois ! vous êtes de ces hommes qui frappent les femmes ! Je m’en doutais…

MARCASSOU.
Si on peut dire !… moi qui n’ai jamais giflé une mouche…
GINETTA.

J’entrevois l’avenir que vous me réservez… des scènes continuelles… heureusement que tout peut encore se défaire.

MARCASSOU.

Se défaire… vous voudriez ?…

GINETTA.

Oui, oui, ça vaudra mieux… Tenez, c’est entendu… je vous rends votre parole et je reprends la mienne…

MARCASSOU.

Ginetta, vous ne ferez pas ça… Ginetta, j’avoue mes torts. (A Bibletto.) C’est vous qui êtes cause de tout ça… Je reconnais que je suis un brutal, un jaloux, un être désagréable et difficile à vivre… un monstre, quoi !… mais à part ça, je crois que vous n’avez rien à me reprocher.

BIBLETTO, bas à Ginetta.

Laisse-toi fléchir…

GINETTA, bas.

Bah ! ça le forme pour l’avenir !… (A Marcassou.) Allons, soit ! mais écoutez-moi bien. À la moindre peccadille de votre part, je vous plante là et je retourne chez mon oncle Carmagnasse…

MARCASSOU.

C’est entendu… J’accepte tout… tout !…

On entend sonner deux heures, puis les cloches.

GINETTA.

Allons ! voilà le moment fatal !

MARCASSOU.

L’instant du grand plongeon !

Toute la noce sort de l’auberge.

CHŒUR.
––––Entendez-vous les cloches de l’église,
––––––Qui tintent si joyeusement,
––––Heureux futur et vous, douce promise,
––––––Venez, venez, couple charmant.
GINETTA, à Marcassou.
––––––Allons, venez, je vous pardonne,
––––––Et ma main, je vous l’abandonne…
MARCASSOU.
––––––De vos bontés je suis confus…
––––––Merci, je ne le ferai plus.
CHŒUR.
––––Entendez-vous…
––––––––––––––––––Etc.

Marcassou donnant la main à Ginetta entre dans l’église suivi de toute la noce.


Scène VIII

GABASTOU, BIBLETTO, BIBÈS.
BIBLETTO, à Gabastou.

Et maintenant, avant qu’on n’enlève le gibier, il faut que je fasse l’inventaire de nos richesses… Ouvre-moi la trappe, Gabastou.

GABASTOU, ouvrant la porte.

Voilà… vous pouvez descendre… (Bibletto descend.) Prenez bien garde… l’échelle est un peu raide.

BIBÈS, accourant vivement par le fond.

Alerte !… alerte !… voilà M. le gouverneur !… Alerte !…

BIBLETTO, à moitié descendu.

Le gouverneur… Ah bah !…

GABASTOU, à Bibletto.

Vite, vite, disparaissez !…

Bibletto disparaît Gabastou referme la trappe. — La foule se précipite en scène.

Scène IX

GABASTOU, BIBES, Hommes et Femmes du Peuple, LE COMTE LASTÉCOUÈRES DE CAMPISTROUS, ÉLÉONORE DE CAMPISTROUS, BARBADÈS, Gardes Forestiers.
LASTÉCOUÈRES.
––––Inclinez-vous, manants, saluez tous !
––––––C’est moi qui suis, nul ne l’ignore,
––––––Votre gouverneur de Bigorre,
––––––Lastécouères de Campistrous !
ÉLÉONORE.
––––––Et moi je suis Eléonore,
––––––Le fils à papa Campistrous !
CHŒUR.
––––––Inclinons-nous, saluons tous,
––––––Lastécouères de Campistrous.
I
LASTÉCOUÈRES.
––––––Je bous, je grince, je rage !
ÉLÉONORE.
––––––Ah ! les vilains braconniers !
LASTÉCOUÈRES.
––––––On me pille, on me ravage !
ÉLÉONORE.
––––––Au nez de nos estafiers.
LASTÉCOUÈRES.
––––––Veux-je un beau jour me repaître
––––––D’un lièvre ou bien d’un chevreuil ?…
ÉLÉONORE.
–––––––Sous sa dent il n’en peut mettre
–––––––Ce qui m’entrerait dans l’œil !…
LASTÉCOUÈRES, ÉLÉONORE.
––––––Ventrebleu ! puisque l’on me vole,
le
–––––––Je les ferai pendre tous,
–––––––Nous les ferons
–––––––Et croyez-en ma parole.
sa
–––––––C’est lui le vrai Campistrous.
moi qui suis
CHŒUR.
––––––Ventrebleu,
––––––––––––––––––Etc.
LASTÉCOUÈRES.
II
–––––––Quelquefois d’une autre chasse…
ÉLÉONORE.
–––––––Il s’occupe encore un peu…
LASTÉCOUÈRES.
–––––––Quand un joli minois passe…
ÉLÉONORE.
–––––––Il s’apprête à faire feu…
LASTÉCOUÈRES.
–––––––Mais un braconnier s’élance,
–––––––L’entraîne dans la forêt…
ÉLÉONORE.
–––––––Pendant qu’ivre de vengeance
–––––––Mon papa reste en arrêt !…
LASTÉCOUÈRES, ÉLÉONORE.
––––––Ventrebleu !…
––––––––––––––––––Etc.
LASTÉCOUÈRES.

Ah ! je suis dans un état de surexcitation difficile à décrire… Je sors des gonds !… Je ne suis plus un homme, je suis un crin !

ÉLÉONORE, très-doux.

Contenez-vous, papa, contenez-vous !

LASTÉCOUÈRES, avec violence.

Je ne veux pas me contenir, moi, je veux déborder ; ce qui m’arrive est inouï !

ÉLÉONORE.

Inouï est le mot…

LASTÉCOUÈRES, à Eléonore.

Puisque je l’ai dit, vous n’avez pas besoin de le répéter… (Continuant.) Ces braconniers sont exaspérants, ce matin encore ils ont tout dévasté chez moi… ils ne me laisseront pas une pièce de gibier et je n’aurai bientôt plus ni poils, ni plumes…

ÉLÉONORE.

Oh ! papa, vous exagérez…

LASTÉCOUÈRES, à Eléonore.

Silence, monsieur ! vous savez que je n’aime pas qu’on me contredise… (Continuant.) Et mes gardes forestiers qui ne peuvent pas en pincer un seul… faut-il qu’ils soient maladroits…

BIBÈS, à part.

Oh oui !

ÉLÉONORE, riant.

On pourrait même dire crétins…

LASTÉCOUÈRES.

Maladroits, oui !… crétins, non !… on ne peut pas exiger que ces gens-là aient autant d’intelligence que nous…

ÉLÉONORE.
C’est juste, je retire le mot.
LASTÉCOUÈRES.

Pourquoi le retirez-vous ? vous n’avez donc pas le courage de votre opinion ?…

ÉLÉONORE.

Alors, je ne le retire pas.

LASTÉCOUÈRES.

Et pourquoi ne le retirez-vous pas, puisque vous reconnaissez vous-même qu’il est inexact ? (Eléonore va pour répliquer.) Assez ! taisez-vous, je vous certifie, moi, que je finirai par les pincer ou je ne suis qu’une fichue bête…

BIBÈS.

C’est évident !

LASTÉCOUÈRES, à Bibès.

Quoi !… qui est-ce qui vous parle à vous ?… Je n’ai que faire de votre approbation… je suis comme un crin !… Si seulement ces drôles-là se contentaient de me prendre mon gibier…

ÉLÉONORE.

Qu’est-ce qu’ils font donc encore, papa ?…

LASTÉCOUÈRES.

Ce qu’ils font !… Ils se moquent de moi !…

BIBÈS.

Ça leur arrive quelquefois…

LASTÉCOUÈRES.
Qu’est-ce que vous dites ? Non… tenez, l’autre jour, j’invite l’ambassadeur d’Espagne à une grande chasse, il devait m’apporter la décoration du Mançanarés, que je désirais depuis très-longtemps… Les braconniers apprennent ça… vous allez voir… L’ambassadeur, mon fils et moi, nous nous mettons en selle et nous partons… (Il imite les mouvements d’un homme à cheval.) Sur notre chemin nous rencontrons une haie…
ÉLÉONORE, même jeu.

Nous sautons…

LASTÉCOUÈRES, même jeu.

Un fossé…

ÉLÉONORE, même jeu.

Nous sautons…

LASTÉCOUÈRES, même jeu.

Une cabane…

ÉLÉONORE, même jeu.

Nous sautons…

LASTÉCOUÈRES, même jeu.

Une rivière…

ÉLÉONORE, id.

Nous sautons…

LASTÉCOUÈRES, id.

Dedans.

ÉLÉONORE, s’arrêtant.

Nous y restons…

LASTÉCOUÈRES.

On nous repêche…

ÉLÉONORE, reprenant le mouvement.

Nous repartons…

BIBÈS, même jeu.

Attendez-moi, je pars avec vous.

LASTÉCOUÈRES, même jeu.

Tenez-vous bien. Bref ! il y avait quatre heures que nous sautions sans avoir vu la queue d’un levraut… L’ambassadeur qui avait du ventre, soufflait comme un phoque… moi je rageais, je rageais… Tout à coup ! au détour d’une allée l’ambassadeur tombe en arrêt ! O bonheur ! il venait enfin d’apercevoir un lapin… j’étais sauvé ! il épaule ! Il tire ! nous nous précipitons, et qu’est-ce que nous ramassons ?… un lapin empaillé qui portait à son cou le grand cordon du Mançanarès !

ÉLÉONORE, riant.

Ah ! ah ! ah ! C’était un tour des braconniers.

BIBÈS, à part.

Une idée à moi !…

LASTÉCOUÈRES.

Et vous croyez que je ne punirai pas tous ces gredins-là Oh si ! et c’est Rastamagnac leur chef, qui paiera pour tout le monde !… Dès que je l’aurai capturé, je le fais brancher, mordions ! à la porte de mon parc !… (A Éléonore.) Êtes-vous de mon avis, Éléonore ?

ÉLÉONORE.

Oh oui, papa !

LASTÉCOUÈRES.

Vous ne me blâmez pas ?

ÉLÉONORE.

Oh non, papa.

LASTÉCOUÈRES.

Oh ! oui, papa !… Oh ! non, papa !… C’est énervant… mais vous êtes d’une apathie… d’une mollasserie.

ÉLÉONORE.

Moi, mollasse !… mais, papa…

LASTÉCOUÈRES.

Taisez-vous ! en voilà assez !… ne me fendez pas la tête davantage… Occupons-nous de nos affaires… Je cours chez le grand bailli recueillir des renseignements… vous, Éléonore, restez ici… Veillez, scrutez les abords, furetez partout, fouillez les caves, sondez les trappes… montrez enfin que vous n’êtes pas tout à fait un imbécile…

ÉLÉONORE.
Papa !…
LASTÉCOUÈRES.

Je vais revenir… Si vous découvrez quelque chose, vous me préviendrez…

ÉLÉONORE.

Oui, papa.

LASTÉCOUÈRES, aux gardes qui l’accompagnent.

Allons, vous, idiots, suivez-moi !

BIBÈS, qui se trouve sur son passage.

La charité, âme charitable.

LASTÉCOUÈRES, le repoussant.

Va te promener, animal !

Il sort.

BIBÈS.

Merci, âme charitable !


Scène X

ÉLÉONORE, BIBÈS, puis GABASTOU.
BIBÈS.

« Va te promener, animal !… » Il n’est pas généreux M. votre papa.

ÉLÉONORE.

Oh ! non… mais en revanche, il est bien embêtant… et il me trouve apathique ! moi !… pour courir après Rastamagnac, c’est possible !

BIBÈS, clignant de l’œil.

Pardié ! à votre âge… tourné comme vous êtes… vous avez bien autre chose à faire.

ÉLÉONORE, vivement.

N’est-ce pas ?… Il me comprend, ce vieux bancal !… il me comprend, lui ! (A Bibès.) Eh bien ! oui, je vous l’avouerai, ce qui m’occupe, ce n’est pas le braconnage… Ce que je cherche, ce n’est pas Rastamagnac !… Non ! ce que je cherche c’est une femme ! la femme à laquelle je pourrai donner l’étrenne de mon amour !…

BIBÈS.

Comment ! novice ?

ÉLÉONORE.

Oui… et j’aspire à ne plus l’être ! Enfin… vous me comprenez, bon bancal… Je voudrais aimer !… J’ai conjugué ce verbe sur les bancs du collége… mais comme c’est un verbe singulièrement actif, je voudrais le conjuguer… très-activement !…

BIBÈS.

Comme moi… jadis !…

ÉLÉONORE.

Jadis !… vous, vous en êtes au prétérit défini… moi, je demande à entamer l’indicatif présent !… Et, au lieu de ça, il faut que je scrute, que je furette, que je fouille, que je regarde sous les tables… (Tout en disant ces mots il regarde sous la table du hangar et aperçoit la trappe que Gabastou, dans sa précipitation, a laissée demi-entr’ouverte.) Tiens ! qu’est-ce que c’est que ça ?… une trappe sous cette table !…

BIBÈS.

Aïe !…

GABASTOU, vivement.

Comment ! une trappe… C’est l’entrée de ma cave.

BIBÈS, à part.

Maladroit !

ÉLÉONORE.

De votre cave… Ah ! ouvrez un peu… Je veux voir…

BIBÈS, à part.
Diou Biban !… et le patron qui est dedans !…
GABASTOU, effrayé.

Mais, monsieur le vicomte, je vous certifie…

ÉLÉONORE.

Ouvrez… je l’exige… Vous hésitez ?… Alors, je verrai bien moi-même…

Il ôte la table.

GABASTOU, bas à Bibès.

Nous sommes pincés !…

BIBÈS, bas.

C’est votre faute !

Éléonore ouvre la trappe. — Aussitôt Bibletto, en femme, costume coquet du pays, sort de la cave avec un broc et des verres à la main.

BIBLETTA.

Voilà, monseigneur, voilà…

ÉLÉONORE, reculant.

Une femme !…

BIBÈS, à part.

Oh ! la petite rusée !

GABASTOU, vivement.

C’est Bibletta… ma nouvelle servante… le broc et les verres à la main.

ÉLÉONORE, qui est resté immobile en contemplation devant Bibletta.

Qu’elle est belle, cette jeune fille ! (A Gabastou.) Aubergiste…

GABASTOU.

Monsieur le vicomte…

ÉLÉONORE, regardant toujours Bibletta.
Vous pouvez vous retirer… (A Bibès.) Quant à vous, bon bancal… voilà une pièce de quinze sols, allez-vous-en… J’ai besoin d’être seul !…
BIBÈS.

Oui, monsieur le vicomte… (Tout en s’en allant.) Tiens ! tiens !… s’il allait en devenir amoureux ?… Ce serait drôle !

Il s’éloigne, et Gabastou rentre dans l’auberge.


Scène XI

BIBLETTA, ÉLÉONORE.
BIBLETTA, qui a posé le broc et les verres sur la table.

Monseigneur soif ?… Monseigneur veut-il se rafraîchir ?… Voici de notre meilleur vin pour monseigneur…

Elle lui offre à boire.

ÉLÉONORE, la regardant toujours.

Merci… Je n’ai soif… que de vous voir… que de vous contempler…

BIBLETTA.

Vous êtes bien honnête, monseigneur, allez… allez… faut pas vous gêner.

ÉLÉONORE.

Bibletta, plus je vous regarde, plus je me dis que vous êtes la femme de mes rêves, la femme que je cherchais… Bibletta, je sens que je vais vous aimer énormément.

BIBLETTA, à part.

Ah bah ! le fils du gouverneur !… C’est amusant !

ÉLÉONORE.
Bibletta, je suis un garçon… naïf, écoutez les premiers bégaiements d’un cœur qui s’éveille.
COUPLETS.
I
––––––J’ai vingt ans et l’âme candide
––––––Et je rougis au moindre mot,
––––––Près des femmes je suis timide,
––––––Que j’en suis bête comme un pot !
––––––En me voyant, on pourrait croire
––––––Que l’amour n’est pas de mon goût,
––––––Que je ne rêve que la gloire…
––––––Eh ! bien, ça n’est pas ça du tout.
––––––Mon cœur est un bouton de rose
––––––Qui demande à s’épanouir,
––––––Et cette fleur à peine éclose,
–––––––Si vous vouliez la cueillir,
–––––––Ça me ferait bien plaisir !
II
––––––Dans le sillon d’une hétaire
––––––On ne m’a pas vu voltiger,
––––––Jusqu’à présent, je puis le dire,
––––––J’ai droit à la fleur d’oranger !
––––––Mais cette candeur m’exaspère
––––––Car, je le dis en vérité,
––––––Si j’ai la pureté du verre,
––––––Ah ! j’en ai la fragilité…
––––––Mon cœur est un bouton de rose
––––––Qui demande à s’épanouir.
––––––Et cette fleur à peine éclose,
–––––––Si vous vouliez la cueillir,
–––––––Ça me ferait bien plaisir.
BIBLETTA.

