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Les Formes élémentaires de la vie religieuse/Livre I/Chapitre 3

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Livre I

Chapitre III

LES PRINCIPALES CONCEPTIONS DE LA RELIGION ÉLÉMENTAIRE
(Suite)

II. — Le naturisme

Tout autre est l’esprit dont s’inspire l’école naturiste.

Elle se recrute, d’ailleurs, dans des milieux différents. Les animistes sont, pour la plupart, des ethnographes ou des anthropologues. Les religions qu’ils ont étudiées comptent parmi les plus grossières que l’humanité ait pratiquées. De là vient l’importance primordiale qu’ils attribuent aux âmes des morts, aux esprits, aux démons, c’est-à-dire aux êtres spirituels de second ordre : c’est que ces religions n’en connaissent guère qui soient d’un ordre plus élevé[1]. Au contraire, les théories que nous allons maintenant exposer sont l’œuvre des savants qui se sont surtout occupés des grandes civilisations de l’Europe et de l’Asie.

Dès que, à la suite des frères Grimm, on se fût rendu compte de l’intérêt qu’il y avait à comparer les unes avec les autres les différentes mythologies des peuples indo-européens, on fut vite frappé des remarquables similitudes qu’elles présentaient. Des personnages mythiques furent identifiés qui, sous des noms différents, symbolisaient les mêmes idées et remplissaient les mêmes fonctions ; les noms mêmes furent rapprochés et l’on crut pouvoir établir que, parfois, ils n’étaient pas sans rapports. De telles ressemblances ne paraissent pouvoir s’expliquer que par une communauté d’origine. On était donc conduit à supposer que ces conceptions, si variées en apparence, provenaient, en réalité, d’un fond commun dont elles n’étaient que des formes diversifiées et qu’il n’était pas impossible d’atteindre. Par la méthode comparative, on devait pouvoir remonter, par-delà ces grandes religions jusqu’à un système d’idées beaucoup plus ancien, jusqu’à une religion vraiment primitive dont les autres seraient dérivées.

Mais ce qui contribua le plus à éveiller ces ambitions, ce fut la découverte des Vedas. Avec les Vedas, en effet, on avait un texte écrit dont l’antiquité, sans doute, a pu être exagérée au moment où il fut découvert, mais qui ne laisse pas d’être un des plus anciens dont nous disposions dans une langue indo-européenne. On se trouvait ainsi en état d’étudier, avec les méthodes ordinaires de la philologie, une littérature aussi ou plus vieille que celle d’Homère, une religion qu’on croyait plus primitive que celle des anciens Germains. Un document d’une telle valeur était évidemment appelé à jeter une lumière nouvelle sur les débuts religieux de l’humanité, et la science des religions ne pouvait manquer d’en être renouvelée.

La conception qui prit ainsi naissance était si bien commandée par l’état de la science et la marche générale des idées qu’elle se fit jour presque en même temps dans deux pays différents. En 1856, Max Müller en exposait les principes dans ses Oxford Essay[2]. Trois années plus tard, paraissait le livre d’Adalbert Kuhn sur l’Origine du feu et de la boisson divine[3] qui s’inspire sensiblement du même esprit. L’idée, une fois émise, se répandit très rapidement dans les milieux scientifiques. Au nom de Kuhn est étroitement associé celui de son beau-frère Schwartz dont le livre sur l’Origine de la mythologie[4] suivit de près le précédent. Steinhal et toute l’école allemande de la Vœlkerpsychologie se rattachent au même mouvement. En 1863, la théorie fut importée en France par M. Michel Bréal[5]. Elle rencontrait si peu de résistance que, suivant un mot de Gruppe[6], « un temps vint où, en dehors de quelques philologues classiques, étrangers aux études védiques, tous les mythologues prenaient comme point de départ de leurs explications les principes de Max Müller ou de Kuhn »[7]. Il importe donc d’examiner en quoi ils consistent et ce qu’ils valent.

Comme nul ne les a présentés sous une forme plus systématique que Max Müller, c’est à lui que nous emprunterons de préférence les éléments de l’exposé qui va suivre[8].

I

Nous avons vu que le postulat sous-entendu de l’animisme est que la religion, à son origine tout au moins, n’exprime aucune réalité expérimentale. C’est du principe contraire que part Max Müller. Pour lui, c’est un axiome que la religion repose sur une expérience dont elle tire toute son autorité. « La religion, dit-il, pour tenir la place qui lui revient comme élément légitime de notre conscience, doit, comme toutes nos autres connaissances, commencer par une expérience sensible »[9]. Reprenant à son compte le vieil adage empirique Nihil est in intellectu quod non ante fuerit in sensu, il l’applique à la religion et déclare qu’il ne peut rien y avoir dans la foi qui n’ait été auparavant dans le sens. Voici donc, cette fois, une doctrine qui paraît devoir échapper à la grave objection que nous adressions à l’animisme. Il semble, en effet, que, de ce point de vue, la religion doive nécessairement apparaître, non comme une sorte de vague et confuse rêverie, mais comme un système d’idées et de pratiques bien fondées dans la réalité.

Mais quelles sont les sensations génératrices de la pensée religieuse ? Telle est la question que l’étude des Vedas devait aider à résoudre.

Les noms qu’y portent les dieux sont généralement ou des noms communs, encore employés comme tels, ou d’anciens noms communs dont il est possible de retrouver le sens originel. Or, les uns et les autres désignent les principaux phénomènes de la nature. Ainsi Agni, nom d’une des principales divinités de l’Inde, ne signifiait d’abord que le fait matériel du feu, tel que les sens le perçoivent et sans aucune addition mythologique. Même dans les Vedas, il est encore employé avec cette acception ; en tout cas, ce qui montre bien que cette signification était primitive, c’est qu’elle s’est conservée dans d’autres langues indo-européennes : le latin ignis, le lituanien ugnis, l’ancien slave ogny sont évidemment proches parents d’Agni. De même, la parenté du sanscrit Dyaus, du Zeus grec, du Jovis latin, du Zio du haut allemand, est aujourd’hui incontestée. Elle prouve que ces mots différents désignent une seule et même divinité que les différents peuples indo-européens reconnaissaient déjà comme telle avant leur séparation. Or Dyaus signifie le ciel brillant. Ces faits et d’autres semblables tendent à démontrer que, chez ces peuples, les corps et les forces de la nature furent les premiers objets auxquels se prit le sentiment religieux : ils furent les premières choses divinisées. Faisant un pas de plus dans la voie de la généralisation, Max Müller s’est cru fondé à conclure que l’évolution religieuse de l’humanité en général avait eu le même point de départ.

