Les Forçats du mariage/15

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Librairie internationale (p. 132-140).

XV


Pierre Fromont demeurait rue Madame. C’était un artiste d’un rare talent, peu connu toutefois, à cause de son humeur sauvage, peu aimé généralement, à cause de ses opinions cassantes et absolues. Il passait pour un original. C’était bien le type solide du Franc-Comtois. Une figure carrée, énergique, où brillaient, comme des éclairs, deux petits yeux gris observateurs et profonds. Une stature solide comme son caractère. Il mangeait solidement, buvait solidement, fumait solidement des pipes solides, et aimait solidement quand il aimait, ce qui était assez rare. Son esprit était carré comme sa figure.

Par une atroce plaisanterie du sort, lui, l’amant du beau et des lignes pures, il avait eu le nez cassé dans sa jeunesse. Ce nez aplati et tordu lui donnait une physionomie particulièrement maussade et rétive.

Dans les idées surtout, se manifestait son amour de la révolte et de la destruction.

Lutteur hardi, impatient, frondeur, il s’amusait à porter le fer et la torche à travers les principes vermoulus, les préjugés vénérables. Saper, saccager, détruire dans l’ordre moral ce qui lui semblait erreur, sottise, abus, telles étaient ses jouissances les plus vives.

Cependant, malgré ses sorties fulgurantes, ses désirs de bouleversement et ses théories révolutionnaires, c’était un parfait honnête homme. Il eût dit volontiers : La propriété, c’est le vol ; mais il n’eût pas fait tort d’un centime. Affectueux et bon, il mettait une sorte de forfanterie à se montrer bourru et misanthrope.

Avec quelle verve il attaquait le mariage et même la famille comme des conventions mensongères, immorales, en ce qu’elles enchaînent la liberté ! Pourtant il avait aimé sa mère avec passion, l’avait soignée avec une tendresse presque féminine. Il avait aussi formé une liaison équivalente à un mariage, à laquelle, depuis dix ans, il restait fidèle ; et, de cette union libre, il avait un enfant qu’il adorait en secret. En un mot, c’était une âme aimante et délicate sous une enveloppe rugueuse.

Comment Robert et lui — ces deux êtres si dissemblables, avaient-ils pu s’apprécier et s’aimer ? L’attrait des contrastes sans doute.

Pierre, d’une nature un peu épaisse et lente, aimait en artiste la rayonnante nature de Robert, son esprit vif, primesautier, ses passions impétueuses.

Tous deux professaient l’adoration de la lumière, le culte du soleil. Robert avait remarqué les tableaux de Pierre Fromont, ses toiles si lumineuses, et les lui avait payés de grands prix. En visitant son atelier, il s’était amusé d’abord de ses boutades et de ses paradoxes, puis il avait fini par découvrir les trésors cachés de son cœur.

Pierre, de son côté, surpris de trouver des instincts généreux, et si peu de morgue chez l’un de ces élégants désœuvrés qu’il avait toujours regardés comme des esprits et des cœurs vides, Pierre avait conçu pour Robert une affection très-vive, presque paternelle, car il était plus âgé que lui.

— Ah ! te voilà, dit-il d’un air rogue en voyant entrer Robert ; ma foi, je ne t’attendais guère.

— Pourquoi donc ?

— Est-ce qu’on se souvient de ses amis quand on est marié ? Le mariage vous dévore un homme, cœur et âme.

— Tu crois le mariage encore plus goinfre qu’il n’est. Tu es, et tu seras toujours mon meilleur ami.

— Attends un peu, repartit Pierre, et tu trouveras que les joyeux compagnons d’autrefois ont trop mauvais genre. Il faut à un homme marié, non pas des amis, mais des relations honorables ; il lui faut des hommes sérieux, gravement posés dans leurs faux cols, au torse solennel, à la démarche mesurée, des hommes bien calés dans leur position, bien d’aplomb dans la vie ; mais des artistes, des bohèmes, qu’est-ce que c’est que ça ?

