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Les Deux Frères (Sand)/19

La bibliothèque libre.
Calmann Lévy (p. 208-218).



XIX


Quand Gaston eut fini son récit :

— Et à présent, lui dit Salcède, qu’allons-nous faire ? Crois-tu qu’il soit réellement retourné à Léville ?

— Je l’ai suivi des yeux. Tant que j’ai pu le voir, je l’ai vu dans la direction de Léville, marchant comme un homme qui va droit à son but.

— Depuis combien de temps vous êtes-vous quittés ?

— Depuis une heure environ. J’ai dû attendre pour quitter la Violette que le cheval du père Michelin fût reposé.

— Eh bien, reconduis-le à Flamarande pour expliquer ta sortie, et va voir la comtesse, qui certainement te cherchera dès son réveil. Ne lui dis rien de ce qui s’est passé. Moi, je vais à Léville avec Charles ; nous montrerons à Roger la pièce qui explique et justifie tous les faits, nous le calmerons et nous le ramènerons. Si ta mère me demande avant que je sois rentré, dis-lui que tu m’as rencontré en promenade botanique, et que tu ne sais pas quand je rentrerai.

Gaston ne fit pas d’objection. Il remonta à cheval et repartit, emmenant l’autre bête. Je suivis M. de Salcède, qui s’arrêta à la Violette et m’invita à déjeuner avec lui à la hâte. Nous ne nous étions couchés ni l’un ni l’autre, nous devions reprendre des forces. Une heure après, nous arrivions à Léville. Roger n’y était pas, il n’y avait point paru.

M. de Salcède, voyant l’inquiétude qui s’était emparée de moi, renferma la sienne. J’étais tombé dans une morne tristesse. Le chagrin de Roger, les résolutions désespérées qu’il pouvait prendre, les nouvelles douleurs qui frapperaient sa mère, tout cela était mon ouvrage. Et pourtant M. de Salcède ne me le faisait pas sentir. Il acceptait mon triste passé et me poussait à l’action comme si j’eusse été pour lui le bon champion d’une bonne cause.

— Allons, courage, me dit-il. Pour retrouver ceux qu’on veut joindre, il faut les chercher. Il n’y a que deux voies pour sortir d’ici sans reprendre celle que nous venons de suivre : l’une qui retourne à Flamarande en passant par Montesparre, et c’est probablement celle qu’il aura prise. Qui sait s’il n’aura pas voulu consulter la baronne ? Vous sentez-vous la force d’aller jusque-là ?

— Parfaitement ; mais vous, monsieur le marquis ?

— Moi, je prendrai l’autre chemin, celui qui rejoint la route de Clermont. Là, je saurai s’il a monté au nord ou au midi, car, s’il persiste dans ses idées de voyage, il aura trouvé des chevaux de poste pour l’une ou l’autre direction.

— Mais il a maintenant environ deux heures d’avance sur nous ?

— Pour le moment, il est encore à pied, et je sais où je trouverai près d’ici un bon cheval pour me porter rapidement. Tous ces paysans sont mes amis. Quant à vous, attendez ; vous en trouverez un sur votre route, à l’endroit que je vais vous désigner.

Il écrivit un nom et une adresse sur son carnet avec ces mots : « Un cheval tout de suite pour M. Alphonse. »

Nous nous séparâmes, et en effet je trouvai à peu de distance une bonne monture qui fut mise avec empressement à ma disposition. Le nom d’Alphonse était comme un talisman.

À Montesparre, on n’avait pas vu Roger. La baronne, sachant que j’étais là, vint me chercher pour m’interroger. Je n’avais pas le temps de lui tout dire et je ne jugeai pas utile de lui faire ma confession. Elle sut seulement que j’étais inquiet de Roger, qui paraissait avoir du chagrin ou du dépit.

