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Les Idées de Nietzsche sur la musique/03

La bibliothèque libre.
Société du Mercure de France (p. 47-58).


CHAPITRE PREMIER

LA THÉORIE DE SCHOPENHAUER
SUR LA MUSIQUE

I


Les idées de Nietzsche sur l’essence de l’art musical et son hégémonie par rapport aux autres arts n’étaient, pour une part, que la reproduction d’une théorie de Schopenhauer. Cette théorie est fort connue. Mais c’est bien souvent ce qui est connu de tous qui a le plus besoin d’être élucidé. La théorie de Schopenhauer a rencontré d’ailleurs, à notre avis, particulièrement sous l’influence de Wagner, un crédit esthétique beaucoup trop grand.

Comme son disciple, Schopenhauer établit entre la musique et tous les autres arts, soit plastiques, soit poétiques, une opposition correspondante à celle qui existe métaphysiquement entre l’Apparence et l’Être en soi. Tous les autres arts imitent la nature, ceux-ci dans ses formes sensibles, ceux-là dans ses déterminations morales. La musique seule n’est pas un art d’imitation. Elle est sans modèle dans la nature. Ce qu’elle exprime, c’est donc la réalité ultraphénoménale, la Volonté, dans sa tendance immanente, dans sa virtualité infinie, que ni le temps, ni l’espace n’absorbent. Voici les plus intéressantes des preuves que Schopenhauer donne de cette thèse[1].


1. — L’impression que nous procure une œuvre plastique ou poétique, dans la mesure où elle est conforme à sa fin, c’est celle de l’achevé, de l’éternel. N’est-il point vrai tout d’abord que la musique agit sur la sensibilité avec une intensité incommensurable à l’intensité d’action des autres arts, ensuite que la plus profonde impression que nous recevions d’une musique instrumentale expressive, c’est celle d’une aspiration, d’une poursuite passionnée et sans terme ? C’est que la musique est l’écho immédiat du Devenir, qu’en elle nous percevons directement l’insatiable désir qui travaille au cœur du Monde[2].


2. — C’est une expérience diversement familière à tout auditeur sensible de musique, que l’émotion née de la musique évoque spontanément dans l’imagination un monde de représentations visuelles, ou captivantes par elles-mêmes ou pathétiques par leur signification morale. La variété de ces images d’auditeur à auditeur contenue assurément en certaines limites par la nature du thème musical, n’en est pas moins fort grande.


La musique n’exprime pas telle ou telle joie particulière et définie, tel ou tel état de tristesse, de douleur, d’horreur, d’ivresse, de gaîté ou de sérénité, mais la Joie, la Tristesse, la Douleur, l’Horreur, l’Ivresse, la Gaîté, la Sérénité, sans aucun accessoire et aussi sans les sujets de ces émotions. Cependant nous les comprenons parfaitement dans cette réduction à leur quintessence. Sous cette forme elles excitent très facilement notre imagination ; ce monde spirituel qui nous parle sans intermédiaire, invisible et pourtant si vivement animé, nous essayons de lui prêter une figure, de le revêtir de chair et d’os, en d’autres termes, de lui donner corps en quelque exemple concret analogue.


Soit la première partie de la symphonie en ut mineur[3]. Avec son thème initial bref, solennel, formidable et le développement à la fois furieux et si serré de ce thème, ce morceau instrumental peindra pour les uns la création du monde, le commandement divin et la course des atomes ; pour d’autres, ce sera le cri de révolte obstinée de Prométhée, un non serviam égalant son énergie croissante à l’insistance des menaces divines ; d’autres encore s’imagineront assister aux assauts redoublés du destin contre tous les objets de la vaine espérance humaine fugitivement évoqués par le thème doux, féminin en mi bémol majeur. Ce genre de gloses pittoresques, sentimentales ou dramatiques est connu. Cette plasticité de l’émotion musicale est précisément ce qui permet à un compositeur inspiré de limiter plus étroitement, par un titre tel que Symphonie héroïque ou pastorale, le genre devisions ou d’émotions auquel il lui plaît de convier l’auditeur. — Or, le phénomène inverse n’a pas lieu. Les images visuelles, si pénétrante que soit l’émotion qui s’y attache, ne se prolongent pas dans le domaine de la sensibilité musicale, en imaginations mélodiques ou harmoniques. Elles ne font pas naître de musique dans l’esprit. L’idée plastique ou émotionnelle ne possède pas par rapport à la musique la magie évocatrice que possède la musique par rapport à l’idée. — En quoi la musique s’avère plus certainement encore l’écho immédiat de la Volonté transcendante dans nos âmes ; car la Volonté produit le monde des apparences, sans qu’il puisse y avoir réaction de l’apparence sur la réalité métaphysique qui l’engendre.

3. — Étant donnée, au contraire, la représentation plastique ou l’expression poétique des émotions et des sentiments, au théâtre par exemple, le concours de la musique y ajoute une signification et une intensité saisissantes. On dirait que ses accents nous initient à un sens plus reculé et proprement inexprimable des scènes, des événements, des situations, des passions. C’est qu’ils nous entr’ouvrent, par delà ces manifestations sensibles, le sein de la volonté métaphysique qui les porte.