— Va, ne te gêne pas. Quand tu auras fini cette tartine, je te dirai ce qui m’amène.

— Je n’ai pas fini ; car voilà un mois que j’amasse de la colère contre toi. Tu t’es marié ! Tu auras des enfants ! Toi, une individualité puissante, toi un héros de roman, beau comme la lumière du soleil, passionné comme un demi-dieu, toi, enfin, un apôtre du plaisir ! Eh bien ! mon cher, te voilà obligé d’être moral à présent, moral, entends-tu ? d’aimer ta femme et tes enfants. Les enfants, la raison, le prétexte de toutes les lâchetés, de toutes les turpitudes ! L’amour excessif de la famille, quoi qu’en disent des moralistes cacochymes, est le vice dominant des sociétés inférieures, un véritable dissolvant social. Un homme refuse-t-il de se dévouer à la patrie ? mes enfants. Un homme avide d’honneurs convoite-t-il les grands emplois, vend-il sa conscience, abjure-t-il ses opinions ? mes enfants. Un homme demeure-t-il insensible à la prière du malheureux qui lui demande assistance ? mes enfants. S’agit-il seulement de quelque minime sacrifice pour une noble cause ? Eh ! bon Dieu ! répond-il d’un air piteux, et mes pauvres enfants ! Les enfants, cela vous éteint un homme, fût-il homme de génie. L’écrivain tombe dans la panade, le peintre, dans le métier, l’homme de luxe comme toi devient légume. La seule bonne chose du catholicisme, c’est, selon moi, le célibat des prêtres. Voyez-vous un apôtre chargé d’enfants ? Est-il une grandeur possible dans le terre-à-terre, les tracas du ménage ?

— Mais alors tu souhaites la fin du monde.

— Il y a des hommes faits pour le mariage. C’est la plèbe. Le plus grand nombre n’est bon qu’à cela. Mais tout ce qui porte en soi une flamme, une idée, un noble sentiment, doit se garder du mariage, le plus inexorable des éteignoirs.

— Encore une fois, je ne me suis pas marié par goût, mais par nécessité.

— À mon avis, il y aurait moins de honte à voler sur le grand chemin qu’à se faire entretenir par une femme ; car pour moi le sacrement ne légitime rien. Je le sais bien, le monde est pour toi ; on dit : Il a fait un beau mariage. On jette dans la boue les malheureuses qui se vendent par misère, et l’on trouve admirable qu’un gaillard comme toi, bien planté sur ses jambes, fasse ce métier-là.

— Allons, tu es féroce. C’est ignoble, j’en conviens, mais j’en suis déjà puni. Quand tu voudras m’écouter, je te conterai ma lamentable histoire.

— Comment ? Est-ce que ta femme déjà…

— Ah ! cette chère Marcelle, un ange qui m’aimera éternellement. C’est là ce qui fait mon désespoir.

— Alors, qu’y a-t-il ?

— Je ne l’aime plus.

— Tu l’as donc aimée ?

— Oui, un moment, le cœur a été pris. Il l’est encore, mais ailleurs. Et voilà pourquoi je souffre.

— Je ne saisis plus.

Robert conta à son ami l’histoire de Juliette, peignit ses propres souffrances en termes si poignants que Pierre fut attendri.

L’artiste se promena quelque temps sans répondre, les mains derrière le dos, d’un air méditatif ; puis se redressant tout à coup :

— Et tu viens me demander des conseils ?

— Oui, un avis, une consolation, car je suis malheureux.

La figure de Pierre avait perdu son expression acerbe, grondeuse.