— Eh bien, dit-elle, je le chercherai aussi, moi. Je vais monter en voiture et m’informer de lui d’un autre côté. Retournez à Flamarande par la montagne. J’y ramènerai Roger, si je le trouve. Vous voyez, il soupçonne quelque chose. Il n’y a qu’un remède, c’est le mien : un mariage entre madame de Flamarande et Salcède après l’adoption de Gaston par Salcède.

J’étais trop troublé et trop démoralisé pour avoir une opinion. La baronne me fit donner un cheval frais et me força de prendre un peu de café. Elle me voyait pâle, et je sentais bien que je n’étais plus assez jeune pour cette vie agitée. Je me hâtai pourtant, espérant toujours rencontrer Roger ; je ne le rencontrai pas. J’espérais encore le retrouver à Flamarande ; il n’y avait pas reparu. Je me sentis alors tellement brisé que je dus aller me jeter sur mon lit en me disant :

— Tu n’as eu d’énergie dans ta vie que pour faire le mal. À présent que tu veux faire le bien, la force te quitte et tu n’es plus bon que pour mourir.

Le brave Ambroise, lui, était sur pied et prenait sa médecine de paysan pour empêcher le retour de la fièvre. Il me força d’en prendre aussi comme tonique, et, m’engageant à dormir un peu, il sortit pour se mettre de son côté à la recherche de Roger.

Je fis bien de suivre son conseil, car un surcroît d’inquiétude m’attendait dans l’après-midi. Non-seulement ni Roger, ni Ambroise, ni M. de Salcède, ne reparurent de la journée, mais la soirée s’écoula, et je comptai avec des angoisses inexprimables les froides heures de la nuit à la porte du manoir, attendant toujours en vain et rêvant les plus sinistres événements.

Gaston, après avoir vu sa mère et Charlotte, qui ne se doutaient de rien, s’était aussi remis en campagne, disant que M. de Salcède avait besoin de lui au Refuge pour un travail pressé. Ainsi, pendant qu’une partie des habitants et des hôtes de Flamarande dormait tranquille, l’autre moitié était secrètement en proie aux tortures et à l’épouvante. Moi, je croyais à un suicide. Cette idée avait trop tourmenté ma vie pour que je ne fusse pas porté à l’attribuer aux autres. Je me promettais bien de ne pas survivre à mon cher enfant ; mais je n’avais pas la consolation de me dire que ma mort plus que ma vie servirait à quelque chose pour lui et les siens. Enfin, au coup de minuit, j’entendis marcher, et, courant à la rencontre du marcheur, je reconnus M. de Salcède.

— J’ai vu Roger, me dit-il, et je lui ai tout expliqué. Il a été froid mais calme, résolu à faire son devoir. Il avait beaucoup erré au hasard dans la journée, puis il était allé dîner à Léville, où on l’a retenu pour la nuit. C’est seulement à huit heures du soir que, après avoir couru en vain tout le jour, je l’ai retrouvé là. Il m’a donné sa parole d’honneur qu’il serait ici dans la matinée, et nous nous sommes donné rendez-vous pour neuf heures. Il veut que Gaston, Ambroise et vous, nous y soyons tous après qu’il aura parlé à sa mère. C’est chez elle qu’il entrera d’abord. Soyez au donjon pour l’attendre et lui ouvrir. Charlotte couche en haut auprès de madame la comtesse ; vous l’éloignerez. Il veut parler seul à sa mère. À présent, Charles, calmez-vous et reposez-vous. Moi, je vais en faire autant. Si Gaston ne dort pas, dites-lui que j’ai retrouvé son frère et que tout va bien.

Je ne voulus pas dire à M. de Salcède que Gaston s’était remis à la recherche de Roger. Il fût peut-être reparti pour le ramener, et je craignais qu’il ne tombât de fatigue après une telle journée. Gaston, tout jeune et doué d’une force exceptionnelle, n’était pas fait pour m’inquiéter.

