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Les Deux Frères (Sand)/7

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Calmann Lévy (p. 65-80).



VII


À huit heures, il fut sur pied et alla trouver sa mère au donjon. Moi, j’eus à surveiller les apprêts de la cérémonie. Le prêtre, qui n’était pas jeune, n’avait pu veiller toute la nuit. C’est l’obligeant et infatigable Ambroise qui, sans vouloir appeler personne, était resté seul dans la chapelle jusqu’au jour. Je l’y trouvai agenouillé avec l’apparente piété du paysan, mais dormant avec l’insouciance du bohémien habitué à tous les événements et à tous les gîtes. Si le pays de Flamarande eût été tant soit peu peuplé, la cour du manoir eût été trop petite pour contenir les assistants, car tous les habitants et pasteurs des montagnes environnantes laissèrent leurs occupations pour voir le spectacle d’un enterrement seigneurial. Ce ne fut pourtant pas la curiosité seule qui les attira. Je sus qu’ils étaient flattés de voir installer dans leur désert les tombes de leurs anciens seigneurs, et qu’ils regardaient comme un acte de déférence envers eux la volonté dernière de M. le comte. Michelin s’en montrait particulièrement flatté. Le manoir dont il était le gardien lui paraissait prendre par ce fait une réelle importance, et il n’eût pas fait bon manquer de recueillement ou de gravité pendant la cérémonie : il eût expulsé quiconque n’eût point eu un maintien de circonstance.

Madame la comtesse avait invité toutes les personnes qui, de près ou de loin, avaient eu des relations avec le défunt, et toutes celles qui étaient liées avec madame de Montesparre. Il arriva donc une vingtaine de nobles et de bourgeois, qui en patache, qui à cheval, car les voitures de luxe ne pouvaient gravir les chemins de Flamarande. Deux prêtres des environs vinrent assister le curé de Saint-Julien. J’avais apporté une quantité de crêpes et de bougies. L’architecture romane de la petite chapelle disparut sous les tentures de deuil, et on dut laisser les portes ouvertes, le vaisseau ne pouvant contenir tout le monde.

Quand le service commença, madame de Flamarande, Roger et madame de Montesparre, tous en grand deuil, ainsi qu’Hélène et l’abbé Ferras, arrivé au dernier moment, occupaient la tribune seigneuriale, qui communiquait avec les appartements du donjon. Madame m’avait invité à m’y tenir aussi. J’avais préféré m’installer dans le banc des Michelin, d’où je pouvais tout surveiller et me déplacer au besoin. Je cherchai des yeux M. de Salcède : il était auprès de la tombe du berger Gaston, confondu dans la foule, avec Ambroise. Espérance était plus près de nous, afin d’être plus près de Charlotte ; autour du cercueil, une demi-douzaine de vigoureux montagnards s’étaient offerts pour le descendre dans le caveau où reposaient les vieux Flamarande.

Madame la comtesse, vêtue de l’étamine des veuves, avait sur la tête un long et épais voile de crêpe noir qui ne permettait pas de soupçonner son visage. Elle était immobile comme une statue agenouillée, les regards la cherchaient en vain. Sous ces draperies, nul ne pouvait se faire une idée de son âge, de sa taille ou de ses traits. Je fus satisfait du soin qu’elle avait pris de n’être pas reconnue de Gaston ; l’incognito était irréprochable, absolu. Elle tenait ses promesses ; Gaston, très-convenablement recueilli et indifférent à tout ce qui n’était pas sa fiancée, ne levait seulement pas la tête pour regarder les dames de la tribune.

Mais la destinée ! On me trouvera peut-être fataliste ; comment ne le serais-je pas un peu, moi qui ai toujours été vaincu dans ma lutte contre elle ? Tout marchait bien, lorsque le moment vint de descendre le cercueil dans le caveau. Je vis tout de suite que les porteurs n’étaient pas en nombre suffisant. Il en eût fallu dix, ils n’étaient que sept. Je le dis assez haut pour être entendu d’Ambroise, qui était encore, malgré ses soixante-cinq ans, un des plus forts du pays. Il fendit la presse et prit une des cordes. Espérance, qui était réputé le plus fort, obéit à un mouvement spontané d’obligeance et peut-être de sollicitude pour son vieux ami. Il prit l’autre bout du même câble. M. de Salcède s’approcha, veillant sur Espérance, mais s’abstenant de toucher au cercueil. Il fallait encore un homme. Je voulais me mettre à la tâche, Michelin me repoussa et s’y mit en disant à demi-voix aux autres :

— Hardi, mes enfants ! c’est lourd, un bon coup de collier !

