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Les Forçats du mariage/24

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Librairie internationale (p. 202-214).


XXIV


Dès lors, ces deux intérieurs recouvrèrent un peu de calme.

Pendant quelques mois, Juliette et Robert s’aimèrent réellement, non plus avec cette effervescence maladive, cet éréthisme moral qui est le propre des affections entravées. C’était un amour toujours impétueux, entier, mais sans colère, sans retour vers le passé.

Juliette heureuse, était bonne, douce surtout pour Étienne, non pas seulement afin de le mieux tromper, mais par remords, par pitié : car le pauvre Étienne l’aimait si exclusivement, avec une abnégation si complète ! Il n’avait pour ainsi dire plus d’existence propre. Juliette était sa vie, sa raison d’être, tout son bonheur.

Robert, également plus coupable envers sa femme, se montrait aussi à son égard plus attentif, plus empressé.

Bien que ce ne fût point là encore le bonheur qu’elle avait rêvé, Marcelle cependant, abusée par ce semblant de tendresse, se prit à espérer de nouveau quelque repos, quelque joie. Elle en remercia Cora, à laquelle elle attribuait cette conversion presque miraculeuse.

Mme Dercourt, en effet, venait fréquemment apporter des consolations à son amie ; et Robert, trop absorbé par son amour pour profiter sérieusement du pacte conclu avec Cora, ne lui adressait que d’innocents hommages. Il s’amusait des douces malices passant par cette jolie bouche, si finement caustique. Tant de fidélité conjugale l’agaçait bien un peu, et il eût éprouvé une joie très-vive à porter un coup de canif dans une constance qu’il appelait une anomalie scandaleuse. Mais il ne ressentait pas auprès d’elle cet attrait impérieux qu’exerçait Juliette.

Tout l’été se passa sans nouvelle tempête. On se donna rendez-vous à Trouville d’abord, puis à Bade. Les voyages, le mouvement des villes d’eaux, les distractions du jeu assurèrent le bonheur et la sécurité des amants.

Mais c’est le propre des natures mobiles et ardentes de ne pouvoir vivre dans le calme. Il leur faut ces orages du cœur qui font sentir la vie avec plus d’intensité. C’est ainsi qu’elles portent en elles le châtiment de leurs désordres. Si leurs joies sont véhémentes, que de souffrances aiguës ! Et la plus vive, n’est-ce pas cette inquiétude incessante au milieu même du bonheur, ces aspirations jamais assouvies vers une félicité plus grande encore ?

Robert trop heureux, et depuis trop longtemps, commençait à laisser paraître quelques symptômes de lassitude. Comme tous ceux qui aiment, Juliette s’aperçut vite de ce refroidissement. C’était la première fois que Robert se montrait aussi constant ; car jusqu’alors il avait toujours mené de front plusieurs intrigues. Ce qui l’avait fixé quelque temps, c’est qu’il trouvait dans Juliette, tour à tour tendre et passionnée, sentimentale et coquette, romanesque et sceptique, plusieurs femmes à la fois.

Elle avait, ce qu’on appelle en art dramatique, des retours de scène si inattendus qu’elle le captivait, l’étourdissait au moment même où l’ennui allait l’envahir.

Mais ce que voulait maintenant Robert, c’était le nouveau, l’inconnu. Avec sa divination féminine, Juliette prévit ce moment fatal de la satiété. Cependant, elle voulut lutter encore.

Elle redevint alors jalouse de Nana. Elle se rappelait ses gestes, ses paroles, ses airs lascifs.

Elle tâcherait de l’imiter, s’il fallait à Robert ces folles ivresses et ces joies dégradantes.

Un symptôme caractéristique de notre époque de décadence commençait à se produire. Les très-grandes dames du très-grand monde s’attachaient à rivaliser avec les petites dames du monde interlope ; elles copiaient leurs costumes, leurs manières, chantaient leurs chansons, répétaient leurs mots ; comme elles, pariaient aux courses, fumaient la cigarette ; quelques-unes même briguaient la faveur d’assister à leurs fêtes, de visiter leurs merveilleux palais.