Vous cueillir, vous n’y pensez pas… vous un noble, un vicomte… et moi une petite paysanne des Pyrénées !

ÉLÉONORE.

Il n’y a plus de Pyrénées !

On entend sonner les cloches.

BIBLETTA.
Les cloches…
GABASTOU, entrant.

Voici la noce qui revient.

ÉLÉONORE.

On ne peut pas avoir un moment d’intimité sur cette place publique.

GABASTOU, à Bibletta.

Va vite chercher du vin à la cave.

BIBLETTA.

J’y vais… Elle redescend dans la cave.

ÉLÉONORE, la regardant descendre.

Si vous vouliez… je descendrais avec vous…

BIBLETTA, à moitié descendue.

Y pensez-vous ?… Ce ne serait pas convenable… au revoir monsieur le vicomte… à bientôt !…

Elle disparaît.

ÉLÉONORE.

Oh ! oui !… nous nous reverrons !… (Prenant son cœur à deux mains.) Oh ! mon cœur ! cette femme adorable, c’est bien l’idéal que je rêvais !… c’est bien l’ange de mon dortoir !

Il sort au moment où la noce revient.


Scène XII

Toute la Noce, sort de l’église. MARCASSOU, donnant la main à GINETTA.
FINALE.
CHŒUR.
––––––Chantons, fêtons ce mariage !
––––Si le ciel clément exauce nos vœux,
––––––Au sein de leur petit ménage
––––Ils n’auront jamais que des jours heureux.
MARCASSOU.
––––––Merci, mes amis, grand merci
––––––Des vœux que vous formez ici.
CHŒUR, reprenant.
––––––Chantons, fêtons ce mariage !
––––––––––––––––––Etc…
MARCASSOU, à Ginetta.
–––––––––O ma chère femme !
GINETTA.
–––––––––O mon cher mari !
MARCASSOU.
–––––––––Mon trésor, mon âme !…
GINETTA.
–––––––––Mon époux chéri !
COUPLETS.
I
MARCASSOU.
––––––Que j’aime tes yeux éveillés !
GINETTA.
––––––Que j’aime ta noble tournure !
MARCASSOU.
––––––Que j’aime tes cheveux bouclés
GINETTA.
––––––Que j’aime ta haute stature !
MARCASSOU.
––––––Que j’aime ton nez retroussé !…
GINETTA.
––––––Que j’aime tes blanches quenottes !
MARCASSOU.
––––––Que j’aime ton sein oppressé !
GINETTA.
––––––Que j’aime tes vastes menottes !
ENSEMBLE.
––––––J’aime, j’aime, j’aime, j’aime,
–––––––––J’aime tout en toi,
–––––––––Tout ce que je voi…
–––––––Et surtout ta bonne mine,
–––––––Et tout ce que je devine !
II
MARCASSOU.
––––––Que j’aime ton joli menton !
GINETTA.
––––––Que j’aime ta joue empourprée
MARCASSOU.
––––––Que j’aime ton gentil peton !
GINETTA.
––––––Que j’aime ta jambe cambrée !
MARCASSOU.
––––––Que j’aime ton air friponneau !
GINETTA.
––––––Que j’aime ta prunelle douce !
MARCASSOU.
––––––Que j’aime ton petit museau !
GINETTA.
––––––Que j’aime ta grosse frimousse !
ENSEMBLE.
––––––J’aime, j’aime,
––––––––––––––––––Etc.
MARCASSOU, près de la porte de sa maison.
––––––––Ginetta !…
GINETTA.
––––––––Ginetta !… Mon trésor ?…
MARCASSOU.
––––––––Entrons-nous ?
GINETTA, baisant les yeux.
––––––––Entrons-nous ? Pas encor !
MARCASSOU.
––––––––Mais pourquoi ?
GINETTA.
––––––––Mais pourquoi ? Tous les deux ?…
MARCASSOU.
––––––––Allons, viens…
GINETTA.
––––––––Allons, viens… Tu le veux !
MARCASSOU.
––––––––Je crois bien !…
GINETTA, le suivant.
––––––––Je crois bien !… J’obéis !
MARCASSOU, vivement.
––––––––Au revoir, mes amis
CHŒUR.
––––––Allons, fêtons ce mariage !
––––Si le ciel clément exauce mes vœux,
––––––Au sein de leur petit ménage
––––Ils n’auront jamais que des jours heureux.
Pendant ce chœur les deux mariés entrent dans la maison de Marcassou.

Scène XIII

BIBÈS, GABASTOU, Les Braconniers, puis BIBLETTO.

Les gens de la noce s’éloignent. Bibès reste sur les marches de l’église.

GABASTOU, sortant de l’auberge.

Plus personne… ils sont tous partis !… (Faisant des signes au fond.) Hé ! là bas !… les amis !… Les braconniers entrent en scène de tous côtés en marchant sur la pointe du pied et ils s’avancent avec précaution pendant que l’orchestre joue en sourdine. — Aux braconniers.) Venez !… venez !… voici la nuit… c’est l’heure du rendez-vous…

BIBLETTO, sortant de la cave, en costume d’homme.

Vite !… vite ! mes enfants, débarrassons la cave et enlevons notre gibier…

Deux braconniers descendent dans la cave.

BIBÈS, accourant du fond.

Alerte !… voici le gouverneur !…

TOUS, saisis de frayeur.

Le gouverneur !

BIBLETTO.

Ne craignez rien… Je vais lui jouer un tour de ma façon… Laissez-moi faire et les guitares en avant !

Les braconniers prennent des guitares qu’ils avaient cachées dans l’auberge, Bibletto jette sur ses épaules un manteau et se coiffe d’un vieux feutre.

Scène XIV

Les Mêmes, LASTÉCOUÈRES, ÉLÉONORE.

Lastécouères entre en courant, suivi d’Eléonore.

LASTÉCOUÈRES.

Ouf !… enfin, je les tiens !

ÉLÉONORE.

Nous les tenons !

LASTÉCOUÈRES.

J’ai des renseignements sûrs, et c’est ici, sur cette place, que je vais les pincer…

Ritournelle de la sérénade à l’orchestre.

ÉLÉONORE, surpris.

Tiens ! un bruit de guitares !…

LASTÉCOUÈRES, de même.

Qu’est-ce que ça signifie ?

GABASTOU, qui s’est approché de lui.

Ce sont les amis des mariés qui viennent leur donner une aubade…

LASTÉCOUÈRES, furieux.

Que le diable les emporte !…

Lastécouères et Eléonore sont à droite. — Les musiciens rangés en biais au milieu du théâtre. — Bibletto, entortillé dans son manteau et le chapeau rabattu sur les yeux, chante au milieu. — Bibès gratte de la guitare à côté de lui. — À partir du moment où la sérénade commence, Gabastou va doucement ouvrir la trappe, et les braconniers qui étaient descendus dans la cave en sortent les uns après les autres emportant chacun une pièce de gibier, chevreuils, lièvres, perdrix, etc.
FINALE.
SÉRÉNADE.
BIBLETTO.
I
––––––––Tout se tait sur la terre,
––––––––La nuit vient chasser le jour,
––––––––C’est l’heure du mystère,
––––––––C’est l’heure de l’amour.
––––––––Oui, l’amour vous appelle,
––––––––Bonne nuit, chers époux,
––––––––Jusqu’à l’aube nouvelle
––––––––Nous veillerons sur vous !…
CHŒUR.
––––––––Oui, l’amour vous appelle,
––––––––––––––––––Etc.

Pendant ce chœur, on voit Marcassou paraître sur le balcon de sa maison et pendant la ritournelle, il dit ces mots :

MARCASSOU, parlé.

C’est la voix du petit chasseur de chamois !… Attends !… attends !… attends !… petit gneusard !

Il disparaît vivement.

BIBLETTO, continuant la sérénade.
II
––––––––Dans cette nuit si pure,
––––––––Que d’accents mystérieux !
––––––––Amis, dans la nature
––––––––Tout vous dit : soyez heureux !
––––––––Oui, l’amour vous appelle,
––––––––Bonne nuit, chers époux,
––––––––Jusqu’à l’aube nouvelle
––––––––Nous veillerons sur vous !
CHŒUR.
––––––––Oui, l’amour vous appelle,
––––––––––––––––––Etc.
Après les derniers mots de la sérénade et pendant que la ritournelle continue, on voit paraître Marcassou, sortant de chez lui ; il tient un bâton à la main.
MARCASSOU, parlé sur la musique.

Ah ! petit drôle !… tu oses donner une sérénade à ma femme le jour même de mes noces !… Attends ! attends ! je vais te frotter les épaules.

Il se dirige vers la gauche en marchant à tâtons. — Il se heurte dans les braconniers.

GABASTOU.

Un espion !

Les braconniers saisissent Marcassou.

TOUS.

À la cave !

MARCASSOU.

Aïe !…

On le met dans la cave.

LASTÉCOUÉRES, redescendant avec Éléonore.

Le diable emporte ces gratteurs de guitare…

ÉLÉONORE.

Ils vont nous empêcher de pincer les braconniers… au large, au large, débarrassez le plancher.

Il chasse les joueurs de guitare.

VOIX DE GINETTA, à droite dans la maison.

Marcassou ! Marcassou !…

LASTÉCOUÈRES.

Qu’est-ce que c’est encore ?

À ce moment, la porte de la maison de Marcassou s’ouvre avec violence et Ginetta se précipite en scène en criant.

GINETTA.
––––––––Marcassou !… Marcassou !
––––––––Où donc est Marcassou ?
––––––––Mon trésor… mon bijou !
––––––––Marcassou ! Marcassou !
À ces cris, tous les gens de la noce accourent, les hommes en robes de chambre et en bonnets de coton, les femmes en jupons et en camisoles. — Tous portent des lanternes.
CHŒUR.
––––––Qu’y a-t-il donc ? pourquoi ce bruit
––––––Qui vient nous réveiller la nuit ?

Pendant ce chœur, on voit les gardes forestiers appelés par Lastécouères et Eléonore entrer avec précaution et garnir le fond du théâtre.

GINETTA.

C’est Marcassou

––––––Qui soudain vient de disparaître
––––––Pour s’en aller je ne sais où !
––––––––––Où peut-il être ?
––––––––Marcassou ! Marcassou !
CHŒUR.
––––––––Marcassou ! Marcassou !
GINETTA, furieuse.
–––––––Quoi ! me quitter de la sorte !
–––––––Sans un mot prendre la porte !
–––––––––––M’affliger !
–––––––––––M’outrager !
––––––––Je saurai me venger !…

S’accrochant à Lastécouères.

–––––––Ah ! ce Marcassou, ce drôle
–––––––J’éprouve un ardent désir
–––––––Comme une feuille de tôle
–––––––De le tordre et l’aplatir !
–––––––Viens donc… la main me démange !
–––––––Si je pouvais t’empoigner !
–––––––Ah ! que je voudrais, cher ange,
–––––––Te mordre et t’égratigner !

Elle égratigne Lastécouères.

LASTÉCOUÈRES, la repoussant.
–––––––Laissez-moi !… quelle gaillarde !
–––––––Au diable !… j’en deviens fou !
–––––––Que me veut cette criarde ?
–––––––Je ne suis pas Marcassou !
GINETTA, s’accrochant à Eléonore.
–––––––Viens donc ! monstre qui m’outrage
–––––––Je veux te sauter aux yeux,
–––––––Te souffleter au visage
–––––––Et t’arracher les cheveux…

Elle tire les cheveux d’Eléonore.

ÉLÉONORE, la repoussant.
–––––––Laissez-moi !… quelle gaillarde !
–––––––Au diable !… j’en deviens fou !
–––––––Que me veut cette criarde ?
–––––––Je ne suis pas Marcassou !
GINETTA.
–––––––Hélas ! je me trouve mal !
LASTÉCOUÈRES, la soutenant dans ses bras.
–––––––Ciel ! elle se trouve mal !
LE CHŒUR.
–––––––C’est un drame conjugal !
GINETTA.
–––––––Comprenez-vous ma rage !
–––––––Et ce Marcassou, quel front !
–––––––Le jour de mon mariage !
–––––––Me faire un pareil affront !

Elle tombe dans les bras de Lastécouères.

LASTÉCOUÈRES, la poussant dans les bras d’Eléonore.
–––––––Eh ! madame !
ÉLÉONORE, la remettant dans les bras de Lastécouères
–––––––Eh ! madame ! Eh ! madame !
LASTÉCOUÈRES.
–––––––Soutenez-vous !
ÉLÉONORE.
–––––––Soutenez-vous ! Soutenez-vous !
ENSEMBLE GÉNÉRAL.
BIBLETTO, dans l’éloignement.
LASTÉCOUÈRES, ÉLÉONORE,
et LES CHŒURS.
Bonne nuit, chers époux !
Nous veillerons sur vous !
C’est trop regretter un époux !
Qu’on lui rende son Marcassou !
GINETTA.
––––––Où donc, où donc est mon époux !
––––––Ah ! rendez-moi mon Marcassou !
BIBÈS, à Lastécouères.
––––––Comte, appelez vos estafiers,

Lui montrant les gens de la noce.

––––––Car tous ces hommes en jaquettes,
––––––Toutes ces femmes en cornettes
––––––Ce sont…
LASTÉCOUÈRES.
––––––Ce sont… Ce sont…
BIBÈS.
––––––Ce sont… Ce sont… Les braconniers !
LASTÉCOUÈRES, avec force.

(Parlé.) Je m’en doutais… qu’on arrête tous ces gens-là !

Reprise du chœur pendant que les gardes forestiers s’emparent de tous les gens de la noce.

Tableau. — La toile baisse.

ACTE DEUXIÈME

A Argelès chez Carmagnasse. — Le théâtre représente la boutique d’un barbier sous Louis XVI. — Au fond, un large vitrage avec la porte d’entrée. — Portes latérales. — Au premier plan à droite, un petit comptoir. — À gauche, un lavabo, meubles et ustensiles de perruquier.



Scène PREMIÈRE

CARMAGNASSE, Clients, Clientes, Plusieurs Garçons Perruquiers.

Au lever du rideau, Carmagnasse et ses garçons rasent et coiffent plusieurs personnes. — D’autres clients attendent leur tour.

INTRODUCTION.
CARMAGNASSE.
––––––C’est moi qui suis Carmagnasse,
––––––Un barbier de grande race !
––––––Voilà, voilà, Carmagnasse,
––––––Voilà, voilà, le grand barbier.
CHŒUR DES GARÇONS BARBIERS
––––––Nous sommes, messieurs et mesdames,
––––––Vos petits perruquiers chéris,
––––––Et si nous coiffons bien les femmes,
––––––Nous coiffons bien mieux les maris.
PREMIER GARÇON.
––––––Venez, adolescents timides,
––––––Qui rougissez près de Babet,
––––––Ici pour vous rendre intrépides,
––––––Nous vous donnerons du toupet !
ENSEMBLE.
––––––Nous sommes,
––––––––––––––––––Etc.
DEUXIÈME GARÇON.
––––––Amoureux à faces caduques,
––––––Vieux rimeurs et petits robins,
––––––Ah ! que de têtes à perruques,
––––––On voit ici tous les matins.
––––––Nous sommes,
––––––––––––––––––Etc.
TROISIÈME GARÇON.
––––––On se plait fort dans nos boutiques,
––––––Et cela se comprend au mieux ;
––––––A chacune de nos pratiques
––––––Nous jetons de la poudre aux yeux !
––––––Nous sommes,
––––––––––––––––––Etc.
QUATRIÈME GARÇON.
––––––Pour réussir près de leurs belles,
––––––Aux financiers, aux vieux barbons
––––––De l’amour regrettant les ailes,
––––––Je fais des ailes de pigeons !
ENSEMBLE.
––––––Nous sommes, messieurs et mesdames,
––––––Vos petits perruquiers chéris,
––––––Et si nous coiffons bien les femmes,
––––––Nous coiffons bien mieux les maris.
LES CLIENTS.

Rasez-moi… à moi… à mon tour.

CARMAGNASSE, au milieu.
Quelle presse !… je vais appeler ma nièce Ginetta…
UN CLIENT.

Comment votre nièce est ici ?

CARMAGNASSE.

Oui, elle est revenue ce matin… (Appelant.) Ginetta !… Ginetta !

GINETTA, parlé au dehors.

Me voilà ! me voilà !

Elle entre de gauche, tenant à la main un rasoir, un plat à barbe et une serviette.