C’est presque exclusivement par des considérations d’ordre psychologique qu’il justifie cette inférence. Les spectacles variés que la nature offre à l’homme lui paraissent remplir toutes les conditions nécessaires pour éveiller immédiatement dans les esprits l’idée religieuse. En effet, dit-il, « au premier regard que les hommes jetèrent sur le monde, rien ne leur parut moins naturel que la nature. La nature était pour eux la grande surprise, la grande terreur ; c’était une merveille et un miracle permanent. Ce fut seulement plus tard, quand on découvrit leur constance, leur invariabilité, leur retour régulier, que certains aspects de ce miracle furent appelés naturels, en ce sens qu’ils étaient prévus, ordinaires, intelligibles… Or c’est ce vaste domaine ouvert aux sentiments de surprise et de crainte, c’est cette merveille, ce miracle, cet immense inconnu opposé à ce qui est connu… qui donna la première impulsion à la pensée religieuse et au langage religieux »[10]. Et, pour illustrer sa pensée, il l’applique à une force naturelle qui tient une grande place dans la religion védique, au feu. « Essayez, dit-il, de vous transporter par la pensée à ce stade de la vie primitive où il faut, de toute nécessité, rejeter l’origine et même les premières phases de la religion de la nature ; vous pourrez aisément vous représenter quelle impression dut faire sur l’esprit humain la première apparition du feu. De quelque manière qu’il se soit manifesté à l’origine, qu’il soit venu de la foudre, ou qu’on l’ait obtenu en frottant des branches d’arbre les unes contre les autres, ou qu’il ait jailli des pierres sous forme d’étincelles, c’était quelque chose qui marchait, qui avançait, dont il fallait se préserver, qui portait la destruction avec soi, mais qui, en même temps, rendait la vie possible pendant l’hiver, qui protégeait pendant la nuit, qui servait à la fois d’arme offensive et défensive. Grâce à lui, l’homme cessa de dévorer la viande crue et devint un consommateur d’aliments cuits. C’est encore au moyen du feu que, plus tard, se travaillèrent les métaux, que se fabriquèrent les instruments et les armes ; il devint ainsi un facteur indispensable de tout progrès technique et artistique. Que serions-nous, même maintenant, sans le feu[11] » ? L’homme, dit le même auteur dans un autre ouvrage, ne peut pas entrer en rapports avec la nature sans se rendre compte de son immensité, de son infinité. Elle le déborde de toutes parts. Au-delà des espaces qu’il perçoit, il en est d’autres qui s’étendent sans terme ; chacun des moments de la durée est précédé et suivi par un temps auquel aucune limite ne peut être assignée ; la rivière qui coule manifeste une force infinie, puisque rien ne l’épuise[12]. Il n’y a pas d’aspect de la nature qui ne soit apte à éveiller en nous cette sensation accablante d’un infini qui nous enveloppe et nous domine[13]. Or, c’est de cette sensation que seraient dérivées les religions[14].

Cependant elles n’y étaient qu’en germe[15]. La religion n’est vraiment constituée que quand ces forces naturelles ont cessé d’être représentées aux esprits sous la forme abstraite. Il faut qu’elles se transforment en agents personnels, en êtres vivants et pensants, en puissances spirituelles, de dieux ; car c’est à des êtres de ce genre que s’adresse généralement le culte. On a vu que l’animisme lui-même est obligé de se poser la question et comment il l’a résolue : il y aurait chez l’homme une sorte d’incapacité native à distinguer l’animé de l’inanimé et une tendance irrésistible à concevoir le second sous la forme du premier. Cette solution, Max Müller la repousse[16]. Suivant lui, c’est le langage qui, par l’action qu’il exerce sur la pensée, aurait opéré cette métamorphose.

On s’explique aisément que, intrigués par ces forces merveilleuses dont ils se sentaient dépendre, les hommes aient été incités à y réfléchir ; qu’ils se soient demandé en quoi elles consistaient et aient fait effort pour substituer, à l’obscure sensation qu’ils en avaient primitivement, une idée plus claire, un concept mieux défini. Mais, dit très justement notre auteur[17], l’idée, le concept sont impossibles sans le mot. Le langage n’est pas seulement le revêtement extérieur de la pensée ; c’en est l’armature interne. Il ne se borne pas à la traduire au-dehors une fois qu’elle est formée ; il sert à la faire. Cependant, il a une nature qui lui est propre, et, par suite, des lois qui ne sont pas celles de la pensée. Puisque donc il contribue à l’élaborer, il ne peut manquer de lui faire violence en quelque mesure et de la déformer. C’est une déformation de ce genre qui aurait fait le caractère singulier des représentations religieuses.

Penser, en effet, c’est ordonner nos idées ; c’est, par conséquent, classer. Penser le feu, par exemple, c’est le ranger dans telle ou telle catégorie de choses, de manière à pouvoir dire qu’il est ceci ou cela, ceci et non cela. Mais, d’un autre côté, classer, c’est nommer ; car une idée générale n’a d’existence et de réalité que dans et par le mot qui l’exprime et qui fait, à lui seul, son individualité. Aussi la langue d’un peuple a-t-elle toujours une influence sur la façon dont sont classées dans les esprits et, par conséquent, pensées les choses nouvelles qu’il apprend à connaître ; car elles sont tenues de s’adapter aux cadres préexistants. Pour cette raison, la langue que parlaient les hommes, quand ils entreprirent de se faire une représentation élaborée de l’univers, marqua le système d’idées qui prit alors naissance d’une empreinte ineffaçable.

