Les Dames du palais/2/3

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Calmann-Lévy éditeurs (p. 161-184).

III

L’affaire Alembert contre Marty vint devant la première chambre du tribunal, le lundi vingt-sept octobre.

Tout le Palais attendait l’audience avec une impatiente curiosité. Le procès, petit en lui-même, tirait de l’importance du rang de ses parties, appartenant à la haute bourgeoisie parisienne. Il empruntait surtout son intérêt au contraste que feraient les deux avocats, ce vieux maître et cette jeune femme. Dès midi les bancs furent pleins de dames élégantes. C’étaient ou des amies de madame Marty, ou des personnalités du parti féministe pour qui ce procès était une grande bataille d’idées, et qui triomphaient d’avance à voir, dans de telles circonstances, une femme à la barre.

Le temps fut clair d’abord. Un soleil d’automne illuminait la salle sombre qui ressemblait à un salon, avec son plafond lointain, ses boiseries sévères, la tapisserie verte des murailles, et quelques toilettes tapageuses dans l’auditoire. C’était cette grand’chambre du parlement où les rois de France avaient tenu leurs lits de justice : la chambre des plaidoiries, si étincelante des ors de son plafond — culs-de-lampe ciselés, pendentifs semblables à des blocs d’orfèvrerie — qu’on l’avait surnommée la Chambre dorée. Elle rappelait la légende du jeune Louis XIV y entrant tout botté pour la chasse, la cravache à la main, et à la bouche, sa cinglante harangue aux conseillers lais et clercs d’alors. Et c’est dans le coin de gauche, où s’ouvre aujourd’hui la salle du conseil, que les vieilles estampes montrent Louis XV trônant en grande pompe, des dames à ses pieds, pareilles à autant de Pompadours.

Maintenant l’hémicycle du tribunal mange plus qu’à demi la première chambre. Les murs sont dégarnis des tableaux d’autrefois. Des filets d’or au plafond dessinent dans les caissons de larges étoiles. Les trois fenêtres dominent la cour de la Conciergerie, et l’on respire toujours dans cette enceinte une atmosphère de grandeur historique.

Au début de l’audience, on plaida une affaire ennuyeuse : un particulier contre la Compagnie du gaz. Soudain, il y eut une grande émotion : le bruit courait qu’Alembert était là. On vit des chapeaux décrire une volte-face vers la porte et les chuchotements s’élevèrent si haut que le président, un homme jeune, à la barbiche blonde, dut commander le silence. Mais les indiscrets furent déçus. Plusieurs journalistes se tenaient debout, au bas de la salle, et c’était l’un d’eux, mince, à la chevelure opulente, qu’une ressemblance vague avait fait prendre pour l’ingénieur. D’ailleurs, des gens arrivaient sans cesse. Il y eut bientôt une foule compacte piétinant dans la partie réservée au public. On se glissait le long des couloirs latéraux, on s’évertuait à s’approcher du prétoire, de la barre surtout

À midi et demi, un vieil avocat, chargé de sa serviette, entra et bouscula un peu les gens pour se frayer un passage. Il était grand, d’une puissante stature, avec de larges favoris blancs autour de son fin visage. C’était Fabrezan : les dames se le nommèrent ; il y eut un frémissement. Il alla s’asseoir lourdement derrière l’orateur qui parlait à cette minute. Tous les yeux s’attachèrent à lui. On vit ensuite arriver une avocate en qui les profanes crurent reconnaître madame Vélines. Mais on se trompait : celle-là ne plaidait jamais ; on ne la voyait au Palais qu’aux jours de galas judiciaires C’était madame Debreynes, une femme du monde chez qui c’avait été un caprice, un genre, que de faire son droit et de prêter serment, pour le plaisir de porter la robe en public, d’avoir son portrait dans les journaux, d’appeler Ternisien « mon cher confrère ». Elle en était encore à jouir du petit mouvement de curiosité qui se manifestait dans un auditoire quand elle le traversait avec sa grâce parisienne, nu-tête, la toque à la main, gentiment poseuse, toujours à l’affût, de quelque photographe posté dans la salle.

