Les Forçats du mariage/33

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Librairie internationale (p. 311-317).


XXXIII


Quand Juliette reprit ses sens, elle avait une sorte de fièvre folle. Pendant plusieurs jours, ainsi qu’après le premier abandon de Robert, sa vie fut en danger.

Étienne alors ne vit plus en elle qu’une femme qu’il avait aimée, qu’une créature malheureuse, qui réclamait ses soins. Oubliant tout grief, il s’établit à son chevet. Lui qui avait voulu la tuer, il tremblait à présent, en découvrant sur ses traits les symptômes de la mort.

Maintenant que la maladie lui enlevait sa beauté, que la jalousie parlait moins impérieusement, et que les sens étaient apaisés, il l’excusait presque. Toutefois, quand le médecin la déclara hors de danger, sa compassion diminua en même temps que ses craintes. Mais il ne la quitterait qu’après son complet rétablissement.

Lorsque Juliette recouvra toute sa connaissance, ressaisit la réalité, et vit, penché sur elle, le doux visage d’Étienne, elle se leva sur son séant, et regarda son mari avec des yeux hagards.

— Vous ici ! s’écria-t-elle. Ah ! vous me pardonnez donc ?

— Pour le moment, laissons le passé, répondit-il. Plus tard… Maintenant, il vous faut du calme.

Et il l’appuya doucement sur l’oreiller.

Cependant, à mesure que la convalescence se dessinait, Étienne restait moins longtemps à côté d’elle. Parfois même, il ne s’arrêtait que pour prendre de ses nouvelles.

Elle n’osait se plaindre, bien que cet abandon l’affectât douloureusement.

Elle demanda la liste des personnes qui étaient venues s’informer d’elle pendant sa maladie. Parmi tous ces noms, elle n’en cherchait qu’un, celui de Robert, et il n’y était pas.

Que s’était-il donc passé entre lui et Étienne ? Elle n’osait questionner son mari ; mais quand il était là, elle le regardait d’un œil anxieux, interrogateur.

Un soir, comme elle souffrait davantage, Étienne prolongea sa visite.

Elle semblait endormie.

Il s’approcha d’elle sans bruit, et pendant un instant la contempla.

Elle lui parut vraiment laide. Son visage émacié avait les tons mats et bistrés de la maladie. Ses tempes évidées, les orbites des yeux, creusées, les coins de la bouche abaissés, son air souffrant et triste l’émurent profondément.

— Pauvre femme ! murmura-t-il tout bas.

Juliette, enhardie par cette exclamation de pitié, lui prit la main. D’un geste plein de câlinerie, elle la passa sous sa joue.

Elle ne dit rien et continua de fermer les yeux.

Mais bientôt Étienne sentit des larmes chaudes mouiller sa main.

— Souffrez-vous ? demanda-t-il en s’inclinant vers elle.

— Étienne, Étienne, dit-elle suffoquée par les sanglots, ai-je assez souffert, assez expié ? suis-je assez repentante ? mon Étienne, mon mari bien-aimé, mon seul ami, m’aimes-tu encore ?

Il se tut.

— De grâce, réponds-moi.

— Plus comme autrefois.

— Et jamais, jamais vous ne me rendrez votre tendresse ?

— Je ne puis faire que le passé n’ait pas existé. Il y a désormais entre vous et moi un abîme que ma volonté ne peut combler. Il est telle flétrissure que rien ne saurait effacer, ni le temps, ni l’expiation.

— Que vous êtes sévère, Étienne !

Elle continua de pleurer.

Ces larmes coulant sur un visage flétri, cette poitrine amaigrie soulevée par les sanglots avaient quelque chose de si navrant, qu’Étienne n’y put résister.

— Eh bien ! peut-être pardonnerai-je. Mais soyez franche une fois, faites-moi votre confession entière. Depuis quand aimez-vous M. de Luz ? Dites la vérité, entendez-vous, car vous ne me tromperiez plus.

— Oui, je vous dirai tout ; c’est dans la vérité entière qu’est mon excuse. Vous savez la douloureuse histoire de mon enfance. Quand je connus M. de Luz, j’avais douze ans. C’était le seul être qui m’aimât, qui s’intéressât à moi. Je l’ai donc aimé dès ce temps-là de toute mon âme d’enfant abandonné. Il me gâtait, lui, alors que tout le monde me délaissait. Depuis quand l’ai-je aimé d’amour ? Je n’en sais rien. Déjà au couvent, lors qu’on m’appelait au parloir, mon cœur battait avec force ; et quand mes amies me disaient : c’est ton beau prince charmant, je me sentais rougir. Mais je n’ai su réellement que je l’aimais d’une passion invincible, que lorsqu’il vint m’annoncer son mariage. J’ai failli mourir.