Nous ne sommes pas sans avoir quelque chose de cette langue au moins pour ce qui regarde les peuples indo-européens. Si lointaine qu’elle soit, il en reste, dans nos langues actuelles, des souvenirs qui nous permettent de nous représenter ce qu’elle était : ce sont les racines. Ces mots-souches, d’où dérivent les autres vocables que nous employons et qui se retrouvent à la base de tous les idiomes indo-européens, sont considérés par Max Müller comme autant d’échos de la langue que parlaient les peuples correspondants avant leur séparation, c’est-à-dire au moment où se constitua cette religion de la nature qu’il s’agit précisément d’expliquer. Or les racines présentent deux caractères remarquables qui, sans doute, n’ont encore été bien observés que dans ce groupe particulier de langues, mais que notre auteur croit également vérifiables dans les autres familles linguistiques[18].

D’abord, les racines sont typiques ; c’est-à-dire qu’elles expriment non des choses particulières, des individus, mais des types et même des types d’une extrême généralité. Elles représentent les thèmes les plus généraux de la pensée ; on y trouve, comme fixées et cristallisées, ces catégories fondamentales de l’esprit qui, à chaque moment de l’histoire, dominent toute la vie mentale et dont les philosophes ont, bien des fois, tenté de reconstituer le système[19].

En second lieu, les types auxquels elles correspondent sont des types d’action, non d’objets. Ce qu’elles traduisent, ce sont les manières les plus générales d’agir que l’on peut observer chez les vivants et, plus spécialement, chez l’homme : c’est l’action de frapper, de pousser, de frotter, de lier, d’élever, de presser, de monter, de descendre, de marcher, etc. En d’autres termes, l’homme a généralisé et nommé ses principaux modes d’action avant de généraliser et de nommer les phénomènes de la nature[20].

Grâce à leur extrême généralité, ces mots pouvaient aisément s’étendre à toute sorte d’objets qu’ils ne visaient pas primitivement ; c’est d’ailleurs cette extrême souplesse qui leur a permis de donner naissance aux mots multiples qui en sont dérivés. Quand donc l’homme, se tournant vers les choses, entreprit de les nommer afin de pouvoir les penser, il leur appliqua ces vocables bien qu’ils n’eussent pas été faits pour elles. Seulement, en raison de leur origine, ils ne pouvaient désigner les différentes forces de la nature que par celles de leurs manifestations qui ressemblent le plus à des actions humaines : la foudre fut appelée quelque chose qui creuse le sol en tombant ou qui répand l’incendie, le vent quelque chose qui gémit ou qui souffle, le soleil quelque chose qui lance à travers l’espace des flèches dorées, la rivière quelque chose qui court, etc. Mais, parce que les phénomènes naturels se trouvaient ainsi assimilés à des actes humains, ce quelque chose à quoi ils étaient rapportés fut nécessairement conçu sous la forme d’agents personnels, plus ou moins semblables à l’homme. Ce n’était qu’une métaphore, mais qui fut prise à la lettre ; l’erreur était inévitable puisque la science qui, seule, pouvait dissiper l’illusion, n’existait pas encore. En un mot, parce que le langage était fait d’éléments humains qui traduisaient des états humains, il ne put s’appliquer à la nature sans la transfigurer[21]. Même aujourd’hui, remarque M. Bréal, il nous oblige dans une certaine mesure, à nous représenter les choses sous cet angle. « Nous n’exprimons pas une idée, quand même elle désigne une simple qualité, sans lui donner un genre, c’est-à-dire un sexe ; nous ne pouvons parler d’un objet, qu’il soit considéré d’une façon générale ou non, sans le déterminer par un article ; tout sujet de la phrase est présenté comme un être agissant, toute idée comme une action, et chaque acte, qu’il soit transitoire ou permanent, est limité dans sa durée par le temps où nous mettons le verbe »[22]. Sans doute, notre culture scientifique nous permet de redresser aisément les erreurs que le langage pourrait nous suggérer ainsi ; mais l’influence du mot dut être toute puissante alors qu’elle était sans contrepoids. Au monde matériel, tel qu’il se révèle à nos sens, le langage surajouta donc un monde nouveau, uniquement composé d’êtres spirituels qu’il avait créés de toutes pièces et qui furent désormais considérés comme les causes déterminantes des phénomènes physiques.

Là, d’ailleurs, ne s’arrêta pas son action. Une fois que des mots eurent été forgés pour désigner ces personnalités que l’imagination populaire avait mises derrière les choses, la réflexion s’appliqua à ces mots eux-mêmes : ils posaient toute sorte d’énigmes et c’est pour résoudre ces problèmes que les mythes furent inventés. Il arriva qu’un même objet reçût une pluralité de noms, correspondant à la pluralité d’aspects sous lesquels il se présentait dans l’expérience ; c’est ainsi qu’il y a plus de vingt mots dans les Vedas pour désigner le ciel. Parce que les mots étaient différents, on crut qu’ils correspondaient à autant de personnalités distinctes. Mais en même temps, on sentait forcément que ces personnalités avaient un air de parenté. Pour en rendre compte, on imagina qu’elles formaient une même famille ; on leur inventa des généalogies, un état civil, une histoire. Dans d’autres cas, c’étaient des choses différentes qui étaient désignées par un même terme : pour expliquer ces homonymies, on admit que les choses correspondantes étaient des transformations les unes des autres, et on forgea de nouvelles fictions pour rendre intelligibles ces métamorphoses. Ou bien encore un mot qui avait cessé d’être compris fut l’origine de fables destinées à lui donner un sens. L’œuvre créatrice du langage se poursuivit donc en constructions de plus en plus complexes et, à mesure que la mythologie vint doter chaque dieu d’une biographie de plus en plus étendue et complète, les personnalités divines, d’abord confondues avec les choses, achevèrent de s’en distinguer et de se déterminer.

