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Les Mémoires d’un Immortel

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Les Mémoires

d’un Immortel[1]

Roman inédit
par
André Couvreur

CHAPITRE PREMIER


Mon ami, le professeur Tornada, acheva, de m’ausculter et me dit :

— Tu peux te rhabiller. Je viens de t’examiner des pieds à la tête ; il n’est pas une région de ton anatomie que je n’aie palpée, percutée, mensurée, et même radiographiée : tu te portes comme la bêtise humaine, laquelle, prétendait Renan, est la seule à donner une idée congrue de la résistance infinie. C’est même extraordinaire qu’à cinquante ans révolus, tu sois un tel défi à la vétusté. Tu enterreras tous les minus habens qui vont vraisemblablement t’élire à l’Académie dans trois jours. Rhabille-toi.

On a toujours quelque hésitation à accepter comme parole d’évangile le diagnostic d’un camarade de jeunesse, fût-il devenu ce qu’on est convenu d’appeler un prince de la science, eût-il acquis une réputation mondiale. On n’oublie pas qu’il se montra souvent, devant vous, sujet à l’erreur et coutumier de la plaisanterie. On se demande aussi, s’il ne cache pas charitablement la vérité. Bref, on a de bonnes raisons de ne pas le croire, surtout lorsqu’on éprouve comme je l’éprouvais depuis quelque temps, tout un ensemble de réelles indispositions.

Mais le professeur Tornada était un savant d’une qualité exceptionnelle. Chirurgien prodigieux, il vous bouleversait de fond en comble un organisme avec la maestria d’un prestidigitateur. Biologiste extraordinaire, il avait découvert une méthode pour accroître ou diminuer à volonté le volume des espèces animales, jusqu’alors immuable. Et puis, il était parfaitement consciencieux, quoique d’une indépendance telle qu’il s’était fait mettre au ban de la Faculté. Son titre de professeur n’avait donc rien d’officiel. Il se fût du reste bien gardé de partager ses inventions avec des élèves. Il travaillait toujours seul, dans le secret du laboratoire. Il avait le mépris des honneurs et s’emportait quand on l’appelait : Maître. Et cependant, il était d’une ambition et d’un orgueil démesurés. Comme tous les mégalomanes, c’est aux autres qu’il attribuait sa manie des grandeurs.

Son physique correspondait assez à sa mentalité. Il offrait un visage osseux, taillé à l’emporte-pièce, drapé de peau rêche, avec des oreilles pointues et des petits yeux d’oiseau en perpétuelle vibration. Son visage était secoué de tics incessants, qu’une longue barbe broussailleuse ne parvenait pas à masquer. C’était en somme une tête de dégénéré supérieur, vraiment inquiétante et plantée, avec cela, sur une silhouette d’apparence si frêle qu’on se demandait comment il obtenait la force nécessaire pour faire œuvre de découpeur et par quel fluide il inspirait confiance à ceux qui avaient à se débarrasser d’une malpropreté de la nature.

Je l’avais connu pendant ma jeunesse au quartier Latin, alors que, délaissant mon doctorat en droit, je m’aventurais dans la littérature. Au début, mon goût pour la psychologie me porta certainement beaucoup plus vers cet extraordinaire personnage qu’une véritable sympathie. J’en eusse fait, dans un roman, un héros balzacien. Il me séduisait et m’effrayait à la fois par l’ampleur de ses conceptions sur tout ce qui touche à la science et à la sociologie et parce que, sous la floraison sauvage de son esprit, découvrais quand même les racines d’un certain bon sens.

Il était inventif, maladivement inventif, autant que le génie appartient à la pathologie. Très laborieux, l’aube le surprenait souvent à sa table de travail. Mais il avait également des besoins de détente qui dépassaient la normale. Il les apaisait aux champs, disparaissant pendant des mois. Ses ennemis, qui étaient la généralité, en profitaient pour le charger des pires calomnies. Certains le disaient interné dans une maison de fous. D’autres affirmaient l’avoir rencontré en des compagnies infâmes. D’autres le prétendaient en prison. Mais moi, qui savais sa pureté de mœurs et sa prudence de savant, je ne doutais pas que je le verrais reparaître un beau matin, renouvelé par le repos, plus apte que jamais à continuer ses conquêtes intellectuelles. En sorte qu’après avoir cru pouvoir l’étudier, pour une de mes futures œuvres, comme un type de fantaisie amusante, ce à quoi me portaient l’extravagance de son imagination et la crudité de son langage — fort choquantes pour l’écrivain délicat que je m’efforçais à devenir — j’avais dû reconnaître que c’était plutôt lui qui me dominait de sa cérébralité alarmante.

Il gardait pourtant à ses très rares amis un cœur d’une grande sensibilité, capable de dévouement, de sacrifice. Il me le révéla en des circonstances ou je m’y attendais le moins, et ce furent ces témoignages qui me décidèrent à ne pas interrompre nos relations, lui d’un savant, moi d′un poète. Il resta le familier de ma maison. Il fut mon témoin à mon premier mariage et se proposa comme parrain de Ninette. Il me secouru enfin de sa science, hélas ! impuissante, de son affection en tout cas, quand Émeline succomba à l’épidémie de grippe qui ravagea le monde concurremment à la grande guerre. Il ne s’écarta même pas de mon foyer lorsque, deux ans après la mort d’Émeline, je contractai avec Lucienne une seconde union qu’il blâmait. Il demeura notre commensal assidu et continua, comme par le passé, à gâter sa filleule.

Je n’avais donc aucune raison, ni par la qualité de mon examinateur, ni par l’étude attentive qu’il venait de faire de moi, de mettre en doute son optimisme

J’insistai cependant :

— Je veux bien te croire, Tornada. Je suis convaincu que si tu m’avais trouvé quelque tare organique, ton amitié te commanderait de m’en faire part tout d’abord et de m’en débarrasser ensuite. D’autant qu’on a toujours certaines affaires à régler pour l’avenir des siens.

— C’est vrai, fit-il, soudainement intéressé. Mais tu as déjà fait ton testament ?

— J’aurai peut-être des modifications à y apporter.

— Eh bien, tu as le temps d’y songer.

— Soit. Mais enfin, tout de même, je sens ce que je sens, que diable !… Voyons : quand j’ai des douleurs, là, au cœur, tu ne me diras pas…

— Traite-les par le mépris, tes douleurs.

— Et des tiraillements d’estomac ?…

— Fiche-leur un verre de cognac, à tes tiraillements,

— Et ces sortes d’éclairs qui me traversent le foie ?…

— Ton foie ?… ah ! ah !… ton foie !…

Il éclata d’un large rire, qui éparpilla plus encore sa barbe olympienne. Je craignis une de ces reparties saugrenues qui me faisaient bondir. Je me verrai du reste obligé au cours de ces mémoires, pour la fidélité du récit, de rapporter trop souvent un langage que réprouve ma plume taillée pour l’Académie. Je laisse à Tornada la petitesse de prétendre que c’est une plume d’oie.

Mais il se modéra :

— Ton foie ? Mais non !… mais non !… ton foie, te dis-je, n’a rien, au masculin du moins. Au féminin, c’est autre chose.

— Je ne te comprends pas.

— C’est ta foi qui est atteinte.

— Ma foi, en qui ?…

— Dame…

Il fit un geste qui établissait que nous nous comprenions parfaitement.

Mais il précisa :

— Tu comprends, mon antique, qu’à nos âges, la cinquantaine dépassée, il n’est guère prudent d’épouser une jeune femme. Ta Lucienne a vingt-quatre ans. Ça fait plus de vingt-cinq ans de différence. C’est trop. Vois-tu, le mariage est comparable à un équipage. On ne fourre pas dans les mêmes brancards une jeune cavale et un étalon fourbu… Non, tu aurais mieux fait de rester, comme moi, sous le harnais du célibat.

— Voilà plusieurs fois… dis donc : soupçonnerais-tu Lucienne, par hasard ?

Je le regardai profondément, cherchant à trouver en son attitude la révélation d’attaques qui me tourmentaient cruellement depuis deux mois.

Chaque matin, à mon courrier, je trouvais une lettre anonyme m’apprenant que ma femme me trahissait. Accusation aussi stupide qu’invraisemblable. On m’objectera qu’il ne faut jurer de rien avec Vénus, et qu’il est ni stupide, ni invraisemblable, de prêter des sentiments altruistes, et surabondamment, à une femme qui a passé par le théâtre. Mais j’avais longuement étudié Lucienne avant de l’épouser, alors qu’elle était mon interprète dans : Artémise, reine d’Halicarnasse, grand drame lyrique, en cinq actes, qui fut donné au cercle Ésotérique. Je puis affirmer, la main sur le feu, qu’elle était aussi irréprochable dans sa conduite corporelle que dans ses sentiments. Il existe du reste certaines preuves de bonne conduite auxquelles un homme de cinquante ans, qui a connu la vie, ne se méprend pas le jour de l’hymen et je les avais obtenues dans toute leur intégrité. Depuis, confiant en ces témoignages du début, je me fusse bien gardé de soupçonner Lucienne. Et je jurerais également qu’elle observait dans notre union les vertus qui la gardaient au théâtre.