Il y eut chez tout le monde un mouvement d’anxiété, et je vis que madame de Flamarande se levait et écartait son voile sans y songer. Le caveau était peu profond, mais le poids était considérable, et les manœuvres à bras sont toujours dangereuses. Il se produisit alors un accident qui s’était produit aux funérailles du roi Louis XVIII à Saint-Denis, lorsque plusieurs gardes du corps avaient failli être écrasés sous le cercueil. Une des cordes, celle que tenait Ambroise, rompit. Ambroise alla tomber en arrière sur un groupe qui le soutint et le releva ; mais Gaston, entraîné en avant, tomba avec le cercueil dans le caveau, et un cri de terreur, parti du groupe de ses compagnons, fut répété dans toute la chapelle. À ce moment, la comtesse, debout et sans voile, penchée sur la balustrade de la tribune, se serait précipitée au hasard, si Roger ne l’eût retenue dans ses bras.

De son côté, la pauvre petite Charlotte avait quitté son banc et se serait jetée dans le caveau, si je ne l’eusse retenue. Cette scène sinistre ne dura qu’un instant. Espérance n’avait aucun mal sérieux, il s’élança hors du caveau en criant à Charlotte et à ses amis :

— Ce n’est rien ; je n’ai rien !

Mais il avait une petite blessure au front et ne s’apercevait pas que son sang coulait le long de sa joue. Charlotte s’élança pour étancher ce sang avec son mouchoir, et madame la comtesse… Ah ! madame la comtesse perdit la tête, et cria d’une voix déchirante :

— Blessé, mon fils, mon enfant !

— Mais non, maman, ce n’est pas moi ! je suis là, cria Roger en l’entourant de ses bras, où elle s’évanouit.

Madame de Montesparre et Hélène l’emportèrent avec lui en disant :

— C’est trop, c’est trop de fatigue et d’émotion pour elle !

La tribune resta vide.

Tout le monde était levé et regardait du côté de la tribune ; Salcède avait disparu. Quant à Gaston, il restait debout, les yeux fixés sur cette femme qu’on emportait et qu’il avait parfaitement reconnue. Jamais je n’oublierai l’expression héroïque de sa figure en cet instant de crise suprême. C’était un mélange de surprise, de douleur et de joie avec je ne sais quel souffle d’énergique et soudaine résolution. Puis tout à coup, s’apercevant de l’étonnement général, il demanda d’un air ingénu avec son accent de terroir et sa voix vibrante qui pouvaient être entendus de tous :

— Est-ce madame la comtesse ou l’autre dame qui a eu si peur ? Je ne les connais pas.

Cette question mit fin à tout commentaire. On crut que madame de Flamarande, effrayée, éperdue, et ne voyant pas Roger à ses côtés, n’avait songé qu’à lui. Michelin imposa silence, et le cercueil fut installé sans accident cette fois, dans le caveau. Les prêtres dirent les prières d’usage, les dames et Roger reparurent dans la tribune, madame de Flamarande voilée avec soin. Espérance ne retourna pas la tête, et, quand tout fut terminé, il sortit avec les Michelin sans lever les yeux vers sa mère. Ainsi se termina l’incident sans que le public fût initié au secret de la famille. On attribua l’effroi et le moment de délire de la comtesse à la grande affliction où la jetait la mort de son mari ; mais Gaston savait tout : il n’y avait plus à espérer de le tromper.

J’étais trop inquiet pour vouloir le perdre de vue. Je le suivis chez les Michelin, où on le força à boire un peu de vin chaud, bien qu’il ne fît que rire de son accident. Comme j’entrais, on me le présenta en me demandant si je le reconnaissais, et on me dit qu’il se souvenait de moi.

— Vous vous souvenez peut-être, lui dis-je pour l’éprouver, que vous ne m’aimiez pas et que vous ne répondiez pas à mes avances.