Voilà comment se serait constituée la notion du divin. Quant à la religion des ancêtres, elle ne serait qu’un reflet de la précédente[23]. La notion d’âme se serait d’abord formée pour des raisons assez analogues à celles que donnait Tylor, sauf que, suivant Max Müller, elle aurait été destinée à rendre compte de la mort, et non du rêve[24]. Puis, sous l’influence de diverses circonstances[25], en partie accidentelles, les âmes des hommes, une fois dégagées du corps, auraient été peu à peu attirées dans le cercle des être divins et elles auraient ainsi fini par être elles-mêmes divinisées. Mais ce nouveau culte ne serait le produit que d’une formation secondaire. C’est ce que prouve, d’ailleurs, le fait que les hommes divinisés ont très généralement été des dieux imparfaits, des demi-dieux, que les peuples ont toujours su distinguer des divinités proprement dites[26].

II

Cette doctrine repose, en partie, sur un certain nombre de postulats linguistiques qui ont été et qui sont encore très discutés. On a contesté la réalité de beaucoup de ces concordances que Max Müller croyait observer entre les noms qui désignent les dieux dans les différentes langues européennes. On a surtout mis en doute l’interprétation qu’il en a donnée : on s’est demandé si, loin d’être l’indice d’une religion très primitive, elles ne seraient pas le produit tardif soit d’emprunts directs, soit de rencontres naturelles[27]. D’autre part, on n’admet plus aujourd’hui que les racines aient existé à l’état isolé, en qualité de réalités autonomes, ni, par conséquent, qu’elles permettent de reconstruire, même hypothétiquement, la langue primitive des peuples indo-européens[28]. Enfin, des recherches récentes tendraient à prouver que les divinités védiques n’avaient pas toutes le caractère exclusivement naturiste que leur prêtaient Max Müller et son école[29]. Mais nous laisserons de côté ces questions dont l’examen suppose une compétence très spéciale de linguiste, pour nous en prendre aux principes généraux du système. Aussi bien y a-t-il intérêt à ne pas confondre trop étroitement l’idée naturiste avec ces postulats controversés ; car elle est admise par nombre de savants qui ne font pas jouer au langage le rôle prépondérant que lui attribue Max Müller.

Que l’homme ait intérêt à connaître le monde qui l’entoure et que, par suite, sa réflexion s’y soit vite appliquée, c’est ce que tout le monde admettra sans peine. Le concours des choses avec lesquelles il était immédiatement en rapports lui était trop nécessaire pour qu’il n’ait pas cherché à en scruter la nature. Mais si, comme le prétend le naturisme, c’est de ces réflexions qu’est née la pensée religieuse, il est inexplicable qu’elle ait pu survivre aux premiers essais qui en furent faits et la persistance avec laquelle elle s’est maintenue devient inintelligible. Si, en effet, nous avons besoin de connaître les choses, c’est pour agir d’une manière qui leur soit appropriée. Or, la représentation que la religion nous donne de l’univers, surtout à l’origine, est trop grossièrement tronquée pour avoir pu susciter des pratiques temporellement utiles. Les choses ne sont rien moins que des êtres vivants et pensants, des consciences, des personnalités comme celles dont l’imagination religieuse a fait les agents des phénomènes cosmiques. Ce n’est donc pas en les concevant sous cette forme et en les traitant d’après cette conception que l’homme pouvait les faire concourir à ses fins. Ce n’est pas en leur adressant des prières, en les célébrant par des fêtes ou des sacrifices, en s’imposant des jeûnes et des privations qu’il pouvait les empêcher de lui nuire ou les obliger à servir ses desseins. De tels procédés ne pouvaient réussir que très exceptionnellement et, pour ainsi dire, miraculeusement. Si donc la raison d’être de la religion était de nous donner du monde une représentation qui nous guidât dans notre commerce avec lui, elle n’était pas en état de s’acquitter de sa fonction et les peuples n’auraient pas tardé à s’en apercevoir : les échecs, infiniment plus fréquents que les succès, les eussent bien vite avertis qu’ils faisaient fausse route, et la religion, ébranlée à chaque instant par ces démentis répétés, n’eût pu durer.

Sans doute, il arrive parfois qu’une erreur se perpétue dans l’histoire ; mais, à moins d’un concours de circonstances tout à fait exceptionnelles, elle ne peut se maintenir ainsi que si elle se trouve être pratiquement vraie, c’est-à-dire si, sans nous donner des choses auxquelles elle se rapporte une notion théoriquement exacte, elle exprime assez correctement la manière dont elles nous affectent soit en bien, soit en mal. Dans ces conditions, en effet, les mouvements qu’elle détermine ont toutes chances d’être, au moins en gros, ceux qui conviennent et, par conséquent, on s’explique qu’elle ait pu résister à l’épreuve des faits[30]. Mais une erreur et surtout un système organisé d’erreurs qui n’entraînent et ne peuvent entraîner que des méprises pratiques n’est pas viable. Or, qu’y a-t-il de commun entre les rites par lesquels le fidèle essayait d’agir sur la nature, et les procédés dont les sciences nous ont appris à nous servir et qui, nous le savons maintenant, sont seuls efficaces ? Si c’est là ce que les hommes demandaient à la religion, on ne peut comprendre qu’elle ait pu se maintenir, à moins que d’habiles artifices ne les aient empêchés de reconnaître qu’elle ne leur donnait pas ce qu’ils en attendaient. Il faudrait donc, cette fois encore, en revenir aux explications simplistes du xviiie siècle[31].