Scène II

Les Mêmes, GINETTA.
GINETTA.
––––Parlez, demandez… voici la serviette
––––Voici le rasoir et la savonnette !
––––De vous rajeunir, je possède l’art, (Bis.)
–––––––––––––Car…
–––––––––Je rase, je rase !
–––––––––––Vivement,
–––––––––––Prestement,
–––––Je sers bien vite le client !
–––––––––Je rase, je rase,
–––––––––Et tout en rasant
––––––––––––Je jase
–––––––––––Très gaiement !
I
–––––––––Cherchant à me plaire,
–––––––––Un bon vieux client
–––––––––Près de la barbière
–––––––––Est là, soupirant,
–––––––––S’il me prend la taille…
–––––––––Oh ! là ! c’est scabreux !
–––––––––Je fais une entaille,
–––––––––Au vieil amoureux !
–––––––––V’li, v’lan ! ça soulage !
–––––––––Et pendant qu’il rage…
–––––––––Je rase, je rase,
––––––––––––––––––Etc.
II
–––––––––Est-ce un jeune sire
–––––––––Beau comme l’amour ?
–––––––––C’est moi qui soupire
–––––––––Et tremble à mon tour !
–––––––––Jalouse qu’il n’aille
–––––––––Près de sa Chloris,
–––––––––Je fais une entaille
–––––––––Au jeune Adonis !
–––––––––V’li ! v’lan ! ça soulage !
–––––––––Et pendant qu’il rage…
–––––––––Je rase, je rase,
––––––––––––––––––Etc.
CHŒUR.
–––––––––La barbière rase,
–––––––––Et tout en rasant
––––Elle jase, jase, jase, jase,
–––––––––Elle jase gaiement !

Scène III

Les Mêmes, BIBÈS.
GINETTA, appelant.

Le premier de ces messieurs ?

BIBÈS, entrant du fond en vieux porteur de balle.

C’est moi… voilà… Il s’assied.

LES CLIENTS

Comment !… non ! non ! nous sommes avant lui !

BIBÈS.

Bah !… vous pouvez bien céder votre tour à l’ami Bibès.

GINETTA, surprise.

Bibès !

BIBÈS, regardant autour de lui.

Sapristi, que de monde !… on voit bien que c’est la fête du pays… (A Ginetta.) Allons, la belle enfant, savonnez…

Il s’assied.

GINETTA.

Oui, monsieur Bibès…

BIBÈS, bas et vivement.

Avez-vous des nouvelles de Bibletto ?

GINETTA, lui mettant la serviette au cou.

Non… pourquoi cela ?… qu’est-il donc arrivé ?

BIBÈS, même jeu.

Il est arrivé que nous avons été surpris cette nuit… heureusement nous avons eu le temps de déguerpir… Je me suis sauvé d’un côté… Bibletto d’un autre…

GINETTA, savonnant Bibès.

Je respire…

CARMAGNASSE, qui poudre un client à gauche.

Qu’est-ce que vous marmottez donc là tous les deux ?

BIBÈS, haut.

Rien, rien… papa Carmagnasse… Je demandais à votre nièce comment il se fait qu’elle se trouve ici le lendemain de ses noces ?

CARMAGNASSE.
Ah ! c’est une histoire émouvante… Ginetta… raconte ta petite histoire émouvante.
TOUS.

Oui !… oui !… Ginetta… l’histoire.

GINETTA, savonnant Bibès et le rasant.

La voilà en deux mots… J’avais appris que M. Marcassou avait eu un attachement dans le pays… une bonne amie !… la grande Cagnasse… (Rasant avec fureur.) Cristi ! (A Bibès.) Le rasoir ne vous fait pas de mal ?

BIBÈS, faisant la grimace.

Du tout, c’est un velours !

GINETTA, continuant à le raser.

Je croyais que c’était bien fini… il me l’avait juré… Ah ! bien, oui… pas du tout !… Le soir même de notre mariage, il a disparu… et pour aller où ?… pour aller retrouver sa bonne amie, la grande Cagnasse !… le brigand !… (A Bibès.) Le rasoir ne vous fait pas de mal ?

BIBÈS, même jeu.

Du tout, c’est un velours !

CARMAGNASSE, à part.

Sapristi ! faut-il qu’il ait la peau dure !

GINETTA.

Et moi, je suis restée là, toute la nuit à me morfondre, à gémir, à appeler Marcassou ! Marcassou !… comme on appelle les chats qui sont sur les gouttières… Rien !… personne !… et voilà comment j’ai passé la première nuit de mes noces !…

BIBÈS, se levant.

Aïe !… Vous m’avez coupé !… (Allant au lavabo.) Pauvre petite !…

TOUS.

C’est une indignité !

CARMAGNASSE.
Je ne connais pas ce Marcassou, mais, mordions ! qu’il ne vienne jamais se faire raser chez moi ou je lui enlève le nez !
GINETTA.

Comme je ne brille pas par la patience, j’ai fait mon paquet au point du jour, j’ai pris la voiture et je suis revenue chez mon oncle Carmagnasse.

CARMAGNASSE.

Tu te consoleras en m’aidant comme autrefois à faire des barbes.

BIBÈS.

Ce sera une distraction…

GINETTA.

J’aurais préféré… autre chose… mais je me vengerai… Ah ! si j’en trouve l’occasion, je me vengerai !… On entend crier au dehors.

TOUS.

Quel est ce bruit ?

CARMAGNASSE, regardant dehors.

Tiens ! tiens ! c’est notre gouverneur !

BIBÈS, effrayé.

Le gouverneur !… Diavolo ! filons vite pour qu’il ne me reconnaisse pas !…

Il sort par une porte latérale, à gauche.

CARMAGNASSE, au fond.
Il accourt de ce côté !… (Regardant.) Ah ! mon Dieu !… quelle tête il a !… bien sûr, il n’a pas sa tête de tous les jours…

Scène IV

Les Mêmes, LASTÉCOUÈRES suivi de PALAMOS et PYRAGUE, gardes-chasse, puis ÉLÉONORE.
LASTÉCOUÈRES, entrant furieux, sans chapeau et sans perruque.

Où est le perruquier ? (Éternuant.) Ah ! que je suis enrhumé ! Le drôle ! le faquin ! le polisson !… faire ainsi trimer un homme de mon rang !… si jamais il me tombe sous la main je l’anéantis, je le concasse, je le pulvérise !

CARMAGNASSE.

Qu’avez-vous, monseigneur ?

LASTÉCOUÈRES.

Ça ne vous regarde pas !… (Appelant.) Eléonore !… M. le vicomte !… Où est-il encore passé, cet animal-là ?

ÉLÉONORE, entrant lentement.

Me voici, papa…

LASTÉCOUÈRES.

D’où venez-vous ?… vous ne pouvez donc pas rester avec moi ?

ÉLÉONORE.

Mais papa, c’est vous qui venez de m’envoyer au château pour voir s’il n’était pas arrivé des lettres de Paris…

LASTÉCOUÈRES, se calmant.

C’est vrai… oui, j’attends une communication très-importante, sur l’issue de mon procès… Je suis tranquille, mais n’importe !… (A Eléonore.) Eh bien ?

ÉLÉONORE.

Pas de lettres…

LASTÉCOUÈRES.
C’est contrariant… ce sera pour ce soir, alors ?
ÉLÉONORE, préoccupé.

Oui…

LASTÉCOUÈRES.

Ou pour demain…

ÉLÉONORE, même jeu.

Non…

LASTÉCOUÈRES.

Oui… non… vous n’en savez rien… taisez-vous ! Je vous ai déjà dit qu’à votre âge on ne devait rien affirmer… c’est inconvenant… on dit : il se peut… c’est bien possible… je m’informerai…

ÉLÉONORE.

Mais cependant…

LASTÉCOUÈRES.

Paix !… suis-je votre père, oui ou non ?

ÉLÉONORE, s’inclinant.

Il se peut… c’est bien possible… je m’informerai…

LASTÉCOUÈRES, se calmant et remontant.

À la bonne heure… (Se retournant.) Où est le barbier ?…

CARMAGNASSE, s’approchant.

Me voici, monseigneur… qu’y a-t-il pour votre service ?

LASTÉCOUÈRES.

Je vais vous le dire… figurez-vous que je poursuivais cet infâme Rastamagnac…

GINETTA, s’approchant vivement.

Rastamagnac !

CARMAGNASSE, vivement.

Est-ce que vous l’avez pincé ?

LASTÉCOUÈRES.
Non… nous n’avons pincé qu’un rhume de cerveau… (A Eléonore.) N’est-ce pas monsieur le vicomte ?
ÉLÉONORE, préoccupé.

Qu’elle était belle… Cette déesse aux yeux soyeux…

LASTÉCOUÈRES.

Qu’est-ce qu’il me chante avec sa déesse. (A Carmagnasse.) Oh ! quelle nuit ! quelle nuit ! hier soir après avoir fait arêter injustement une noce tout entière, je me remets à la poursuite de Rastamagnac… au moment où nous allions le pincer, une détonation se fait entendre… Paf !… c’était mon fils qui venait d’éternuer…

ÉLÉONORE.

Papa, ça m’a échappé, j’étais si mouillé…

LASTÉCOUÈRES.

À votre âge, vous devriez savoir vous retenir.

ÉLÉONORE.

J’ai des souliers qui prennent l’eau, ce n’est pas de ma faute.

LASTÉCOUÈRES.

Taisez-vous. (A Carmagnasse.) Vous comprenez, barbier, que je ne peux pas rester comme je suis, je sens que je manque de prestige… pouvez-vous me remplacer la perruque que j’ai perdue ?

CARMAGNASSE.

Oui, monseigneur… j’en ai là une toute faite… noire… avec des accroche-cœurs…

LASTÉCOUÈRES.

La mienne était blonde… enfin, va pour le noir… Ça me changera. (Aux gardes.) Vous pouvez vous retirer. (Les gardes sortait par le fond, à Eléonore.) Quant à vous, monsieur le vicomte, retournez au château, et si le courrier est arrivé, vous me l’apporterez…

ÉLÉONORE, préoccupé, chantant.
––––––––––Qu’elle était belle…
LASTÉCOUÉRES, furieux.

Encore !… (Très-fort.) Monsieur le vicomte…

ÉLÉONORE, continuant.
––––––––––Cette déesse…
LASTÉCOUÈRES, très-fort.

Monsieur le vicomte… M’avez-vous entendu ?

ÉLÉONORE, sautant.

Oui, papa…

LASTÉCOUÈRES.

C’est bon… Dépêchez-vous alors… (A Carmagnasse.) Et vous, barbier, allez chercher cette perruque.

Il s’assied près du comptoir.

CARMAGNASSE.

Oui, monseigneur.

Il sort, à droite, premier plan, Eléonore, toujours absorbé dans ses pensées descend la scène, vient prendre, sans mot dire, la main de Ginetta, l’amène au milieu du théâtre et lui chante le couplet suivant.

ÉLÉONORE.
––––––––––Qu’elle était belle !
––––––Cette déesse aux yeux soyeux.
––––––––––Qu’elle était belle !
––––––Elle avait l’aspect savoureux
––––––D’une prune mirabelle !…
––––––––––Qu’elle était belle !…

Il sort par le fond, Lastécouères toujours assis le regarde d’un air ébahi.

GINETTA, surprise.

Qu’est-ce qui lui prend donc au fils du gouverneur ?…

LASTÉCOUÈRES.

Mais qu’est-ce qu’il a ?…

CARMAGNASSE, revenant avec une perruque et s’adressant à Lastécouères.

Voilà votre perruque.

Il le coiffe à droite, en ce moment on entend un grand bruit au dehors, Bibès se précipite en scène.
BIBÈS, bas à Ginetta.

Entendez-vous ces cris ?… que se passe-t-il ?… (Regardant au fond.) On vient de ce côté…

Bibletto, effaré, les vêtements en désordre, saute par la fenêtre sans être vu de Lastécouères.

GINETTA.

Bibletto !

BIBÈS.

Le patron !

BIBLETTO.

Sauve-moi, Ginetta !…

Les gardes se précipitent en scène et entrent par le fond.

PALAMOS et LES GARDES. Il est ici !… il est ici !…


Scène V

Les Mêmes, PALAMOS, LES GARDES.
LASTÉCOUÈRES, se levant.

Qu’y a-t-il ?… est-ce que nous le tenons ?…

PALAMOS, regardant Bibletto.

Un étranger… un inconnu… (A Lastécouères.) Oui, monseigneur, ce doit être celui-ci…

Il désigne Bibletto.

LASTÉCOUÈRES.

Je vais bien le voir… (A Bibletto.) Approche, drôle !…

BIBLETTO.

Que veut-on ? pourquoi cette violence ?

GINETTA, à part.
Perdu !…
BIBÈS, de même.

Cette fois, ça y est !…

LASTÉCOUÈRES, à Bibletto.

D’où viens-tu, où vas-tu ? que fais-tu, que veux-tu, qui es-tu ?

BIBLETTO, embarrassé.

Mais… je…

LASTÉCOUÈRES.

Tu hésites !… n’espère pas me tromper !… on ne me trompe pas, moi !… Tu es Rastamagnac…

GINETTA, bas à Bibès.

Ah ! comment le sauver ?

BIBÈS, de même.

Je me creuse… mais je ne trouve pas…

LASTÉCOUÈRES, regardant Bibletto.

Que voilà bien la tête d’un scélérat !… quelle face patibulaire !… je l’aurais reconnu entre mille…

GINETTA, riant très-fort.

Ah ! ah ! ah !

BIBÈS, bas.

Quoi donc ?

GINETTA, bas à Bibès.

J’ai mon idée. (Haut et riant aux éclats.) Ah ! ah ! ah !… pardon si je ris… ah ! ah ! mais c’est… plus fort !… ah ! ah ! plus fort que moi, ah ! ah ! ah ! ah !

LASTÉCOUÈRES.

Ah ! ça, qu’est-ce qui lui prend ? (A Ginetta.) Pourquoi cette hilarité ?

GINETTA, riant toujours.
Ah ! ah ! ah ! ah ! je ne puis pas m’arrêter, ah ! ah ! ah ! Lui… Rastamagnac… Rastamagnac… ah ! ah ! ah ! mais c’est Marcassou… mon mari…
CARMAGNASSE.

Son mari !… mon neveu !…

LASTÉCOUÈRES.

Son mari !

BIBÈS, à part.

Bien joué, la petite !

BIBLETTO, à part.

Bon ! je comprends !…

GINETTA, à Lastécouères.

Mais oui… Ce Marcassou que je cherchais… que je demandais à tous les échos… vous savez bien hier soir…

LASTÉCOUÈRES.

Oui… oui… quand j’ai fait arrêter tous ces braves gens sur la dénonciation d’un vieil animal.

BIBÈS, à part.

Le vieil animal, c’est moi !

LASTÉCOUÈRES.

Dont je n’oublierai jamais la voix.

BIBÈS, vivement, à part.

Diable ! motus !

Il met la main sur sa bouche.

GINETTA.

Est-ce que je m’étais pas figuré que mon petit Marcassou me faisait des traits ?…

BIBLETTO.

Quelle folie !

GINETTA.
Mais il m’a tout expliqué et je lui ai pardonné… (A Bibletto.) Pas vrai, mon chéri, que je t’ai pardonné ?… Tiens, embrasse-moi donc pour montrer à M. le gouverneur que tu es bien mon petit homme…
BIBLETTO, l’embrassant.

Volontiers, ma petite femme !… (Bas.) Merci, Ginetta !

GINETTA.

Embrasse aussi l’oncle Carmagnasse !

BIBLETTO.

Mon oncle, voulez-vous m’ouvrir vos bras ?

CARMAGNASSE.

Comment donc, mon neveu, et à deux battants encore… (Il l’embrasse.) Il est charmant !

GINETTA.

Embrasse aussi M. le gouverneur…

BIBLETTO, courant à Lastécouères.

Bien volontiers !…

LASTÉCOUÈRES.

C’est inutile !… c’est inutile !…

GINETTA.

Et quand je pense que vous le preniez pour un vilain braconnier. (Riant.) Ah ! ah ! ah !

TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah !

CARMAGNASSE, allant à Lastécouères.

Il faut être bête comme une oie !… (Se reprenant vivement.) Oh ! pardon, monseigneur !…

LASTÉCOUÈRES.

Est-ce que je l’avais vu ?… Si on m’avait laissé le temps de l’examiner ; j’aurais été le premier à dire : Ça n’est pas Rastamagnac !…

CARMAGNASSE.

C’est évident !…

BIBLETTO.
Parbleu ! Est-ce qu’on peut tromper monseigneur…
LASTÉCOUÈRES.

Ce sont mes garde-chasse ! ils n’en font jamais d’autres… (Aux gardes.) Allons, bélîtres ! reprenez la chasse et tâchez d’être plus adroits… Palamos… vous placerez des hommes à tous les coins de rue et vous établirez votre quartier général devant cette boutique… (A Carmagnasse.) Vous, barbier, vous allez finir de m’accommoder…

CARMAGNASSE.