Mais de nouveau la porte se rouvrit, et il y eut un petit murmure d’admiration. Maurice Servais précédait dans la foule Isabelle Géronce, et cette belle femme, vêtue de lustrine noire, qui s’avançait tranquillement, regardant de droite et de gauche, saluant de la main une amie, souriant à une autre, faisait figure si singulière dans la chambre austère où l’on cherchait la Justice, qu’il y eut un étonnement.

Puis d’autres avocates survinrent : mademoiselle Angély, en violet, suivie de Jeanne de Louvrol et de Marie Morvan ; elles s’assirent au banc des stagiaires, madame Clémentin arriva, de plus en plus assidue au Palais depuis que son mari, rayé de l’Ordre, avait pris un cabinet d’affaires. Et ce fut ensuite madame Martinal, haletante d’avoir couru. De chaque enté de la barre, le banc était occupé : il fallut que plusieurs jeunes avocats se levassent pour céder leur place à ces dames. Derrière le greffier, les chaises des sténographes étaient prises. À la barre, l’avocat de la Compagnie du gaz s’éternisait. Le petit monument gothique de l’horloge marqua une heure. Le battant du tambour fut poussé, là-bas, un groupe d’avocats entra sans qu’on y fit attention. Vélines était parmi eux, et près de lui, petite, très frêle, très pale. Henriette traversa la salle.

D’un coup d œil. Vélines vit l’affluence, la salle bondée, les bancs pleins de bruyantes mondaines, toutes les avocates présentes, et il eut la sensation d’une représentation théâtrale où sa femme allait s’offrir en spectacle. Un trouble le saisit. Il se défiait d’Henriette, de ce menu talent féminin, gracieux, qui par souplesse savait éviter la discussion du fond. Tant qu’elle n’avait défendu que les mineurs, à la correctionnelle, ses petites plaidoiries lui avaient semblé gentilles, faites pour égayer la monotonie des audiences, parfaitement inutiles d’ailleurs devant un tribunal qui instruit lui-même la cause dans son colloque avec le prévenu. Mais plaider ici, devant un tel public, pour une affaire si délicate et contre le bâtonnier !

Alors il eut un remords : celui de ne s’être pas montré plus autoritaire, de n’avoir pas exigé de la jeune femme qu’elle lui expliquât son plan de discours, qu’elle l’élaborât même sous sa dictée. Car, dans son respect infini de la personnalité d’Henriette, il lui avait concédé le droit, qu’elle exigeait, de travailler seule. Quel mari eût-il paru aux yeux de cette épouse d’exception, si subtile, si raffinée, en se faisant brutalement son maître jusque dans leur vie intellectuelle ? Il y avait là sous le front obstiné de cette tendre compagne, un domaine indépendant qui lui était fermé, et. l’aimant avec tant de passion, il en avait parfois un peu de chagrin, car lui se dévoilait à elle, sans une arrière-pensée. À présent n’allait-elle pas être punie de ses réserves ? Et il était obsédé par la crainte qu’elle ne demeurât court à la barre. Cependant, depuis leur retour d’Uriage, en septembre, elle avait bûché comme un homme, passant ses soirées à récrire sans cesse, une fois de plus, sa plaidoirie, — toujours secrètement, d’ailleurs, avec la terreur que son mari ne s’immisçât dans son travail. — Ah ! si seulement lui, Vélines, avait eu la liberté de la diriger, de lui montrer le nœud du procès !… Et il voyait la magnifique défense à présenter dans une affaire aussi brillante.

— Aujourd’hui nous restons debout, dit Servais, en montrant la brochette d’avocates alignée au banc des stagiaires.

— Oui, répondit Vélines, s’efforçant de plaisanter, place aux femmes !

Ils étaient là massés derrière la stalle du substitut, une dizaine de confrères représentant le jeune barreau. André considérait sa femme qui vérifiait l’ordonnance des pièces de son dossier. Elle était si défaite, si tremblante, qu’il en eut pitié. Il se souvenait comment, avant de quitter la maison, elle s’était jetée dans ses bras en avouant qu’elle avait peur. Elle était si fatiguée ! D’ailleurs, il la trouvait mal portante depuis plusieurs semaines, et il ne pouvait lui faire admettre qu’elle était malade C’était l’estomac un peu détraqué, du simple surmenage, disait-elle.