Ainsi, c’est seulement en apparence que le naturisme échappe à l’objection que nous adressions naguère à l’animisme. Lui aussi fait de la religion un système d’images hallucinatoires puisqu’il la réduit à n’être qu’une immense métaphore sans valeur objective. Il lui assigne, sans doute, un point de départ dans le réel, à savoir dans les sensations que provoquent en nous les phénomènes de la nature ; mais, par l’action prestigieuse du langage, cette sensation se transforme en conceptions extravagantes. La pensée religieuse n’entre en contact avec la réalité que pour la recouvrir aussitôt d’un voile épais qui en dissimule les formes véritables : ce voile, c’est le tissu de croyances fabuleuses qu’ourdit la mythologie. Le croyant vit donc, comme le délirant, dans un milieu peuplé d’êtres et de choses qui n’ont qu’une existence verbale. C’est, d’ailleurs, ce que reconnaît Max Müller lui-même, puisqu’il voit dans les mythes le produit d’une maladie de la pensée. Primitivement, il les avait attribués à une maladie du langage ; mais comme, suivant lui, langage et pensée sont séparables, ce qui est vrai de l’un est vrai de l’autre. « Lorsque, dit-il, j’ai tenté de caractériser brièvement la mythologie dans sa nature intime, je l’ai appelée maladie du langage plutôt que maladie de la pensée. Mais, après tout ce que j’avais dit, dans mon livre sur La science de la pensée, de l’inséparabilité de la pensée et du langage et, par conséquent, de l’identité absolue d’une maladie du langage et d’une maladie de la pensée, il semble qu’aucune équivoque n’était plus possible... Se représenter le Dieu suprême comme coupable de tous les crimes, trompé par des hommes, brouillé avec sa femme et battant ses enfants, c’est sûrement un symptôme de condition anormale ou maladie de la pensée, disons mieux, de folie bien caractérisée »[32]. Et l’argument ne vaut pas seulement contre Max Müller et sa théorie, mais contre le principe même du naturisme, de quelque façon qu’on l’applique. Quoi qu’on fasse, si la religion a pour principal objet d’exprimer les forces de la nature, il n’est pas possible d’y voir autre chose qu’un système de fictions décevantes dont la survie est incompréhensible.

Max Müller, il est vrai, a cru échapper à l’objection, dont il sentait la gravité, en distinguant radicalement la mythologie de la religion et en mettant la première en dehors de la seconde. Il réclame le droit de réserver le nom de religion aux seules croyances qui sont conformes aux prescriptions de la saine morale et aux enseignements d’une théologie rationnelle. Les mythes, au contraire, seraient des développements parasitaires qui, sous l’influence du langage, seraient venus se greffer sur ces représentations fondamentales et les dénaturer. Ainsi la croyance à Zeus aurait été religieuse dans la mesure où les Grecs voyaient en Zeus le Dieu suprême, père de l’humanité, protecteur des lois, vengeur des crimes, etc. ; mais tout ce qui concerne la biographie de Zeus, ses mariages, ses aventures, ne serait que mythologie[33].

Mais la distinction est arbitraire. Sans doute, la mythologie intéresse l’esthétique en même temps que la science des religions, mais elle ne laisse pas d’être un des éléments essentiels de la vie religieuse. Si de la religion on retire le mythe, il faut également en retirer le rite ; car les rites s’adressent le plus généralement à des personnalités définies qui ont un nom, un caractère, des attributions déterminées, une histoire, et ils varient suivant la manière dont sont conçues ces personnalités. Le culte qu’on rend à la divinité dépend de la physionomie qu’on lui attribue : et c’est le mythe qui fixe cette physionomie. Très souvent même, le rite n’est pas autre chose que le mythe mis en action ; la communion chrétienne est inséparable du mythe pascal de qui elle tient tout son sens. Si donc toute mythologie est le produit d’une sorte de délire verbal, la question que nous posions reste entière : l’existence et surtout la persistance du culte deviennent inexplicables. On ne comprend pas comment, pendant des siècles, les hommes ont pu continuer à faire des gestes sans objet. D’ailleurs, ce ne sont pas seulement les traits particuliers des figures divines qui sont ainsi déterminés par les mythes ; l’idée même qu’il y a des dieux, des êtres spirituels, préposés aux divers départements de la nature, de quelque manière qu’ils soient représentés, est essentiellement mythique[34]. Or, si l’on retranche des religions du passé tout ce qui tient à la notion des dieux conçus comme agents cosmiques, que reste-t-il ? L’idée de la divinité en soi, d’une puissance transcendante dont l’homme dépend et sur laquelle il s’appuie ? Mais c’est là une conception philosophique et abstraite qui ne s’est jamais réalisée telle quelle dans aucune religion historique ; elle est sans intérêt pour la science des religions[35]. Gardons-nous donc de distinguer entre les croyances religieuses, de retenir les unes parce qu’elles nous paraissent justes et saines, de rejeter les autres comme indignes d’être appelées religieuses parce qu’elles nous froissent et nous déconcertent. Tous les mythes, même ceux que nous trouvons les plus déraisonnables, ont été des objets de foi[36]. L’homme y a cru, non moins qu’à ses propres sensations ; il a réglé d’après eux sa conduite. Il est donc impossible, en dépit des apparences, qu’ils soient sans fondement objectif.

Cependant, dira-t-on, de quelque manière qu’on explique les religions, il est certain qu’elles se sont méprises sur la nature véritable des choses : les sciences en ont fait la preuve. Les modes d’action qu’elles conseillaient ou prescrivaient à l’homme ne pouvaient donc avoir que bien rarement des effets utiles : ce n’est pas avec des lustrations qu’on guérit les maladies ni avec des sacrifices ou des chants qu’on fait pousser la moisson. Ainsi l’objection que nous avons faite au naturisme semble s’appliquer à tous les systèmes d’explication possibles.