J’étais si heureux de n’avoir plus de malheur à craindre pour mon cher Roger, que je me sentais reposé et prêt à recommencer, s’il le fallait. Je laissai la porte de la cour fermée seulement au loquet, afin qu’il pût rentrer sans éveiller personne, et je me glissai dans le donjon sans bruit, afin d’être prêt à le recevoir. Je montai au premier étage, c’est-à-dire à la chambre de Gaston. J’y fis du feu et je m’installai sur un fauteuil, impatient de le revoir après tant de terreurs causées par son absence, impatient surtout de lui dire avant tous les autres :

— Charles est un imbécile qui n’a rien compris à vos affaires de famille et qui vous a sottement troublé l’esprit avec des chimères.

Plongé dans mes réflexions, je repris peu à peu possession de moi-même après vingt-quatre heures d’exaltation ou d’abattement. La nuit était claire, et tout était repos et sérénité dans la campagne et dans le manoir. Le bruit continu du torrent ne troublait pas le silence ; l’oreille s’y habituait si bien qu’elle se fût étonnée et comme alarmée s’il eût brusquement cessé. Je pensai à madame de Flamarande dormant paisible, avec la douce Charlotte à trois pas d’elle, et s’éveillant aux lueurs du soleil pour apprendre de la bouche de Roger que son innocence était reconnue, et que ses deux fils lui étaient rendus pour toujours. Et puis je me figurai la joie de Salcède un peu plus tard, car rien ne s’opposait plus à l’union de deux êtres qui s’étaient toujours si saintement aimés. Sans aucun doute, le marquis, n’ayant plus à dédommager Gaston, laisserait sa grande fortune aux deux frères et les en ferait profiter de son vivant, lui qui avait l’habitude d’une vie si modeste et si retirée.

— Je me suis mal conduit, pensais-je, mais enfin tout cela est mon ouvrage. Sans mon caractère méfiant et mes erreurs d’appréciation, tout eût pu tourner autrement et aboutir à un moins bon résultat. En somme, j’ai bien fait de garder la déclaration de M. de Flamarande jusqu’au jour où elle répond pleinement aux besoins de la situation. Cette pièce précieuse, elle était bien à moi, c’était mon œuvre, ma rédaction, mon exigence, la condition de l’enlèvement, la garantie de l’avenir de toute la famille, et j’avais le droit de ne la produire qu’au bon moment ; c’est donc moi qui suis le principal acteur d’un drame douloureux où, en somme, j’apporte l’heureux dénoûment et suis le bienfaiteur de tous.

Cette dernière pensée me fut agréable d’abord, et puis elle me troubla et finit par m’effrayer. L’insomnie est le rêve éveillé, la vision fantastique des choses réelles avec le raisonnement que le sommeil nous ôte ; mais cette vision en se prolongeant s’exagère d’intensité, et l’esprit fatigué en tire des déductions également exagérées. La maladie du soupçon s’était trop enracinée en moi pour disparaître tout d’un coup sans rechute. J’arrivai, je ne saurais dire par quel enchaînement de rêveries, à me dire que je ne m’étais peut-être pas si grossièrement abusé toute ma vie, et que les apparences auraient trompé un plus habile que moi. J’avais, dans ma jeunesse, débrouillé péniblement avec mon père des affaires véreuses, ou éclairci de mystérieuses intrigues où nous n’avions saisi la vérité qu’après avoir été plus d’une fois dupes des deux parties et de notre propre interprétation. Qui sait si je ne me trouvais pas encore une fois aux prises avec une de ces vérités à peu près insolubles ? Qu’y avait-il d’impossible à ceci par exemple : que M. de Salcède fût plus habile que moi, qu’il eût découvert mon larcin dès le jour où il avait été commis et qu’il en eût averti la comtesse, que par son conseil elle eût écrit à tête reposée la prétendue lettre à Hélène qu’il m’avait montrée et dont il aurait artistement découpé la dernière ligne pour la rajuster au besoin et me rire au nez en cas d’explication ? Dans cette hypothèse, il avait pu m’attendre de pied ferme, me tancer rudement et enfin m’apaiser avec une feinte générosité pour étouffer à jamais ma méfiance.