Mademoiselle Angély, se retournant, murmura :

— Tiens, Louise Pernette n’est pas là !

Elle seule manquait parmi toutes les femme de l’Ordre. Maurice Servais rougit. Le beau profil d’Isabelle Géronce, malignement, se tourna vers lui. On disait leur liaison consommée, et qu’on avait aperçu Maurice entrant chez Isabelle, un soir, en l’absence du docteur Géronce. — Mais, à ce moment, l’avocat défendeur s’étant assis, la voix du président s’éleva. Le maussade lever de rideau n’eut pas de conclusion, le jugement était renvoyé à huitaine, et l’huissier appela :

— Affaire Alembert-Marty, attribution d’enfant.

Un murmure de satisfaction courut dans l’auditoire. Deux ou trois avocats sortirent. Henriette tressaillit, étala sa serviette ouverte devant elle. Le président prononça :

— Maître Fabrezan-Castagnac, vous avez la parole.

Aussitôt le bâtonnier fut debout. Appuyé contre la muraille opposée, Vélines voyait sa tête puissante, son encolure énorme se découper sur le jour blanc de la dernière fenêtre. Il se fît un grand silence. La voix grave du vieux maître résonna, vibrante, très retenue ; pourtant le dernier auditeur accoté là-bas, contre le tambour, percevait les moindres syllabes. L’affaire lut exposée en quelques phrases. Un premier jugement de cette chambre, après le prononcé du divorce, ayant attribué à la mère le mineur issu du mariage, le père réclamait aujourd’hui la direction de cet enfant, parvenu à l’âge des études.

Quand Fabrezan plaidait, on sentait le tribunal tout au plaisir de l’entendre, lui, tout au plaisir de son art. Sa massiveté corporelle s’allégeait. Il souriait en parlant. Sa phrase était inégale et souple, courte ou longue à sa fantaisie. Son coup de hardiesse fut de débuter par l’éloge de madame Marty. On l’aurait pris pour l’avocat de la défenderesse. Il la dépeignit magnifiquement, « portant avec noblesse son divorce comme un veuvage digne, austère, monacal… » Puis il vanta son amour maternel, qui épuisait maintenant à lui seul les suprêmes tendresses de ce cœur de femme ; et alors il risqua cette précaution oratoire que, de l’autre côté de la barre, tout à l’heure, on exploiterait ce sentiment passionné de la mère, on dénoncerait l’inhumanité d’un jugement qui retirerait à cette isolée, éprouvée déjà si cruellement, son dernier bonheur.

— Mais, dites-moi, messieurs, ajouta-t-il aussitôt, si cet isolement, madame Marty ne l’a pas délibérément choisi, impérieusement voulu, en réclamant la rupture d’un lien que son mari, au contraire, la suppliait de renouer.

Dès lors, il eut la partie belle. Tout ce début avait été dit doucement, comme sans nulle recherche. Au fond, il connaissait la gamme de tous les effets, et il en jouait avec son habileté de prince de la parole. Maintenant, il quittait la barre, s’avançait sur le tapis bleu du tribunal, à l’aise jusque dans le prétoire même. Sûr de son droit, il avait en lui quelque chose de victorieux qui semble miner d’avance tous les arguments de l’adversaire. « Eh ! non, l’on ne pouvait s’apitoyer sur le sort de la divorcée qui avait elle-même requis le divorce. Et pourquoi l’avait-elle requis ?. » Alors le récit du premier procès lui revenait aux lèvres. Insidieusement, il faisait ressortir l’intraitable sévérité de l’épouse. Et il s’approchait des juges avec cette mimique amusante qui constituait une de ses ressources, pendant que d’une voix assourdie on l’entendait dire, confidentiellement :