Il en est un cependant qui y échappe. Supposons que la religion réponde à un tout autre besoin que celui de nous adapter aux choses sensibles : elle ne risquera pas d’être affaiblie par cela seul qu’elle ne satisfait pas ou satisfait mal ce besoin. Si la foi religieuse n’est pas née pour mettre l’homme en harmonie avec le monde matériel, les fautes qu’elle a pu lui faire commettre dans sa lutte avec le monde ne l’atteignent pas à sa source, parce qu’elle s’alimente à une autre source. Si ce n’est pas pour ces raisons qu’on est arrivé à croire, on devait continuer à croire alors même que ces raisons étaient contredites par les faits. On conçoit même que la foi ait pu être assez forte, non seulement pour supporter ces contradictions, mais pour les nier et pour empêcher le croyant d’en apercevoir la portée ; ce qui avait pour effet de les rendre inoffensives pour la religion. Quand le sentiment religieux est vif, il n’admet pas que la religion puisse être coupable et il suggère facilement des explications qui l’innocentent : si le rite ne produit pas les résultats attendus, on impute l’échec soit à quelque faute d’exécution soit à l’intervention d’une divinité contraire. Mais pour cela, il faut que les idées religieuses ne tirent pas leur origine d’un sentiment que froissent ces déceptions de l’expérience ; car alors d’où pourrait leur venir leur force de résistance ?

III

Mais de plus, alors même que l’homme aurait eu réellement des raisons de s’obstiner, en dépit de tous les mécomptes, à exprimer en symboles religieux les phénomènes cosmiques, encore fallait-il que ceux-ci fussent de nature à suggérer cette interprétation. Or d’où leur viendrait cette propriété ? Ici encore, nous nous trouvons en présence d’un de ces postulats qui ne passent pour évidents que parce qu’on n’en a pas fait la critique. On pose comme un axiome qu’il y a dans le jeu naturel des forces physiques tout ce qu’il faut pour éveiller en nous l’idée du sacré ; mais quand on examine d’un peu près les preuves, d’ailleurs sommaires, qui ont été données de cette proposition, on constate qu’elle se réduit à un préjugé.

On parle de l’émerveillement que devaient ressentir les hommes à mesure qu’ils découvraient le monde. Mais d’abord, ce qui caractérise la vie de la nature, c’est une régularité qui va jusqu’à la monotonie. Tous les matins, le Soleil monte à l’horizon, tous les soirs, il se couche ; tous les mois, la Lune accomplit le même cycle ; le fleuve coule d’une manière ininterrompue dans son lit ; les mêmes saisons ramènent périodiquement les mêmes sensations. Sans doute, ici et là, quelque événement inattendu se produit : c’est le Soleil qui s’éclipse, c’est la Lune qui disparaît derrière les nuages, c’est le fleuve qui déborde, etc. Mais ces perturbations passagères ne peuvent jamais donner naissance qu’à des impressions également passagères, dont le souvenir s’efface au bout d’un temps ; elles ne sauraient donc servir de base à ces systèmes stables et permanents d’idées et de pratiques qui constituent les religions. Normalement, le cours de la nature est uniforme et l’uniformité ne saurait produire de fortes émotions. C’est transporter à l’origine de l’histoire des sentiments beaucoup plus récents que de se représenter le sauvage tout rempli d’admiration devant ces merveilles. Il y est trop accoutumé pour en être fortement surpris. Il faut de la culture et de la réflexion pour secouer ce joug de l’accoutumance et découvrir tout ce qu’il y a de merveilleux dans cette régularité même. D’ailleurs, ainsi que nous en avons fait précédemment la remarque[37], il ne suffit pas que nous admirions un objet pour qu’il nous apparaisse comme sacré, c’est-à-dire pour qu’il soit marqué de ce caractère qui fait apparaître tout contact direct avec lui comme un sacrilège et une profanation. C’est méconnaître ce qu’il y a de spécifique dans le sentiment religieux que de le confondre avec toute impression de surprise admirative.

Mais, dit-on, à défaut d’admiration, il y a une impression que l’homme ne peut pas ne pas éprouver en présence de la nature. Il ne peut pas entrer en rapports avec elle sans se rendre compte qu’elle le déborde et le dépasse. Elle l’écrase de son immensité. Cette sensation d’un espace infini qui l’entoure, d’un temps infini qui a précédé et qui suivra l’instant présent, de forces infiniment supérieures à celles dont il dispose ne peut manquer, semble-t-il, d’éveiller en lui l’idée qu’il existe, hors de lui, une puissance infinie dont il dépend. Or cette idée entre, comme élément essentiel, dans notre conception du divin.

Mais rappelons-nous ce qui est en question. Il s’agit de savoir comment l’homme a pu arriver à penser qu’il y avait, dans la réalité, deux catégories de choses radicalement hétérogènes et incomparables entre elles. Comment le spectacle de la nature pourrait-il nous donner l’idée de cette dualité ? La nature est toujours et partout semblable à elle-même. Peu importe qu’elle s’étende à l’infini : au-delà de la limite extrême où peut parvenir mon regard, elle ne diffère pas de ce qu’elle est en deçà. L’espace que je conçois par-delà l’horizon est encore de l’espace, identique à celui que je vois. Ce temps qui s’écoule sans terme est fait de moments identiques à ceux que j’ai vécus. L’étendue, comme la durée, se répète indéfiniment ; si les portions que j’en atteins n’ont pas, par elles-mêmes, de caractère sacré, comment les autres en auraient-elles ? Le fait que je ne les perçois pas directement ne suffit pas à les transformer[38]. Un monde de choses profanes a beau être illimité ; il reste un monde profane. On dit que les forces physiques avec lesquelles nous sommes en rapports excèdent les nôtres ? Mais les forces sacrées ne se distinguent pas simplement des profanes par leur grande intensité, elles sont autres ; elles ont des qualités spéciales que n’ont pas les secondes. Au contraire, toutes celles qui se manifestent dans l’univers sont de même nature, celles qui sont en nous comme celles qui sont en dehors de nous. Surtout, il y a aucune raison qui ait pu permettre de prêter aux unes une sorte de dignité éminente par rapport aux autres. Si donc la religion était réellement née du besoin d’assigner des causes aux phénomènes physiques, les forces qui auraient été ainsi imaginées ne seraient pas plus sacrées que celles que conçoit le savant d’aujourd’hui pour rendre compte des mêmes faits[39]. C’est dire qu’il n’y aurait pas eu d’êtres sacrés ni, par conséquent, de religion.

