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Les Forçats du mariage/29

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Librairie internationale (p. 269-280).

XXIX


Étienne s’éveilla tard. C’était un de ces jours éclatants, pleins de lumière, un de ces jours qui donnent un vif sentiment de la réalité. Lorsque dans la première confusion du réveil, tous les souvenirs douloureux de la nuit se présentèrent à son esprit, il crut avoir été le jouet d’un effroyable cauchemar. En si peu de temps, quel bouleversement dans son existence !

Mais quand il vit Juliette à ses côtés, le désordre de sa chambre et sa malle prête, le tout éclairé par un soleil cru et moqueur, qui lui montrait la terrible évidence, une amertume profonde l’envahit.

Ainsi tout cela était vrai : trois fois de suite, convaincu des mensonges de Juliette, il lui avait pardonné. C’en était fait de lui ! S’il n’avait pas le courage de la quitter, chaque jour ces scènes recommenceraient. Il douterait, souffrirait, pardonnerait encore : sa vie serait un enfer.

Bientôt rappelé à lui-même et un peu plus calme, voici à quel parti il s’arrêta.

Il lui répugnait de devenir un de ces maris ombrageux, tyranniques, ridicules. S’il ne pouvait continuer de souffrir ainsi, moins encore pouvait-il se résoudre à faire souffrir. Entre le rôle de bourreau et celui de victime, il eût choisi le dernier.

Enfin surtout, il voulait savoir s’il pouvait accorder sa tendresse à l’enfant qui porterait son nom. Il retarderait donc de huit jours son départ pour Rio-Janeiro. Pendant ces huit jours, il ne montrerait à Juliette aucune défiance, lui laisserait une entière liberté ; mais il la surveillerait ; et sûrement, si elle était coupable, si elle aimait Robert, elle se trahirait. Alors, il l’abandonnerait et partirait seul.

Quand Juliette s’éveilla, il s’excusa de nouveau, mais en termes calmes et respectueux, de ses violences de la veille, lui promit, pour expier ses torts, une confiance absolue, et lui annonça l’ajournement de leur départ.

Cependant Juliette n’entendait aucunement partir, et il fallait imaginer promptement quelque motif pour rester.

Étienne lui ayant dit qu’il s’absentait toute la journée pour le règlement de ses affaires, elle passa dans sa chambre, s’y enferma. Elle avait hâte d’écrire à Robert. D’une main fiévreuse, elle traça ces lignes :

« Ah ! mon ami ! quels événements ! quelle nuit horrible ! Il se doute. Il a voulu me tuer, se tuer lui-même, partir, me quitter ; et puis, enfin, il veut m’emmener. Où ? Au Brésil ! Robert, Robert, c’est impossible, je ne veux, je ne puis partir. Te quitter pour six mois, un an, pour toujours peut-être ! À cette pensée le vertige me prend, je n’y vois plus ; je pleure, j’étouffe, j’ai envie de crier ; car il me semble qu’on m’arrache le cœur, qu’on m’arrache la vie. Vivre loin de toi, quand je meurs de rester deux jours seulement sans te voir ; maintenant surtout que je suis jalouse ; car tes serments ne m’ont pas rassurée ! Au milieu de tous les supplices que je viens d’endurer, celui-là est encore le plus cruel.

» Robert, ne me trahis pas, je t’en supplie. Je pourrais tout supporter, l’abandon de mon mari, le mépris du monde, tout, excepté la douleur de perdre ton amour.

» Je veux te voir demain, je le veux. Il m’a rendu sa confiance. Qu’il est bon, même au milieu de ses colères ! Je suis une indigne créature de le tromper ainsi ! Mon grand amour pour toi est ma seule excuse, un amour insensé, aveugle. Mon Robert, mon soleil, mon seul Dieu ; car, pour toi, j’ai renié ma religion, j’ai damné mon âme. Il n’y aura ni verrous, ni grilles, ni océan qui pourront jamais nous séparer.

» Ah ! qui m’eût dit hier au soir que cette nuit si pure et si calme cachât pour nous tant d’orages ; que cette heure d’ivresse, pleine de parfums et d’harmonie, était la dernière peut-être ! Mais non, ce ne sera pas la dernière ; demain, de trois à cinq heures, je t’attendrai. Je t’en conjure, n’y manque pas. J’ai le cœur oppressé, inquiet, malade à en mourir. Toi seul peux le rassurer, le guérir.

» À toi toujours.

» Un baiser infini. »

Ayant terminé cette lettre, Juliette s’habilla assez élégamment, mit une robe claire, un chapeau provocant.

Elle sortit.

Cependant, dissimulé derrière le rideau de sa fenêtre, Étienne l’épiait.

Que signifiait une pareille toilette pour sortir à pied ?

Dès qu’elle eut franchi la porte de la cour, il descendit à son tour. Elle tourna la rue de la Pépinière. Là, Étienne ralentit le pas pour l’observer, et la vit jeter une lettre à la poste. Il pressentit la vérité : c’était une lettre à Robert. Ses artères sifflèrent dans ses tempes.

