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Les Dernières Paroles d’Épictète à son fils/Édition Garnier 1879

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Les Dernières Paroles d’Épictète à son fils

LES DERNIÈRES
PAROLES D’ÉPICTÈTE
À SON FILS[1].

épictète.

Je vais mourir ; j’attends de vous un souvenir tendre, et non des larmes inutiles : je meurs content, puisque je vous laisse vertueux.

le fils.[2]

Vous m’avez enseigné à l’être, mais vous savez quel trouble m’agite. Une nouvelle secte de la Palestine cherche à me donner des remords.

épictète.

Des remords ! il n’appartient qu’aux scélérats d’en éprouver. Vos mains et votre âme sont pures. Je vous ai enseigné la vertu, et vous l’avez pratiquée.

le fils.

Oui ; mais cette nouvelle secte annonce une nouvelle vertu que je ne connaissais pas.

épictète.

Quelle est donc cette secte ?

le fils.

Elle est composée de ces Juifs qui vendent des haillons et des philtres, et qui rognent les espèces[3] à Rome.

épictète.

La vertu qu’ils enseignent est apparemment de la fausse monnaie.

le fils.

Ils disent qu’il est impossible d’être vertueux sans s’être fait couper un peu de prépuce, ou sans s’être plongé dans l’eau au nom du père par le fils. Il est vrai qu’ils ne sont pas d’accord en cela : les uns veulent du prépuce, les autres n’en veulent point ; ceux-ci croient l’eau nécessaire, comme Pindare qui la dit merveilleuse ; ceux-là s’en passent. Mais tous disent qu’il leur faut donner de l’argent.

épictète.

Comment, de l’argent ! Sans doute on doit secourir de son superflu les pauvres qui ne peuvent travailler, payer ceux qui peuvent gagner leur vie, et partager son nécessaire avec ses amis. C’est notre loi, c’est notre morale : c’est ce que j’ai fait depuis qu’Épaphrodite m’affranchit, et c’est ce que je vous ai vu faire avec une satisfaction qui rend mes derniers moments heureux.

le fils.

Les philosophes dont je vous parle exigent bien autre chose : ils veulent qu’on apporte à leurs pieds tout ce qu’on a, jusqu’à la dernière obole.

épictète.

S’il est ainsi, ce sont des voleurs, et vous êtes obligé de les déférer au préteur ou aux centumvirs.

le fils.

Oh non, ce ne sont point des voleurs, ce sont des marchands qui vous donnent la meilleure denrée du monde pour votre argent, car ils vous promettent la vie éternelle ; et si, en mettant votre argent à leurs pieds, comme ils l’ordonnent, vous gardez seulement de quoi manger, ils ont le pouvoir de vous faire mourir subitement.

épictète.

Ce sont donc des assassins dont il faut au plus tôt purger la société.

le fils.

Non, vous dis-je, ce sont des mages qui ont des secrets admirables, et qui tuent avec des paroles. Le père, disent-ils, leur a fait cette grâce par le fils. Un de leurs prosélytes, qui pue horriblement, mais qui prêche dans les greniers avec beaucoup de succès, me disait hier qu’un de leurs parents, nommé Ananiah[4], ayant vendu sa métairie pour plaire au fils au nom du père, porta tout l’argent aux pieds d’un mage nommé Barjone, mais qu’ayant gardé en secret de quoi acheter le nécessaire pour son petit enfant, il fut puni de mort sur-le-champ. Sa femme vint ensuite ; Barjone la fit mourir de même en prononçant une seule parole.

épictète.

Mon fils, voilà d’abominables gens. Si la chose était vraie, ils seraient les plus infâmes criminels de la terre. On vous a conté des histoires ridicules ; vous êtes un bon enfant, mais j’ai peur que vous ne soyez un imbécile, et cela me fâche.

le fils.

Mais, mon père, si on gagne la vie éternelle en donnant tout son bien à Simon Barjone, il est clair qu’on fait un bon marché.

épictète.

Mon fils, la vie éternelle, la communication avec l’Être suprême n’a rien de commun, croyez-moi, avec votre Simon Barjone. Le Dieu très-bon et très-grand, Deus optimus maximus, qui anima les Caton, les Scipion, les Cicéron, les Paul-Émile, les Camille, le père des dieux et des hommes, n’a pas, sans doute, remis son pouvoir entre les mains d’un Juif. Je savais que ces misérables étaient au rang des plus superstitieux peuples de la Syrie, mais je ne savais pas qu’ils osassent porter leur démence jusqu’à se dire les premiers ministres de Dieu.

le fils.