De plus, à supposer même que cette sensation « d’écrasement » soit réellement suggestive de l’idée religieuse, elle ne pourrait avoir produit cet effet sur le primitif ; car cette sensation, il ne l’a pas. Il n’a nullement conscience que les forces cosmiques soient à ce point supérieures aux siennes. Parce que la science n’est pas encore venue lui apprendre la modestie, il s’attribue sur les choses un empire qu’il n’a pas, mais dont l’illusion suffit pour l’empêcher de se sentir dominé par elles. Il croit pouvoir, comme nous l’avons dit déjà, faire la loi aux éléments, déchaîner le vent, forcer la pluie à tomber, arrêter le Soleil par un geste, etc.[40]. La religion elle-même contribue à lui donner cette sécurité ; car elle est censée l’armer de pouvoirs étendus sur la nature. Les rites sont, en partie, des moyens destinés à lui permettre d’imposer ses volontés au monde. Loin donc qu’elles soient dues au sentiment que l’homme aurait de sa petitesse en face de l’univers, les religions s’inspirent plutôt du sentiment contraire. Même les plus élevées et les plus idéalistes ont pour effet de rassurer l’homme dans sa lutte avec les choses : elles professent que la foi est, par elle-même, capable « de soulever les montagnes », c’est-à-dire de dominer les forces de la nature. Comment pourraient-elles donner cette confiance si elles avaient pour origine une sensation de faiblesse et d’impuissance ?

D’ailleurs, si vraiment les choses de la nature étaient devenues des êtres sacrés en raison de leurs formes imposantes ou de la force qu’elles manifestent, on devrait constater que le Soleil, la Lune, le ciel, les montagnes, la mer, les vents, en un mot les grandes puissances cosmiques, furent les premières à être élevées à cette dignité ; car il n’en est pas qui soient plus aptes à frapper les sens et l’imagination. Or, en fait, elles n’ont été divinisées que tardivement. Les premiers êtres auxquels s’est adressé le culte — on en aura la preuve dans les chapitres qui vont suivre — sont d’humbles végétaux ou des animaux vis-à-vis desquels l’homme se trouvait, pour le moins, sur le pied d’égalité : c’est le canard, le lièvre, le kangourou, l’émou, le lézard, la chenille, la grenouille, etc. Leurs qualités objectives ne sauraient évidemment être l’origine des sentiments religieux qu’ils ont inspirés.