En passant devant la poste, il s’arrêta.

Cette boîte contenait le secret de Juliette. Qu’est-ce qui le séparait de ce secret qu’il eût payé au prix de son sang ? Un faible obstacle, qu’un coup de poing eût brisé. Une sorte de démence s’empara de lui : déjà sa main était levée, quand il aperçut Juliette qui montait dans une voiture de place.

Où allait-elle ? Il fit ce raisonnement rapide : elle ne peut aller que chez son amant ; ce n’est donc pas à lui qu’elle écrit.

Il héla un cocher qui passait somnolent sur son siège.

— Vingt francs, lui cria-t-il, si vous suivez cette voiture brune attelée d’un cheval blanc.

La voiture brune s’arrêta rue de Provence devant l’hôtel Rabourdet.

N’avaient-ils pas laissé les Rabourdet à leur villa ? Que venait faire Juliette dans cette maison ?

Robert devait être là.

Elle était entrée. Étienne attendit à quelque distance. Les secondes lui semblaient des heures. Soudain, il sauta de voiture, comme s’il obéissait à une impulsion plus forte que sa volonté, et vint demander M. Rabourdet.

— Il est chez lui, répondit le concierge.

— Et M. de Luz ?

— Nous ne l’avons pas vu aujourd’hui.

— Il va venir sans doute, pensa Étienne, qui remonta dans sa voiture.

Cependant Robert n’arrivait pas, et Juliette ne sortait point.

Elle faisait donc une visite à M. Rabourdet ; elle savait donc le trouver là !

Une idée lui vint à l’esprit. Il la repoussa avec horreur ; mais elle reparut plus impérieuse, plus arrêtée. Étienne se sentit froid à la racine des cheveux. Sa prunelle pâlit.

Maintenant que Juliette n’était plus à ses yeux la femme chaste et fidèle qu’il avait rêvée, il croyait tout possible ; il ne s’arrêtait plus dans le champ des suppositions.

Lui avait-elle caché quelques dépenses et venait-elle…

Il avait si souvent entendu parler de mainte et mainte grandes dames, qui comblaient ainsi les déficits causés par leur toilette !

Pendant qu’il s’abandonnait à ces irritantes conjectures, Juliette coquetait avec M. Rabourdet.

Sans doute, elle avait mis à dessein cette robe de mousseline claire, qui laissait entrevoir, sous un fin tissu, ses splendides épaules et ses beaux bras de statue. Elle avait laissé tomber le riche burnous qui les enveloppait, et elle semblait éprouver un vaniteux plaisir à sentir le regard ému de Démosthènes Rabourdet s’égarer sur son cou si blanc, folâtrer au travers des petites boucles rétives échappées au peigne, et soulever le transparent fichu de mousseline.

— Ainsi, monsieur, disait-elle avec une grâce pleine d’intentions, nous pouvons compter que vous attendrez deux ans encore le payement de cet hôtel ?

— Tout le temps que vous souhaiterez, madame. Veuillez vous souvenir que je n’ai avancé cette somme que pour vous être agréable. Croyez qu’en acceptant ce très-léger service, vous m’avez constitué, non pas votre créancier, mais votre débiteur.

Et ce disant, il prenait la main de Juliette, et déposait à la naissance du bras, plus haut que le gant, un baiser trop rempli d’espérances pour être complètement respectueux.

Et Juliette ne retirait que lentement son bras.

— Bien plus, reprenait-il, tout enivré de cette première faveur, j’ose implorer que vous mettiez le comble à vos bonnes grâces en me choisissant dorénavant pour votre banquier. Une femme à la mode, comme vous, a tant de petits créanciers que le mari ne doit pas connaître !… Si je dis : petits, c’est que je crains de vous demander trop en vous suppliant de me charger aussi des gros.

Juliette se leva.

— Merci, monsieur, répondit-elle avec beaucoup de hauteur : mon mari n’a jamais refusé d’acquitter mes dettes.

Le pauvre Rabourdet, tremblant et confus, balbutiait des excuses.

— Pardon, madame, vous ne m’avez pas compris. J’ai pour vous une admiration, une vénération même, qui me rendent incapable de toute intention blessante. C’est un sentiment si pur, si élevé, que je mets au-dessus de toute autre faveur, celle que vous avez daigné me laisser prendre tout à l’heure, un baiser respectueux sur la main. Sans doute je ne suis guère façonné aux belles manières ; mais mon cœur est plein de tendresse et de dévouement. La gloire que j’ambitionne, c’est d’être votre esclave, trop heureux de vous servir, trop heureux même que vous daigniez me fouler aux pieds.

Le regard de Juliette s’adoucissait peu à peu. Elle souriait maintenant de son sourire à la fois coquet et lascif, qu’elle savait irrésistible.