Je jetais donc au panier, sans les lire, ces lâches missives. Mais mon correspondant inconnu avait dû supposer l’usage que j’en ferais, car il usait, pour que l’accusation me touchât quand même, de ruses si variées, si imprévues, que je me demandais en ce moment si elles n’étaient pas dues à la subtilité de Tornada. Tantôt, me parvenait la prose d’une admiratrice inconnue, qui m’accablait d’éloges. Je la lisais jusqu’au bout, chatouillé dans mon amour-propre : mais la dernière phrase, appropriée au poème dont il était question, me recommandait de surveiller ma moitié. Tantôt, c’était de Roumanie que m’arrivait la demande de traduire l’une de mes œuvres. Je me disposais à y souscrire, quand le règlement de la traduction m’était offert sous le conseil de prendre, comme Diane, un miroir et de sourire aux cornes que je portais, plus fournies que mes lauriers. Une autre fois s’alignait, avec des détails minutieux, un mémoire de plombier. J’allais aussitôt à l’addition et j’y trouvais au lieu d’un chiffre, ce seul mot : « cocu ». C’est un vieux mot français que Molière employa et Rostand aussi ; néanmoins, il m’était quand même fort désagréable de me le voir attribuer. Le lendemain, découpé dans un livre et collé sur une page toute blanche ce seul titre : Sganarelle… » et tutti quanti : un coup d’épingle chaque jour, qui, sans entamer en rien la confiance que j’avais en mon intangible Lucienne, aboutissait cependant à m’énerver et à me gâter l’ivresse d’entrer bientôt dans l’illustre compagnie.

Voyons ! qu’allais-je donc là penser ! Tornada se livrer à de pareilles gamineries ! Tornada, mon vieil ami du quartier Latin ! Tornada le parrain de Ninette !… Il l’aimait tellement, cette petite, qu’il n’eût jamais jeté cette infamie sur Lucienne, également éprise de sa belle-fille et ne cessant de manifester devant lui sa tendresse pour l’enfant. Est-ce que cette adoration commune ne leur constituait par un lien ? Est-ce que Tornada ne savait pas que Lucienne m’aimait, en dépit de la différence d’âge ? Tornada ?… Jamais. Qui l’on voudra, mais pas Tornada.

En fait, mon vieux camarade restait impassible sous mon œil scrutateur. Mais d’une étonnante réceptivité, il avait certainement compris ce qui venait de se débattre en moi.

— Soupçonner ta femme !… jamais de la vie ! Elle est charmante, ta Lucienne. Elle pourrait te faire honneur…

— Mais, elle me fait honneur !

— Certainement. À sa façon. Elle est mondaine… elle porte bien la toilette. Elle sait gaspiller l’argent. C’est une maîtresse de maison qui a le bon sens de ne pas se perdre dans les petits détails d’intérieur, de laisser la direction du ménage à Mlle Robin, l’institutrice. Aux autres le turbin, à elle l’ornement du foyer… la danse, le chant, le flirt… car elle flirte aussi… Enfin, c’est une femme parfaite : pourquoi la soupçonnerais-je ? … de quoi ?…

Il ne me donnait pas le change. Mais je mettais sa rancune sur le compte du pieux souvenir qu’il gardait à Émeline, ma première femme, la mère de Ninette.

Il conclut :

— En résumé, tous tes malaises se passent dans tes méninges. C’est là qu’il faut porter le fer… et ce n’est pas incurable.

— Alors, guéris-m’en !

— J’en ai, certes, la possibilité… tu y tiens ?

— Si j’y tiens !

— C’est que… c’est un moyen que tu trouveras peut-être un peu radical.

— Il n’y aura jamais de moyen trop énergique pour me délivrer de souffrances plus exaspérantes qu’une véritable maladie !

— Tu l’exiges ?

— Je l’exige.

— Sans que je m’engage à t’expliquer ?…

— Je me livre à toi.

— Allons !

J’achevais de me rhabiller. Je n’avais plus qu’à glisser une manche de mon veston. Il m’en empêcha et me mit le bras à nu, en me faisant signe de ne pas bouger. Sans un mot, il alla à son bureau, ouvrit un tiroir, en tira un petit nécessaire en nickel, contenant une seringue de Pravaz et un tube en verre effilé rempli d’un liquide clair. Chacun connaît la pratique des injections hypodermiques : je n’y insiste pas.

Il éleva l’instrument en l’air :

— La seringue, que Molière tournait en ridicule, est devenue de nos jours un outil de première valeur. On n’empoisonne plus correctement que par la peau. Les dramaturges qui font mourir leurs héroïnes des suites d’une ingestion de drogue ne sont plus à la page. C’est l’injection qui tue proprement. Un J au lieu d’un G : question de jambage… À nous, les médecins du xxe siècle, le droit de jambage des seigneurs de jadis !…

Sa plaisanterie ne me délivra pas d’une certaine appréhension. Je ne m’expliquais pas qu’une piqûre, à moins qu’elle ne contînt un toxique, pût influer sur la mentalité d’un humain au point de dissiper des tourments plus moraux que physiques. Je fis un pas en arrière.

— Tu cannes ?

— Mais non, je ne canne pas !… protestai-je, en reculant encore.

Il était l’homme des interventions rapides. Il bondit sur moi, s’empara de mon bras et y plongea son aiguille.

— Peing !… aboya-t-il en même temps.

— Je te remercie.

Ah ! si j’avais su, comme le remerciement se fût arrêté dans ma gorge !…

Il faut toujours quelques minutes avant qu’agisse un médicament distribué de cette façon. Je remis mon veston et considérai Tornada rangeant son appareil, puis vidant soigneusement, dans un cendrier, le restant de liquide de son ampoule, qu’il brisa également, comme s’il eût voulu anéantir toute trace de sa pratique. J’eus encore le temps de lire le n° 222, inscrit sur cette ampoule.

Mais bientôt ma vue s’obscurcit et je sentis une contracture ; difficilement exprimable, envahir tous mes muscles, en se portant également sur ceux de ma nuque. Ce n’était pas douloureux : seulement troublant par l’inattendu de cette impression. Persuadé que j’allais perdre l’équilibre et qu’il fallait me retenir à un meuble, je tendis toutes mes forces pour saisir un fauteuil. Lutte inutile : je m’abattis tout d’une pièce sur le tapis, sans perdre toutefois connaissance. Tornada se pencha alors sur mon corps inerte. Il s’empara de l’un de mes bras, pour en vérifier la résistance. J’étais comme tétanisé, curarisé. Il souleva mes paupières, examina mes yeux et les referma. Il me pinça fortement à la jambe gauche et constata que je ne réagissais pas, bien que je ressentisse une vive douleur. Il me tâta enfin la région du cœur.

Il hachait en même temps :

— Épatant… rigolo !… foudroyé !… torpillé !… médusé !… plus de pouls !… respiration zéro… réflexes néants… crevé, enfin… un pur macchabée !… Mais attendons… attendons la suite…

Il se leva, alla ouvrir la porte et cria ver l’antichambre :

— Jean !… Jean !…

Incapable de soulever les paupières, je ne pouvais rien voir, bien que j’entendisse parfaitement. Je surpris ainsi que le valet de chambre accourait à l’appel de son maître. Tous deux revinrent vers moi.

— Il est mort ?… questionna le domestique.

— Une embolie, là, devant moi.

— On peut dire que monsieur n’a pas de chance. Voilà le troisième en huit jours, dans le cabinet de Monsieur !… Qu’est-ce que cela va faire, pour la réputation de Monsieur, je me le demande.

— Je m’en fiche, Jean, et dispensez-moi de votre opinion. Je vous demande simplement de m’en débarrasser comme des précédents.

— Monsieur sait son nom, son adresse ?

— Voyons, vous ne le reconnaissez pas ?

— Mais, c’est M. Étienne Montabert, l’ami de Monsieur !

— C’est lui, en effet.

— Quel malheur !

— Peuh !… faut voir… Allons ! hâtez-vous, Jean.

Je ne rapporterai pas pour l’instant l’invraisemblable confusion de mes pensées. Elles furent aussi tôt dominées par la surprise d’entendre déclarer que j’étais mort, alors que mes sens restaient en activité. Je ne pouvais certes contrôler la fonction de mon odorat, puisque je ne respirais plus, ni celle de mon goût, puisque je ne mangeais ni ne buvais. Mais je gardais l’ouïe ; ma vision n’était en rien supprimée quand Tornada m’avait ouvert les paupières et je percevais, tout le long de mon être étendu, le toucher du parquet. Donc, vraisemblablement, tous mes sens me restaient.