À vos ordres, monseigneur ! (A Bibletto et Ginetta.) Pendant ce temps, vous préparerez tout ce qu’il faut pour la collation.

BIBLETTO.

C’est cela, mordious !… et nous ferons connaissance le verre à la main, mon cher oncle !…

LASTÉCOUÈRES, à Carmagnasse.

Il me plaît beaucoup, votre neveu… c’est un petit luron… (A Ginetta.) Madame, mes respects… (A Bibletto.) Jeune homme, mes excuses !… (A Carmagnasse.) Suivez-moi, idiot. (Se reprenant.) Pardon… suivez-moi, barbier.

Il entre à droite premier plan, suivi de Carmagnasse.


Scène VI

BIBLETTO, GINETTA, BIBÈS.
BIBLETTO.

Allons, me voilà forcé de rester ici !

GINETTA.

C’est vrai, les abords sont gardés et si tu essaies de sortir, tu éveilles les soupçons. Comment faire ?

BIBÈS, descendant au milieu.

Est-ce que votre ange gardien n’est pas là ! Je connais dans ce village trois paysans, les frères Piérougue… ils ne seront pas fâchés de jouer un tour au gouverneur et de prêter la main aux braconniers.

BIBLETTO.

Très-bien…

BIBÈS.

Je vais vous les envoyer, avec une carriole, vous vous glisserez dedans, et fouette, cocher !

BIBLETTO.

C’est cela ; mais à quoi me reconnaîtront-ils, ces braves gens ?

BIBÈS.

Je leur dirai de demander M. Marcassou.

BIBLETTO, riant.

C’est juste, puisque c’est le nom que je porte maintenant.

BIBÈS.

J’y cours. Dans un quart d’heure, ils seront ici !

Bibès sort.

GINETTA.

En attendant, ce que nous avons de mieux à faire, c’est de préparer la collation.

BIBLETTO.

Ma foi, oui… car je meurs de faim !… (Bibletto et Ginetta remontent. Marcassou paraît au fond.) Venez, madame mon épouse !

GINETTA.

Je vous suis, monsieur mon mari.

Ils sortent par la droite.

Scène VII

MARCASSOU, seul, lisant l’enseigne au dehors.

Carmagnasse… perruquier barbier… au Toupet d’airain… c’est bien ici… (Il entre par le fond.) Personne… tant mieux !… Ouf !… Soufflons un peu… Je suis moulu, rompu, brisé !… (Il s’assied à gauche et se relève vivement en poussant un cri douloureux.) Oh ! ce mulet ! Aïe ! (Il se rassied.) En voilà des aventures depuis hier au soir… d’abord, on me fourre dans une cave… (Se levant.) Je n’y étais pas depuis cinq minutes qu’un rat se met à me grignoter. Certainement, je ne crois pas avoir le caractère plus mal fait qu’un autre, mais je n’aime pas qu’un rat se permette de me grignoter : moi qui suis un homme je ne me le permettrais pas à son égard… Je le repousse donc vigoureusement… et il s’éloigne… je croyais en être débarrassé… pas du tout, l’animal était allé prévenir ses camarades… il parait qu’ils se préviennent… ils reviennent en force… ils étaient au moins cent trente-cinq à cent cinquante-trois !… de tout âge et de tout sexe !.. Je fuis… ils me poursuivent… j’ai couru comme ça pendant toute la nuit… Je calcule que j’ai bien fait dans les vingt-neuf, vingt-sept lieues. Enfin ce matin, la trappe s’ouvre… c’était Gabastou, l’aubergiste ! Tiens ! qu’il me dit, qu’est-ce que vous faites donc là ?… Ce n’est pas vous que je croyais rencontrer… — Je me promène, lui réponds-je !… — Ah ! qu’il m’ajoute, votre femme vous a joliment cherché, et tant et tant que ce matin elle est retournée chez son oncle Carmagnasse… — Chez son oncle, que je m’écrie ! et moi qui osais la ternir d’un soupçon impur !

!… Je sors de ma cave… je ne fais ni une ni deux, j’ôte mes habits de noce… j’enfourche une de mes mules… et elle avait le trot d’un dur, cette mule !… mais d’un dur !… Entre nous, je crois que je suis entamé !… mais enfin je vais pouvoir me retremper au milieu de mon oncle et au sein de mon épouse !… Il n’y a donc personne dans cette maison !… (Il va pour s’asseoir et se relève aussitôt.) Aïe !… positivement, je suis entamé.

Il s’assied à droite.
CAMARGNASSE, à la cantonade.

Par ici, monseigneur, je vais vous donner un coup de brosse.

MARCASSOU, frappant sur la table.

À la boutique ! à la boutique !


Scène VIII

MARCASSOU, CARMAGNASSE, LASTÉCOUÈRES.
CARMAGNASSE, entrant suivi de Lastécouères.

Encore un client ! (A Lastécouères.) Vous permettez, monseigneur ?

LASTÉCOUÈRES.

Allez ! allez ! (Se regardant dans la glace.) Cette perruque m’avantage beaucoup.

CARMAGNASSE, allant à Marcassou.

C’est pour la barbe ou pour la coiffure ?

MARCASSOU.

Ni pour l’une ni pour l’autre. (A part.) Ça doit être l’oncle Carmagnasse ! il a une bonne tète. (Il se lève.) Ni pour l’une, ni pour l’autre… un mot seulement : votre nièce est-elle là ?

CARMAGNASSE.

Sans doute !

MARCASSOU, mystérieusement.

Dites-lui de venir tout de suite !

CARMAGNASSE, étonné.

Pourquoi faire ?

MARCASSOU, riant.
Pour… non, j’aime mieux vous laisser la surprise.
CARMAGNASSE.

La surprise ?

LASTÉCOUÈRES, bas à Carmagnasse.

Qu’est-ce que c’est que cet homme-là ?

CARMAGNASSE, de même.

Je ne le connais pas. (Voyant entrer Ginetta avec Bibletto.) Ah ! justement voici Ginetta !

MARCASSOU, allant à Lastécouères.

Bon ! très-bien ! Monseigneur, si vous n’avez jamais vu une surprise, vous allez en voir une, je ne vous dis que ça, vous allez en voir une…

Ginetta entre avec Bibletto.


Scène IX

Les Mêmes, GINETTA, BIBLETTO.
MARCASSOU, mécontent.

Encore ce Bibletto !… que vient-il faire ici ?

GINETTA, le reconnaissant, à part.

Mon mari !…

BIBLETTO, bas à Canette.

Je suis perdu !

GINETTA, bas à Bibletto.

Du tout !… Je te sauverai !… ce sera ma vengeance !…

MARCASSOU, s’avançant vers sa femme.

Allons, Ginetta, dans mes bras !…

GINETTA, se reculant.
Dans vos bras !… (Très-froidement.) Pardon, monsieur, mais je ne vous connais pas…
MARCASSOU, stupéfait.

Tu ne me… Ah çà ! voyons, ne suis-je pas ton mari ?

GINETTA.

Mon mari !… Ah ! la bonne plaisanterie !… (Riant aux éclats.) Mon mari !… Ah ! ah ! ah ! ah !

LASTÉCOUÈRES, CARMAGNASSE et BIBLETTO
, riant.

Son mari !… Ah ! ah ! ah ! ah !

LASTÉCOUÈRES, à Marcassou.

Vous arrivez un peu tard, mon cher… la place est prise…

MARCASSOU, ahuri,

Comment ! la place est prise !…

GINETTA.

Certainement… et mon mari (Montrant Bibletto.) le voici !…

MARCASSOU.

Lui !… (Prenant son front à deux mains.) Quel embrouillamini !… (A Ginetta.) Voyons, voyons, expliquons-nous un peu…

COUPLETS.
I
––––––Rappelle-toi, tu pris mon bras,
––––––Hier au sortir de l’église…
GINETTA.
––––––––Je ne m’en souviens pas !
MARCASSOU.
––––––Avec moi tu t’acheminas
––––––Vers mon logis, terre promise…
GINETTA.
––––––––Je ne m’en souviens pas !
MARCASSOU.
––––––En montant tu fis un faux pas,
––––––Car l’escalier était très sombre…
GINETTA.
––––––––Je ne m’en souviens pas !
MARCASSOU.
––––––Et je te dérobai tout bas
––––––Trois ou quatre baisers dans l’ombre.
GINETTA.
––––––––Je ne m’en souviens pas !
II
MARCASSOU.
––––––Lors vers moi tu te retournas,
––––––Les yeux tout brillants de colère.
GINETTA.
––––––––Je ne m’en souviens pas !
MARCASSOU.
––––––Mais je m’agenouillai bien bas,
––––––Je mis le front dans la poussière…
GINETTA.
––––––––Je ne m’en souviens pas !
MARCASSOU.
––––––Tu me souris… tu pardonnas.
––––––Je pris alors ta jarretière…
GINETTA.
––––––––Je ne m’en souviens pas…
MARCASSOU.
––––––Enfin, tu me tendis les bras…
––––––Et moi, je soufflai la lumière…
GINETTA.
––––––––Je ne m’en souviens pas !
CARMAGNASSE.

Vous êtes fou !…

BIBLETTO.
Allez vous faire donner des douches !…
MARCASSOU.

Des douches !… (Tombant assis sur une chaise.) Je m’écroule !…

GINETTA, à Bibletto.

Viens, laissons-le… (Bibletto et Ginetta sortent par la gauche. — Avant de sortir regardant Marcassou.) Je suis vengée !…


Scène X

MARCASSOU, LASTÉCOUÈRES, CARMAGNASSE.
LASTÉCOUÈRES, le regardant.

Cet homme m’est suspect… si c’était mon braconnier ?…

CARMAGNASSE, près de Marcassou.

Du calme, voyons, du calme

LASTÉCOUÈRES.

Son signalement doit être arrivé au château… J’y cours… et en attendant je vais le faire surveiller par mes gens…

Il sort par le fond.

CARMAGNASSE, secouant Marcassou.

C’est un toqué, soyons doux. Allons, mon brave homme, allons… vous ne pouvez pas rester ici…

MARCASSOU, se levant d’un bond.

Et vous croyez que ça va se passer comme ça… le croyez-vous, que ça va se passer comme ça ?

CARMAGNASSE.

Voilà son accès qui lui reprend. (Il remonte à droite. — S’éloignant vivement.) J’ai peur de ces gens-là. (Près de la porte de droite.) Si j’ai un conseil à vous donner, c’est de filer au plus vite… Filez !… filez !…

Il soit vivement.

Scène XI

MARCASSOU, seul.

Filez !… filez !… Eh bien ! j’en avale des couleuvres. Je puis dire que j’en avale… On me prend mon épouse, on me prend mon nom, on me prend ma famille, on me prend tout… Alors qu’est-ce qu’il me reste ? mes yeux, mes pauvres yeux pour pleurer… mais si je ne suis pas le mari de Ginetta, qu’est-ce que je suis donc alors ? (Se tâtant.) Pourtant, j’ai beau me tâter, me palper, il me semble que c’est bien moi, j’ai toujours ma même valeur intrinsèque. (Allant à une glace et se regardant.) N’est-ce pas que c’est bien toi ?… Réponds donc, imbécile, quand tu resteras là, à me regarder… Eh ! oui, je te reconnais parfaitement… voilà l’entaille que tu t’es faite hier en te rasant.

À ce moment, trois paysans paraissent au fond, ils se parlent bas en se désignant Marcassou.


Scène XII

MARCASSOU, PIÉROUGUE, FOURCADE, TARTARIN.
TARTARIN, bas aux deux autres.

Avançons !

PIÉROUGUE, de même.

Avançons… M. Bibès nous a fait prévenir que Rastamagnac était ici sous le nom de Marcassou.

FOUCADE, désignant Marcassou.
Ce doit être lui.
MARCASSOU, à lui-même.

Non, tout ce qui m’arrive dans cette maison est fantastique et je… (Il se lève. — Les trois paysans se sont avancés et saluent Marcassou. — Les saluant.) Messieurs…

FOURCADE, à Marcassou à demi-voix.

Monsieur Marcassou, s’il vous plaît ?

MARCASSOU.

C’est moi. (A part.) Qu’est-ce qu’ils me veulent ?

FOURCADE.

C’est bien vous ?…

MARCASSOU.

Puisque je vous dis que oui…

PIÉROUGUE.

Chut ! (Aux deux autres.) C’est bien lui. (A Marcassou.) Vous pouvez vous fier à nous, nous sommes les frères Piérougue… et nous venons de la part des amis…

MARCASSOU, qui ne comprend pas.

Des amis ?…

TARTARIN.

Chut ! on les a prévenus que vous étiez ici…

FOURCADE.

Ils auraient pu envoyer quelqu’un de la bande…

MARCASSOU.

De la bande ? (A part.) Quelle bande ?

TARTARIN.

Chut !… Mais comme ils sont surveillés ils ont pensé qu’il valait mieux envoyer des gens du pays…

MARCASSOU, cherchant à comprendre.

Bon, bon, alors, vous autres, vous êtes du pays ?…

PIÉROUGUE.

Oui, mais soyez tranquille… nous sommes bien payés et nous ne vous trahirons pas… nous périrons plutôt avec vous s’il le faut.

MARCASSOU, se récriant.

Comment s’il le faut ! Dites donc vous, dites donc, espérons qu’il ne le faudra pas…

FOURCADE.

Il n’y a rien de sûr.

MARCASSOU, à part.

Si je comprends un mot à tout ce qu’ils me disent !…

TARTARIN.

Nous avons là une carriole…

PIÉROUGUE.

Vous vous fourrerez sous les bottes de paille !…

MARCASSOU.

Moi !…

FOURCADE.

Et comme ça vous passerez inaperçu…

MARCASSOU.

Pourquoi faire ? J’aime bien mieux m’en aller par la porte.

PIÉROUGUE.

Du tout, du tout, il est inutile d’exposer vos jours !…

MARCASSOU.

C’est parfaitement inutile… Je suis de votre avis et je n’avais pas l’intention…

FOURCADE.

Vous devez, avant tout, songer à l’intérêt de la bande…

MARCASSOU.

De la bande, encore la bande !… (A part.) Mais quelle bande ?

TARTARIN.
Il faut vous venger de Lastécouères !…
MARCASSOU.

Ah ! ah !… vous croyez qu’il faut…

PIÉROUGUE.

Oui… il doit y avoir ce soir même une battue générale… une grande expédition… et alors vous comprenez ?…

MARCASSOU.

Ah ! il y aura une grande exposition ?…

LES TROIS FRÈRES.

Expédition !…

MARCASSOU.

Oui, oui, bon, bon !

FOURCADE.

On abattra tout ce qu’on pourra… à coups de fusil…

MARCASSOU.

À coups de fusil…

PIÉROUGUE.

Les vieux… les jeunes… les pères… les mères… pas de quartier !… on tuera tout !

TARTARIN.

Massacre général ! Ça apprendra à vivre à M. le gouverneur.

MARCASSOU, à part.

Ce sont des assassins.

PIÉROUGUE.

Il ne faut pas qu’il en reste un seul de ces animaux-là !

MARCASSOU, à part.

Comme il traite cette noble famille.

FOURCADE.

Pour commencer, nous vous avons apporté des armes…

MARCASSOU, vivement.
Je n’en veux pas, je n’en veux pas !…
PIÉROUGUE.

Oh ! pas de vaillantise inutile !…

TARTARIN.

Pas de fanfaronnades !…

QUATUOR.
––––––Il faut des ruses sans pareilles,
––––––Pour fuir les regards curieux,
––––––Ici les sourds ont des oreilles
––––––Et les aveugles ont des yeux.
PIÉROUGUE

Si l’on nous attaque en route…

MARCASSOU, effrayé.

On va donc nous attaquer ?…

LES TROIS PAYSANS.

Si l’on nous attaque !…

–––––––––––Dzin ! dzin ! dzin !
–––––––––Avec le stylet
–––––––Pif ! paf ! et le pistolet !…
MARCASSOU.
––––––Vraiment je regrette ma cave,
––––––J’étais tranquille avec mes rats.
FOURCADE, montrant des pistolets.
––––––Avec ça, l’on se sent plus brave.
PIÉROUGUE, les lui fourrant dans la ceinture.
––––––Mettez-les dans votre estomac.
MARCASSOU, parlé.

Vous me chatouillez !…

TARTARIN.
––––––––Prenez ! prenez, qui sait !
––––––––Si l’on vous attaquait.
MARCASSOU.
–––––––Alors que faudrait-il faire ?
LES PAYSANS.
–––––––Ah ! ceci c’est votre affaire.
TOUS LES TROIS.
––––––––Dzin ! dzin ! dzin ! le stylet !
–––––––Pif ! paf ! et le pistolet !
MARCASSOU.
––––––––Dzin, dzin, dzin, le stylet !
–––––––Pif ! paf ! et le pistolet !
TOUS LES QUATRE.
–––––––––Dzin ! dzin ! dzin ! dzin ! dzin !
––––––––––––Pif ! paf !

A la fin du quatuor, Eléonore paraît au fond à droite, les paysans l’aperçoivent.

PÉROUGUE, bas.

Le fils du gouverneur, sauve qui peut !…

Ils s’enfuient, deux par le fond à gauche, le troisième par le fond-milieu. Eléonore entre à pas de loup.


Scène XIII

MARCASSOU, ÉLÉONORE.
ÉLÉONORE, apercevant Marcasson.

Ça doit être lui !…

Il traverse le théâtre et va se cacher derrière le comptoir.

MARCASSOU, regardant autour de lui sans voir Eléonore.

Tiens ! ils sont partis… (Regardant les pistolets qui sont à sa ceinture.) Des stylets… des pistolets… Sapristi ! si ça allait me partir dans le ventre !… Commençons par nous débarrasser de ça.

Il les retire et les pose sur le comptoir.
ÉLÉONORE, se levant vivement, saisissant les pistolets, et les braquant sur Marcassou.

Si tu bouges, tu es mort !…

Il sort du comptoir.

MARCASSOU, stupéfait, et se réfugiant dans le comptoir à son tour.

Qu’est-ce que c’est encore que celui-là ? Prenez donc garde, ils sont chargés !…

ÉLÉONORE.

Je m’en doutais… tu étais armé jusqu’aux dents, tu allais fuir… tu voulais te cacher… je te reconnais… il n’est pas difficile de deviner qui tu es…

MARCASSOU, sortant du comptoir et s’avancent.

Qui je suis !… Eh bien, tuez-moi et après vous me le direz qui je suis, vous me ferez plaisir, car, voyez-vous, je flotte… j’en suis arrivé à flotter sur mon individualité…

ÉLÉONORE.

Parbleu ! tu es Rastamagnac !…

MARCASSOU.

Ah bon !… ah bon !… voilà du nouveau.

ÉLÉONORE.

Papa s’en est bien douté tout à l’heure et il m’a envoyé avec ton signalement… le voilà.

Il l’ouvre.

MARCASSOU.

Mon signalement !… Allez ! allez !… tout ce qui m’arrive ici tient de la fantasmagorie !…

ÉLÉONORE, lisant.

« Nez ordinaire… front ordinaire… menton… ordinaire… bouche… ordinaire… » (Regardant Marcassou.) Jusqu’à présent, c’est tout à fait ça… (Continuant.) « Cheveux courts. »

MARCASSOU, triomphant et montrant ses cheveux longs.
Ah ! ah !… ça n’est plus ça…
ÉLÉONORE, avec assurance.

Tu les auras laissés pousser… (Continuant.) « Jambes courtes… »

Il regarde les jambes de Marcassou.

MARCASSOU, ricanant.

Je les aurai laissés pousser aussi, n’est-ce pas ?

ÉLÉONORE, continuant.

« Taille, quatre pieds un pouce… »

MARCASSOU, triomphant.

Quatre pieds un pouce ?… moi qui marche sur mes six pieds…

ÉLÉONORE.

« Signe particulier : l’air très-intelligent. » Décidément, ça n’a pas le moindre rapport… mais alors qui ça peut-il être ?…

MARCASSOU, se frappant le front et regardant la porte de droite.

Attendez donc… attendez donc, voyons le costume…

ÉLÉONORE.

« Veste chamois à boutons de métal… culotte de velours » vert et bottines de cuir… »

MARCASSOU, avec éclat.

C’est lui, c’est Rastamagnac qui aura pris mon nom de Marcassou et ma place auprès de mon épouse. (Montrant la gauche.) Il est là !…

Il le pousse.

ÉLÉONORE.

Vous êtes sûr ?…

MARCASSOU.

Parbleu !… il ne quitte pas Ginetta ! Tenez, regardez par le trou de la serrure… (Éléonore regarde.) Qu’est-ce que vous voyez ?…

ÉLÉONORE.
Je vois une femme…
MARCASSOU.

La mienne… et puis ?…

ÉLÉONORE.

Et puis un jeune homme, qui me tourne le dos, en culotte verte…

MARCASSOU.

Rastamagnac, et qu’est-ce qu’il fait ?…

ÉLÉONORE.

Il lui aide à ôter sa robe…

MARCASSOU, bondissant.

Saperlotte !

ÉLÉONORE.

Il lui rattache son corset…

MARCASSOU.

Saperlipopette !… (Tirant Eléonore.) Ne regardez plus… je vous le défends !… Ah ! le gredin !… ah ! le chenapan !…

ÉLÉONORE.

Je ne bouge plus d’ici… mais comment prévenir papa ?…

MARCASSOU.

Attendez, j’ai une idée… il me faudrait de quoi écrire.

ÉLÉONORE, lui montrant le comptoir.

Voilà…

MARCASSOU, allant au comptoir et s’asseyant devant.

Bon !… ah ! brigand… vite un petit billet… (Il écrit.) « Rastamagnac est chez le barbier Carmagnasse où il se fait passer pour Marcassou ; venez vite, vous le pincerez. Signé : le vrai Marcassou. » (Se levant.) Voilà !…

ÉLÉONORE.

Bien. Portez ça vous-même…

MARCASSOU.
À qui ?…
ÉLÉONORE.

À papa.

MARCASSOU.

Où est-il ?…

ÉLÉONORE.

Au bailliage…

MARCASSOU.

Et vous ?…

ÉLÉONORE.

Moi je reste ici… Je ne le perds pas de vue…

MARCASSOU.

C’est ça, ne le perdez pas de vue… mais ne regardez pas… moi je cours au bailliage.

Il sort par le fond.


Scène XIV

ÉLÉONORE, puis BIBLETTO et GINETTA.
ÉLÉONORE, seul.

Enfin papa sera content… je suis parvenu à pincer ce braconnier… Ah ! je l’avoue, j’aimerais bien mieux pincer celle que j’aime… malheureusement je n’ai pas le choix… (La porte de gauche s’ouvre.) On vient !… (Bibletto entre à reculons tenant la main de Ginetta.) C’est lui !…

Il reste derrière un fauteuil.

BIBLETTO, à Ginetta.

Allons Ginetta, puisque tu le désires… je risque tout… et je pars…

ÉLÉONORE, qui est sorti de derrière son fauteuil et s’est avancé.
Un instant… on ne sort pas, Rastamagnac !
BIBLETTO, surpris sans se retourner.

Le vicomte !…

GINETTA.

Impossible de fuir maintenant.

BIBLETTO, vivement.

Au contraire… et c’est lui qui va m’y aider. (Se retournant et faisant face au vicomte.) Vous dites, monsieur le vicomte ?…

ÉLÉONORE, reculant stupéfait.

Hein ?… quoi ?… elle !… pas possible… mais si… c’est bien vous… mademoiselle…

GINETTA, surprise.

Comment sait-il ?…

BIBLETTO, riant.

Mademoiselle… moi… ah ! ah !

ÉLÉONORE.

Vous riez… mais alors, cette jeune fille, qui m’est apparue à Bagnères et qui vous ressemble tant…

GINETTA, à part.

Ah ! bon ! je comprends !…

BIBLETTO.

Cette jeune fille… c’était sans doute ma sœur Bibletta…

GINETTA.

Sa jumelle.

ÉLÉONORE.

Votre jumelle !… c’est donc cela qu’il y a un air de famille… mais alors me voilà forcé d’arrêter le jumeau de la jumelle que j’adore.

GINETTA.

À moins… au contraire que vous ne protégiez sa fuite…

ÉLÉONORE.
Que dites-vous ?…
BIBLETTO.

Sans doute… si ce n’est pas pour moi, faites-le du moins pour Bibletta… car…

I
––––––Ma sœur et moi, dès notre enfance,
––––––N’avons jamais eu qu’un seul cœur,
––––––Donc en sauvant mon existence,
––––––Vous sauvez celle de ma sœur.
––––––Si vous exaucez ma prière,
––––––Oui ! Bibletta s’en souviendra,
––––––Et cette dette de son frère,
––––––C’est la sœur qui l’acquittera
II
––––––J’ai l’âme trop haute et trop fière
––––––Pour implorer votre pitié,
––––––Ce que je veux… ce que j’espère,
––––––C’est un peu de votre amitié.
––––––Il est de braves cœurs sur terre,
––––––L’avenir vous le prouvera,
––––––Si vous avez aimé le frère,
––––––Un jour la sœur vous aimera.
ÉLÉONORE.

Il m’émeut !… (Essuyant une larme.) Je suis ému !…

BIBLETTO, d’un côté.

Eh bien ?…

GINETTA, de l’autre.

Eh bien ?

ÉLÉONORE, avec résolution.

Eh bien, après tout, que m’importent les lièvres de papa !… Je n’aime pas le gibier et j’aime Bibletta… donc pas d’hésitation… je passe à vous avec armes et bagages…

BIBLETTO et GINETTA.

Bravo !

ÉLÉONORE.
Mais à une condition, c’est que je reverrai Bibletta.
BIBLETTO.

Je vous le jure…

GINETTA.

Notre ami Bibès la conduira demain au château de monsieur votre père.

ÉLÉONORE.

C’est bien… j’embrasse votre cause… Je l’embrasse… (Embrassant Bibletto.) et vous aussi… vous rendrez ce baiser à votre sœur…

BIBLETTO.

C’est comme si elle l’avait.

ÉLÉONORE.

Ah ! si papa me voyait, quelle dégelée !… (A Bibletto.) Venez, je vais vous accompagner… je vous couvrirai de mon pavillon…

BIBLETTO, allant à Ginetta, bas.

Quand je te disais !…

ÉLÉONORE.

Et maintenant, filons !…


Scène XV

Les Mêmes, puis LES SOLDATS, puis LASTÉCOUÈRES et La Foule.
FINALE.
CHŒUR DE LA MARÉCHAUSSÉE, entrant par le fond.
––––––Soldats, soldats de la maréchaussée
––––––Pour empoigner ce malfaiteur
––––––De notre marche cadencée
––––––Dissimulons la pesanteur.
BIBLETTO et GINETTA.

Entendez-vous ?

ÉLÉONORE.

Des soldats… Laissez-moi faire…

Entre Lastécouères par le fond.

LASTÉCOUÈRES, allant droit à Bibletto.
––––Mon cher Marcassou, te voilà !
ÉLÉONORE.
––––Mon cher Marcassou, te voilà ! Papa !
LASTÉCOUÈRES.
––––––J’ai reçu ta lettre.
BIBLETTO.
––––––J’ai reçu ta lettre. Ma lettre ?
ÉLÉONORE.
–––––––––Eh ! oui.
LASTÉCOUÈRES.
–––––––––Eh ! oui. Je l’ai là.
––––––Comme tu viens de le promettre,
––––––Livre-moi donc Rastamagnac.
MARCASSOU, entrant avec précaution.
––––––Je veux jouir de sa défaite,
––––––Et voir arrêter le vaurien.
BIBLETTO, apercevant Marcassou, à part.
––––––Ah ! tu me trahissais ! C’est bien,
––––––Que tout retombe sur ta tête !

Haut.

–––––––J’ai promis de le montrer,
–––––––J’ai promis de le livrer…
LASTÉCOUÈRES.
–––––––––Oui.
CHŒUR.
–––––––––Oui. Oui.
BIBLETTO, désignant Marcassou.
–––––––––Oui. Oui. Le voici !
MARCASSOU.
––––––Moi !
LASTÉCOUÈRES.
––––––Moi ! C’est lui, Rastamagnac !
MARCASSOU.
––––––Qui, moi, qui, moi, Rastamagnac !
TOUS.
––––––Rastamagnac !
CHŒUR.
––––––Rastamagnac ! Rastamagnac !
MARCASSOU.
––––––––Je jure sur ma tête
––––––––Que je suis Marcassou.
LASTÉCOUÈRES.
––––––C’est bien pour ça que l’on t’arrête.
GINETTA, ÉLÉONORE, MARCASSOU.
––––––Hélas ! Il en deviendra fou.
J’en deviendrai fou.
LASTÉCOUÈRES, montrant la lettre.
–––––––Crois-tu donc que l’on m’abuse,
––––––––Ce billet me dit tout
––––––––Et dénonce ta ruse…
MARCASSOU.
––––––––Ce billet, mais c’est moi
––––––––Qui viens de vous l’écrire.
LASTÉCOUÈRES.
––––––––Ce billet est de toi ?
––––––––Coquin, tu me fais rire !…
CHŒUR.
LASTÉCOUÈRES.
––––––Plus d’embarras, plus de mic-mac !
––––––De plaisir mon cœur fait tic-tac !
––––––Enfin je tiens Rastamagnac !
––––––––––Rastamagnac !
MARCASSOU.
––––––Quel est donc ce nouveau mic-mac !
––––––De crainte mon cœur fait tic-tac !
––––––On me prend pour Rastamagnac !
––––––––––Rastamagnac !
GINETTA et BIBLETTO.
––––––Pour lui quel drôle de mic-mac !
––––––De crainte son cœur fait tic-tac !
––––––On le prend pour Rastamagnac !
––––––––––Rastamagnac !
LES CHŒURS.
––––––Plus d’embarras, plus de mic-mac !
––––––De crainte son cœur fait tic-tac !
––––––Nous tenons donc Rastamagnac !
––––––––––Rastamagnac !

Pendant que la musique continue à l’orchestre, parlé.

LASTÉCOUÈRES.

Qu’on l’emmène !… et qu’on le pende !…

On emmène Marcassou qui traverse le théâtre entre deux soldats.

GINETTA, effrayée.

Ah ! mon Dieu… mais je ne veux pas…

Elle va pour parler à Lastécouères.

UN DOMESTIQUE, entrant vivement et remettant un billet à Lastécouères.

Monseigneur… une lettre pour vous…

LASTÉCOUÈRES, la prenant et la décachetant.

Une lettre… (Après avoir lu.) Ciel !… qu’ai-je lu !… (Au moment où Marcassou va sortir.) Arrêtez ! (Tout le monde s’arrête. — À lui-même.) C’est lui… Mon procès est perdu !… Comment faire ? (Par inspiration.) Ah ! quelle idée !… (Allant à Marcassou, le prenant par la main et l’amenant sur le devant de la scène.) Cher monsieur, j’ai eu des torts envers vous… oubliez-les…

MARCASSOU, très-surpris.

Mais bien volontiers… Alors, on ne me pend plus ?

LASTÉCOUÈRES.
Jamais de la vie !… Je vous emmène à mon château où je veux vous donner une fête…
MARCASSOU.

Une fête !… (À part.) Quelle girouette que cet homme-là !…

GINETTA, très surprise.

Je n’y comprends plus rien…

LASTÉCOUÈRES, à Bibletto et à Ginetta.

Vous, vous me suivrez tous deux… (À Bibletto.) Je te nomme mon intendant… (Avec force.) Et maintenant, partons… Qu’on fasse avancer les mules… et en route !

TOUS.

En route !…

BIBLETTO.
–––––––Sur la mule qui trottine
–––––––Allons, montons prestement,
–––––––Quel plaisir quand on chemine
–––––––De trotter si gentiment !
GINETTA.
–––––––Sur la mule qui trottine
–––––––Et saute comme un cabri,
–––––––Je regarde, j’examine
–––––––Ce que fera mon mari !
–––––––A cheval sur ma monture.
–––––––Le suivant dans ce château,
–––––––Je veux de cette aventure
–––––––Savoir quel est le fin mot.
MARCASSOU.
–––––––Sur la mule qui trottine
–––––––Je surveille mon gredin.
–––––––Si par hasard il badine
–––––––Avec ma femme en chemin,
–––––––Moi j’arrive à la sourdine
–––––––Et sans perdre un seul instant,
–––––––Je casserai ma houssine
–––––––Sur le dos du délinquant !…
TOUS.
––––––––––––Allons !
––––––––Partons ! partons ! partons !
–––––––––––––Ah !
––––––Harri ! harri ! harri ! harri !
–––––––––––––Ah !
–––––––Sur la mule qui trottine
–––––––Allons, montons prestement,
–––––––Quel plaisir quand on chemine,
–––––––De trotter si gentiment !

La toile baisse.



ACTE TROISIÈME

Un parc magnifique dans le domaine de Lastécouères. — À gauche, l’entrée du château. À droite, un petit pavillon exhaussé de quelques marches, avec une fenêtre praticable faisant face au public. — Chaises de jardin, une table à gauche.



Scène PREMIÈRE

Seigneurs et Dames, puis des Gardes Forestiers.
CHŒUR DES INVITÉS.
–––––––Une joyeuse fanfare
–––––––Ici nous a guidés tous ;
–––––––De la fête qu’on prépare,
–––––––C’est ici le rendez-vous.

Une vingtaine de garde-chasse entrent par la droite et par la gauche, ils se réunissent au milieu du théâtre et chantent le chœur suivant.

CHŒUR DE CHASSE.
––––––Voici venir les gardes-chasse !
––––––La meute a donné de la voix,
––––––Du cerf léger suivons la trace
––––––Dans les vallons et dans les bois.
FRÉDÉRIC.
––––––––Amis, bientôt la fête
––––––––Ici va commencer ;
––––––––Allons, que l’on s’apprête,
––––––––C’est l’instant du lancer !…
CARLO.
––––––––Partons, suivons la piste
––––––––Et redoublons d’efforts ;
––––––––Que rien ne nous résiste !
––––––––Hardi ! c’est un dix-cors.
CHŒUR.
––––––Tayaut ! tayaut ! vive la chasse !
––––––––––––––––––Etc.
FRÉDÉRIC.
––––––––Tayaut ! dans la rivière
––––––––Le cerf s’est élancé ;
––––––––Tayaut ! la meute entière
––––––––Soudain l’a relancé !…
CARLO.
––––––––Bientôt on l’environne,
––––––––Et, partout assailli,
––––––––Il meurt et le cor sonne
––––––––Un joyeux hallali !
CHŒUR.
––––––Tayaut ! tayaut ! vive la chasse !
––––––Poursuivons le cerf aux abois,
––––––Tayaut ! tayaut ! suivons sa trace
––––––Dans les vallons et dans les bois.

Pendant ce morceau les invités sont remontés au fond.

FRÉDÉRIC.

Et en l’honneur de qui cette chasse ?

CARLO.

En l’honneur des fiançailles de M. le vicomte !

FRÉDÉRIC, prenant Carlo à part.

Dites donc, Carlo, est-ce que vous ne trouvez pas qu’il se passe de singulières choses au château depuis hier ?…

CARLO.
Très-singulières… d’abord, ce monsieur Marcassou que M. le comte nous a présenté comme son intendant… et à qui il a donné ce pavillon pour lui et sa femme.
FRÉDÉRIC.

Drôle d’intendant ! il a une figure de jeune fille !…

CARLO.

Et puis ce Rastamagnac… ce chef des braconniers… que M. le comte voulait faire pendre… et qu’il a ramené presque triomphalement…

FRÉDÉRIC.

Il est vrai qu’en arrivant il l’a fait enfermer.

CARLO.

Oui… mais dans la plus belle chambre du château avec trois domestiques pour le servir ! c’est étrange !

FRÉDÉRIC.

Silence ! Voici M. le comte !

TOUS.

Le gouverneur !


Scène II

Les Mêmes, LASTÉCOUÈRES.
LASTÉCOUÈRES, sortant du château.

Ah ! ah ! voici tous mes invités… Mesdames, messieurs… veuillez excuser ce petit retard… la chasse va bientôt commencer. (Aux gardes.) Tout est-il prêt ?

CARLO.
Oui, monseigneur.
LASTÉCOUÈRES.

Le prisonnier est-il réveillé ? A-t-il demandé à déjeuner ?

ALEXIS.

Oui, monseigneur !

LASTÉCOUÈRES.

Lui a-t-on porté mes pantoufles ? ma robe de chambre ?

PAOLO.

On a fait tout ce que monseigneur a commandé.

LASTÉCOUÈRES.

C’est bien ! (Les gardes remontent. — Lastécouères descend à l’avant-scène.) Ah ! c’est que ce qui m’arrive est formidable !… Hier, je reçois cette lettre de mon avocat. (Il prend une lettre dans sa poche et la lit.) « Votre procès est complètement perdu… Le tribunal a rendu à M. de Birague, votre cousin, ou à ses héritiers, son nom et ses biens ; mais ce qu’il y a de plus bizarre, c’est qu’il a été reconnu au cours du procès, que M. de Birague, privé de ressources, s’était fait braconnier sous le nom de Rastamagnac. » (Pliant la lettre.) Rastamagnac !… Et c’est hier, au moment où je venais de pincer ce braconnier, que j’apprends qu’il est le propre fils de mon cousin… son héritier par conséquent… et que presque tout ce que je possède lui appartient… Quel coup ! un autre en eût été assommé… moi, pas, j’ai rebondi… et soudain mon plan fut arrêté !… et je vais l’exécuter aujourd’hui même. (S’adressant à ses invités.) Allons, messieurs, je vais vous mettre sur la piste… suivez-moi.

Reprise du chœur de chasse. — Lastécouères sort à gauche avec ses invités et les gardes-chasse.


Scène III

BIBÈS, puis GINETTA.

Une fois que tout le monde est parti, un domestique en grande livrée se retourne au fond, c’est Bibès.

BIBÈS, descendant.

Il veille, l’ange gardien… il veille… Voyons si mon petit patron est dans ce pavillon et prévenons-le que je suis là…

Il va au pavillon et frappe à la porte qui s’ouvre. — Ginetta paraît.

GINETTA.

Bibès !… Vous ici !… sous ce costume !

BIBÈS.

Oui, j’ai rencontré au cabaret un domestique du château… un nommé Justin… Je l’ai grisé… et je lui ai escamoté sa livrée… ce n’est peut-être pas très-délicat, mais je n’avais pas d’autre moyen de pénétrer dans la place… Et Bibletto ?

GINETTA.

Il est là… (Elle montre le pavillon.) Vous allez l’aider à sortir d’ici, n’est-ce pas ?

BIBÈS.

Je ne viens que pour ça…

GINETTA.

Oh ! c’est que ce ne sera pas facile…

BIBÈS.

Pourquoi ?

GINETTA.

Parce que M. le vicomte le surveille… il ne veut le laisser partir que lorsque Bibletta sera arrivée… depuis ce matin il est déjà venu vingt fois nous demander si vous l’aviez amenée.

BIBÈS.

Moi ?…

GINETTA.

Eh ! oui… nous le lui avions promis… il fallait bien le mettre des nôtres… mais vous comprenez maintenant notre embarras.

BIBÈS.

Je le comprends.

GINETTA.
Il faut nous sortir de là, Bibès !

Scène IV

Les Mêmes, ÉLÉONORE.
ÉLÉONORE, descendant vivement.

Bibès !

GINETTA.

Ah ! bon !… à l’autre !…

ÉLÉONORE.

C’est vous qui êtes M. Bibès ?

BIBÈS.

Moi-même.

ÉLÉONORE.

Eh ! mais je ne me trompe pas… je vous reconnais, vous êtes le bon bancal d’avant-hier.

BIBÈS.

Vous croyez ?

ÉLÉONORE.

Eh ! oui, vous ne boitez donc pas aujourd’hui.

BIBÈS.

Ça n’est pas mon jour.

ÉLÉONORE.

C’est un bancal intermittent… enfin n’importe, et Bibletta… vous me l’amenez, n’est-ce pas ?

BIBÈS.

Oui… c’est-à-dire…

ÉLÉONORE.
Oh ! ne me faites pas languir… Où est-elle ? où est-elle ?
GINETTA, à part.

Gagnons du temps… (Vivement à Éléonore.) Elle est avec son frère Bibletto dans ce pavillon.

ÉLÉONORE, avec joie.

Dans ce pavillon… enfin !… j’y cours…

GINETTA, l’arrêtant.

Un instant… Laissez-leur au moins le temps de s’embrasser.

BIBÈS.

Ne troublez pas leurs épanchements de famille.

ÉLÉONORE.

Eh bien ! et moi, est-ce que vous croyez que je n’ai pas besoin de m’épancher… J’y vole…

BIBÈS.

Une minute donc ! une minute !…

GINETTA.

Vous n’êtes pas si pressé…

ÉLÉONORE.

Au contraire… ça presse… ça presse énormément.

GINETTA.

Voyons, calmez-vous…

ÉLÉONORE.

Me calmer !… Parbleu ! ça vous, est facile à dire à vous… qui venez de roucouler pendant toute la nuit avec Bibletto, votre amoureux.

GINETTA.

Moi… Mais, monsieur…

ÉLÉONORE.
Vous avez braconné, hein ?… (Ginetta fait un mouvement.) Mon Dieu, ne vous en défendez pas… il est gentil, vous le préférez à votre mari… c’est tout naturel… je comprends ça… j’ai là-dessus des idées de la plus grande largeur.
GINETTA.

Mais du tout, monsieur, du tout… ce que j’en ai fait c’était pour sauver mon frère de lait, voilà tout…

ÉLÉONORE.

Bon ! bon !

GINETTA.

Et je n’aime que Marcassou… surtout depuis que j’ai appris que ce pauvre garçon avait chastement passé la nuit de ses noces dans une cave… aussi je brille du désir de l’embrasser et de lui dire toute la vérité.

ÉLÉONORE.

Ça le flattera… Mais savez-vous, à propos de votre mari, qu’il se passe ici des choses bien extraordinaires !

BIBÈS, vivement.

Quoi donc ? Que se passe-t-il ?

ÉLÉONORE.

Papa le comble d’attentions… le bombarde de petits soins… il le fourre littéralement dans du coton…

GINETTA.

Oui, c’est bien singulier !…

BIBÈS.

Très, très, très-bizarre !… Mais si je pouvais rester seulement une heure ici, je suis sûr que je découvrirais le fin mot de cette affaire.

LASTÉCOUÈRES, en dehors.

Je vais revenir, allez toujours.

ÉLÉONORE.

Papa ! Saprelotte, il va vous reconnaître.

BIBÈS.

Non, il ne m’a vu que le soir.

GINETTA.
Mais votre voix… il l’a remarquée.
BIBÈS.

Ma voix, c’est vrai… Ah ! j’entrevois un bon moyen…

ÉLÉONORE.

Moi, je n’entrevois rien de bon… Voilà papa !


Scène V

LASTÉCOUÈRES, ÉLÉONORE, GINETTA, BIBÈS.
QUATUOR.
LASTÉCOUÈRES.
–––––––Pour exécuter mon plan,
–––––––J’ai laissé ma chasse en plan.
GINETTA, bas.
––––––Tenons-nous bien,
BIBÈS, bas.
––––––Tenons-nous bien, Oui, sapristi !
LASTÉCOUÈRES, apercevant Bibès.
––––––Un domestique !… approche ici…
––––––Je ne connais pas cette trogne !
––––––La bonne tête et quel museau !
––––––Qui donc es-tu ?
GINETTA.
––––––Qui donc es-tu ? C’est un valet nouveau.
ÉLÉONORE.
––Qui remplace Justin, vous savez, cet ivrogne.
LASTÉCOUÈRES.
––––––Bon, bon, avance mon garçon.

Bibès approche.

––––––Ton nom hein ? quoi ? mais qu’a-t-il donc ?
–––––––De parler il est bien avare…
Bibès montre sa bouche et ses oreilles et fait signe qu’il ne peut ni parler ni entendre.
GINETTA, à part.
––––––Ah bon ! j’ai compris son projet.

Haut.

––––––Ce qui le distingue en effet,
––––––C’est une qualité bien rare,
––––––Des plus rares chez un valet.
LASTÉCOUÈRES.
––––––––Laquelle ? s’il vous plait ?
GINETTA.
––––Le pauvre garçon est sourd et muet…
LASTÉCOUÈRES.
––––––––Muet ?
ÉLÉONORE.
––––––––Muet ? Muet ?
GINETTA.
––––––––Muet ? Muet ? Muet…
––––Mais à cela près, il est très-complet.
LASTÉCOUÈRES.
––––––––Complet !
ÉLÉONORE.
––––––––Complet ! Complet !
GINETTA.
––––––––Complet ! Complet ! Complet !
LASTÉCOUÈRES.
––––––Mais je doute que cela puisse
––––––S’arranger avec le service.
ÉLÉONORE.
––––––Ça le simplifie et beaucoup
––––––Car d’un seul geste il comprend tout.
GINETTA.
––––––Tenez, vous voulez, je suppose,
––––––Que sur votre main il dépose
––––––Un baiser bien respectueux ? Parlé.

Tenez, vous n’avez qu’à faire çà.

Elle fait des signes à Bibès avec ses doigts, Bibès se précipite sur Lastécouères et l’embrasse.

GINETTA, LASTÉCOUÈRES, ÉLÉONORE.
––––Le pauvre garçon est sourd et muet,
––––Mais à cela près il est très complet,
––––––––Ce valet est parfait,
––––––––Il en est, satisfait.
––––––––Oui, j’en suis
BIBÈS.
––––Ce bon gouverneur, il me croit muet !
––––Et ma ruse obtient un succès complet,
––––––––C’est très-bien, c’est parfait !
––––––––Et j’en suis satisfait !
LASTÉCOUÈRES.
––––––Comme pour l’importante affaire,
––––––Que je vais traiter aujourd’hui,
––––––J’ai besoin du plus grand mystère,
––––––Je crois pouvoir compter sur lui.

GINETTA et ÉLÉONORE.

––––––Oui, vous pouvez compter sur lui.
LASTÉCOUÈRES.
––––––Ici j’attends une personne,
––––––A qui j’ai donné rendez-vous ;
––––––Je ne veux pas que l’on soupçonne
––––––Ce que nous dirons entre nous.
ÉLÉONORE.
––––––Dans ce cas, c’est indubitable,
––––––Qui mieux que lui vous servira ?
GINETTA.
––––––Dites-lui de mettre la table,
––––––Vous allez voir s’il comprendra.
LASTÉCOUÈRES.
––––––Je veux qu’il mette la table…
––––––Et voyons, voyons s’il me comprendra. Faisant aller ses doigts comme à un muet.
––––––Vite, allez chercher la table.
BIBÈS, faisant entendre des cris gutturaux, sans bouger de place.
––––––––––Ou, ou, ou, ou,
LASTÉCOUÈRES.
––––––Vite, allez chercher la table.
BIBÈS.
––––––––––Ou, ou, ou, ou,

Il sort vivement.

GINETTA.
––––––Vous allez voir, il a compris.
ELÉONORE.
––––––Vous allez voir, il a compris.
BIBÈS, apporte la table, un domestique entre avec lui et apporte une manne pleine qu’il pose sur le banc à gauche.
LASTÉCOUÈRES.
––––––––––Mais c’est parfait !
–––––– Il parle très-bien le muet.
GINETTA, parlé.

Commandez toujours.

LASTÉCOUÈRES, à Bibès, même jeu.
––––––Allez, mettez les assiettes,
BIBÈS, mettant les assiettes.
––––––––––Ou, ou, ou, ou,
ÉLÉONORE.
––––––Il a compris.
GINETTA.
––––––Il a compris. Il a compris.
LASTÉCOUÈRES.
––––––Je veux qu’il place les serviettes
BIBÈS, mettant les serviettes.
––––––––––Ou, ou, ou, ou,
GINETTA.
––––––Il a compris…
GINETTA, ÉLÉONORE.
––––––Il a compris… Il a compris.
LASTÉCOUÈRES.
––––––Qu’il pose à côté les crevettes…
––––––C’est qu’il ne fait pas de boulettes !
ÉLÉONORE.
––––––Il a compris !
GINETTA.
––––––Il a compris ! Il a compris.
GINETTA, ÉLÉONORE.
––––––Ce valet-là n’a pas de prix.
LASTÉCOUÈRES.
––––––A présent, je veux qu’il débouche
––––––Cette bouteille de chablis,
BIBÈS.
––––––––––Ou, ou, ou, ou,

Bibès prend la bouteille, la met entre ses jambes et fouille dans sa poche comme pour y prendre le tire-bouchon, il en retire son mouchoir et se mouche bruyamment.

LASTÉCOUÈRES.
––––––Comment !… voilà qu’il se mouche !
GINETTA, criant.
––––––Débouchez donc cette bouteille.
GINETTA, ÉLÉONORE et LASTÉCOUÈRES.
––––––Débouchez donc cette bouteille,

Bibès débouche la bouteille.

TOUS LES TROIS.
––––––Il a compris ! il a compris !
REPRISE, ensemble.
––––Le pauvre garçon est sourd et muet.
––––––––––––––––––Etc.
LASTÉCOUÈRES.

C’est parfait… (Regardant sa montre.) Voici l’heure où j’attends mon convive… qu’on me laisse.

GINETTA, se dirigeant vers le pavillon.

Oui monseigneur…

Elle entre dans le pavillon, Eléonore va pour la suivre.

LASTÉCOUÈRES.

Eh ! bien, monsieur le vicomte ? Où allez-vous donc ? faites-moi le plaisir de rejoindre la chasse au plus vite.

ÉLÉONORE.