— Elle fut orgueilleuse, messieurs, elle fut dure…

Puis la faute du père fut rappelée, atténuée, diminuée, si puérile qu’elle n’apparaissait plus qu’un enfantillage d’homme charmant et léger. Et toute la salle était sans un souffle. Le srénie du vieil homme éclatait dans cette cause sentimentale, plus encore qu’en un procès d’affaires. Lorsque André Vélines jetait les yeux sur le public, il voyait cette masse profonde de visages ton lus, multipliés jusqu’à la porte, jusqu’au groupe de jeunes gens juchés sur le poêle, au fond : tous montraient cette transfiguration qui marque un intérêt brûlant tous avaient le petit frémissement de l’enthousiasme. Fabrezan était un grand artiste. Lui seul existait dans l’audience. Sa personnalité l’emplissait toute. Et Henriette Vélines, assise à son banc de défense, était écrasée, anéantie. Son mari la regarda, et un violent regret le poignit : n’aurait-il pas dû être là, lui, au lieu d’elle, prêt à répondre à l’homme célèbre ?… Et des réfutations lui montaient aux lèvres, abondamment.

Désormais le bâtonnier était tout à son client : il le dépeignit sous les traits d’un savant pensif, à l’esprit réfléchi, au jugement droit, aux décisions sûres. Une défaillance d’un moment ne prouverait jamais contre l’élévation d’un tel caractère. Et les grandes manches de Fabrezan se soulevaient quand il s’écriait :

— Cet homme a expié sa faute en perdant la compagne qu’il aimait. Le tribunal voudra-t-il l’accabler en lui retirant jusqu’à sa paternité ?

Puis il en arrivait au vif du procès :

— Parlons de l’enfant, messieurs, de l’enfant qui doit vous intéresser uniquement, puisque vous ne devez avoir en vue que son seul bien. Il ne s’agit pas de punir terriblement un malheureux père pour une faute anodine. Sommes-nous ici en correctionnelle ? Parlons de l’enfant.

Et il le dit d’une sensibilité féminine, petit homme en formation, malléable encore, attendant l’empreinte virile qui lui manquait. Et le vieux maître, dont l’éloquence devenait intime, touchante, se retournait, faisait un pas vers le public ; sa manche eut une envolée superbe :

— J’en appelle à tous les pères ici présents ! L’heure ne vient-elle pas où l’homme, à son tour, doit au fils dont il est responsable cette nourriture spirituelle, forte, productrice d’énergie, que la mère ne saurait lui donner ?

Et il cita ce fait que, dans une famille, quand le père meurt laissant des fils, le monde profère ce cruel axiome : « Mieux eût valu que ce fût la mère ! »

Quelques chapeaux féministes s’agitaient bien un peu, mais tout l’auditoire sentait que Fabrezan-Castagnac prononçait là un des plus beaux discours de sa vie judiciaire. Sa voix noble de vieillard emplissait l’enceinte, quand il définissait cette paternité parfaite qui crée une seconde fois l’enfant, à l’heure où l’homme le fait vraiment le fils de son esprit. Il y eut une sensation générale de contrariété lorsque le président, brusquement, fit taire l’avocat :

— Maître Fabrezan, vous en avez pour longtemps encore ?

— Vingt minutes environ, monsieur le président.

— Alors, l’audience est suspendue.

Le tribunal sortit. Et ce fut un tumulte : les émotions réprimées jusque-là éclatèrent dans le public pendant que la chambre se vidait. Fabrezan avait coiffé sa toque garnie d’épingles et se bourrait les joues de croquignoles. On vit Henriette Vélines se lever, s’approcher du bâtonnier. Ils échangèrent quelques mots. Elle était blême, éteinte, essoufflée. Lui souriait en s’épongeant le front. En même temps, la figure chafouine de maître Blondel, au nez pointu entre deux houppettes de favoris blancs, s’approcha. Ce furent des salamalecs entre les vieux hommes. Puis avocats et avocates, traversant la salle, gagnèrent celle des Pas-Perdus, se mêlèrent à la cohue. On parlait bas dans chaque groupe. Évidemment, Henriette était l’objet des conversations. On la jugeait en posture désespérée après cette flambée d’éloquence que Fabrezan avait eue là.

— Pauvre petite Vélines ! disait madame Martinal, c’est fou d’avoir accepté une cause pareille !