Je m’étonnais aussi que cet état de momification, consécutif à l’injection du 222, fut le remède que Tornada opposait à des troubles pathologiques d’origine purement mentale. J’avais, certes, une croyance aveugle en tout ce que mon savant ami entreprenait pour le bien de ma santé ; mais la cure de tourments moraux par la paralysie musculaire m’échappait totalement. Et voyez la prédominance de l’amour-propre, même lorsqu’on se sait devenu, par l’état de mort, un objet de respect et de pitié : je maudissais Tornada de me mettre en posture ridicule. Qu’allait dire mon entourage lorsqu’après avoir été trimbalé comme un cadavre et rentré dans mon appartement, je me ranimerais ensuite comme un homme bien portant !…

Mais, plus encore que le ridicule, je déplorais l’angoisse que j’allais provoquer chez les miens, chez ma fillette, chez son institutrice, Mlle Hélène Robin, et surtout chez Lucienne, ma chère femme. Leur joie ultérieure, en me voyant renaître, compenserait-elle leur douleur première, étant acquis qu’en ce bas monde on souffre bien plus d’une catastrophe qu’on ne se réjouit de constater qu’elle n’était qu’illusoire ?…

Et que penseraient, si l’événement se répandait dans le public, les innombrables admirateurs du poète à la mode — bientôt académicien — qu’était Étienne Montabert ?… Ma mort, annoncée, puis démentie par la presse, augmenterait certes, c’était vraisemblable, cela se passe toujours ainsi, la vente de mes œuvres ; mais l’aventure ne nuirait-elle pas, en fin de compte, à la notoriété d’un artiste probe et ennemi de la réclame ?… Et la redoutable Anastasie ? Et les revuistes de fin d’année, leurs rosseries !…

Je n’avais pas d’autres inquiétudes. Je me ranimerais au bout d’un temps déterminé, puisque mes sens subsistaient. Tornada avait plaisanté en me déclarant mort à son valet de chambre. C’était de toute évidence. Et cependant, d’avoir appris que deux cadavres m’avaient précédé, en huit jours, dans le cabinet du chirurgien, ça me taquinait quand même un peu. Je ne pouvais croire que Tornada jouât à ses clients le mauvais tour de les faire passer pour des cadavres, alors qu’ils n’en étaient pas. On ne prend cette liberté qu’avec un ami solide comme moi, et Tornada n’avait d’autre ami que moi. Ces cadavres étaient donc de vrais cadavres. En sorte que cette coïncidence de la fatalité meurtrière d’une part, et de la science trompeuse de l’autre, en ébranlant légèrement le sentiment de ma sécurité, me faisait espérer que Tornada ne me maintiendrait pas longtemps dans cette situation peu agréable de mort-vivant.

Tornada s’était éclipsé. Des gens, amenés par le valet de chambre, survinrent, qu’à leurs propos je reconnus être son chauffeur et son concierge. Le premier déclara que, décidément, depuis quelque temps « son auto tournait au corbillard » et le second, que son immeuble « devenait une succursale du Père-Lachaise ». Ils m’enveloppèrent dans une couverture, me soulevèrent avec beaucoup de peine, en raison de la raideur de mes membres, qui me rendait peu maniable, puis ils m’enfournèrent dans l’ascenseur, en m’y maintenant debout — ce qui ne laissa pas de les étonner qu’un mort pût rester en cette position. De l’ascenseur, ils me firent passer dans l’auto, qu’ils avaient eu la précaution d’amener sous le porche. Comme c’était une vaste limousine, j’y pus être allongé, en somme assez confortablement. Puis, rideaux baissés, l’équipage se mit en route, sans que nous eussions été remarqués de personne. C’est étonnant la facilité avec laquelle on escamote un cadavre, à Paris, en plein jour.

Je voguais ainsi — j’emploie intentionnellement cette expression : ne sentant pas mes muscles, je me semblais être en barque — je voguais durant les deux kilomètres qui séparent ma maison de celle de Tornada. J’avais si souvent parcouru ce chemin à pied et en voiture, qu’il m’était possible de reconnaître les rues que suivait l’auto et, quand elle s’arrêta, je me savais à ma porte. Là, même manœuvre : entrée discrète sous le porche, surprise de mon concierge, ascenseur debout et le palier.

Au coup de sonnette de Jean, Anna, ma femme de chambre, ouvrit.

Elle s’effara :

— Qu’est-ce que c’est ?

— C’est vot’ singe…

— Il est malade ?

— Mieux que ça : il a passé.

— Oh là, là !… et Madame qui est absente !… Non ! ce qu’elle va être épatée.

Je m’attendais à un autre accueil, notamment en ce qui concernait la surprise de ma femme, qui n’avait jamais modéré devant la soubrette ses témoignages d’affection pour moi. Mais on ne pouvait exiger de cette fille qu’elle employât des expressions littéraires tout à fait appropriées et quand elle prononçait : « épatée », cela voulait évidemment signifier : « déchirée, torturée ».

On me laissa étendu dans l’antichambre, le temps de raconter l’histoire, de prendre un verre de vin pour se remettre des fatigues d’un transport par cette température — j’ai oublié de dire que le mois de juin s’achevait dans une chaleur torride — puis de changer les draps de mon lit. Les pas se précipitaient dans les couloirs, des armoires s’ouvraient. Braves gens ! comme ils se démenaient pour moi et que je regrettais de ne pouvoir les remercier d’un bon pourboire !… Ce serait pour plus tard.

N’importe : j’étais chez moi, dans mon home, dans mon usine cérébrale, au voisinage de mes manuscrits, de mes livres, de mes précieuses collections et j’avais si souvent chanté l’âme des choses que je pouvais m’imaginer que mes bibelots me retrouvaient avec une satisfaction égale à la mienne. Ce consentement soupçonné, en satisfaisant aussi ma mentalité de propriétaire, me fit prendre patience.

Au bout d’une demi-heure que je stagnais là, mes déménageurs revinrent :

— À toi la tête ; à toi les jambes ; à moi le reste… dit à ses collaborateurs le valet de chambre.

Mais le concierge, qui était taillé en hercule et que le coup de vin excitait à en faire étalage, prétendit me porter tout seul :

— Vous n’êtes que des astèques. Laissez-moi faire.

Il me chargea. Ses reins craquèrent, mais il m’emportait. Il me fit prendre par le grand salon, puis par le petit, puis par le cabinet de travail qui donnait directement sur ma chambre. Il menait un train d’enfer. Mais l’enfer n’est pavé que de bonnes intentions ; et le malheur voulut qu’il me mît un peu trop brusquement en rapport avec une colonne supportant une admirable potiche en Japon ancien, décorée de guerriers terrifiants auxquels je réclamais l’inspiration de la fureur quand j’avais à faire s’interpeller des gens irrités. Et patatras ! voilà mes héros jonchant à leur tour le sol.

— Qu’est-ce que va dire Madame !… se lamenta Anna…

— Bah !… on l’enverra à mon patron. Y recolle peut-être aussi bien la porcelaine qu’y décolle ses pratiques… grasseya le chauffeur de Tornada.

Hercule me déchargea sur mon lit. On me fit pivoter, pour que je l’occupasse dans la longueur. On me recouvrit provisoirement d’un drap et Anna, qui savait le prix de l’effort, emmena ces travailleurs de la mort à la cuisine, pour sabler encore un litre avant de retourner aux ardeurs de la rue.

Je restai seul. Les morts, s’ils pouvaient réfléchir, se diraient qu’on les importune singulièrement dès leur dernier soupir. On les habille, on les pare, on les éclaire ; on marmotte des prières autour d’eux : on ne leur laisse vraiment pas une seconde de vrai repos. Moi, j’étais seul et je ressentais vivement, pour l’instant, le privilège de l’abandon.


CHAPITRE ii


Hélas ! je fus bientôt rappelé, et d’une façon stupéfiante, aux contingences. Dès que mes déménageurs furent partis, Anna revint. Elle ne fit que traverser. Je reconnus son mouvement au crissement de sa robe de soie, une démise de ma femme. Elle se dirigea vers mon bureau contigu, je l’ai dit, à ma chambre à coucher.

Par la porte restée ouverte, je l’entendis réclamer au téléphone, installé sur ma table de travail :

— Ségur 102-90, je vous prie, mademoiselle.

Elle avait demandé ce numéro, sans le chercher dans l’indicateur et sans hésiter. Elle le connaissait donc par cœur et ne devait pas y recourir pour la première fois.

Elle attendit un moment, raccrocha le récepteur, le reprit, s’impatienta, fit jouer le déclic.

— Enfin, mademoiselle, je vous demande : Ségur 102-90.

Ségur 102-90, à qui donc pouvait appartenir ce numéro et qui réclamait-elle ?… Ce ne pouvait être sa maîtresse. Les chiffres de Ségur desservent les alentours de l’École Militaire et Lucienne, en me donnant l’emploi de son après-midi, comme elle le faisait chaque jour après déjeuner, ne m’avait pas fait prévoir qu’elle dût s’y transporter. Elle devait passer chez son dentiste, rue de l’Isly, près de la gare Saint-Lazare ; de là, aller essayer une robe, tout au voisinage, rue Pasquier, chez sa petite couturière ; et elle achevait son tantôt par une tasse de thé au domicile de son amie, Mme Godsill, cette charmante divorcée d’avec un magnat du caoutchouc, fameux en U. S. A. Ce n’était donc pas Lucienne qu’Anna appelait.