  1. C’est aussi, sans doute, ce qui explique la sympathie que semblent avoir éprouvée pour les idées animistes, des folkloristes comme Mannhardt. Dans les religions populaires, comme dans les religions inférieures, ce sont des êtres spirituels de second ordre qui sont au premier plan.
  2. Dans le morceau intitulé Comparative Mythology (p. 47 et suiv.). Une traduction française en a paru sous ce titre Essai de mythologie comparée, Paris-Londres, 1859.
  3. Herabkunft des Feuers and Götterlranks, Berlin, 1859 (une nouvelle édition en a été donnée par Ernst Kuhn en 1886). Cf. Der Schuss des Wilden Jägers auf den Sonnenhirsch, Zeitschrift f. d. Phil., I, 1869, p. 89-169 ; Entwickelungsstufen des Mythus, Abbliandl. d. Berl. Akad., 1873.
  4. Der Ursprung der Mythologie, Berlin, 1860.
  5. Dans son livre Hercule et Cacus. Étude de mythologie comparée. L’Essai de mythologie comparée de Max Müller y est signalé comme une œuvre « qui marque une époque nouvelle dans l’histoire de la Mythologie » (p. 12).
  6. Die Griechischen Kulte und Mythen, 1, p. 78.
  7. Parmi les écrivains qui ont adopté cette conception, il faut compter Renan. V. ses Nouvelles études d’histoire religieuse, 1884, p. 31.
  8. En dehors de la Comparative Mythology, les travaux de Max Müller où sont exposées ses théories générales sur la religion sont les suivants Hibberl lectures (1878), traduit en français sous ce titre Origine et développement de la religion. — Natural Religion, Londres, 1889. — Physical Religion, Londres, 1898. — Anthropological Religion, 1892. — Theosophy or Psychological Religion, 1893. — Nouvelles études de mythologie, Paris, F. Alcan, 1898. — Par suite des liens qui unissent les théories mythologiques de Max Müller à sa philosophie linguistique, les ouvrages précédents doivent être rapprochés de ceux de ses livres qui sont consacrés au langage ou à la logique, notamment Lectures on the Science of Language, traduit en français sous le titre de Nouvelles leçons sur la science du langage, et The Science of Thought.
  9. Natural Rel., p. 114.
  10. Physical Religion, p. 119-120.
  11. Physic. Rel., p. 121 ; cf. p. 304.
  12. Natural Religion, p. 121 et suiv., p. 149-155.
  13. « The overwhelming pressure of the infinite » (Ibid., p. 138).
  14. Ibid., p. 195-196.
  15. Max Müller va jusqu’à dire que, tant que la pensée n’a pas dépassé cette phase, elle n’a que bien peu des caractères que nous attribuons maintenant à la religion (Physic. Relig., p. 120).
  16. Physic. Rel., p. 128.
  17. V. The Science of Thought, p. 30.
  18. Natural Rel., p. 393 et. suiv.
  19. Physic. Rel., p. 133 ; The Science of Thought, p. 2l9 ; Nouvelles leçons sur la science du langage, t. II, p. 1 et suiv.
  20. The Science of Thought, p. 272.
  21. The Science of Thought, I, p. 327 ; Physic. Relig., p. 125 et suiv.
  22. Mélanges de mythologie et de linguistique, p. 8.
  23. Anthropological Religion, p. 128-130.
  24. L’explication, d’ailleurs, ne vaut pas celle de Tylor. D’après Max Müller, l’homme n’aurait pu admettre que la vie s’arrêtât avec la mort ; d’où il aurait conclu qu’il existe, en lui, deux êtres dont l’un survit au corps. On voit mal ce qui pouvait faire croire que la vie continue quand le corps est en pleine décomposition.
  25. V. pour le détail Anthrop. rel., p. 351 et suiv.
  26. Anthrop. rel., p. 130. — Ce qui n’empêche pas Max Müller de voir dans le christianisme l’apogée de tout ce développement. La religion des ancêtres, dit-il, suppose qu’il y a quelque chose de divin dans l’homme. Or, n’est-ce pas là l’idée qui est à la base de l’enseignement du Christ ? (ibid., p. 378 et suiv.). Il est inutile d’insister sur ce qu’a d’étrange une conception qui fait du christianisme le couronnement du culte des mânes.
  27. V. sur ce point la discussion à laquelle Gruppe soumet les hypothèses de Max Müller dans Griechische Kulte und Mythen, p. 79-184.
  28. V. Meillet, Introduction à l’étude comparative des langues indo-européennes, 2° éd., p. 119.
  29. Oldenberg, La religion du Veda, p. 59 et suiv., Meillet, Le dieu iranien Mithra, in Journal asiatique, X n° 1, juillet-août 1907, p. 143 et suiv.
  30. Bien des maximes de la sagesse populaire sont dans ce cas.
  31. L’argument, il est vrai, n’atteint pas ceux qui voient dans la religion une technique (notamment une hygiène), dont les règles, tout en étant placées sous la sanction d’êtres imaginaires, ne laissent pas d’être bien fondées. Mais nous ne nous arrêterons pas à discuter une conception aussi insoutenable, et qui, en fait, n’a jamais été soutenue d’une manière systématique par des esprits un peu au courant de l’histoire des religions. Il est difficile de faire voir en quoi les pratiques terribles de l’initiation servent à la santé qu’elles compromettent ; en quoi les interdictions alimentaires, qui portent très généralement sur des animaux parfaitement sains, sont hygiéniques ; comment les sacrifices, qui avaient lieu lors de la construction d’une maison, la rendaient plus solide, etc. Sans doute, il y a des préceptes religieux qui se trouvent, en même temps, avoir une utilité technique ; mais ils sont perdus dans la masse des autres et même, très souvent, les services qu’ils rendent ne sont pas sans compensation. S’il y a une prophylaxie religieuse, il y a une saleté religieuse qui dérive des mêmes principes. La règle qui ordonne d’éloigner le mort du camp parce qu’il est le siège d’un esprit redouté est pratiquement utile. Mais la même croyance fait que les parents soignent avec les liquides issus du corps en putréfaction, parce qu’ils passent pour avoir des vertus exceptionnelles. — Sous le rapport technique, la magie a plus servi que la religion.
  32. Études de mythologie comparée, p. 51-52.
  33. V. Nouvelles leçons sur la science du langage, II, p. 147, et Physic. Rel., p. 276 et suiv. Dans le même sens, Bréal., Mélanges, etc., p. 6 : « Pour apporter dans cette question de l’origine de la mythologie la clarté nécessaire, il faut distinguer avec soin les dieux qui sont un produit immédiat de l’intelligence humaine, des fables qui n’en sont qu’un produit indirect et involontaire. »
  34. C’est ce que reconnaît Max Müller. V. Physic. Rel., p. 132, et Mythologie comparée, p. 58 ; « les dieux, dit-il, sont nomina et non numina, des noms sans être et non des êtres sans nom ».
  35. Max Müller, il est vrai, soutient que, pour les Grecs, « Zeus était et est resté, malgré tous les obscurcissements mythologiques, le nom de la Divinité suprême » (Science du langage, II, p. 173). Nous ne discuterons pas cette assertion, historiquement bien contestable ; mais en tout cas, cette conception de Zeus ne put jamais être qu’une lueur au milieu de toutes les autres croyances religieuses des Grecs.
    D’ailleurs, dans un ouvrage postérieur, Max Müller va jusqu’à faire de la notion même de dieu en général le produit d’un processus tout verbal et, par conséquent, une élaboration mythologique (Physic. Rel., p. 138).
  36. Sans doute, en dehors des mythes proprement dits, il y a toujours eu des fables qui n’étaient pas crues ou, du moins, qui n’étaient pas crues de la même manière et au même degré, et qui, pour cette raison, n’avaient pas de caractère religieux. La ligne de démarcation entre contes et mythes est certainement flottante et malaisée à déterminer. Mais ce n’est pas une raison pour faire de tous les mythes des contes, pas plus que nous ne songeons à faire de tous les contes des mythes. Il y a tout au moins un caractère qui, dans nombre de cas, suffit à différencier le mythe religieux : c’est son rapport avec le culte.
  37. V. plus haut, p. 38.
  38. Il y a, d’ailleurs, dans le langage de Max Müller, de véritables abus de mots. L’expérience sensible, dit-il, implique, au moins dans certains cas, « qu’au-delà du connu il y a quelque chose d’inconnu, quelque chose que je demande la permission d’appeler infini » (Natural Rel., p. 195. Cf. p. 218). L’inconnu n’est pas nécessairement l’infini, pas plus que l’infini n’est nécessairement l’inconnu s’il est, en tous ses points, semblable à lui-même et, par conséquent, à ce que nous en connaissons. Il faudrait faire la preuve que ce que nous en percevons diffère en nature de ce que nous n’en percevons pas.
  39. C’est ce que reconnaît involontairement Max Müller en certains endroits. Il confesse voir peu de différence entre la notion d’Agni, le dieu du feu, et la notion de l’éther par laquelle le physicien moderne explique la lumière et la chaleur (Physic. Rel., p. 126-127). Ailleurs, il ramène la notion de divinité à celle d’agency (p. 138) ou de causalité qui n’a rien de naturel et de profane. Le fait que la religion représente les causes ainsi imaginées sous la forme d’agents personnels ne suffit pas à expliquer qu’elles aient un caractère sacré. Un agent personnel peut être profane et, d’ailleurs, bien des forces religieuses sont essentiellement impersonnelles.
  40. Nous verrons, en parlant des rites et de la foi en leur efficacité, comment s’expliquent ces illusions (v. liv. II, chap. II).