— Peuh ! si elle voulait gagner, déclarait Isabelle Géronce, ça serait facile : le bonhomme Castagnac est creux comme une courge.

Et l’on ajoutait :

— Où est-elle la petite Vélines ?

Tous les visages affichaient des condoléances. Agacée, Henriette venait de quitter les Pas-Perdus en compagnie de son mari. Ensemble ils allèrent au bureau télégraphique. Il était encombré de robes judiciaires. Elle dut attendre longtemps la communication pour donner, par téléphone, un encouragement à madame Marty. André, debout à côté d’elle, ne lui parlait pas. Appuyé à la fenêtre qui domine la cour de Mai, il tapotait un air aux vitres. Elle avait envie de pleurer ; lui, de l’emporter loin d’ici.

Enfin, dans la cabine téléphonique, un drelin strident retentit. Vélines, au dehors, distinguait la voix assourdie de sa femme et ses phrases coupées :

— C’est vous, Suzanne ?… Ayez confiance en moi : je vous promets tout mon effort… Oui, l’adversaire a presque fini. Avant une demi-heure, ce sera mon tour… Je vous certifie que tout va bien, quoique l’adversaire ait eu beaucoup de talent. Mais moi, en ce moment, c’est vous-même. Oui, oui, et plus que je ne puis vous l’expliquer ici… Plus tard, vous saurez…

À trois heures, l’audience reprit. Ce fut un engouffrement bruyant dans la première chambre. À la porte, deux municipaux exigeaient des cartes. Le temps s’était couvert : les cinq lampes, pareilles à cinq chapeaux lumineux posés sur de minces tiges de cuivre, s’allumèrent au fond du prétoire. La salle s’était métamorphosée en un sanctuaire tiède, recueilli, où l’on venait s’enfermer avec bien-être en cette fin d’après-midi d’automne. Et l’attente d’une émotion nouvelle ajoutait un surcroît à l’aise générale.

Quand tout fut en place. Fabrezan reprit sa plaidoirie au point où il l’avait laissée. Il ouvrit son dossier et obtint le triomphe classique en lisant ses pièces. On entendit le certificat du médecin attestant la bonne santé du jeune Alembert, et la lettre de l’enfant, où celui-ci avouait à un ami : « Je voudrais bien être auprès de papa ! » Et l’avocat dévoila la malice de la mère couvrant cette ligne d’un gros trait d’encre. Plusieurs dames se mouchèrent en sourdine. Henriette, tournée de profil, regardait son vieux maître, et ses traits décelaient une nervosité très vive. Enfin, ce fut la péroraison, dite selon la mode nouvelle qui veut la voix d’autant plus mourante, plus prête à défaillir, que l’effet atteint à plus de puissance.

Et Fabrezan se tut. On n’entendit, dans le silence, que le feuillètement des pièces remises au dossier. Aux derniers bancs, des femmes se levèrent pour apercevoir l’avocate. Leurs chapeaux gênant le public, un murmure éclata : on leur cria de s’asseoir. Et le chignon blond d’Henriette apparut avec ses épaules frêles drapées de noir.

Les dernières ondes de la grande voix célèbre vibraient encore sur l’auditoire, quand la parole fraîche, légèrement haletante, de la délicate jeune femme surprit le public. Elle s’exprimait lentement, cherchant un peu ses mots. L’ampleur de la salle noyant son organe, un nombre restreint de personnes entendirent son début. Il fut ingénieux. Elle y disait qu’au jeu des courses modernes, pour mettre des chevaux de valeurs différentes en état de courir ensemble, il était d’usage de les « handicaper » : on rapprochait du but, les plus faibles, les moins alertes. Aujourd’hui que deux causes étaient aux prises devant le tribunal et que sa cliente avait le terrible désavantage de n’être défendue que par une humble stagiaire, au nom de la Justice, leur commune maîtresse, elle suppliait les juges d’égaliser les chances en laissant un peu en arrière la superbe plaidoirie qu’ils venaient d’entendre… Et cette façon de rendre acceptable l’acte audacieux de parler après le bâtonnier dut paraître charmante, car un frémissement approbatif, presque imperceptible, courut autour d’elle, dépita ceux qui n’avaient pas saisi l’habile préambule. On se bouscula dans le fond de la salle. Un journaliste, le crayon à la main, fît quelque bruit pour s’approcher du banc de la défense. Deux photographes, à droite, élevèrent leur appareil et prirent un instantané de l’avocate. Le premier l’attrapa penchée sur la barre, dans une jolie attitude voulue de modestie ; le second, la prit dressée, son petit doigt en l’air, et découpée de profil sur un fond de confrères groupés contre le mur de gauche.