Ségur 102-90, ce ne pouvait être non plus Mlle Hélène Robin, l’institutrice de ma fille. Elle se trouvait au jardin des Tuileries avec l’enfant, comme tous les après-midi. Ninette, avant d’y partir, m’avait même remercié joyeusement d’un ballon qu’elle inaugurait ce jour-là. Je vais faire « Boum ! boum !… » m’avait-elle dit, en singeant le rebondissement de son jouet. Non : ni ma fille, ni sa gouvernante n’étaient au Ségur 102-90.

Alors, qui ?…

— Mademoiselle !… Ségur 102-90 !… Je vous répète que c’est très urgent. C’est pour prévenir une dame que son mari vient de mourir.

J’étais fixé : Lucienne se trouvait à ce Ségur, dans les parages de l’École Militaire.

Qu’y faisait-elle ?

Oh ! rien de répréhensible, assurément. Son amour pour moi m’était garant de son honneur conjugal. Que de fois, dans nos transports, n’avait-elle pris ma tête grisonnante dans ses jeunes bras, pour me murmurer : « Étienne, tu es si bon et je t’aime tant, que si j’étais poussée par un hypnotiseur à te tromper, eh bien, je saurais résister à son fluide et me tuerais plutôt !… » On ne se méprend pas à des accents aussi spontanés.

Mais enfin, elle était au Ségur 102-90 et qu’y faisait-elle ?

L’idée me vint bientôt — elle est si coquette, elle adore la toilette — qu’elle s’y trouvait à la recherche d’un chapeau pour accompagner sa robe confectionnée chez la petite couturière. Il devait y avoir là, à ce Ségur 102-90, une petite fée aussi ingénieuse et artiste que l’habilleuse de la rue Pasquier. Où ne courrait une Parisienne, qui ne dispose annuellement que d’une vingtaine de mille francs pour sa toilette, pour appareiller, dans les meilleures conditions, un chapeau à une robe ?… Elle ferait à pied, par les rues des quartiers les plus sombres, les plus dangereux, des kilomètres qui la décourageraient devant des panoramas ravissants. D’autant que Lucienne avait le génie de la découverte de ces petites couturières et de ces petites modistes. Certes, elle commandait ses atours importants chez les grands faiseurs. Je comblais de temps en temps un trou dans son modeste budget. Je soldais des factures en retard. Trop heureux d’utiliser ainsi mes rentes pour la voir sourire, pour me faire récompenser d’un baiser. Mais elle ne gaspillait pas et je ne pouvais oublier mon enchantement, lorsqu’elle survenait au milieu de mon travail, brandissant une toilette qui me paraissait neuve et me criant : « Regarde, mon chéri !… mais regarde donc !… Tu la reconnais ? c’est ma vieille robe en organdi !… » — « Ça ? » — « Oui, ça. Avec deux mètres de broderie à la machine à cent francs chaque, et dix mètres de petits galons à huit francs, en tout deux cent quatre-vingts francs, voilà ce que ma petite couturière a fait de ma vieille robe en organdi !… Ne dirait-on pas que ça sort de chez Fernande et Fernande ?… Allons ! embrasse ta petite femme pratique… » Et j’embrassais, longuement, délicieusement, avec gratitude, ma petite femme pratique.

Oui, vraisemblablement, Lucienne était à ce Ségur 102-90, chez une modiste pas cher des environs de l’École Militaire. Si elle ne me l’avait pas fait prévoir, c’est qu’elle voulait me laisser la surprise de son nouveau chapeau. Elle comptait que je serais à mon travail lorsqu’elle rentrerait. Elle apparaîtrait, elle triompherait : « Regarde, mon chéri ! »…

Mais Anna parlait enfin :

— C’est moi, Madame. Madame va être bien étonnée… On vient de ramener Monsieur de chez le docteur… oui, M. Tornada… Non, Madame, pas souffrant… mort !… mort subitement… c’est une embolie, m’a dit Jean… non, il ne s’est pas vu… il paraît qu’il est tombé tout d’un coup,… ça doit être le cœur, comme Madame le prévoyait, rapport aux palpitations de Monsieur…

J’avais donc une maladie de cœur ?… première nouvelle. Certains battements excessifs, il est vrai, m’avaient inquiété à un moment. J’en avais même parlé à Tornada. Mais il m’avait rassuré, en accusant mon système nerveux. Évidemment, les médecins mentent, mais Tornada n’était pas de ceux-là. Il n’eût, en tout cas, pas fait à ma femme une confidence qu’il m’eût cachée.

Et puis, quoi, je n’étais pas mort d’une maladie de cœur, puisque je vivais, puisque j’étais uniquement terrassé par une piqûre extraordinaire !…

— Ne coupez pas !… priait Anna.

Et elle continuait :

— Que Madame ne s’inquiète pas… Je vais tout arranger pour le mieux… Oui… oui… Oh ! non, le pauvre monsieur ne se sera douté de rien… Que Madame ne se presse donc pas : il est toujours temps d’avoir des ennuis… Non, Madame, personne n’entrera… Mlle Robin, encore moins. Celle-là, je m’en garderais bien, on la connaît !… oui, elle est aux Tuileries, avec la petite… Mme Godsill ?… Oui, Madame… j’allais justement prévenir Madame qu’elle a téléphoné qu’elle ne verrait pas Madame aujourd’hui. Elle doit être où Madame sait… Entendu, Madame, je vais lui téléphoner… À quelle heure faut-il lui dire que Madame passera la prendre ?… Sept heures, c’est compris.

Et la voix subitement changée, confuse :

— Oh !… oh !… Madame est trop bonne !… Madame me comble !… je ne quitterai jamais Madame ! Merci, Madame !…

Et cet étonnant dialogue à travers l’espace — monologue par ici, mais qui me révélait, sans ambiguïté possible, la pensée de celle qui parlait là-bas — s’achevait sur un petit clic moqueur de l’appareil.

Étonnant dialogue… Non point que je sentisse fléchir ma confiance en ma femme. Mais mon sens d’analyse m’offrait quatre points d’interrogation, en face de quoi l’esprit d’un romancier, de n’importe quel romancier, fût-il un romancier pour midinettes, pouvait trouver matière à s’exercer. Suivant ma méthode, je sériai les questions. Pourquoi Lucienne n’était-elle pas là où elle m’avait dit qu’elle serait ? Pourquoi cet événement, capital je pense, dans la vie d’une femme aimante : la mort de son mari, ne la faisait-il pas accourir immédiatement auprès de moi ? Pourquoi m’avait-elle affirmé qu’elle devait prendre le thé avec Mme Godsill, alors que le coup de téléphone à Anna, que celle-ci se proposait de transmettre au Ségur 102-90, n’indiquait pas du tout que ce rendez-vous fût une chose entendue ? Et enfin, quarto, pourquoi fallait-il que Lucienne allât quérir cette Mme Godsill en un endroit assez mystérieux pour que la femme de chambre jugeât prudent de ne pas l’indiquer au téléphone ?…

Tout cela n’était pas pendable, en vérité, et s’éclairerait sous peu en faveur de la parfaite innocence de Lucienne. Mais tout cela établissait entre le Ségur 102-90, Anna, Mme Godsill et ma femme une complicité latente, relativement à des faits dont j’étais délibérément écarté.

Beaucoup d’autres maris eussent remué ciel et terre pour percer aussitôt ce mystère. Moi, j’obéissais, comme mon ancêtre Montaigne, au principe de douter de tout, même des choses les plus apparentes. Et du reste, pour remuer en ce moment ciel et terre, il aurait fallu que je ne me trouvasse pas immobilisé entre terre et ciel. Je préférai donc, pour le repos de mon âme, et pour la satisfaction de mon indulgence native, me contenter d’une explication, qui n’expliquait rien du tout, mais qui pouvait, parce que j’y étais étranger, s’attribuer aux quatre points mystérieux susdéfinis. Cela m’entraîne à révéler à mes lecteurs une tare conjugale que j’eusse préféré leur laisser ignorer et qui va porter préjudice à la réputation de l’académicien que je comptais être dans trois jours. Un homme qui brigue la gloire de siéger sous la Coupole doit faire attention à ses attaches familiales. Mais puisqu’il faut parler : je parle.