— Cela, dit-il, je n’en sais plus rien, et je vous en demande pardon. Ambroise m’a dit hier que vous étiez un homme très-bon ; je ne demande à présent qu’à vous aimer.

Et il me tendit la main avec une cordialité douce qui m’alla au cœur. Je me souvenais, moi, de l’avoir si tendrement chéri dans ses premières années !

Je l’examinais curieusement sans qu’il y prît garde, occupé qu’il était de rassurer Suzanne Michelin, qui, pour préparer le repas, n’avait pas assisté à la cérémonie et s’inquiétait beaucoup de l’accident arrivé à son fils adoptif. Je vis qu’elle l’aimait tendrement et qu’elle était fière de lui.

— Voyez, me dit-elle, comme un malheur peut arriver sans qu’on y songe ! Ne serait-ce pas dommage qu’un enfant si beau et si bon nous fût enlevé ? Pour moi, je le pleurerais comme si je l’avais mis au monde !

Malgré l’admiration de sa mère et de sa mère adoptive, Gaston n’était pas ce que l’on appelle beau. Il n’avait pas la taille élevée de M. de Salcède et les traits réguliers ni le teint éblouissant de Roger ; mais il était charmant, et ce charme augmentait à mesure qu’on l’observait. Sa physionomie, sobre d’expression, avait des finesses inouïes d’affection et de sensibilité. Il était si sympathique et si distingué, même en conservant son parler et ses allures rustiques, que je comprenais l’amour de Charlotte et l’orgueil de madame de Flamarande.

Il échappa bientôt à mon attention. Michelin avait un grand dîner. Tandis qu’au donjon on se contentait d’un lunch à offrir aux personnes qui avaient pris la peine de venir, tous les invités de la ferme, et ils étaient nombreux, comptaient sur le solide repas d’usage. Suzanne et ses filles préparaient tout avec activité, Ambroise mettait le couvert dans une vaste grange, et Espérance, affublé d’un tablier blanc, portait gaiement les soupières et les plats fumants avec Charlotte. Les convives arrivaient, amenés par Michelin. J’allais aussi me mettre à table, Espérance avait dressé mon siége à la place d’honneur et s’apprêtait à me servir lorsque Roger entra, répondit gracieusement aux saluts qu’on lui adressait et vint à moi. Je me levai, il me fit rasseoir, et, se penchant à mon oreille :

— Déjeune tranquillement, me dit-il, mais désigne-moi le jeune homme qui a eu un accident dans la chapelle.

Je ne pus cacher un moment d’émotion.

— Que lui voulez-vous donc ?

— Ça ne te regarde pas. Je ne veux pas que tu te déranges. Dis-moi son nom, je le chercherai.

Espérance était juste derrière moi, me servant la soupe. Il entendait.

— C’est moi, répondit-il avec assurance, au service de M. le comte.

Roger le regarda avec une curiosité qui me fit frémir et lui répondit :

— Bon ! viens avec moi, mon garçon, j’ai à te parler.

Et ils sortirent ensemble.

J’étais bouleversé, je n’avais plus faim, je pouvais me lever de table, tout le monde n’était pas encore assis. Je suivis les deux frères avec une anxiété inouie, je les vis arrêtés et causant au pied du donjon ; je m’y glissai avant eux, et, rencontrant Hélène, je lui dis que je venais l’aider à servir le lunch, mais je n’entrai pas dans la salle où madame de Montesparre recevait les invités. D’un coup d’œil jeté par la porte entr’ouverte, je vis que la comtesse n’y était pas, et je gagnai son appartement, où j’avais été admis la veille avec Ambroise. Elle était seule, très-pâle, assise près d’une fenêtre et comme perdue dans de douloureuses pensées.

— Ah ! mon bon Charles, s’écria-t-elle en me voyant, je demandais après vous. Dites-moi la vérité : cet accident…

— N’est absolument rien, madame, je vous le jure sur mon honneur ; mais il y a quelque chose de plus grave ; puis-je vous parler un instant ?

— Parlez, répondit-elle, parlez, mon ami.