— Ainsi, dit Étienne d’une voix étouffée, vous vous êtes mariée par dépit. Quand vous avez juré de m’aimer, votre cœur déjà était à un autre. Jamais, jamais, moi, pauvre malheureux, vous ne m’avez aimé ! Quelle atroce déception !

Il cacha sa tête dans ses mains.

— Continuez, je veux tout savoir, reprit-il. Vous êtes moins coupable peut-être. La faute est aussi à moi, à moi que l’amour aveuglait. Depuis quand étiez-vous la maîtresse de M. de Luz ?

— Ne me questionnez pas à ce sujet, répondit-elle. Un moment d’inexplicable vertige, de folie ! Mais je l’ai durement expié. Il ne m’aime plus. Qui sait même s’il m’a jamais aimée ? Lui à qui j’avais sacrifié mon repos, mon honneur et votre affection, eh bien ! lui-même m’a conseillé de partir. C’est un être égoïste, cruel, qui m’a broyé le cœur sans pitié. Vous le voyez donc, mon amour est éteint ; il ne peut renaître.

— Ainsi, reprit Étienne, la cause de votre maladie ce n’était pas le chagrin de notre séparation, c’était la douleur de perdre votre amant. Ainsi pour vous je n’ai jamais rien été, rien que votre valet !

— Sans doute, répliqua-t-elle, vous m’aviez fait la vie trop facile ; je n’ai apprécié votre affection que le jour où elle m’échappait. Non, ce n’est pas l’abandon de M. de Luz qui m’a désespérée, c’est le vôtre, je vous le jure. Je ne vous demande plus votre amour, je m’en reconnais indigne ; mais votre amitié, me la refuserez-vous ? Elle m’est plus chère que tout au monde. Quand vous vous êtes arraché de mes bras, j’ai senti autour de moi la nuit et le vide, un vide sans fond, une nuit sans issue, et mon cœur tout à coup s’est glacé. Ah ! puisque vous ne pouviez me rendre votre affection, que ne m’avez-vous laissé mourir ? Étienne ! Étienne ! soumettez-moi à telles épreuves qu’il vous plaira. Il n’est aucune expiation que je n’accepte avec joie.

Étienne gardait le silence. Il marchait dans la chambre d’un air sombre.

— Eh bien ! reprit-il enfin, voulez-vous encore partir pour Rio-Janeiro ?

— Oui. Oh ! oui, emmenez-moi loin, bien loin, dans une solitude où vous serez certain que je vous aime uniquement. Et un jour, plus tard, n’est-ce pas ? quand vous serez sûr de moi, vous me rendrez votre affection.

— J’essayerai, dit-il avec effort. Mais sachez-le bien, si nous quittons la France, ce sera pour longtemps.

Elle accepta et remercia avec effusion.

Ils convinrent de partir aussitôt que le médecin le permettrait.

Cependant Juliette n’avait pas été complètement sincère. Sans doute son ressentiment contre Robert lui faisait croire qu’elle ne l’aimait plus ; sans doute elle était touchée de la générosité de son mari ; mais elle ne voulait pas quitter la France.

De toute la nuit, elle ne put reposer.

Dès le matin, elle se traîna jusqu’à son bureau et écrivit :

« Cher docteur,

» Mon mari veut m’emmener à Rio-Janeiro. Je sens que l’Océan sera mon tombeau. Avant d’entreprendre ce long voyage, ne pensez-vous pas qu’il faudrait réparer mes forces et m’acclimater à l’air de la mer ? Vous serez d’avis, je n’en doute pas, qu’une station au Croisic me serait nécessaire. Comme je ne puis paraître m’opposer au désir de mon mari, je compte sur vous pour lui faire retarder ce départ, qui m’effraye beaucoup.

» Pas un mot de cette lettre à mon mari, »

Puis elle adressa à M. Rabourdet un autre billet ainsi conçu :

« Monsieur,

» Nous allons passer quelques mois au Croisic. Veuillez, je vous prie, ajourner à notre retour toute décision relative à l’hôtel.

» J’ai vu avec un vif plaisir votre nom plusieurs fois inscrit parmi les amis qui sont venus prendre de mes nouvelles. Merci de ce bon souvenir, et croyez à ma profonde reconnaissance, »

Dans la journée, le docteur vint, et déclara que Mme Moriceau ne pouvait encore supporter la traversée. Il ordonna les bains de mer du Croisic.

Cependant de nouvelles circonstances vinrent modifier l’habile stratégie de Juliette.