Lucienne avait un père. Tout le monde a un père. Il y en a même, prétend-on, de favorisés qui en ont plusieurs. Mais personne au monde, personne n’a, n’a eu, ou n’aura jamais un père comme celui de Lucienne. Je devrai, hélas ! au cours de ce récit, revenir sur ce triste personnage, honte de sa fille et mon ulcère à moi. Je n’y insisterai donc pas pour le présent. Qu’on sache seulement que M. Joseph Tirolle, mon beau-père — Jojo, encore nommé, on ne le connaissait guère que sous cet abréviatif ; Jojo pour sa femme qu’il fit mourir de chagrin ; Jojo pour sa fille dont il délaissa l’enfance et la jeunesse ; Jojo pour les financiers véreux ; Jojo pour les péripatéticiennes de music-hall ; Jojo pour les mastroquets et les endroits mal famés ; Jojo pour l’universalité des noceurs, des noctambules, des mécréants, des tarés, des fripouilles, des piliers de tripots — Jojo enfin pour tout le monde, sauf pour moi, qui n’ai voulu le voir qu’une seule fois, quand il s’est agi de lui demander… que dis-je de lui demander : de lui marchander sa fille — qu’on sache que Jojo était compromis dans une faillite frauduleuse et que Lucienne essayait de l’en sortir, à mes dépens, cela va de soi. J’avais déjà jeté au gouffre de ses affaires, une usine de conserves alimentaires, quelques bonnes centaines de mille francs ; mais, que diable, le sacrifice a une limite, surtout quand on sait qu’il n’est profitable, par ricochets, qu’à des tripots ou à de basses demoiselles ; et Lucienne elle-même, après m’avoir si souvent imploré pour l’auteur de ses jours, avait fini par me défendre de pourvoir aux gaspillages et aux bamboches de son damné de papa. Une ultime saignée, importante, mais la dernière, et je n’entendrais plus parler de cette sangsue. J’y avais consenti, à condition de ne me mêler de rien ; et c’était Lucienne qui traitait directement avec les créanciers, sans même me dire, je l’avais exigé, quels gens elle voyait dans ce but, ni où elle les rencontrait.

Parbleu ! ce Ségur 102-90, c’était un cabinet d’affaires ! et si Lucienne n’accourait pas immédiatement s’abîmer sur mon cadavre, c’est que la liquidation devait s’arranger en ce moment précis !… Mon Dieu ! pourvu que le chagrin ne la troublât pas dans ses tractations ! Pourvu qu’elle restât libre de tenir tête à la meute des créanciers ! Pauvre et chère amie, un instant frôlée par mon inquiétude, ah ! que je te demanderais humblement pardon…

Quant à cette Mme Godsill, que Lucienne devait retrouver et qu’elle ne retrouvait pas, parce que la divorcée était retenue « là où Madame sait », voyons, pouvais-je m’offenser qu’elle prît ma femme pour confidente d’une liaison cachée et que j’en eusse été tenu à l’écart ? Ce n’était pas le secret de Lucette, après tout ; et je l’aurais même blâmée de me l’avoir fait partager. Mme Godsill, femme libre, ne dépendant de personne, avait le droit d’aimer qui bon lui semblait. Elle sauvait la façade, alors que tant d’autres s’affichaient cyniquement : que pouvais-je lui demander de plus, moi qui avais écrit Thémis et Vénus, un poème où je plaidais le droit à l’amour pour les femmes rebutées par un mariage malheureux et libérées par la justice ? Cette thèse audacieuse avait du reste eu beaucoup de succès ; la réclame annonçait le trentième mille ; je savais qu’on n’en était qu’au dixième, mais c’était déjà très joli.

Donc, mes réflexions innocentaient également Mme Godsill. Mais il restait dans ce quatuor, Anna, la femme de chambre, qui était au courant, elle, de la situation qu’on m’avait laissé ignorer. Eh bien, sur ce point encore, il me fallait accepter une nécessité, Anna n’était en somme qu’une salariée, un instrument, un rouage. L’indiscrétion avec elle, autorisée par Mme Godsill, ne comptait pas comme avec moi. Anna savait. Anna devait savoir. Anna n’existait pas.

Sous quelque aspect que j’envisageasse le problème Ségur 102-90-Godsill, j’y trouvais donc des éléments de tranquillité. Je persistai dans cet optimisme jusqu’au moment où les lettres anonymes me revinrent hanter. Elles eussent démoli tout mon échafaudage d’indulgence, si un incident, qui se passa rapidement, discrètement, et dont je fus le récepteur immobile, n’avait changé le cours de mes idées.

Quelqu’un, quelqu’un de nouveau, une femme — mais une femme qui n’était pas Anna, le frôlement de la jupe n’était pas le même — quelqu’un ouvrit la porte donnant sur le couloir, s’y immobilisa une seconde, puis s’approcha de moi.

J’entendis alors une voix basse, tremblante d’une émotion quasi religieuse, murmurer :

— Oh ! mon Dieu !… mon Dieu !… est-ce possible !…

L’inconnue fit le tour de mon lit, s’arrêta encore et sa silhouette, placée à contre-jour, dissipa le peu de lumière extérieure que je recevais à travers mes paupières closes. Elle resta ainsi, sans bouger, ne disant plus rien, mais haletante, pendant trois bonnes minutes. J’ai soutenu dans une autre de mes œuvres à succès, les Sylphes, que l’âme émet des fluides, oui, des forces invisibles, comparables à l’électricité, au radium, et je dénouais à la faveur de ce phénomène psycho-physique, une intrigue par ailleurs du reste fort passionnante. Eh bien, j’eus, en cette circonstance, la confirmation de ce que j’avais avancé dans ma littérature, car il me parvenait de cette visiteuse ignorée de véritables effluves mentaux, qui, aussitôt perçus par moi, m’emplissaient pour cette étrangère d’une sympathie irraisonnée. Ce n’était là l’effet, ni de la médiumnité, ni d’aucune de ces prétendues communications entre vivants et morts, qui ne sont que des inventions de cerveaux délabrés et qui, de toute façon, ne pouvaient entrer en jeu avec le faux mort que j’étais. Non : je recevais, probablement par transmission de la pensée, l’hommage d’une âme qui m’était attachée et, si j’y fusse resté insensible en mon état normal, il est vraisemblable que mon état cataleptique, en développant ma sensibilité, me permettait de l’accueillir.

Bientôt ces effluves s’atténuèrent. Le système nerveux de l’inconnue devait se détendre. L’ombre de son corps descendit, s’inclina vers moi, et je perçus sur ma main, qui était placée au bord du lit, une sensation de fraîcheur, la rosée bienfaisante de larmes silencieuses. Puis elle se retira, aussi discrètement qu’elle était entrée.

Quelle était cette femme ?

Ce n’était pas Lucienne : mon amour me l’eût révélée.

CHAPITRE III

Je fus abandonné quelque temps encore. Ma pendule égrena huit coups. Je m’en étonnai. La précipitation des événements avait rétréci le temps. Et ma femme n’était pas encore rentrée.

Enfin ! un brouhaha du côté de la galerie, des pas précipités dans le couloir, l’irruption de plusieurs personnes dans ma chambre, et ma bien-aimée se jette sur moi ! Elle pousse des cris déchirants, elle m’étreint, elle me caresse le visage de ses mains encore gantées. Elle m’appelle des noms les plus tendres, en maudissant le destin, en le suppliant de me rappeler à la vie, pour qu’elle ne restât pas seule, abandonnée, résolue à mourir bientôt pour me suivre. En vérité, je ne sentis pas qu’elle mêlât sur ma face des pleurs à ses bruyantes lamentations ; mais les plus profonds désespoirs se dispensent souvent de larmes et chacun les manifeste suivant sa nature et quelque fois suivant ses empreintes professionnelles. Ayant passé par le théâtre avant de devenir ma compagne, ancien premier prix de tragédie au Conservatoire, il n’était pas surprenant que Lucienne donnât une physionomie dramatique à sa douleur et qu’elle exprimât avec emphase ce que d’autres auraient noyé dans le silence. N’importe, je frémissais à ses accents, je m’enivrais de ses éclats, je la jugeais toujours l’attache souveraine de mes jours vieillissants et je maudissais le fantasque Tornada, provocateur de sa torture.

Eh bien, le croiriez-vous, il était là, le monstre !… il avait eu l’audace, ayant rencontré ma femme à la porte, de la suivre dans ma chambre et il assistait froidement à son œuvre néfaste !…

Il l’arracha à mon corps, la fit asseoir, la consola :

— Voyons, voyons, mignonne, faut pas vous mettre dans des états semblables !… Calmez-vous, que diable !… Il est mort, c’est entendu, mais ça passera… Vous êtes jeune, vous êtes belle : vous avez l’avenir devant vous !… Vous ne serez pas gênée de trouver un homme moins fatigué, plus digne de vos jeunes ans !…

— Pas comme celui-là, je l’aimais tant, docteur !

— C’est entendu, mais on n’aime pas qu’une fois dans sa vie !

— Comme je l’aime, si, docteur !

— Vous verrez…

— Vous avez raison, docteur… fit une troisième voix, qui était celle de Mme Godsill, je la reconnus à ses modulations flûtées. Vous avez raison, un mari se trouve et elle devra, à son âge, refaire sa vie. Mais ce n’est pas une chose à lui dire maintenant.

— Qué ! ça viendra bieng tout seul !… confirma une quatrième voix sonnant le Midi — l’organe de mon concierge.

— Madame ne pense jamais à elle, soupira Anna.

Tous ces gens étaient bien gentils pour Lucienne, mais leurs encouragements n’aboutirent qu’à redoubler son désespoir.