La chasse… mais, papa…

LASTÉCOUÈRES.

Paix ! tournez-moi les talons… (Voyant qu’Éléonore ne bouge pas.) Comment vous n’êtes pas parti ?

ÉLÉONORE.

Mais si papa, je suis parti… vous le voyez bien…

Il sort lentement.


Scène VI

LASTÉCOUÈRES, BIBÈS, puis MARCASSOU.
LASTÉCOUÈRES, au public.

Voici le moment d’exécuter mon plan qui est, du reste, des plus simples… Je déjeune avec Rastamagnac… je le grise… je le choie… je l’amadoue… et d’un ton bonasse, je lui offre le partage de mes biens pour terminer notre différend à l’amiable… Tel est mon programme… (Marcassou paraît sur le seuil ; revêtu de riches habits. — Il entre en scène en s’admirant et en se pavanant.) Le voici ! attention !… et… préparons mes armes…

Il tire des papiers de sa poche.

BIBÈS, qui achève de mettre le couvert, regardant Marcassou, à part.
Oh ! oh !… quel costume !…
MARCASSOU.

Voilà un beau chapeau… voilà un superbe habit… voilà une remarquable culotte… Je dois être bien ainsi. C’est curieux comme on me dorlote depuis que je passe pour Rastamagnac… Ils traitent bien les braconniers ici…

LASTÉCOUÈRES, allant à lui.

Eh bien ! mon cher ?

MARCASSOU, ôtant son chapeau.

Oh ! le gouverneur !

LASTÉCOUÈRES.

Mon Dieu ! quel accoutrement !

MARCASSOU.

On m’a donné à choisir, j’ai pris le plus beau, le plus doré.

LASTÉCOUÈRES, d’un ton bonhomme.

J’espère que vous n’avez pas à vous plaindre de votre séjour au château ?

MARCASSOU.

Franchement, il faudrait être bien difficile… Ce matin, mon chocolat… dans ma chambre… à la crème… tout à l’heure, ce superbe costume qu’on m’a forcé d’endosser, c’est-à-dire que j’en suis à me demander ce que j’ai fait pour être dorloté comme ça.

LASTÉCOUÈRES, à part.

Il se méfie !… soyons diplomate (Haut.) je vous ai pris en amitié !… voulez-vous me faire l’honneur de déjeuner avec moi ?

MARCASSOU.

L’honneur… mais comment donc… volontiers… (A part.) L’honneur, il gagne beaucoup à être connu. Ils traitent bien les braconniers ici !…

LASTÉCOUÈRES.

On va vous servir. (A Marcassou.) Asseyons-nous. D’abord, partons de ce point que nous savons parfaitement qui nous sommes.

MARCASSOU.

Partons de là… mais vous savez donc que je ne m’appelle pas Rastamagnac ?

Bibès qui écoute avec une grande attention, casse une assiette qu’il essuie.

LASTÉCOUÈRES, à Bibès.

Faites donc attention… (A Marcassou.) Allons droit au fait.

BIBÈS, à part, ramassant l’assiette cassée.

Qu’est-ce qu’il va lui proposer ?

LASTÉCOUÈRES, à Marcassou.

Mon cher ami… je suis rond en affaires… et vous ?

MARCASSOU.

Moi aussi, comme une boule…

Bibès préoccupé, apporte les morceaux d’assiette et les met dans les verres.

LASTÉCOUÈRES.

Qu’est-ce qu’il fait, cet imbécile-là ? mettez donc ça là-bas.

BIBÈS, poussant des petits cris.

Ou… ou… ou…

MARCASSOU.

Quel drôle de domestique.

LASTÉCOUÈRES.

Votre père a eu un différend avec moi… terminons-le à l’amiable.

MARCASSOU.

Ah ! mon père a eu un différend… (A part.) Ce sournois de papa Marcassou, il ne m’avait jamais parlé de ça.

LASTÉCOUÈRES.

Je vous propose un partage… qu’est-ce que vous dites d’un partage ?

MARCASSOU, tâtant sa poche.
Dame ! ça dépend de ce que vous voulez partager ?
LASTÉCOUÈRES, à part.

Il se méfie… (Haut.) Je vais m’expliquer. (A Bibès.) Le plan, le plan. (Bibès lui apporte le plan. — Déroulant le plan devant la table.) Voici le plan de mes propriétés.

MARCASSOU.

Ah ! c’est le plan de vos… (A part.) Qu’est-ce que ça me fait ?…

BIBÈS, à part,

Où veut-il en venir ?

LASTÉCOUÈRES, revenant au plan.

Tenez, regardez… voilà une ferme… là… et puis en voilà une autre là… laquelle voulez-vous ?

MARCASSOU, stupéfait.

Laquelle je veux ?… Vous m’offrez une ferme ?

LASTÉCOUÈRES.

Je vous l’offre… au choix…

MARCASSOU, à part.

C’est incroyable… il gagne beaucoup à être connu… (Haut et regardant le plan.) Attendez, je prendrai celle que vous voudrez… la plus grande.

LASTÉCOUÈRES.

Bon… c’est entendu… (Montrant le plan.) Ici nous avons une forêt, et là un étang… Aimez-vous le poisson ?

MARCASSOU.

J’adore la friture…

LASTÉCOUÈRES.

Bon ! alors, prenez l’étang… et ce petit bout de forêt…

MARCASSOU.
L’étang et un bout de forêt… j’aurai un peu de tout… (Après un silence regarde Lastécouères.) Ah çà ! dites donc, c’est sérieux, n’est-ce pas ?… vous ne vous fichez pas de moi ?
LASTÉCOUÈRES.

Pouvez-vous le croire, cher ami ?… (A part.) Comme il se méfie ! (Haut.) Voyons maintenant, ce n’est pas tout !… il vous faut un château.

MARCASSOU.

Un château !…

BIBÈS, à part.

Un château…

LASTÉCOUÈRES.

Vous ne pouvez pas vous passer d’un château.

MARCASSOU.

Ah ! vous croyez que je ne peux pas me passer… ?

LASTÉCOUÈRES.

À cause de la famille, vous comprenez…

MARCASSOU.

Oui, oui… (A part.) Satané sournois de père Marcassou, qui ne me dit rien de tout ça…

LASTÉCOUÈRES, montrant un petit plan qu’il tire de sa poche

Tenez, en voici un, belle façade… commun, écuries… y compris le mobilier… les objets d’art… le carrosse… et les chevaux… Il vous va ?

MARCASSOU, prenant le plan et le mettant dans sa poche.

Il me va comme un gant. (Changeant de ton.) Ah ça ! dites donc… êtes-vous bien sûr, mais là, êtes-vous bien sûr que vous ne vous fichez pas de moi ?

LASTÉCOUÈRES.

Un pareil doute est injurieux et la preuve… tenez, c’est que j’ai préparé un petit projet d’acte… (Il tire un papier de sa poche.) le voici.

MARCASSOU.
Ah ! ah !
BIBÈS, à part.

Oh ! oh !

LASTÉCOUÈRES.

Sommes-nous bien d’accord ?… La ferme, l’étang, un bout de forêt et le château… Est-ce convenu ?

MARCASSOU.

C’est convenu.

LASTÉCOUÈRES.

Je vais me rendre dans mon cabinet et je ferai un double de cet acte… nous le signerons tous les deux.

MARCASSOU.

Nous le signerons, je sais écrire.

LASTÉCOUÈRES.

Je le tiens !… à tout à l’heure, cher ami.

MARCASSOU, prenant de grands airs.

À tout à l’heure, Campistrous…

LASTÉCOUÈRES, à Bibès.

Toi, suis-moi…

Il lui fait des signes.

BIBÈS, le suivant à part.

N’aie pas peur !… je ne te quitterai pas, avant de tout savoir.

LASTÉCOUÈRES, revenant.

Ah ! j’oubliais… il vous faut aussi des domestiques, dans votre nouvelle position, c’est indispensable… Je vous donne Ginetta et son mari.

MARCASSOU, stupéfait.

Ginetta et son mari !…

LASTÉCOUÈRES.
Oui… Si vous avez besoin d’eux, ils sont là, dans le pavillon… où ils ont passé la nuit ensemble comme deux bons époux…
MARCASSOU, bondissant.

La nuit ! ensemble !…

LASTÉCOUÈRES, il fait signe à Bibès de le suivre et dit en sortant.

Je l’ai roulé !

Il entre au château suivi de Bibès.


Scène VII

MARCASSOU, puis GINETTA.
MARCASSOU, abasourdi.

Ils ont passé la nuit ensemble !… lui et elle !… elle et lui… Amère ironie du sort !… au moment où la fortune me sourit, au moment où un respectable vieillard me comble de forêts, de châteaux giboyeux et d’étangs meublés… là, à deux pas de moi, mon épouse s’occupe sans relâche à confectionner mon déshonneur, et elle va venir !… je me demande si elle osera affronter mon œil vengeur !

Ginetta sort du pavillon.

MARCASSOU, à part.

La voilà !… contenons-nous !… je suis trompé… donc, j’ai le beau rôle… laissons-la venir.

GINETTA, l’apercevant.

Marcassou !… (Courant à lui.) Je sais tout !… Embrasse-moi donc, mon chéri

COUPLETS.
GINETTA.
I
––––––––O mon trésor, ma vie,
––––––––Te voilà, quel bonheur,
––––––––Tu ne m’as pas trahie,
––––––––Pardonne mon erreur ;
––––––––Je te rends ma tendresse,
––––––––Et dans cet heureux jour,
––––––––Mon cœur bat d’allégresse,
––––––––De plaisir et d’amour.
MARCASSOU.
––––––––Cette audace est étrange.
GINETTA.
––––––––Mon bon petit mari.
MARCASSOU.
––––––––Ah ! la main me démange.
GINETTA.
––––––––Mon bijou, mon chéri,
––––––––Tous les deux, si tu veux,
––––––––Nous serons bien heureux.
II
GINETTA.
––––––––Pourquoi cet air tragique
––––––––Et ces yeux furibonds ?
MARCASSOU.
–––––––Oui, mes yeux sont furibonds.
GINETTA.
––––––––Quelle mouche te pique ?
––––––––Ah ! réponds-moi, réponds !
MARCASSOU.
–––––––On me prend pour un dindon.
GINETTA.
––––––––Que le passé s’efface.
––––––––Oublions ! oublions.
MARCASSOU.
–––––––Ah ! quelle audace et quel front !
GINETTA.
––––––––Viens, viens que je t’embrasse,
––––––––Aimons-nous et rions !
MARCASSOU.
–––––––Ah ! quel pyramidal aplomb !
––––––––Cette audace est étrange.
GINETTA.
––––––––Mon bon petit mari !
MARCASSOU.
––––––––Ah ! la main me démange !
GINETTA.
––––––––Mon bijou, mon chéri,
––––––––Tous les deux, si tu veux,
––––––––Nous serons bien heureux !
GINETTA, elle veut l’embrasser.

Mon petit lapin.

MARCASSOU, la repoussant.

Arrière, madame !… il n’y a plus de chéri, il n’y a plus de lapin !… il n’y a devant vous qu’un époux outragé, qui vient vous demander compte d’un dépôt sacré.

GINETTA.

Quel dépôt ?

MARCASSOU.

Mon honneur, madame… mon honneur !

GINETTA.

Voyons, Marcassou, écoute, laisse-moi te dire.

MARCASSOU.

Non, madame, non, je ne vous laisserai pas me dire… c’est moi qui suis le juge… c’est à moi à poser les points d’interrogation… vous répondrez, si vous pouvez.

GINETTA.

C’est bien… allez, monsieur le tribunal.

MARCASSOU.

Où avez-vous passé la nuit, madame ?

GINETTA.

Dans ce pavillon…

MARCASSOU.

Bien… Vous n’y étiez pas seule ?

GINETTA.
Non… avec Bibletto !…
MARCASSOU.

Très-bien !… quand je dis très-bien… enfin, n’importe ! À quel moment a eu lieu la perpétration du crime ?

GINETTA.

Quel crime ?

MARCASSOU.

L’assassinat du dépôt dont j’ai ci-dessus parlé… le meurtre de mon honneur ! ayez l’obligeance de me fournir quelques menus détails sur cet objet.

GINETTA.

Ah bien ! Je comprends, tu crois… (Eclatant de rire.) Ah ! ah !

MARCASSOU.

Elle rit ! Vous riez !… n’aggravez pas votre situation, madame !

GINETTA, ne pouvant s’empêcher de rire.

Non, mais c’est que… c’est trop drôle aussi… ah ! ah ! ah ! tu es jaloux de Bibletto… ah !… mon pauvre Marcassou, que tu es bête.

MARCASSOU.

Je sais ce que je suis… n’ajoutons pas de nouvelles épithètes…

GINETTA.

Mais, grand nigaud !… Bibletto, ça ne tire pas à conséquence.

MARCASSOU.

Comment ! ça ne tire pas à conséquence !… Ah ! ceci dépasse tout le reste !… Allons, allons vous étiez bien placée à l’enseigne du Toupet d’airain !

GINETTA.

Voyons ! voyons… calme-toi, et puisqu’il faut te dire la vérité, apprends que Bibletto…

MARCASSOU.
Bibletto ?
GINETTA.

Est une femme !…

MARCASSOU, ricanant.

Une femme ! Bibletto une femme ! cette échappatoire est assez bien trouvée… Je m’attendais à quelque chose de très-fort, mais franchement, pas à ça…

GINETTA.

Comment ! tu ne me crois pas ?

MARCASSOU.

Non, madame, non, non.

GINETTA.

Mais que faudrait-il donc pour te convaincre ?

MARCASSOU.

Oh ! la moindre des choses, une preuve convaincante.

GUETTA.

Une preuve, mais il n’est pas facile…

MARCASSOU.

Je vous demande pardon, c’est très-facile, une vraie femme a pour cela des moyens de persuasion… indissimulables…

GINETTA, colère.

Hein ? qu’est-ce que c’est, monsieur Marcassou, vous voudriez vous-même ?…

MARCASSOU.

Madame, c’est une enquête à faire… j’aurai le courage de la poursuivre jusqu’au bout.

GINETTA.

C’est trop fort, tenez, voilà ce que vous méritez.

Elle lui donne un soufflet.

MARCASSOU.
Elle me gifle, c’est elle qui me gifle !

Scène VIII

Les Mêmes, BIBLETTO, en femme.
TRIO
BIBLETTA, sortant du pavillon, en costume de femme.
––––––Ah ! fi, monsieur, c’est odieux !
––––––Quoi ! frapper ainsi votre femme !
GINETTA, parlé, à part.

Bibletta !

MARCASSOU.
––––––Hein ? qu’est-ce ? En croirais-je mes yeux ?
––––––Quel est ce nouvel amalgame ?
––––––Ces traits… Est-ce un rêve aujourd’hui ?
––––––C’est lui, c’est lui sans être lui !
GINETTA.
––––––––––Ce n’est pas lui
––––––––––Puisque c’est elle.
MARCASSOU.
––––––––––Quoi ! lui ? c’est elle !
––––––––––O ma cervelle !
––––––––––Elle, une femme !
BIBLETTO.
––––––––––Eh ! certes oui !
MARCASSOU.
––––––––––Elle une femme !
BIBLETTO.
––––––––––Eh ! certes oui !
MARCASSOU.
––––––––––Mais non.
GINETTA.
––––––––––Mais non. Mais si.
MARCASSOU.
––––––––––Mais non.
GINETTA.
––––––––––Mais non. Mais si.
MARCASSOU.
–––––––––Non, non, non, non, non !
GINETTA, BIBLETTO.
Si, si, si, si, si !
MARCASSOU.
Non, non, non, non, non !
MARCASSOU, parlé.

Elle ! elle ! une femme !

GINETTA.
––––––Mon ami, mettez vos lunettes,
––––––Regardez et détaillez bien ;
––––––Voyez d’abord ces mains blanchettes,
––––––Ce pied mignon et ce maintien ;
––––––Voyez ce teint semé de roses,
––––––Ce sourire rempli d’appas…
––––––Voyez, voyez toutes ces choses,
––––––Que vous, messieurs, vous n’avez pas.
–––––––––––––Non…
–––––––Chez la femme, chez la femme
–––––––––Tout est ravissant,
–––––––––Pimpant et sémillant ;
–––––––Chez la femme, chez la femme
–––––––––On trouve candeur
–––––––––Et charme séducteur.
ENSEMBLE.
GINETTA, BIBLETTO.
Chez la femme
Tout est ravissant,
Pimpant et sémillant.
MARCASSOU.
Chez la femme
On voit fréquemment
Plus d’un charme qui ment.
MARCASSOU, allant à Bibletto.
––––––Oui, je regarde, j’examine,
––––––Et je vois bien de jolis traits,
––––––Petites mains et taille fine
––––––Et quantité d’autres attraits.
––––––Mais il me faut des assurances
––––––Afin de n’être pas dupé,
––––––Car sur les simples apparences
––––––Quelquefois on est bien trompé.
––––––Chez la femme, chez la femme,
–––––––––On voit fréquemment
––––––––Plus d’un charme qui ment,
–––––––Chez la femme, chez la femme,
––––––––Tout est séducteur,
–––––––Mais bien souvent trompeur.
GINETTA, BIBLETTO.
–––––––Chez la femme,
––––––––––––––––––Etc., etc.
GINETTA, à Marcassou.