Mais à qui faut-il attribuer cette dépravation de nos mœurs, cette sorte de promiscuité entre les femmes honnêtes et les courtisanes ? Les premiers coupables ne sont-ce pas les hommes qui ne trouvent plus d’attrait qu’aux sociétés et aux divertissements licencieux ? Se voyant délaissées, les honnêtes femmes ont essayé de lutter, sans songer qu’elles succomberaient nécessairement dans cette lutte, qu’elles perdraient l’attrait de l’honnêteté sans pouvoir égaler leurs rivales en luxe et en dépravation.

Donc Juliette, pour retenir Robert, se jeta dans ce tourbillon malsain de femmes équivoques.

Aux douces remontrances d’Étienne, elle répondait :

— Que crains-tu ? mes sentiments religieux ne t’assurent-ils pas de ma vertu ? Serais-tu plus sévère que mon confesseur, qui me permet ce que tu blâmes ?

En effet, elle alliait à merveille les goûts mondains aux saintes pratiques de la bigoterie. Le matin, elle allait à confesse et le soir au bal ; interrompait ses fonctions de dame patronesse pour prendre une leçon de la chanteuse en vogue ; organisait des concerts pour les pauvres et des comédies de salon ; se rendait à Notre-Dame pour entendre le prédicateur à la mode, en passant chez le tailleur en renom ; quêteuse à la messe et joueuse effrénée sur le turf, elle avait, en un mot, cette dévotion commode, admise aujourd’hui, encouragée même. Le clergé parisien, le plus intelligent des clergés, comprend en effet qu’à une époque où règnent l’indifférence religieuse, l’amour des plaisirs et du confort, où fleurit le système Haussmann, il faut remplacer, par des routes larges et faciles, les sentiers épineux qui conduisaient au ciel.

Cependant, cette vie luxueuse entamait rapidement la fortune d’Étienne. L’hôtel n’était pas payé. M. Rabourdet avait plusieurs fois demandé le remboursement de sa créance. Étienne craignant de blesser la susceptibilité de Juliette dans ces délicates questions d’argent, n’osait lui reprocher ses dépenses exagérées.

Un jour, il reçut une foudroyante nouvelle. Son correspondant de Rio-Janeiro lui annonçait la faillite d’un armateur qui était le principal débiteur de son père. Étienne perdait là un million.

Quel parti prendre ? Préviendrait-il immédiatement sa femme ? Mais que servait d’attendre ! Ne fallait-il pas modifier dès ce moment leur train de maison, mener une existence plus modeste ? Il résolut donc d’aller sur-le-champ trouver Juliette. Toutefois, près d’entrer chez elle, il hésita ; car il souffrait cruellement, non pour lui qui aimait la simplicité, mais pour elle, que ce changement de fortune allait vivement chagriner.

Au moment où Étienne apprenait la nouvelle de ce désastre, Juliette recevait un billet de Robert qui, pour la seconde fois, ajournait un rendez-vous.

À la lecture de ce billet, prise d’un tremblement nerveux, elle s’était laissée tomber sur un siège ; car elle avait cru qu’il ne l’aimait plus.

Cette lettre ne contenait pourtant que quelques lignes en apparence fort insignifiantes.

« Chère madame, écrivait-il, un obstacle tout à fait imprévu me privera aujourd’hui encore du plaisir de vous voir. Je n’ose plus prendre de nouvel engagement. Je craindrais d’ailleurs de vous gêner dans vos projets. Il faut, vous n’en doutez pas, un empêchement bien grave pour me forcer ainsi à remettre ma visite. Nous partons ce soir pour la campagne. Nous y recevrons demain quelques personnes. Je compte sur vous et sur Étienne. À demain, n’est-ce pas ?

» Recevez mes bien affectueux respects.

robert. »

Que signifiait ce ton de galanterie cérémonieuse ? Cette lettre ne contenait aucun regret senti, aucune bonne excuse. C’était une défaite polie. En vain y cherchait-elle un mot parti du cœur ; elle n’y découvrait rien que de strictement convenable.