Je craignais qu’elle n’eût une attaque de nerfs. Elle y était sujette. J’avais déjà, sur ce point, consulté Tornada, qui m’avait répondu « que le remède ne dépendait que de moi, mais que j’étais un peu trop sur les boulets pour le lui procurer »… Cet homme ne ratait jamais une occasion de me faire sentir ma maturité, comme de souligner publiquement l’inégalité de nos âges. Je l’eusse, en ce moment, giflé. D’autant plus qu’il insistait :

— Croyez-moi, je suis votre ami… je sais l’épouse admirable que vous étiez, la compagne fidèle… l’interprète unique d’un homme qui passait pour avoir du talent, de ce talent qui mène à l’Académie plus sûrement que le génie. Mais réfléchissez : ça court les rues, ces valeurs-là !… Vous ne serez pas en peine de repêcher un autre poète, si vous tenez absolument à Pindare !… Des poètes de son espèce, on en ramasse à la pelle !… Allons, calmez-vous, ne vous tordez pas les bras comme ça. Ils sont très beaux, vos bras, vous allez les abîmer et puis vous viendrez me demander une pommade pour guérir vos égratignures ! Il me faudra vous faire une ordonnance : écrire, je déteste ça !… J’aime mieux couper !… Mais voulez-vous bien ne pas vous démener comme ça !… Quelle torpille !…

Et s’adressant à Anna :

— Allez me chercher du vinaigre, de l’eau fraîche, que je lui barbouille la frimousse !

Lucienne avait le culte de son visage. Elle y travaillait chaque fois qu’elle passait devant une glace. Quand il n’y avait pas de glace, elle recourait à un miroir de poche et se tapotait longuement les cheveux devant, se surajoutant de la poudre, s’avivant les lèvres. Souci de beauté bien féminin, que je respectais et encourageais même. Aussi, l’idée que Tornada allait la défriser agit plus puissamment que n’importe quelle remontrance.

Elle revint instantanément au calme et questionna :

— Comment cela lui est-il arrivé, docteur ?

— Comme je vous l’avais fait prévoir à plusieurs reprises, mignonne.

— Vous m’aviez prévenu, en effet, qu’il avait le cœur faible ; mais de là à une fin aussi rapide, aussi terrifiante !… À moi aussi, vous m’avez dit que j’étais fragile de ce côté !… Est-ce que ?…

— Avec vous, mon diagnostic ne portait qu’au point de vue moral. Et encore plaisantais-je, vous sachant tenue à la vertu par l’amour que vous aviez pour ce vieil Étienne… Eh bien, voici comment ça c’est passé : je l’auscultais… oui, j’achevais de l’ausculter, quand, tout à coup il s’est abattu, foudroyé par un ictus.

— Un ictus ?

— C’est un petit caillot de sang, qui fait une embardée dans le cerveau et vous refroidit en cinq sec.

Je ne m’expliquais pas comment ce langage de carabin à l’amphithéâtre n’inspirait pas tout de suite à Lucienne que mon décès n’était qu’une mauvaise farce. On ne s’exprime pas sur ce ton devant un mort. Mais ma femme savait les façons vulgaires de mon ami et que, pour lui, tout être humain n’était que matière à disséquer. J’ajoute, pour parer d’avance à la surprise de mes lecteurs, qui s’expliqueront mal, ultérieurement, un manque de respect pour ma dépouille et l’étalage cynique, dans ma chambre mortuaire, des plus basses passions, j’ajoute que la compagnie qui évolua autour de moi fut exceptionnelle. Je n’ai pas à le déplorer, puisque j’en retirai un enseignement particulièrement salutaire. Mais j’avertis.

L’allure plaisante de Tornada éveilla quand même le doute de ma femme :

— Vous êtes bien sûr qu’il n’est plus ?… questionna-t-elle.

— Aussi sûr que je vous vois admirablement vivante.

— Ce n’est pas une syncope ?

— Oh non, il y a longtemps qu’il en serait sorti.

— Je ne puis donc garder aucun espoir ?

— Aucun.

— Que je suis malheureuse !…

Je crus qu’elle allait renouveler ses lamentations. Mais elle était à bout de forces.

Elle soupira :

— Si seulement je pouvais pleurer !…

— N’essayez pas. Les grandes douleurs sont américaines. Je veux dire qu’elles sont sèches. Du pur extra dry, les grandes douleurs. On en boirait…

Il dut rire à ce moment, car une sorte de gloussement, qui lui était spécial, accompagna cette absurde comparaison.

Il le renfonça dans son gosier et reprit :

— Il va falloir maintenant penser aux funérailles. Ce sera, pour vous, une bonne diversion. Qu’allez-vous en faire ? Avez-vous un coin ?

— Je ne sais, docteur, je n’y ai pas encore réfléchi. Le renvoyer dans son pays natal peut-être ?…

— Dans son patelin, jamais de la vie !… Jamais de la mort, plutôt. Étienne Montabert appartient à Paris !

— On dit qu’il n’y a plus de place dans les cimetières ?

— En effet, les médecins ont pas mal travaillé ces temps derniers. La crise des logements sévit aussi pour les macchabées. Mais en se remuant un peu pour ce grand homme qui ne peut plus se remuer, nous finirons bien par lui trouver un petit sous-sol, avec un bail ad æternum, autrement dit : une concession. Cela offrira cet autre avantage, que si vous restez veuve, on pourra vous y caser également. Je vais m’en occuper.

— Ne vous donnez pas cette peine, docteur.

— Ce n’est pas une peine, c’est un plaisir. Je tiens à prendre ma part de vos ennuis, mignonne. Non, non, ne protestez pas. Jusqu’au moment où il sera entre les mains des fossoyeurs, je ne vous abandonne pas. Nous allons commencer par sa toilette. Par exemple, ça va vous donner du tintouin, car on a attendu trop longtemps, et…

Il vint à moi, voulut déplacer mon bras, qui resta ferme comme du bronze.

— … Et il est en pleine rigidité cadavérique, vous le constatez, d’une rigidité à toute épreuve. Cela n’est pas surprenant d’un homme qui fit de la rigidité le principe de ses principes. J’entends moralement. Mais nous en aurons raison, dans la mort, par la force, comme vous en eûtes raison, dans la vie, par la douceur, ma chère amie.

Il tenait décidément à se faire bien venir de Lucienne. Jamais il ne l’avait tant flagornée. Il devait lui ménager quelque mauvais coup. Pauvre Lucienne…

— Comment allons-nous l’habiller ? questionna Mme Godsill.

— En habit, parbleu !… trancha Tornada. Étienne Montabert ne peut descendre dans le trou qu’en toilette de gala. Regrettons seulement qu’il ait sauté le pas trois jours trop tôt : nous aurions pu le broder de vert, le casquer d’un bicorne, et le ceinturer d’un glaive. Ça, c’est une tenue pour se présenter devant l’Éternel !

— Il n’a plus d’habit mettable…, se désola ma femme. Les siens ont été mangés aux mites pendant la guerre et, depuis, il ne porte plus guère que le smoking.

— Va pour le smoking, dit Tornada. Il serait du reste un peu tard pour lui faire faire un habit. Autre question : quel enterrement lui réservez-vous ?

— Religieux, mes principes me l’ordonnent !… déclara Lucienne.

— C’est indiqué pour un écrivain qui, sans être un croyant, défendait dans ses œuvres les bonnes traditions, sabre et goupillon… Mais je vous demande : quelle classe ?

— La première, naturellement, docteur !…

— Peste !… Douze voitures !… Dites donc, vous savez ce que coûte le croque-mort, en ce moment ?

— Je ne veux rien refuser à l’homme que j’ai adoré.

— Bravo !… vibra Tornada. Si toutes les femmes étaient de votre acabit, il n’y aurait plus un mari en France : ils voudraient tous tâter du pissenlit par la racine !

Il se calma :

— Ainsi, c’est compris, vous lui préparez son smoking no 1, sa plus reluisante chemise et ses souliers des grands soirs. Son gala, enfin, comme s’il dînait chez la duchesse en votre compagnie, ma mignonne. Et n’oubliez pas sa brochette de décorations. Il y tenait à sa quincaillerie. Puis, quand ce sera prêt, dans vingt minutes, je reviens lui glisser ça. En attendant, j’ai mon auto en bas, je file choisir un de ces sleeping profonds comme des divans. Je veux qu’il soit traité comme un coq en pâte. Ne commandez donc pas le cercueil aux Pompes Funèbres que vous allez bientôt voir surgir. Votre concierge était absent de sa loge quand je suis arrivé : c’est donc qu’il est parti avertir les Pompes, pour toucher sa commission. Il y a deux sortes de nécrophages en ce bas monde : les vers et les humains et je me suis toujours demandé quels étaient les plus voraces…

Il s’éclipsa. Et maintenant que nous étions débarrassés de ce fantasque, dont l’énorme inconscience glaçait la douleur des autres, et que Lucienne n’avait plus à se contraindre devant sa meilleure amie, j’attendais qu’elle se laissât aller sur ma dépouille, non plus comme tout à l’heure, à l’étalage pathétique et, vais-je l’écrire… officiel de son désespoir ; mais aux accents plus sincères, plus graves, plus confidentiels : l’exhalaison d’un cœur frappé par la fatalité dans ses racines profondes. Ce ne sont plus les enlacements frénétiques, les plaintes aiguës, les cris sauvages : c’est la main qui caresse doucement le visage livide : c’est la voix basse et brisée, qui supplie : « Alors quoi, c’est fini, nous deux ?… on ne se verra plus ?… on est séparé pour toujours ?… sais-tu que je n’avais que toi au monde ?… et que si je n’écoutais ma religion, je partirais avec toi !… » Oui, je m’y attendais de la part de Lucienne. Mais ce puissant hommage ne me fut pas donné. Pauvre amie, elle devait être trop accablée, trop morte elle-même, pour s’y laisser aller maintenant. Ce serait pour plus tard. Pour l’instant, elle obéissait en automate aux nécessités sociales. Nos plus impérieux élans sont réprimés chaque jour par de banales contingences. Les femmes fortes leur cèdent du reste. Il le faut.