— Madame, lui dis-je à demi-voix, car il me semblait entendre Roger monter l’escalier, je dirai vite. Vous avez été imprudente, votre voile est tombé, vous avez dit des paroles… Gaston vous a vue, il sait à présent le nom de sa mère.

— Eh bien, alors, répondit-elle avec animation, je puis le voir, allez le chercher !

— Roger vous l’amène, répondis-je à la hâte ; les voici, qu’allez-vous faire ?

— Je ne sais pas, je vais le voir ; c’est tout pour moi !

— Dois-je me retirer ?

— Non, restez !

Roger entrait, tirant Espérance, qui paraissait hésiter. J’avais fait signe à la comtesse de reprendre son voile. Elle n’en avait pas tenu compte ou n’y avait pas fait attention. Roger était gai, bruyant comme de coutume. Il me sembla pourtant qu’il y avait quelque chose de fébrile et de forcé dans son expansion.

— Eh bien, maman, dit-il en poussant Espérance vers elle, le voilà, ce blessé qui vous inquiétait si fort ! Il n’a rien qu’une petite mouche de taffetas noir que je lui ai mise au coin de l’œil, ça ne l’enlaidit pas ; au contraire, c’est coquet.

Madame de Flamarande était debout, tremblante, comme prête à s’élancer sur son fils aîné. Le regard respectueux mais profond qu’il jeta sur elle la fit rentrer en elle-même. Elle se laissa retomber sur son fauteuil en disant :

— Ah ! je suis bien contente de le voir ; je l’ai cru écrasé sous ce cercueil ! Quelle émotion affreuse !

— Madame la comtesse est trop bonne, répondit Espérance avec le parler auvergnat, d’autant plus qu’elle ne me connaît pas. Je suis venu malgré moi me présenter devant elle ; M. le comte l’a voulu. À présent, je m’en retourne à mon ouvrage, priant madame de m’excuser ; mon père a besoin de moi à la maison.

— Votre père ? dit la comtesse stupéfaite de tant d’empire sur soi-même.

— Le père Michelin, le fermier de madame la comtesse. Il n’a que des filles, c’est vrai ; mais il m’a élevé et il va me donner son nom avec la main de sa plus jeune, — si madame la comtesse, qui est notre maîtresse à tous, — et monsieur le comte, qui est notre maître et dont je vas devenir le fermier, veulent bien approuver la chose et m’agréer pour serviteur dans le château de Flamarande.

Ayant ainsi parlé, Espérance, sans attendre la réponse et saluant à la manière des paysans, se retira vivement et descendit l’escalier, où ses gros souliers, frappant sur la pierre, retentirent comme un galop de poulain échappé.

Roger avait repris son entrain naturel.

— Eh bien, tu vois, ma bonne mère, dit-il, que le jeune gars a bonne envie de vivre. Il va épouser la filleule de Charles, à ce qu’il m’a dit tout à l’heure. Savais-tu cela ?

— Non, répondit la comtesse, maintenant son émotion : Charles ne me l’avait pas dit.

— C’est M. le comte qui me l’apprend, répondis-je.

— Je ne l’invente pas, reprit Roger : il m’a mis au courant en traversant la cour. Diantre ! elle est jolie, ta filleule ! Je l’ai aperçue à l’église, et je m’explique le cri qu’elle a jeté… Un vrai bijou ! Le gaillard n’est pas malheureux. — Allons, maman, souris donc un peu, ton inquiétude est passée. Tu vas prendre quelque chose, tu es à jeun, tu es faible, et toutes ces solennités funèbres t’ont donné sur les nerfs. Ne t’occupe pas de ces provinciaux qui sont là, la chère baronne en prend soin, et je vais l’aider à les expédier.

— Songe à toi, répondit la comtesse. Va déjeuner, je le veux. Je suis très-bien à présent. J’ai toute ma tête et ne comprends rien à la frayeur que j’ai eue ; va, mon enfant !

— Oui, mais à la condition que Charles te fera manger ce que je vais t’envoyer. Promets-moi de manger.

— Oui, oui, certainement je te le promets.