Ses tempes battaient avec force, et dans son cerveau se heurtaient en tumulte les suppositions les plus extravagantes, les projets les plus insensés.

Au lieu d’interrompre sa toilette, puisqu’elle n’avait plus à sortir, elle s’habilla à la hâte. Où le trouver ? Elle n’en savait rien. Elle irait chez lui, puis au bois ; mais peut-être le rencontrerait-elle avec une rivale, avec cette Nana dont le souvenir la poursuivait. S’exposerait-elle à cette humiliation, à cette douleur ?

Quand Étienne entra, il la trouva assise dans une attitude désespérée, les yeux pleins de larmes ; la lettre de Robert était ouverte sur ses genoux.

En ce moment, Juliette pensait fort peu à son mari, qu’elle croyait sorti. Elle laissa voir sa surprise et son embarras.

— Qu’as-tu donc ? demanda Étienne avec sa tendresse habituelle.

Et en même temps il se pencha vers elle pour l’embrasser.

Juliette par un mouvement instinctif posa sa main sur la lettre.

— Moi ? rien, une petite contrariété, voilà tout, répondit-elle en glissant le papier dans sa poche.

Mais Étienne avait cru reconnaître la vignette de Robert.

— Serait-ce cette lettre, reprit-il, qui te cause du chagrin ?

— Oui, c’est grand’mère qui m’annonce qu’elle ne peut revenir encore, et qui se désole de l’état de sa santé. Elle se croit comme toujours à la veille de sa mort.

Étienne savait Juliette assez insensible aux maladies imaginaires de Mme de Brignon.

— Ah ! fit-il, et c’est là ce qui cause tes larmes ?

— Sans doute. Sa lettre contient quelques mots touchants, qui m’ont émue.

Devant ce nouveau mensonge, Étienne éprouva au cœur une contraction violente.

Pourquoi sa femme mentait-elle, lui cachait-elle cette lettre ? Que pouvait écrire Robert qu’il ne pût savoir ?

Mais pour montrer sa défiance, il lui eût fallu d’autres preuves ; il pouvait se tromper lui-même.

Apercevant sur la cheminée une enveloppe déchirée, il s’approcha et reconnut cette fois l’écriture de Robert.

— Tiens, dit-il, tu as reçu une lettre du comte de Luz ?

Ses dents étaient serrées, sa voix étranglée par l’effort que lui coûtait son empire sur lui-même.

— Oui, répondit-elle en affectant l’indifférence, il nous invite à aller demain passer la journée à la campagne.

— Mais où est donc cette lettre ?

Elle feignit de la chercher.

— Je la crois dans ta poche, dit Étienne.

— Non, c’est celle de grand’mère, répliqua-t-elle.

Comme Étienne la regardait en face, elle rougit un peu.

Évidemment, elle mentait.

Mais pourquoi ne voulait-elle pas montrer cette lettre, qui n’avait rien de réellement compromettant ?

C’est qu’une fois engagée dans le mensonge, elle voulut le soutenir ; c’est que l’inquisition d’Étienne, au milieu de sa douleur, l’impatientait ; et puis cette lettre l’avait tellement troublée, que peut-être craignait-elle qu’Étienne n’y découvrît les indices de sa liaison avec Robert. Enfin il est des moments où, malgré nous, une sorte de fatalité nous emporte.

Étienne baissa les yeux, car il sentait son regard se charger de colère. Pendant quelques instants, il se tut pour contenir la tempête qui s’élevait en lui. En ce moment, il eut le courage d’annoncer à Juliette l’événement qui les ruinait.

— Je viens, dit-il sévèrement, d’apprendre une catastrophe qui va bouleverser notre vie.

— Quoi donc ? fit-elle effrayée.

Malgré ses doutes, le pauvre Étienne, au moment de frapper, fut pris de pitié.

— Mon enfant, reprit-il d’un ton plus doux, j’aurais voulu t’épargner le moindre chagrin, et garder toujours les soucis pour moi seul. Cependant il est essentiel aujourd’hui que tu connaisses un peu notre situation.