— Très bien, très bien ! déclara, dans ce même groupe, une voix près de Vélines.

C’était Blondel, l’ennemi des femmes au barreau. Vélines pensait que c’était en effet très bien. D’ailleurs, les idées les plus diverses se heurtaient en lui à mesure que sa femme parlait et l’étonnait davantage.

Elle prononçait maintenant un réquisitoire contre Alembert. Elle avait préparé déjà sa défense dans ce sens-là. Mais, véritable avocate-née, à entendre tout à l’heure dans la bouche de l’adversaire l’apologie du mari coupable, elle avait senti une verve nouvelle jaillir de sa féminité révoltée, et c’était presque d’inspiration qu’elle parlait à cette minute. Les phrases partaient toutes seules. Ce n’était plus le beau français de Fabrezan, qui n’observait jamais plus sa forme qu’à l’instant où il semblait s’exalter le plus et perdre tout sang-froid. La petite Vélines laissait « causer » son émotion ;

« Ah ! l’on voulait innocenter ce mari. Ah ! l’on permettait toutes les infidélités de l’homme, sous prétexte qu’elles n’étaient pas sérieuses !… Mais alors, que deviendrait le cœur des femmes, des nobles femmes pareilles à sa cliente, vouées tout entières à la religion du mariage, à sa pureté, à son intégrité ? Non, non, le tribunal n’aurait pas de blâmable indulgence. Il se souviendrait de son premier jugement. Avant d’attribuer, pour la seconde fois, la garde de l’enfant à l’un des deux époux divorcés, il se demanderait, dans l’intérêt du jeune garçon, lequel serait le plus apte à conduire cette âme nouvelle, du père faible, léger, incapable de garder son serment, soumis au pouvoir de la première courtisane qui passe, ou de la mère impeccable qui, dans les sables mouvants du monde parisien, apparaissait comme une statue de dignité, la mère forte, d’une inflexibilité morale antique, ayant de ses propres mains brisé une chaîne aussi chère, pour n’avoir pu la porter plus longtemps avec honneur !… »

La salle s’obscurcissait. Les quatre coins du plafond s’illuminèrent, et l’on vit ressortir de chaque sombre caisson le dessin d’or des grandes étoiles. Tout le détail du public se discerna comme en plein jour. Beaucoup de personnes étaient entrées encore. Il y avait près de la porte une cohue, au milieu de laquelle brillait le shako à chaînette de cuivre d’un garde municipal. Çà et là, au hasard, dans tout ce monde noir, la tache blanche des rabats indiquait des avocats. Et la frêle jeune femme dressée à la barre tenait toute cette foule immobile, anxieuse.

— Quoi, messieurs, disait-elle, alors qu’entre ces époux désunis un désaccord nouveau s’élève au sujet de l’éducation du fils, vous dénieriez à cette mère admirable le droit de l’emporter ? Pour engager cette procédure, monsieur Alembert s’est fondé sur ce prétexte que la mère négligeait les études de l’enfant. Il n’en est rien, messieurs ; et si ma cliente retarde encore d’une année ou deux le régime de l’externat, je puis prouver, par les cahiers du jeune Alembert, que l’instruction de celui-ci n’en souffre nullement. Au surplus, il y va de la santé de l’enfant. L’externat même expose l’élève de faible complexion à toutes les intempéries, à la contagion de toutes les maladies du jeune âge. Or je vous lirai tout à l’heure le certificat médical, résultant d’un examen rationnel de l’enfant, signé du médecin de la famille ; retenez bien ce point, messieurs, signé du médecin de la famille, et non d’un médecin de hasard… Aussitôt Fabrezan se levait, couvrant de sa basse puissante la voix d’Henriette :

— Pardon, monsieur le président. Je voudrais que vous fissiez remarquer à ma jeune adversaire que la parole d’un médecin de hasard a cent fois plus de poids en l’occurrence, et que mon certificat médical annule parfaitement le sien.