La !… Etes-vous convaincu maintenant ?

MARCASSOU, s’approchant.

Un instant… permettez… permettez… on peut se tromper…

BIBLETTO, à part.

Que dit-il ?

MARCASSOU, s’approchant d’elle.

Je demande à examiner… attentivement…

GINETTA, le tirant par le bras.

N’examinez pas de trop près, s’il vous plaît… vous n’êtes pas myope, il me semble…

MARCASSOU.

Oui, oui… à moi aussi, il me semble, c’est même évident… Qu’est-ce que je demandais ? des moyens de persuasion indissimulables… ils y sont… Les témoins ont déposé… la cause est entendue… Ginetta… ma petite Ginetta… ton juge te fait des excuses…

Il se met à genoux.

GINETTA.
Je consens à les accepter… mais que ce soit la dernière fois…

Scène IX

Les Mêmes, ÉLÉONORE.
ÉLÉONORE, entrant du fond à droite.

J’ai lâché la chasse et je viens voir…

BIBLETTA, à part.

Le vicomte !

GINETTA, à part.

Il va tout gâter !

ÉLÉONORE, apercevant Bibletta et courant à elle.

Bibletta !… Enfin, vous voilà, ô ma nymphe bocagère !

Tytire tu patulæ, recubans sub tegmine fagi…
MARCASSOU.

Qu’est-ce qu’il dit ? Est-ce qu’il est malade ?

ÉLÉONORE.

Oh ! pardon, c’est la joie ! (A Bibletto.) Merci d’être venue, si vous saviez comme je végétais en vous attendant, je m’étiolais, j’ai cherché en vain depuis ce matin à pénétrer dans ce pavillon où vous étiez avec votre frère.

MARCASSOU, avec force.

Vous dites… son frère !

GINETTA, à part.

Allons, bon !

MARCASSOU, se frappant le front.

Son frère ! Je comprends !… ils étaient deux ! et vous vouliez me faire passer la sœur pour… quelle jonglerie !… Où est-il ?

BIBLETTA.
Il est parti.
ÉLÉONORE.

Oui… il est bien loin…

GINETTA.

Mon ami.

MARCASSOU, la repoussant.

Taisez-vous, taisez-vous !… Oh ! votre Bibletto ! il se cache dans quelque coin !… mais je le découvrirai !… Dion biban !… et l’on va voir de quoi est capable un marchand de mulets entamé dans son honneur !… Attends, attends, petit scorpion !

Il sort par la gauche.

GINETTA.

Mais écoute-moi donc, Marcassou… Marcassou… Tu n’es pas entamé, tu ne l’es pas !

Elle sort, courant après Marcassou.


Scène X

ÉLÉONORE, BIBLETTA.
ÉLÉONORE.

Il est furieux ! Pourvu qu’il ne découvre pas votre frère !

BIBLETTA.

Oh ! soyez tranquille !… Moi ici, mon frère ne court aucun danger.

ÉLÉONORE.

Comment !… je ne comprends pas !

BIBLETTA.
Pourquoi vous cacherais-je plus longtemps la vérité ?… Ne l’avez-vous donc pas déjà devinée ?… Moi et mon frère nous ne faisons qu’un !
ÉLÉONORE.

Qu’un !… Ah ! mon Dieu ! mais alors est-ce que vous seriez ?… est-ce que par hasard j’aurais placé mes affections sur une tête masculine ?… Oh ! ce doute est affreux !… parlez… décidément… parlez… parlez… êtes-vous un ou une ?…

BIBLETTA, le regardant.

Vous me le demandez ?

ÉLÉONORE, lui prenant la main.

Non, non !… vous êtes bien la femme que j’adore !… Bibletta, écoutez-moi… papa veut me marier… avec une grande maigre… sèche et jaune… Je n’en veux pas… je me cabre… je la refuse !… C’est vous, Bibletta, c’est vous que je veux épouser…

BIBLETTA.

M’épouser !…

DUO.
BIBLETTA.
––––––Non, la distance est par trop grande,
––––––A vous ici je ne puis m’allier
––––––Ce qu’en tremblant je vous demande
––––––C’est d’oublier, c’est d’oublier !
ÉLÉONORE.
––––––Oublier… non — c’est inutile,
––––––Je sens que je ne pourrais pas…
––––––Nous marier… c’est plus facile,
––––––Marions-nous donc de ce pas !
––––––Nous sommes près de la montagne…
BIBLETTA.
–––––––––Près de la montagne.
ÉLÉONORE.
––––––En deux temps, nous la traversons.
BIBLETTA.
–––––––––Nous la traversons.
ÉLÉONORE.
––––––Et subito nous arrivons
–––––––––––En Espagne.
BIBLETTA.
–––––––––Dans la vive Espagne.
ÉLÉONORE.
––––––Pays du soleil, des chansons.
––––––Tu connais l’Espagne ?
BIBLETTA.
––––––––Là, que de sérénades,
––––––––De charmantes œillades.
––––––––De riches cavalcades
––––––––Et de brillants tournois !
––––––––Là, mainte jeune fille
––––––––D’Aragon, de Castille,
––––––––Suit, loin de sa famille,
––––––––L’amoureux de son choix !…
––––––Pour se marier tout d’abord
––––––On prend deux témoins dans la ville,
––––––On court chez le corrégidor
––––––De Madrid ou bien de Séville,
––––––On se marie au son des castagnettes !…
ÉLÉONORE.
––––––––––Des castagnettes !…
ENSEMBLE.
––––––On se marie au son des castagnettes !…
BIBLETTA.
–––––––––Pays des brunettes,
–––––––Où l’on chante nuit et jour,
–––––––––Où les castagnettes
–––––––Se mêlent aux chants d’amour.
––––––Oui, j’aime ce charmant séjour
–––––––Où l’on chante nuit et jour,
––––––––Où l’on chante l’amour !…
ENSEMBLE.
–––––––––Pays des brunettes,
––––––––––––––––––Etc., etc.
ÉLÉONORE, se jetant aux pieds de Bibletta.

Oh ! oui, Bibletta ! (Il lui baise la main. Lastécouères paraît au fond.) marions-nous au son des castagnettes !


Scène XI

Les Mêmes, LASTÉCOUÈRES.
LASTÉCOUÈRES.

Que vois-je ?

ÉLÉONORE.

Papa !

BIBLETTA.

Ciel !

Elle se sauve et sort par la gauche.

LASTÉCOUÈRES, s’avançant et saisissant Eléonore par l’oreille.

Par la mordions ! je vous y prends, monsieur le vicomte… Comment !… le jour même de vos fiançailles… chez moi, vous faites la cour à une paysanne !… (Le forçant d’entrer dans le pavillon.) Entrez là, monsieur le vicomte, vous serez ce soir au pain sec et à l’eau.

ÉLÉONORE, se débattant.

Comme hier alors…

LASTÉCOUÈRES, le poussant dans le pavillon.

Au pain sec et à l’eau !… et en attendant… (Fermant la porte.) Sous clé ! (Revenant en scène.) Quant à vous, effrontée !…

Il se trouve nez à nez avec Bibès qui vient de sortir du château.

Scène XII

LASTÉCOUÈRES, BIBÈS.
LASTÉCOUÈRES, voyant Bibès.

Le sourd-muet !

BIBÈS, lui frappant sur l’épaule.

Causons !…

LASTÉCOUÈRES, bondissant.

Le muet qui parle !

BIBÈS.

Oui… J’ai été tellement surpris en lisant ceci, que ça m’a rendu la parole !…

Il lui montre une lettre.

LASTÉCOUÈRES.

La lettre de mon avocat !… Rendez-moi ça… domestique !…

BIBÈS.

Soyons poli, monsieur le comte !… (Avec noblesse.) C’est comme plénipotentiaire de la partie adverse que j’ai l’honneur de me présenter devant vous…

ÉLÉONORE, à la fenêtre du pavillon.

Si je pouvais risquer un œil.

LASTÉCOUÈRES.

De mon cousin ?

BIBÈS.

Oh ! pardon !… D’abord votre cousin est une cousine !

LASTÉCOUÈRES.

Une cousine !… Qu’est-ce qu’il chante ?… Comment M. de Birague… ?

BIBÈS.

N’a jamais eu qu’une fille, qui a été élevée sous des habits d’homme et a porté après son père le nom de Rastamagnac…

ÉLÉONORE, à la fenêtre, à part.

Ah bah !

LASTÉCOUÈRES, à lui-même.

Comment, cette espèce de tambour-major !… à qui j’offrais tout à l’heure un château, c’était… (Haut.) Je n’en reviens pas.

BIBÈS.

Vous êtes ruiné, mais tout peut encore s’arranger… Votre fils aime sa cousine… et si elle consentait à un mariage…

LASTÉCOUÈRES.

Hein ?… Vous dites… Mon fils aime… Allons donc !… c’est impossible !…

ÉLÉONORE, qui a sauté par la fenêtre.

Non, papa, non… c’est la vérité… je l’adore !…

LASTÉCOUÈRES.

Tu l’adores ?… (A part.) Une grande chabraque pareille… c’est incroyable !

BIBÈS.

Vous voyez bien !

ÉLÉONORE.

C’est elle qu’il me faut, papa,… c’est à elle que je veux donner l’étrenne de mon amour…

LASTÉCOUÈRES.

Vous avez un drôle de goût, monsieur le vicomte… Moi, elle ne me plairait pas… et pourtant je ne déteste pas les belles femmes !…

ÉLÉONORE.

Oh ! papa ! Mais c’est une perle !

LASTÉCOUÈRES.
Une perle !
BIBÈS, le regardant de travers.

Oui, monsieur, une perle fine…

ÉLÉONORE.

Très-fine.

LASTÉCOUÈRES, vivement.

Bon ! bon ! mettons que c’est une perle ! (A part.) Ne le heurtons pas !… Diable ! l’héritage ! (Haut.) C’est convenu, c’est une perle fine… et si ma cousine ne dédaigne pas mon alliance, je suis tout disposé…

BIBÈS, avec noblesse.

C’est bien… Je vais rendre compte de ma mission à mon gouvernement et vous connaîtrez bientôt notre ultimatum… Au revoir, Campistrons… au revoir, mon bon cher !…

Il sort.

LASTÉCOUÈRES, à part.

Quel drôle de domestique !

ÉLÉONORE.

Oh ! papa, si elle consent à m’épouser, vous serez le parrain de mon premier…

LASTÉCOUÈRES.

Volontiers… (A part.) S’il tient de sa mère, ce sera un rude gaillard…

ÉLÉONORE.

Enfin, je vais donc entrer dans le service actif !


Scène XIII

Les Mêmes, MARCASSOU, puis GINETTA.
MARCASSOU, entrant.
Impossible de mettre la main sur ce petit gredin de Bibletto !… Le gouverneur…
LASTÉCOUÈRES, apercevant Marcassou.

La voici !… (L’examinant.) J’ai beau faire, je ne peux pas m’habituer à la considérer comme une perle…

Il sourit et va prendre le menton de Marcassou.

MARCASSOU, à part.

Il va peut-être me donner ce qu’il m’a promis !

LASTÉCOUÈRES, à Eléonore.

Enfin, puisque ça vous plaît…

ÉLÉONORE, surpris.

Qu’est-ce qui me plaît ?

LASTÉCOUÈRES, à Marcassou.

Approchez, belle enfant !

ÉLÉONORE.

Belle enfant ! À qui parle-t-il donc ?

MARCASSOU.

Dites donc, j’ai réfléchi, j’aime mieux la forêt que l’étang.

LASTÉCOUÈRES.

Il ne s’agit pas de ça… Mais d’abord pourquoi n’avez-vous pas changé de vêtements ?

MARCASSOU, à part.

Il ne me trouve pas encore assez bien mis… (Haut.) Vous savez, je suis habitué à ceux-ci maintenant…

LASTÉCOUÈRES.

Oui… oui… je sais… vous avez la coutume de porter l’habit d’homme…

MARCASSOU.

Depuis mon enfance…

LASTÉCOUÈRES.

Mais ça ne fait rien… il eût été plus convenable… dans votre nouvelle position…

MARCASSOU.
Quelle position ?
ÉLÉONORE.

Sa nouvelle position ?

LASTÉCOUÈRES.

Quant au mariage, si vous voulez, c’est une chose entendue… moi, je consens.

MARCASSOU.

Vous consentez !… À quoi ?

LASTÉCOUÈRES.

À votre bonheur… oui, je suis décidé… Je vous donne mon fils…

MARCASSOU.

Son fils !

ÉLÉONORE.

Moi, papa ?

MARCASSOU.

Vous me le donnez ?… Pourquoi faire ?…

LASTÉCOUÈRES.

Comment ? pourquoi faire ? Vous l’aimez, il vous aime… je vous marie…

GINETTA, paraissant au fond.

Hein ?

MARCASSOU, stupéfait.

Vous nous mariez ?…

ÉLÉONORE.

Mais, papa… vous battez la breloque !…

LASTÉCOUÈRES.

Silence, mon fils !… Laissez-moi faire…

GINETTA, s’avançant.

Allons donc !… c’est impossible !…

LASTÉCOUÈRES, à Ginetta.
Ah ! c’est que vous ne savez pas !… (Lui montrant Marcassou.) C’est une femme !…
GINETTA.

Lui !

MARCASSOU, stupéfait.

Moi, je suis une femme !… Ah ! voilà le bouquet !

ÉLÉONORE.

Mais, papa… vous battez complètement…

LASTÉCOUÈRES.

Silence, mon fils !… Laissez-moi faire !… (A Ginetta.) J’étais comme vous, je ne voulais pas le croire…

GINETTA.

Moi… mais je suis bien sûre du contraire… puisque c’est mon mari !…

LASTÉCOUÈRES.

Votre mari !…

MARCASSOU.

Mais oui…

GINETTA.

Mais oui…

LASTÉCOUÈRES, à Ginetta.

Lui aussi !… Mais combien en avez-vous donc ?

GINETTA.

Je n’en ai qu’un et c’est celui-là… le vrai !…

LASTÉCOUÈRES, abasourdi.

Quoi ! le vrai !… quoi le vrai !… mais alors l’autre… Quel est donc l’autre ?…

MARCASSOU, à Ginetta.
Oui… l’autre, madame, l’autre !…

Scène XIV

Les Mêmes, BIBLETTA, en grande toilette de cour, donnant la main à BIBÈS, Invités et Invitées.

Ils sortent du château.

BIBÈS, s’avançant avec Bibletta.

L’autre… le voici !…

FINALE.
BIBLETTA.
––––––C’est moi, monsieur le gouverneur.
MARCASSOU.
––––––Encor Bibletto !
GINETTA.
––––––Encor Bibletto ! Quelle erreur !
LASTÉCOUÈRES.
––––––C’est Marcassou… non, je divague…
––––––Mais, qui donc êtes-vous enfin ?
BIBLETTA.
––––––Je suis, mon très-cher cousin,
––––––Mademoiselle de Birague.
GINETTA, à Marcassou.
––––––Mademoiselle de Birague !
MARCASSOU et LASTÉCOUÈRES.
––––––Mademoiselle de Birague !
BIBLETTA, à Eléonore.
––––––Bibletta, pauvre ce matin,
––––––Vous repoussait toute chagrine,
––––––Voulez-vous accepter la main
––––––Que vous offre votre cousine ? ÉLÉONORE.
––––––Avec plaisir, avec transport !
BIBÈS.
––––––Enfin, nous touchons donc au port !
GINETTA, à Marcassou.
––––––Eh bien, voyez, grand nicodème !
––––––Ai-je encor trahi mon devoir ?
MARCASSOU.
––––––O chère Ginetta, je t’aime,
––––––Et tu le verras bien ce soir !…
––––––Oui, de nouveau pour toi je brûle,
––––––L’amour rallume son falot,
––––––Montons bien vite sur ma mule,
––––––Et chez nous, partons au galop !
CHŒUR.
––––––Montons vite sur la mule.
––––––Et partons tous au galop.
––––––––––––Allons !
––––––––––––Partons,
TOUS.
––––––Sur la mule qui trottine,
––––––Allons, montons, prestement,
––––––Quel plaisir, quand on chemine,
––––––De trotter si gentiment !


FIN