D’observations de ce genre Schopenhauer, empruntant le langage scolastique, conclut que les « mélodies » se comportent à l’égard des phénomènes particuliers qu’elles expriment musicalement et dont elles sont, pour ainsi dire, grosses, un peu comme les « universaux », les « concepts », à l’égard des objets individuels, à cette différence près cependant « que les concepts contiennent seulement les formes tout d’abord abstraites de la perception, en quelque sorte l’écorce extérieure détachée des choses, et sont par conséquent des abstractions, rien que des abstractions ; au contraire, la musique donne le germe intérieur d’où se développe toute réalité, autrement dit le cœur des choses… Les concepts sont les universalia post rem, mais la musique donne les universalia ante rem et la réalité les universalia in re. »


II


On pourrait penser et l’on a même assez généralement admis que cette théorie n’est criticable qu’en tant qu’interprétation métaphysique arbitraire de faits psychologiques et esthétiques d’ailleurs certains, en d’autres termes, que Schopenhauer s’est montré profond observateur des caractères d’une belle musique, comme des impressions et émotions qu’elle suscite dans l’âme de l’auditeur, que l’opposition de nature qu’il établit entre ces impressions et émotions et celles qui s’attachent à la beauté poétique ou plastique est conforme à l’expérience de tous ceux qui sentent finement l’art. Il en résulterait rigoureusement que la musique est exceptée des lois générales de l’esthétique, qu’il y a une esthétique spécifique de l’art musical radicalement différente de celle qui régit les autres arts. C’est à notre sens une conception tout à fait erronée et sur laquelle l’art musical ne peut se modeler qu’au prix de sa propre dissolution.

3. — En ce qui concerne cette assertion que la musique, en s’ajoutant à l’impression éprouvée d’une scène ou d’un récit pathétiques, de la peinture poétique d’un sentiment, d’une évocation pittoresque, l’amplifie, la rend plus profonde et plus intense, il est certain que les drames de Wagner, sans la musique de Wagner, n’auraient qu’une action bien faible. Mais d’où vient que, de l’aveu unanime des artistes, les chefs-d’œuvre dramatiques de Racine, de Shakespeare, de Gœthe, et généralement les chefs-d’œuvre de la littérature (un certain genre de petit lyrisme excepté) excluent absolument l’adjonction de musique. L’adjonction de la plus belle musique du monde à l’exposition des tableaux de Rembrandt ou de Raphaël serait quelque chose de parfaitement froid. Les deux impressions s’entre-détruiraient ou du moins ne conspireraient pas. Qu’est-ce à dire ? que ce surcroît de force expressive dont parle Schopenhauer, la musique ne saurait l’ajouter à ce qui a par soi-même une expression, une signification, un caractère richement et fortement déterminés, à ce qui est littérairement ou plastiquement beau ; mais qu’au contraire le puissant commentaire émotionnel des sons ne convient qu’à des sentiments, des événements, des scènes, dont l’indication demeure suffisamment sommaire et imprécise pour laisser grande latitude à la rêverie. Aussi les expressions de « juste », de « distincte » (richtig, deutlich) que Schopenhauer applique à la compréhension des choses apportée à l’esprit par la musique sont-elles criantes de fausseté. La musique intensifie, prolonge, épand, soulève l’émotion, mais sous la condition d’une certaine indétermination, d’un certain vague de l’objet de celle-ci. Serait-ce que Schopenhauer sous-entend que l’indéterminé, l’infini a seul une vertu esthétique ? Cette barbarie contre laquelle proteste toute la gloire de l’art classique et qui ferait de la « perfection » une petitesse, est le postulat secret de cet argument de sa théorie.

2. — Il est très certain que la musique évoque dans l’esprit de beaucoup d’auditeurs un monde flottant de sentiments et d’images. Mais cet effet se produit-il chez tous les auditeurs ? Du moins s’y produit-il avec la même luxuriance ? Et cette productivité vaine de l’imagination sous l’influence de la musique ne diminuerait-elle pas précisément, à mesure que s’accroît la sensibilité à la musique elle-même, aux beautés spécifiques de la mélodie, de l’harmonie et du rythme ? Sans doute beaucoup d’auditeurs jouissent très vivement de la musique à travers les illustrations pittoresques ou sentimentales qu’ils ajoutent eux-mêmes. Mais, à ne jouir des belles œuvres instrumentales de Beethoven ou de Mozart que comme de musique, on éprouve un enthousiasme qui, pour être infiniment plus pur, n’est pas moins vif et nous rapproche certes bien davantage de la joie des Dieux. On ne peut donc imputer à l’essence de la musique ce qui semble bien être le fait d’une sensibilité musicale un peu épaisse. Et s’il y a telle musique qui n’a vraiment d’action que comme excitant d’imaginations visuelles ou sentimentales, est-ce de la musique belle ? N’est-elle pas la fille du trouble et du nuage plutôt que la fille des Muses ? Est-ce vraiment de la musique ?

1. — Enfin cette impression d’aspiration sans terme, de tendance éternellement inassouvie, qui serait, d’après cette théorie, l’impression caractéristique de la musique, pourrait bien être le propre d’une certaine musique, de celle, par exemple, qui cultive la « mélodie infinie », et d’une certaine catégorie d’auditeurs. Il y aurait donc cercle vicieux à l’invoquer en faveur d’une théorie en laquelle elle a effectivement reconnu son inspiratrice. Mais si la beauté, la solidité et la perfection des formes, soit dans les thèmes, soit dans le développement et la composition, forment au contraire le caractère dominant de la plus grande musique classique et le plus haut souci des plus grands musiciens classiques, l’argument ne vaut pas à leur égard.

  1. Le Monde comme Volonté et Représentation, § 52.
  2. Cet argument n’est pas exprimé aussi formellement par Schopenhauer. On peut, croyons-nous, le lire dans son texte. Mais il est si certainement enveloppé dans sa théorie qu’il est légitime de le dégager, dans l’intérêt de la discussion.
  3. Cet exemple n’est pas proposé par Schopenhauer. Mais il donne plus de relief à sa pensée et la rend plus convaincante que ceux que l’on pourrait tirer de son compositeur préféré, Rossini.