Et l’altercation continua quelques minutes. L’ancien et la débutante se chicanèrent sur cette pointe d’aiguille : la valeur respective de ces deux certificats contraires. Et ils formaient un tableau unique, lui, maître de l’Ordre, majestueux, hautain, sentant le vieux parlement du xviie siècle, elle, gracieuse, se cheveux blonds un peu fous, une flamme aux joues, disputant pied à pied, incarnation de la femme moderne. Le président dut intervenir :

— Maître Fabrezan, laissez parler madame, je vous prie.

Et « madame parla » de nouveau Elle dit les belles qualités de Suzanne Marty, son instruction qui la faisait, pour le moment présent, et quelle que fut l’excellence des professeurs choisis par elle, le meilleur maître de son fils, auquel chacune de ses heures était vouée. Puis, soudain, elle s’arrêta. Depuis quarante minutes elle était debout, parfois exténuée jusqu’à s’appuyer de ses deux mains nerveuses à la planchette de la barre, ce qui avait été son seul geste. Elle demanda un répit, et le président proposa une suspension d’audience ; elle ne voulut point l’accepter. Il offrit de remettre l’affaire à huitaine, mais elle se récria :

— Non, non, monsieur le président, à huitaine je ne pourrais plus.

Ce ne fut qu’une pause de quelques minutes. Elle se redressa d’un effort, reprit la parole, disant qu’elle abrégeait. Et sa plaidoirie dura cependant plus d’une demi-heure encore. Elle argumentait serré A la fantaisie parfois exaltée et bien féminine de sa première partie, succédait une méthode scientifique, et elle déballa un stock d’arrêts de la cour, de jugements du tribunal sur le droit de puissance paternelle en des procès d’attribution d’enfants, et elle ne fit pas grâce d’un attendu. Ce fut souverainement ennuyeux et toutefois étrange. Cette femme si juvénile et si docte, étalant toute cette jurisprudence avec son air de petite fille, passionnait les juges. Fabrezan riait sous cape. Le groupe des avocats, très intéressé, murmura :

— Elle est épatante !

André Vélines éprouvait un malaise. Sans qu’il démêlât au juste pourquoi, il ne lui était pas agréable que sa femme tint en haleine deux cents personnes, aux yeux rivés sur elle des heures durant. Puis il lui en voulait de lui avoir dérobé jusque-là son talent, pour le lui révéler aujourd’hui en même temps qu’à cette foule étrangère. Il la jugeait en faute. Ses confrères venaient lui dire à l’oreille.

— Mon cher, elle est renversante, votre femme !

Il souriait de l’air entendu d’un homme qui a surveillé de près la besogne :

— Oh ! voilà des mois, aussi, qu’elle potasse cette affaire !

S’il n’était pour rien dans ce succès, il lui déplaisait qu’on le sût.

Henriette terminait par un résumé qui fut concis, net jusqu’à la sécheresse, mais qui plut aux juges et que les professionnels apprécièrent. Le silence se fît. La nuit était venue. L’avocate s’assit, défaite, anéantie. La bonne mademoiselle Angély, hors d’elle-même, s’avança, lui broya les mains :

— Quel triomphe ! quel triomphe !

Elle n’en pouvait dire davantage. Vélines, à son tour, se glissa jusque Henriette :

— Mais tu es malade ! Tu es allée au delà de tes forces !… Tu as eu un grand succès, tu sais… Seulement, ce n’est pas un métier de femme…

Elle ne paraissait pas entendre ; elle ne voyait que le tribunal, les trois juges penchés sous la même lampe, celle du président, et chuchotant sans fin. Elle balbutiait, hallucinée :

— Si Suzanne ne garde pas son fils, c’est une honte.

Des murmures s’élevaient dans l’auditoire. L’attente du jugement angoissait tout le monde. Chacun souhaitait que la petite avocate gagnât le procès. Une voix partit, on ne sait d’où, qui porta dans le silence :

— Ça serait une gifle pour le vieux !