Roger sortit, et je le suivis pour apporter quelques aliments à la comtesse. Je restai quelques minutes seulement à choisir ce qui pourrait lui plaire dans l’état d’accablement où elle était. En remontant l’escalier qui conduisait chez elle, je vis que sa porte — que j’avais fermée — était ouverte, et j’allégeai mon pas, toujours fort léger, pour saisir ce qui se passait. Espérance, aussi fin et plus léger que moi, je dois le reconnaître, avait laissé en bas ses gros souliers. Il avait remonté l’escalier, guetté à propos et saisi le moment de rentrer sans être vu chez sa mère. Il était à ses pieds, et il lui disait :

— Sois tranquille, je ne veux rien savoir, je suis heureux de t’adorer, je suis muet ! Sois prudente !

Je toussai pour l’avertir, il se sauva, je feignis de ne pas le voir. Je trouvai la comtesse sanglotant.

— Ah ! toutes ces secousses vous brisent, lui dis-je.

— Non, mon ami, répondit-elle ; à présent je suis soulagée, je l’ai embrassé, c’est de joie que je pleure. Cher enfant ! quelle âme, quel dévouement ! quelle force de volonté ! Il est vraiment sublime !

— Madame n’a pas commis l’imprudence de lui dire… ?

— Rien, rien ! Il ne m’eût laissé rien dire. J’ai compris ce qu’il suppose, il se croit fils de M. de Salcède, et il en est fier.

— Qu’il le croie, m’écriai-je. Oh ! madame, qu’il le croie, et, puisqu’il est homme d’honneur, tout est sauvé. Il ne sait pas son âge au juste, à un an ou deux près, il peut l’ignorer. Qu’il ignore donc, au nom du ciel, qu’il est né dans le mariage.

— Vous pensez toujours à préserver Roger d’un partage ? Oui, c’est votre idée fixe, mon bon Charles. Je ne vous en veux pas d’aimer Roger plus que lui…

— Je songe à quelque chose de plus important encore pour madame la comtesse. Si Gaston a vingt-trois ans, madame a aimé étant demoiselle, un homme auquel ses parents n’ont pas voulu l’unir. S’il n’en a que vingt et un, madame a manqué à la fidélité conjugale.

— Oui Charles, vous avez raison, dit-elle avec un accent de fierté dédaigneuse, si j’ai été une fille sans pudeur, ma faute en paraît moins grave aux yeux de Gaston, puisqu’il faut que je mente et sois une mère coupable dans un cas ou dans l’autre. Ah ! que M. de Flamarande m’a fait un triste sort ! Je peux parler à cœur ouvert avec vous, Charles. Je lui aurais tout pardonné, même de m’enlever mon enfant et de me causer l’atroce désespoir de le croire mort ; mais me condamner à rougir éternellement devant lui, cela, c’est plus cruel que tout ce que l’on peut imaginer, et je veux croire que toutes les conséquences de son injustice n’ont pas été prévues par lui-même.

— Je ne dis pas que M. le comte n’ait pas usé de rigueur,… mais madame l’a dit elle-même, il faut laisser en paix une cendre à peine refroidie.

— Vous avez raison ; parlons du sort de Gaston et non du mien. Est-il vrai qu’il ait de Michelin la promesse d’épouser sa fille et de prendre son nom ?

— Madame n’a point à s’en inquiéter. Michelin, qui a de l’amitié pour moi, m’en eût fait confidence. M. Gaston a parlé ainsi pour détourner les soupçons de Roger, que votre cri maternel avait sans doute vivement frappé.

— Roger aurait des soupçons ! Déjà ! Au fait, je n’avais pas demandé à voir Espérance, je ne l’avais pas nommé, je parlais seulement d’un homme que j’avais vu la figure en sang, c’est vous que je demandais pour savoir la vérité. Et Roger de son propre mouvement m’a amené son frère ! Charles, tâchez de savoir ce que pense Roger.

— Il ne pense plus rien, madame, et il serait imprudent de l’interroger.

— Surveillez-le, au moins, tâchez de le deviner.

— Que madame soit tranquille, je n’y manquerai pas.

— Mon Dieu ! dit la comtesse en essuyant ses yeux rougis par les pleurs, et en s’efforçant de manger avec une soumission déchirante, voilà encore de ce côté-là une anxiété, une agonie qui commence ! Je me croyais si sûre de la confiance et de la vénération de Roger ! Rien ne me sera donc épargné en ce monde !