Aussi ne m’offensais-je pas qu’en dépit de son accablement elle gardât quand même sa lucidité pratique et qu’ayant sans doute oublié de régler, cet après-midi, un détail avec son homme d’affaires, elle courût, aussitôt Tornada parti, à mon cabinet, pour réclamer au téléphone le Ségur 102-90. Sa communication obtenue, elle ferma la porte, en sorte que je n’entendis rien de la conversation. Mais il me sembla qu’elle était assez animée et — je n’oserais le jurer — qu’un rendez-vous, pris pour le lendemain, était décommandé. Je ne réfléchis qu’ultérieurement que l’heure qu’il était dépassait de beaucoup la fermeture des bureaux. Il est vrai qu’on peut toucher un homme d’affaires à son domicile, et, vraisemblablement, Ségur 102-90 avait son travail au même endroit qu’il habitait.

La communication achevée, Lucienne passa dans sa chambre, séparée de la mienne par un cabinet de toilette commun. Elle s’ablutionna, puis ouvrit des commodes, des armoires. Le bruit soyeux des vêtements, tirés de leur enveloppe, me parvenait. Elle apprêtait mon « gala », comme disait Tornada. Mme Godsill l’aidait.

Et elles causaient, c’était forcé :

— Toi aussi, ma chérie, il va falloir que tu penses à ta toilette.

— Dès demain, à la première heure.

— Que choisis-tu ?

— Du crêpe Georgette.

— C’est ce qu’il y a de mieux, le noir va si bien aux blondes !… Tu mettras une bride au chapeau ?

— Oui, mais blanche.

— Tu as raison. Ce sera moins lugubre.

— Du reste, tu sais, je ne compte pas m’éterniser dans le deuil. Qu’est-ce que ça prouve, le deuil…

— Évidemment…

— Le demi-deuil me suffira. Avec du noir, du mauve et du blanc, on s’en tire.

Une autre armoire grinça. Mes souliers vernis claquèrent sur le carrelage.

— Dire qu’il les a achetés il y a trois jours, le brave homme !… Il ne se doutait pas… Portons tout cela dans la chambre, veux-tu ?… Bon ! j’ai oublié la chemise !…

— Pauvre amie, tu vas être éreintée !

— Que veux-tu, c’est quelques jours à passer.

— Après, tu te reposeras.

— J’irai aux champs. Il n’y a encore que là.

— C’est ça, nous irons te retrouver. Lui aussi.

Je ne pouvais blâmer Lucienne de penser à sa toilette. Je lui avais toujours recommandé de se vêtir d’élégance. Et du reste mes encouragements étaient superflus. Aussi passais-je condamnation sur la question de coquetterie en ce moment. Mais j’étais surpris de la tranquillité avec laquelle elle projetait un séjour à la campagne, aussitôt les funérailles. Au surplus, il y avait eu dans la bouche de Mme Godsill un singulier « lui aussi », venant après le pluriel : « nous irons », que je ne m’expliquais pas. À qui fallait-il appliquer, ce « lui aussi » ? Était-ce à la liaison de Mme Godsill ? Était-ce… à ces lettres anonymes ?…

Mais non !… absurdité, folie !… Ce « lui aussi » appartenait à l’amie !… Et si Lucienne se retirait à la campagne, c’était pour mieux y cultiver mon souvenir !… Quelle épouse éplorée ne se retire à la campagne ?…

Elles revinrent chez moi, apportant mon « gala ». Elles le déposèrent sur un siège. Puis, comme le jour baissait, l’une d’elles ferma les persiennes et alluma l’électricité. Je leur offris, sous la lumière artificielle, un aspect plus saisissant.

Lucienne le souligna :

— J’ai toujours eu peur des morts. Et pourtant celui-là n’a pas trop changé.

Celui-là… Décidément, ma femme avait sur soi-même un empire que je n’aurais jamais soupçonné. Elle savait se sortir, en ces heures graves, de sa superfluité coutumière, pour se dévoiler une maîtresse femme. Mais j’étais convaincu que, si j’avais eu les yeux ouverts, j’aurais constaté que son visage n’exprimait pas le détachement de son langage.

Hélas ! Tornada m’avait clos les paupières et je ne pouvais lui demander de me les rouvrir, quand il reparut !…

— Faisons vite… pressa-t-il, J’ai encore du travail. Je me couche à des heures impossibles ! J’en arrive à envier le bon repos de ce brave Étienne ! Ah ! mourir !… mourir !… ce qu’on doit être bien, dans le néant !…

— Ce n’est pas le néant, docteur… protesta hautement Lucienne.

— Ah !… qu’est-ce que c’est, alors ?… Y êtes-vous allée ?… En êtes-vous revenue, pour affirmer ? Je devinai qu’il me montrait à ses interlocutrices.

— S’il pouvait parler, celui-là… S’il pouvait nous raconter un peu où il est… ce qu’il fabrique en ce moment !…

Et confidentiellement :

— Tenez, mes bonnes amies, vous ne vous doutez pas que vous venez de marcher dans mes plates-bandes, en parlant de survie. J’en fais l’objet de mes travaux en ce moment… Entre nous, hein ?… Mais réfléchissez : qu’est-ce que l’âme : c’est la pensée. Qu’est-ce que la pensée : c’est la fonction cérébrale… Vous y êtes ?… Bon. Si l’âme subsiste après la mort, que se passe-t-il d’elle ?… Vous dites, vous, mes mignonnes : l’âme prend sa retraite auprès du Père Éternel, ou bien elle se fait mettre à la broche par Satan, ou bien elle marine dans les Limbes. C’est votre idée, elle est respectable, je ne la discute pas. Mais j’ai bien le droit d’avoir la mienne. Eh bien, je pense, moi, Tornada, et j’en aurais bientôt la confirmation, je pense que si l’âme subsiste après la mort, c’est…

Il bondit vers mon cadavre, et me tapant sur le front :

— C’est là, dans le ciboulot, qu’elle reste nichée !… Oui, c’est là !… Vous haussez les épaules ?… Non, vous ne les haussez pas, parce que vous avez l’usage du monde. Mais vous vous dites : ce Tornada est totalement piqué. Réfléchissez cependant, mes belles. Voici un poète mort, Étienne Montabert. Il est allongé, immobile, rigide, l’air plus serin encore que pendant sa vie. Demandez-lui : ton âme est-elle encore en vie : il ne vous répondra pas. Chatouillez-le : il restera insensible. Oui, insensible aux plus agréables papouilles. Mais est-ce que ça prouve que, sous ses méninges, les neurones ne s’accrochent pas encore ? Qu’est-ce qui vous prouve que, son organisme étant arrêté, son gésier cérébral ne reste pas en fonctions ? Est-ce que les ongles ne continuent pas à s’accroître post morten ? Est-ce que les poils ne persistent pas à folâtrer ? Est-ce que la barbe ne prend pas l’ampleur fluviale de la mienne ?… Dites, mes mignonnes ?… Et si je vous démontrais expérimentalement, physiologiquement, scientifiquement, irréfutablement que j’ai raison : qui est-ce qui rigolerait le dernier, dites, mes gentilles ?…

Il ricanait. Un silence, — je puis dire un silence de mort, puisque j’y participais, — suivit sa déclaration. Je devinais, au trouble que j’en éprouvais moi-même, l’impression que ce problème de l’au-delà devait faire sur ses auditrices.

Mais il nous en dégagea :

— Allons ! troussons-le pour le grand voyage !

Ce fut un travail. Mes muscles s’étaient encore tendus et opposaient à l’enlèvement de mes vêtements une résistance insurmontable. Allez donc déshabiller une statue de bronze, couchée…

— Fichtre ! Je n’ai jamais constaté une rigidité cadavérique aussi épatante !… se réjouit Tornada.

Vainement, ils tentèrent de m’asseoir sur mon lit : mes reins ne pliaient pas. Vainement, ils me retournèrent tout d’une pièce pour m’enlever mon veston par le dos : mes bras le retinrent collé au torse.

— Nous n’y arriverons pas, mes poulettes. Il faut lui couper ses frusques. J’en suis navré, par le temps qui court vous auriez pu les revendre un bon prix. Mais quel autre moyen ?…

— Le pantalon aussi ?… regretta Lucienne.

— Non. Il glissera tout seul. Mais, en haut, il faut débrider largement. Armons-nous de courage et de ciseaux.

Ils me remirent sur le dos et, à larges entailles intéressant également ma chemise, ils vainquirent la difficulté.