— Dès que tu es malheureux, dit-il, ma colère tombe. Tu souffres, tu fais souffrir, cela était inévitable. Vouloir comprimer une nature comme la tienne, c’est impossible. Elle rebondira en brisant, broyant à droite et à gauche tous les obstacles. Ta pauvre femme sera une martyre. Que faire ? Refrénez vos passions, dirait un moraliste. C’est parfait ; mais il faut le pouvoir ; et je te connais, tu ne le pourras pas. Tu es un artiste, un homme de nerfs, de sensations, et non un idéologue qui raisonne le pour et le contre. Le devoir est pour toi lettre close. Tu n’as pas eu l’habitude de t’en servir. Ta nature d’ailleurs ne t’y porte pas. On a beau bâtir des systèmes de morale, les passions n’en vont pas moins leur bonhomme de chemin. L’erreur est de croire que l’homme est libre. Absurdum ! L’homme ne peut avoir d’autre but que le bonheur, d’autre mobile que l’égoïsme. Que parle-t-on de devoir, de dévouement ? Il n’y a pas plus de dévouement qu’il ne peut y avoir de morale : il n’y a que des organisations. Nous ne pouvons agir en dehors de nos facultés, de nos attractions. Un homme qui se dévoue à ses enfants, à son ami, à sa maîtresse, n’est qu’un égoïste qui sacrifie à ses passions de paternité, d’amour, d’amitié. Le dévouement à des principes, à des idées généreuses, n’est lui-même que l’égoïsme des natures supérieures ; car elles trouvent plus de vrai bonheur dans l’accomplissement de ces grands devoirs que dans la satisfaction de leurs passions inférieures. Ainsi, j’aurais beau te donner des conseils, tu suivras ta passion dominante ; et comme ce n’est pas le sentiment du devoir qui domine en toi, quoi que je dise, tu seras l’amant de Juliette. Mais je m’aperçois que je parle dans le désert ; tu ne m’écoutes seulement pas. Voyons, tu me fais réellement de la peine ; à quoi penses-tu ?

— Que je ne suis qu’à deux pas de Juliette, et que pourtant un monde nous sépare. Néanmoins j’ai envie de franchir ce monde, ces obstacles, et d’aller lui dire…

— Quoi, malheureux ?

— Que je l’aime.

Alors la nature vraiment honnête et morale de Pierre Fromont l’emporta sur son amour du sophisme. Il lui montra l’indignité d’un pareil sentiment.

— Avant de t’abandonner à un entraînement aussi coupable, ajouta-t-il, essaye au moins de lutter ; éloigne-toi. Tu viens de passer un mois dans l’isolement avec une femme charmante, mais trop naïve, trop monocorde, pour intéresser vivement ton esprit et retenir ton cœur. Puisque tu éprouves une nouvelle soif de variété, de changement, il faut tenter les distractions d’un voyage.

Il parla avec tant de conviction, que Robert, touché, lui promit de partir pour Bade sans chercher à revoir Juliette.

— Eh bien ! permets-moi à mon tour, lui dit Robert en le quittant, de te faire aussi une prédiction : Je parie ma tête qu’avant peu, tu épouseras Annette.

— C’est cela, venge-toi, dis-moi des injures.

— Cependant, si Annette le voulait absolument…

— Parbleu ! elle le veut absolument ; mais je l’ai prévenue : si nous nous marions, nous nous séparerons le lendemain. Voilà dix ans que nous vivons ensemble, parfaitement heureux ; pourquoi quitter le connu pour l’inconnu ? L’idée qu’une chaîne indissoluble nous riverait l’un à l’autre, suffirait pour me la faire prendre en grippe, cette bonne et charmante Annette.

— Je maintiens le pari, repartit Robert en prenant congé de Pierre Fromont.

Arrivé place Saint-Sulpice, il fit arrêter son coupé, remonta la rue Bonaparte, tourna la rue de Vaugirard.

Le malheureux allait rue Jean-Bart.

Mais en cet instant, une voiture en débouchait. Il ressentit au cœur une forte commotion ; son regard plongea dans la voiture. Il reconnut Étienne et Juliette.

Un cri rauque de jalousie, de rage, s’échappa de sa poitrine ; il fit un mouvement instinctif, mouvement désespéré, pour s’élancer après cette voiture qui emportait les jeunes mariés.

Quand il rejoignit son coupé, il chancelait.

Le soir même, il partit pour Bade avec Marcelle.

Il comptait sur les émotions du jeu pour faire diversion à cette bizarre et intolérable souffrance.