Mais, mon père, ils font continuellement des miracles. (Ici le bonhomme Épictète ricane.) Vous ricanez, mon père, vous levez les épaules.

épictète.

Hélas ! un mourant n’a guère envie de rire, mais tu m’y forces, mon pauvre enfant. As-tu vu des miracles ?

le fils.

Non, mais j’ai parlé à des hommes qui avaient parlé à des femmes qui disaient que leurs commères en avaient vu. Et puis la belle morale que la morale des Juifs, qui sont sans prépuce, et qu’on lave depuis les pieds jusqu’à la tête !

épictète.

Et quels sont donc les préceptes moraux de ces gens-là ?

le fils.

C’est premièrement qu’un homme riche ne peut être un homme de bien, et qu’il lui est plus difficile de gagner le royaume des cieux ou le jardin, qu’à un chameau de passer par le trou d’une aiguille[5], moyennant quoi tous les riches doivent donner leurs biens aux gueux qui prêchent ce royaume ou ce jardin ;

2o Qu’il n’y a d’heureux que les sots, les pauvres d’esprit[6] ;

3o Que quiconque n’écoute pas l’assemblée des gueux doit être détesté comme un receveur des impôts[7] ;

4o Que si l’on ne hait pas son père, sa mère et ses frères, on n’a point de part au royaume ou au jardin[8] ;

5o Qu’il faut apporter le glaive et non la paix[9] ;

6o Que quand on fait un festin de noces, il faut forcer tous les passants à venir aux noces, et jeter dans un cul de basse-fosse extérieure ceux qui n’auront pas la robe nuptiale[10].

épictète.

Hélas ! mon sot enfant, j’étais tout à l’heure sur le point de mourir de rire, et je sens à présent que tu me feras mourir d’indignation et de douleur. Si les malheureux dont tu me parles séduisent le fils d’Épictète, ils en séduiront bien d’autres. Je prévois des malheurs épouvantables sur la terre. Ces énergumènes sont-ils nombreux ?

le fils.

Leur nombre augmente de jour en jour ; ils ont une caisse commune dont ils payent quelques Grecs qui écrivent pour eux. Ils ont inventé des mystères ; ils exigent un secret inviolable ; ils ont institué des inspirés qui décident de tous leurs intérêts, et qui ne souffrent pas que les gens de la secte plaident jamais devant les magistrats.

épictète.

Imperium in imperio. Mon fils, tout est perdu.

FIN DU DIALOGUE.

  1. Ce dialogue ne fut admis dans les Œuvres de Voltaire qu’en 1768 (septième partie des Nouveaux Mélanges). Il avait été imprimé dans le Recueil nécessaire, 1765, in-8°, volume que, malgré son millésime, je crois de 1767, et qui a eu plusieurs éditions soit sous le titre de Recueil nécessaire, soit sous celui d’Évangile de la raison. C’est Voltaire qui fut l’éditeur du Recueil nécessaire, composé presque entièrement d’ouvrages sortis de sa plume. Les Dernières Paroles d’Épictète sont donc, au plus tard, de 1767, et peuvent être antérieures. Le reproche que Voltaire fait aux Juifs de rogner les espèces leur avait déjà été adressé dans Saül, acte III, scène i ; et cela ne suffit pas pour assurer que les Dernières Paroles sont aussi de 1763, année où je les classe. (B.)
  2. On ne sait si Épictète eut un fils ; mais il prit chez lui le fils d’un de ses amis mort dans le besoin. (B.)
  3. Voltaire a, en 1771, demandé aux Juifs pardon de cette accusation ; voyez tome XIX, page 528.
  4. C’est saint Luc qui, dans les Actes des apôtres, v. 1-10, raconte l’aventure d’Ananiah. (B.)
  5. Matthieu, chap. xix, v. 24.
  6. Ibid., chap. v, v. 3.
  7. Ibid., chap. xviii, v. 17.
  8. Luc, chap. xiv, v. 26 ; et Matthieu, chap. x, v. 36, 37 et 38.
  9. Matthieu, chap. x, v. 34.
  10. Ibid., chap. xxii, v. 13.