À tout cela, il n’y avait rien d’impossible, et il était difficile que, puisque ce raisonnement me venait à l’esprit, un raisonnement analogue ne fût pas déjà entré dans celui de Roger lorsque Salcède lui avait montré la déclaration signée par son père. Salcède m’avait dit : « Je l’ai trouvé froid et calme, il est résolu à faire son devoir. » Donc, Roger estimait avec raison que son devoir était de tout accepter et d’avoir l’air de tout croire ; mais il n’avait pas accueilli les ouvertures de Salcède avec sympathie, et, avec ou sans ma malheureuse intervention, il était pour toujours blessé au cœur par un doute dont aucune preuve possible ne viendrait lui démontrer l’injustice. Et quelle preuve invoquer dans les affaires d’amour ? Qui peut dire, à moins de surprendre deux amants aux bras l’un de l’autre, ou de saisir des lettres écrites sans prudence, que leur intimité est innocente ou coupable, surtout dans des relations comme celles que les événements avaient établies entre Salcède et madame de Flamarande ? Roger serait donc toujours malheureux, et moi qui avais voulu influencer sa vie, quelque parti que j’eusse pris, je le voyais condamné à souffrir.

J’en étais là de mes réflexions, lorsque j’entendis ouvrir et refermer avec précaution la porte de la cour. Je descendis bien vite, et je reçus Roger que je conduisis auprès du feu. Il était glacé et paraissait rêveur.

— Vous m’en voulez ? lui dis-je. Vous me pardonneriez si vous saviez ce que j’ai souffert !…

— Laissons cela, répondit-il d’un ton brusque et absolu ; quelle heure peut-il être ? ma montre s’est arrêtée, et je n’ai aucune idée du temps que j’ai mis pour venir de Léville ici.

— Il est quatre heures du matin ; vous ne vous êtes donc pas couché ?

— Si fait ; mais, ne pouvant fermer l’œil malgré une nuit blanche de la veille, je me suis décidé à partir sans éveiller personne, et à revenir embrasser ma mère. C’était mon idée fixe au milieu de toutes les autres. Elle dort, n’est-ce pas ? Elle n’a donc pas été inquiète ?

— Non, puisqu’elle n’a rien su.

— M. le marquis de Salcède n’est pas venu lui dire… ?

— Rien. Il n’a vu que moi et sans entrer dans la maison.

— Qu’est-ce qu’il t’a dit ?

— Que vous lui aviez donné rendez-vous ici pour neuf heures.

— Mais pourquoi te trouves-tu à m’attendre au lieu d’être au pavillon, dans ton lit ? Je parie que ma mère a su quelque chose et qu’elle a été souffrante ?

— Je vous jure que non. Je suis ici comme je serais ailleurs, n’ayant pas besoin de repos et incapable d’en prendre avant de vous avoir vu.

— Pourquoi diable t’inquiétais-tu si fort ? Ah ! oui, ma lettre ! tu m’as cru parti au moins pour les Indes ? Le fait est que j’avais idée de quelque chose comme cela ; mais j’ai vu Gaston, qui m’a fait comprendre que ce serait mal, et puis M. de Salcède, qui m’a donné toute sorte d’éclaircissements utiles, et t’a justifié auprès de moi en me montrant la pièce que tu lui avais remise. Voilà pourquoi je ne t’ai pas étranglé tout à l’heure en revoyant ta figure.

— Eh bien, vous voilà tranquillisé. Il faut laisser dormir votre mère et prendre un peu de repos.

— Je ne suis pas fatigué, j’ai froid, voilà tout. Quel diable de climat ! Les nuits d’automne sont froides comme chez nous en janvier !