— Ah ! je le sais : M. Rabourdet réclame de nouveau ses 400,000 fr. Eh bien ! justement, nous le verrons demain, sans doute, chez M. de Luz. Je me charge d’arranger cette affaire qui vous ennuie tant.

— Ce n’est pas cela. Nous perdons un million, un million sur lequel j’avais compté pour réparer la brèche que nous avons faite depuis deux ans à notre fortune.

Il lui montra la lettre de Rio-Janeiro.

— N’avez-vous pas d’autres créances ? répliqua Juliette sans trop s’émouvoir.

Elle regardait la pendule, et tout entière à sa passion, elle songeait que chaque minute de retard lui enlevait une chance de trouver Robert à son hôtel.

— Sans doute, répondit Étienne, il nous reste quelques créances ; mais quand nous rentreront-elles ? Il faudra donc dès aujourd’hui réduire notre dépense, vendre cet hôtel, vendre aussi les chevaux et les voitures, congédier quelques domestiques. Tu seras assez sage, je pense, pour diminuer un peu le luxe de tes toilettes.

Dans l’état de surexcitation où elle se trouvait, ces reproches indirects, ces conseils d’économie l’irritèrent.

— Non, dit-elle sèchement, je ne veux rien retrancher de ce que vous appelez mon luxe ; je préfère me passer du nécessaire que du superflu. Enfin, j’aime mieux une franche pauvreté que la médiocrité. Quand nous serons ruinés tout à fait, il sera temps de nous restreindre.

En faisant cette réponse égoïste, Juliette pensait que Robert ne pouvait l’aimer qu’entourée de luxe, cette poésie matérielle, indispensable à l’amour. Il le lui avait dit souvent : le luxe est à une femme ce qu’est la lumière à un tableau.

— Alors, reprit Étienne, tu veux que nous nous jetions dans les dettes, les tracas ?

— Quand je serai vieille, je ferai des économies.

— Tu raisonnes comme un enfant. Mais j’aurai du caractère et du courage pour toi : car continuer un train pareil sans être certain de pouvoir payer, ne serait pas d’un honnête homme. C’est là ce qui me donne la force de te résister. Plus tard tu me remercieras.

— Que prétendez-vous donc faire ? demanda-t-elle avec hauteur.

— Je te le répète : vendre d’abord cet hôtel que je n’avais acheté que pour satisfaire un de tes caprices.

— Vous m’aimiez alors, tandis qu’aujourd’hui…

— Je ne t’aime plus, n’est-ce pas ? dit-il avec un sourire triste.

Il contint les larmes qui lui vinrent aux yeux.

— Non, vous ne m’aimez plus, répliqua-t-elle, car maintenant, vous ne voulez satisfaire mes caprices que s’ils sont raisonnables. C’est à la raison que vous obéissez et non plus à moi.

— Alors que souhaites-tu donc ?

— Eh bien ! que vous poursuiviez plus activement la liquidation des créances de votre père. Peut-être faudrait-il aller vous-même à Rio-Janeiro. L’affaire en vaut la peine.

Un espoir traversa l’esprit d’Étienne.

— Viendrais-tu avec moi ? dit-il.

Il voulait savoir si sa femme l’aimait assez pour le suivre, ou si elle le trompait et désirait son éloignement.

— J’ai trop peur de la mer, répondit-elle ; sans doute cette séparation serait bien pénible ; mais que durerait-elle ? cinq ou six mois tout au plus.

Il regardait soucieux flamber le feu qui pétillait.

Cependant Juliette attendait avec anxiété la réponse de son mari.

— Libre pendant six mois, se disait-elle, libre enfin !

En effet, depuis son enfance n’avait-elle pas vécu dans une perpétuelle contrainte ? Elle supportait impatiemment la sollicitude excessive de son mari, comme un despotisme, un esclavage de toutes les heures.

— J’y penserai, dit-il.

Juliette se promit d’insister pour le faire partir.