— Eh bien ! puisque vos services sont complètement désintéressés, monsieur Rabourdet…

— Complètement, je le jure. Avez-vous pu croire que j’y misse une condition ? Alors madame, ce serait à vous de me faire des excuses. Quoique je n’aie pas eu le privilège de naître dans les hautes classes de la société, toutes mes aspirations me portent vers elles. Je suis noble par le cœur, par l’élévation des sentiments, je m’en flatte. Croyez, madame, que vous ne vous abaissez pas trop en m’accordant votre… bienveillance. Dites-moi, je vous en supplie, que vous ne repoussez pas tout à fait mes offres de service. J’y mettrai une discrétion…

— Pour le moment, je vous l’ai dit, je les refuse.

— Pour l’avenir, alors ?

— Pour l’avenir, nous verrons. En tous cas, je n’entends point cacher à mon mari les services que vous me rendriez. C’est avec lui-même, monsieur, qu’il faudrait parler affaires ; car, pour moi, je n’y entends absolument rien.

— Eh bien ! c’est convenu. Mais de grâce, asseyez-vous, reprenez votre place, que je sois sûr que vous me rendez toute votre confiance.

Juliette se laissa retomber sur le divan avec une nonchalance presque provocante.

— Vous ne me parlerez plus d’affaires, n’est-ce pas, monsieur Rabourdet ?

Et elle lui adressa un regard si perfidement alangui que le pauvre Démosthènes en fut tout à fait bouleversé.

— Il se peut cependant, reprit-elle négligemment, que d’ici à huit jours je mette à l’épreuve ce grand dévouement.

Transporté, hors de lui, M. Rabourdet allait peut-être commettre quelque nouvelle balourdise, lorsque le domestique entra et annonça M. Moriceau.

Ce nom tomba comme une douche glacée sur le délire du galant mercier.

Il regarda Juliette avec effarement. Mais elle affecta de conserver toute sa présence d’esprit.

— Mon mari ! Mais faites-le donc entrer, monsieur.

— Il m’a suivie, pensait-elle.

Étienne, en entrant, jeta un rapide regard vers Juliette qui, par un mouvement instinctif, relevait jusqu’à son cou le burnous un peu trop abaissé. Ce geste, ces épaules presque nues n’échappèrent point à Étienne.

— Ah ! dit-il sévèrement, je ne pensais guère vous trouver ici.

— Le motif de ma visite, repartit Juliette, est probablement le même que celui qui vous amène, mon ami. Vous m’aviez parlé avant-hier de quelques embarras pécuniaires et de la répugnance que vous éprouviez de demander encore un ajournement à M. Rabourdet. Un remords m’a prise de dépenser toujours, de ne songer qu’à mes plaisirs en vous laissant tous les soucis. J’ai cru devoir vous épargner une fois au moins une démarche ennuyeuse. J’espère, mon ami, que vous ne m’en voudrez pas d’avoir ainsi empiété sur vos attributions.

— J’eusse préféré faire la démarche moi-même ; car je tiens beaucoup — il appuya sur le mot beaucoup — à conserver pour moi seul ces soucis d’argent que vous avez bien voulu me laisser jusqu’à ce jour. Qu’êtes-vous donc venue demander à monsieur ?

— De vouloir bien attendre encore le remboursement de notre dette.

— Vous eussiez dû me consulter auparavant. Moi, je viens lui demander de vouloir bien reprendre l’hôtel pour le prix qu’il nous coûte. M. Rabourdet profiterait ainsi de la plus-value qu’a acquise l’immeuble depuis deux ans. Je ne puis comprendre que, devant quitter Paris dans huit jours, et pour longtemps peut-être, vous ayez songé à garder cette propriété onéreuse.

— C’est que, repartit Juliette un peu hésitante, en songeant à ce départ, je crois rêver. D’ici à huit jours vous y renoncerez vous-même, j’aime à le croire.

— Je n’y renoncerai pas, dit fermement Étienne.

Juliette le regarda d’un air haineux.

— Soit, mon ami, répondit-elle, je suis prête à vous suivre.

— Vous partiriez aussi, madame ? demanda M. Rabourdet, qui se crut joué par une coquette.

— Puisque mon seigneur et maître l’exige, fit-elle avec un soupir.

— Veuillez vous souvenir que je n’ai rien exigé, reprit Étienne. Que vous me suiviez ou restiez, je partirai, moi. Soyez donc assez bon, monsieur, pour réfléchir à ma proposition et me rendre réponse le plus promptement possible.

— J’y songerai, répondit M. Rabourdet, qui offrit son bras à Juliette pour descendre l’escalier.

— Refusez, lui dit-elle à voix basse.

— Bien ! repartit M. Rabourdet tout empourpré d’émotion.

— Rentrez-vous ? demanda Juliette à Étienne.

— Oui, répondit-il.

Elle congédia son cocher, et monta dans la voiture de son mari.

Pendant le trajet, ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre.