Les Femmes arabes en Algérie/Divorceuses

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Société d’éditions littéraires (p. 236-241).


Divorceuses




Au siroco qui a pendant quinze heures déchaîné une tempête de sable, a succédé une pluie torrentielle, une trombe d’eau, qui creuse des ravins dans la terre chaude d’Afrique et transforme la plaine roussie, coupée d’un ruban blanc, la route, en marécage. Au-dessous de cette route est le Rocailleux, petite ville de l’Oranie d’où, malgré l’affreux temps, partent, nombreux et par groupes, des « emburnousés » et des « enhaïckées ».

Femmes et hommes qui n’usent point de cette tente portative, le parapluie, paraissent bien moins troublés par la tourmente atmosphérique que par l’orage qui gronde en eux ; de leur bouche crispée sortent des exclamations aiguës, leurs yeux lancent des éclairs !

Tout ce monde gravit la colline au haut de laquelle sont juchés, de façon à bien dominer la ville arabe, comme premier élément de ville française, trois vastes bâtiments : l’hôtel de l’administration, luxueux et confortable ; la gendarmerie, qui a l’aspect d’une vaste caserne ; alors que les casernes à soldats, série de pavillons jetés à mi-côte, ont derrière leurs rideaux de lauriers-roses des coquetteries de villas. Puis une maison basse qui, comme honteuse d’exister, cherche visiblement à se dissimuler : la prison. Enfin, un parallélogramme en briques rouges. C’est le temple de Thémis. À cinquante mètres, on le croirait entouré de troupeaux de moutons ; mais, quand on s’avance, on voit que ce l’on prenait pour des moutons sont des hommes accroupis les uns près des autres et pelotonnés dans leurs burnous. Ils sont là trois ou quatre cents, attendant sous une pluie diluvienne l’heure de l’audience musulmane.

Les femmes, groupées à part des hommes, ramènent de leurs petites mains, aux ongles rougis par le henné, le haïck sur leur figure ; parfois le vent indiscret en soulève un pan et l’on a de fugitives apparitions de houris. Ces femmes, presque toutes jeunes et jolies, sont en instance de divorce. La grande porte à deux battants du tribunal s’ouvre enfin ; et, pendant que les Arabes, trempés jusqu’aux os, s’accroupissent dans l’immense salle, le chaouch, en costume resplendissant de blancheur, prononce solennellement : « L’audience est ouverte ! »

Les juges installés, aussitôt les plaideurs défilent à la barre. Allégueraient-ils de bonnes raisons, — juges et justiciables ne pouvant faute de parler la même langue se comprendre, — s’ils n’ont pris la précaution de payer l’interprète, celui-ci traduit le contraire de ce qu’ils disent et ils sont souvent condamnés.

Au milieu des accusations si fréquentes de vols, coups, blessures, de curieuses réclamations se produisent dans le prétoire. On entend, en effet, bientôt appeler la cause Yamina bent Aïssem, contre Larbi ben Ali.

Une mouquière, à la silhouette élégante, s’avance à la barre ; elle entr’ouve son haïck, seulement de façon à irriter la curiosité, et avec beaucoup de précision elle expose au tribunal que son mari ne l’a pas embrassée depuis six semaines ! Pour ce préjudice, ce délit, elle réclame cent francs de dommages-intérêts. Les juges goguenards paraissent trouver que le mari s’est assez puni lui-même.

Mais voici la contre-partie de cette affaire :

Un mari nommé El-Abib, dont la femme Messaouda vient de faire une fugue, réclame trois francs de dommages-intérêts pour chaque jour qu’elle a passé hors du domicile conjugal. Étant débouté de sa demande, il sort en proférant contre le juge cette malédiction si usitée en pays arabe :

Que Dieu maudisse tous les tiens !
Qu’il fasse que les tiens soient aveugles !
Qu’il détruise tes récoltes !
Qu’il te rende malade, estropié !

Meryem bent Djabis, dont le mari ne voulait accepter que le divorce kola, c’est-à-dire consenti contre une grosse somme d’argent, est enfin parvenue à se procurer un certificat de médecin attestant qu’elle est… demoiselle, et elle obtient sa liberté, sans avoir à payer à son mari aucune rançon pour la racheter.

La plupart des divorces ont pour principal motif la polygamie, bien que la polygamie ne soit pas un cas de divorce.

Beaucoup de divorceuses viennent pour la première fois exposer leurs griefs. Elles protestent avec véhémence contre la pluralité des femmes. Le juge les met, elles et leurs maris, en adala (en observation) pendant huit jours, chez un surveillant chargé de dire qui a tort, de l’un ou de l’autre époux.

Mais, regardez cette gamine à la barre, le haïck impudiquement relevé, la figure en pleurs ; elle parle avec volubilité ; les mots trahison, divorce, reviennent sans cesse sur ses lèvres. C’est Kansa, une jolie adolescente de quatorze ans, à laquelle son mari présenta l’autre semaine, en revenant des noces, une négresse pour coépouse.

Furieuse, indignée, Kansa voulut s’enfuir pour échapper à la promiscuité ; son mari barricada la porte ; alors, affolée, la pauvre enfant, au risque de se tuer, sauta par la fenêtre qui plonge dans un ravin.

Le tribunal tança le mari, Amed ben Hassem, un avorton de dix-huit ans, blême et malingre, qui protesta de son amour pour sa première épouse et déclara que, s’il en avait pris une seconde, c’était tout simplement pour lui faire faire l’ouvrage de sa mère… Du reste, de par la loi musulmane, il avait le droit d’épouser quatre femmes !…

Ne pouvant obtenir le divorce, Kansa s’écrie : « Donnez-moi un lézard, un chien pour époux, plutôt qu’un homme qui a une autre femme ! » Puis elle se précipite dehors, elle s’enfuit, elle court si vite que ses parents et son mari ne peuvent la suivre. Elle dégringole la colline et arrive sous un arbre colossal, le seul resté debout d’une forêt brûlée ; à ses branches se balancent des moutons fraîchement écorchés. Cet arbre est l’abattoir de la ville, c’est sous son ombrage qu’à n’importe quelle heure on égorge agneaux et bœufs. Deux hommes jettent la victime à terre, la maintiennent couchée, pendant qu’un troisième saisit la bête à la gorge et d’un coup de couteau lui tranche la carotide.

À la place même où l’on venait de tuer une chèvre blanche au long poil soyeux, à la tête fine, qui avait crié comme une jolie femme sous le couteau du bourreau, s’étalait une flaque de sang. La petite Kansa, désespérée s’étendit dans ce sang encore fumant ; sa mélafa (robe) et son haïck se teignirent de pourpre, elle avança la tête sur le billot, et le cœur crevé, la voix pleine de sanglots, elle dit au boucher :

« Je suis trop malheureuse… trop… malheureuse… saigne-moi ! »