La discussion des trois magistrats s’éternisait. Le bâtonnier, cueillant des épingles dans sa toque, attachait des pièces ensemble. Enfin il franchit d’un pas l’intervalle qui le séparait d’Henriette :

— Sacrebleu ! ma petite madame, je ne voudrais pas tous les jours des adversaires de votre trempe.

Elle le considéra ; son visage s’illumina. Cette phrase du vieux maître fut pour elle la première révélation de son succès.

— Vrai ? vrai ?… Je croyais que j’avais été piteuse !

— Nous autres, décréta Fabrezan redevenu grave, nous donnons notre talent, quand nous en avons un peu ; mais les femmes, en plaidant, se donnent elles-mêmes. Leur passion fait leur force.

La salle, surexcitée, retombait à un mutisme fiévreux Bien des cœurs battaient. Les fenêtres découpaient de grands rectangles noirs dans la nuit. Le greffier, d’un côté du tribunal, le procureur de la République, de l’autre, avaient cessé d’écrire, captivés eux-mêmes, anxieux.

Dix minutes encore s’écoulèrent. Henriette soupira longuement, étirant ses bras lassés. Il était exactement cinq heures un quart lorsque la voix du président s’éleva :

Ouï les parties en leurs plaidoiries, etc.

Les attendus furent brefs. La faute du père était rappelée, ainsi que les garanties que donnait l’instruction de la mère pour la direction, au moins provisoire, des études de l’enfant. Toutes les inclusions, une à une, annonçaient le jugement :

Le tribunal, confirmant sa première décision, attribue à madame Marty, épouse divorcée du sieur Alembert, la garde du mineur issu de leur mariage.

Et, lentement, les trois juges se levèrent, disparurent sans bruit dans la nuit. Un long : « Ah ! ah ! » sourd, étouffé, monta de l’auditoire. C’était le soupir d’un contentement général ; deux cents personnes satisfaites après une attente exaspérée, acclamant d’une façon discrète la petite reine de l’audience, l’avocate mystérieuse. Et quand, coiffant sa toque, elle voulut quitter le prétoire, traverser la salle, il y eut un tumulte extraordinaire, une bousculade on voulait la voir de tout près, si rose, si jolie, si tranquille dans son triomphe ! Elle ne pouvait avancer que pas à pas ; Fabrezan dut la précéder pour lui faire la voie libre. Elle arrivait à la porte, quand madame Marcadieu, qui s’était dissimulée dans l’auditoire se précipita pour l’embrasser. Puis, ce fut son père qui vint la féliciter, beaucoup plus ému qu’il ne le laissait paraître ; puis toutes ces dames du barreau.

L’ovation continuait autour d’Henriette : il lui fallut vingt-cinq minutes pour gagner le vestiaire et se dévêtir.

Quand elle se retrouva au bras de son mari, sur la place Dauphine devenue toute noire, elle s’appuya sur lui, très fort :

— Oh ! chéri ! que je suis fatiguée !

— C’est absurde de t’être mise dans un état pareil. Voilà trois jours que tu ne manges plus… et avant une telle séance !… Vas-tu enfin voir un médecin ?

Elle secoua la tête, et, riant glorieusement :

— Un médecin serait inutile, je connais mon mal ; cher André, il est aujourd’hui sans remède, mais dans huit mois d’ici je serai guérie

Il eut un brusque sursaut de joie :

— Henriette ! Henriette !… tu es enceinte !… Comment ! cela non plus, tu ne me l’avais pas dit !

Et elle s’expliqua :

« Oh ! elle était bien heureuse d’avoir un bébé ; mais, avant tout, il fallait terminer cette affaire Marty. S’il l’avait vue souffrante, il l’aurait empêchée d’aller à l’audience aujourd’hui. Et, de fait, c’avait été un tour de force… »

Aussitôt il eut vers elle un élan d’indicible tendresse, sans arrière-pensée désormais, et là, dans la nuit, il l’enlaça, en murmurant avec l’ingénuité brutale de l’homme :

— Alors, tu ne plaideras plus !