— C’est délicieux de couper !… déclarait Tornada. Si je n’étais pas chirurgien, je voudrais être tailleur.

— Moi aussi, j’aurais aimé la couture… indiqua Lucienne.

— Moi, c’est la mode… préféra Mme Godsill. Et je vérifiais, en ces réflexions, que les sentiments les plus pathétiques se dissolvent aux banales exigences de la sociabilité. Quand je fus tout nu :

— Il est velu comme notre ancêtre l’orang-outan ! … remarqua Tornada.

— Mais il est bien fait. On ne s’en serait pas douté sous ses vêtements… apprécia Mme Godsill.

Lucienne agréa, peut-être comme un compliment, l’opinion de son amie, mais elle eut le tact de se taire.

La difficulté s’accrut quand il s’agit de me mettre en « gala ». J’opposais une impassibilité, une force d’inertie irréductibles.

— Il ne veut rien savoir… dit Tornada. Mais j’ai une idée. Nous allons le sortir du pieu et une fois qu’il sera debout, droit comme un piquet, ça ira tout seul.

Il grimpa sur mon lit, pour donner le coup d’épaule.

— Oh ! hiss !… Oh ! hiss !… glapissait-il en même temps, pour régler les forces employées à me déplacer.

Et il grogna encore :

— Non ! Ce qu’il est têtu !… Mais grouille-toi donc le mou, vieil Étienne !… Quand je dis : le mou : c’est le dur, qui serait plus exact !…

Il se releva découragé :

— Et on prétend que les morts vont vite !…

Ils reprirent la manœuvre. Je fus enfin dressé, maintenu perpendiculairement, prêt à pivoter. Je laisse à penser le spectacle que devait offrir ce cadavre en appareil de paradis perdu, avant la pomme, manié par un homme barbu et deux dames en toilettes estivales !… N’importe, le résultat fut magnifique : en quelques tours de mains, j’étais paré. On me replaça sur mon lit. Tornada accrocha sur ma poitrine ma brochette de décorations. Quelques tractions héroïques amenèrent mes mains sur mon abdomen et on les munit d’un crucifix. Puis on alluma deux flambeaux, un de chaque côté du lit.

— Il nous a esquintés, mais il est splendide !… s’épanouit Tornada. Il est le pompier officiel intégral !… Ah ! les journalistes peuvent venir !… ils en baveront d’admiration !…

— Je ne croyais pas qu’un mort fût si difficile à habiller… observa Mme Godsill, en s’éventant.

— En général, ils se laissent faire, mais celui-là est d’un rétif exceptionnel.

Et Tornada s’enquit encore :

— Voyons : ce n’est pas que je craigne qu’il s’échappe ; mais qui est-ce qui le veillera cette nuit ?

— Je ne laisserai ce soin à personne… déclara résolument Lucienne.

— Voilà une épouse incomparable !… Maintenant, je me sauve. À demain. Je passerai de bonne heure voir comment il va. Il y a des chances pour qu’il n’aille pas plus mal : mais, par ces chaleurs, on fermente vite. Dites-le aux Pompes Funèbres. Dites aussi, que j’ai commandé le cercueil. Une boîte princière. Vous verrez ça : rien de la petite bière !… Allons, je vous quitte sur ce mot de la fin… de la fin de ce pauvre Étienne.

Son départ me fut une délivrance. On a deviné pourquoi mon admiration et mon amitié pour cet homme s’étaient subitement transformées en une violente rancune. Mais je commençais à doubler mon ressentiment d’une inquiétude sur laquelle je m’expliquerai plus tard. Je continue pour l’instant la narration de cette aventure macabre, qui devait, au début de ma première nuit mortuaire, me réserver bien des surprises encore.

CHAPITRE IV

Quand ces dames rentrèrent de conduire Tornada, elles se tinrent d’abord dans un coin de la pièce, à chuchoter des choses insignifiantes, bien qu’encore relatives au crêpe Georgette et à la bride blanche. Puis elles se rapprochèrent et Lucienne s’assit.

— Je suis brisée !

— Et tu vas passer la nuit ! Faut pas te détruire, mon chou. Si tu disais à Anna de veiller ?

— Tu crois ?

— Qu’est-ce que cela peut faire que ce soit toi ou une autre ?

— C’est qu’elle m’enverra sans doute promener, cette fille.

— Demande une garde, alors, une petite sœur des pauvres ?

— Il est trop tard.

Mais l’idée leur vint en même temps que l’on pouvait s’adresser à Mlle Robin, l’institutrice. Lucienne ne l’aimait pas. Elle la trouvait trop fière et en était jalouse, bien que cette parfaite gardienne de ma Ninette n’eût jamais donné prise au plus léger soupçon de coquetterie. Néanmoins Lucienne reconnaissait ses qualités et lui savait gré, au fond, de la décharger des soins de l’enfant.

Elles sonnèrent Anna.

— Mademoiselle Robin a dîné ?

— Mademoiselle a déclaré qu’elle ne dînerait pas.

— Tiens, qu’est-ce qui lui prend ?…

— Elle a la migraine.

— A-t-elle couché l’enfant ?

— Oui, et elle s’est retirée dans sa chambre.

J’espérais qu’on laisserait dormir cette pauvre fille. Mais j’entendis :

— Voulez-vous lui dire que je suis souffrante aussi et que je lui demande de vouloir bien veiller Monsieur.

Anna rapporta sans tarder l’acceptation de l’institutrice. Puis elle déclara que Madame allait pouvoir se mettre à table.

— C’est vrai, il faut manger… Qu’y a-t-il à manger, Anna ?

— J’ai commandé à la cuisinière ce que Madame a ordonné.

— Dites le menu à Mme Godsill.

— Tu veux que je reste ?… se défendit mollement celle-ci.

— Mais certainement, tu ne vas pas me quitter un jour comme celui-ci !… Alors, Anna ?

— Potage ; soufflé au fromage ; riz de veau aux épinards et glace à la framboise.

— Et un doigt de champagne pour nous remonter, Anna.

Et elles s’en furent prendre ce bénin mais réconfortant repas de deuil. J’en restais suffoqué !… autant que peut être suffoqué un homme qui ne respire plus depuis cinq heures. Passe encore pour le riz de veau ; mais il m’apparaissait que le doigt de champagne, vin de liesse et de joie, ingurgité à portée de mon cadavre, ne répondait nullement à un besoin de mortification. Inconséquence, irréflexion. Pour continuer à accepter avec indulgence les actes de ma femme adorée, depuis la minute où elle s’était trouvée en présence de ma dépouille, je voulus me persuader encore que sa métamorphose n’était qu’une répercussion du coup qui la frappait. Mais véritablement, le champagne dépassait la mesure et tout ce que je pouvais excuser d’elle commençait à prendre maintenant signification d’une indifférence inexplicable. Les lettres anonymes me ravagèrent derechef.

Mais soudain, quelle fraîcheur d’aube, quel souffle printanier s’en vinrent dissiper pour un instant mes noirs nuages !… Dès le couloir, avant même que la porte se rouvrît, sonnait déjà le clair babillage de ma Ninette, en vain modéré par son institutrice, pour que, de la salle à manger, on n’entendît pas qu’elles venaient me voir.

Elles entrèrent sur la pointe des pieds. Je devinais le trouble imprécis, le mélange de curiosité et d’émotion confuse que mon aspect devait jeter dans le cœur de ma petite. Elle avait quatre ans !… et toute mon adoration pour sa maman, toute ma pitié pour elle refleurirent subitement en moi. Jamais je n’avais jeté un regard aussi précis sur l’immensité de mon passé avec celle qui s’en était allée, en m’offrant cette création de sa chair. Ô ma douce Émeline, tes yeux se voilaient au moment où s’ouvraient à la lumière ceux de notre enfant. Ô ma Ninette chérie, tes premiers vagissements accompagnaient les râles de ta mère. Je t’amenai, Ninette, pauvre petit bout, devant son être livide et je lui jurai de ne plus me consacrer désormais qu’à toi. Avais-je tenu mon serment ?…

Ah ! certes, je fus tout de suite l’esclave de ta faiblesse ; j’eus l’orgueil que ton premier sourire fût pour moi ; je subis le charme de tes mouvements maladroits ; je connus l’épouvante de tes fièvres bénignes ; ce fut à moi que tu tendis les bras de préférence à tous autres et je cessais mon travail pour écouter ton ramage, calmer tes colères, assister à tes gestes désordonnés dans l’eau clapotante du bain. Puis j’écrivis, pour ne pas les oublier, tes néologismes délicieux… Mais avais-je tenu mon serment ; avais-je rempli ma mission, du jour où l’étrangère franchit notre foyer : l’ensorceleuse qui dînait au champagne en ce moment…

— Je serai sa mère avant tout !… m’avait dit Lucienne.

Ah ! bien, oui, sa maternité fut brève ! Quelques jours plus tard, nous engagions Mlle Robin.

Et comme pour accroître encore mes remords, j’entendis le doux babil de mon enfant, posant ses éternelles questions :

— Fait dodo, papa, dis, Mamoiselle ?

— Oui, ma chérie, il fait dodo, le grand dodo !…

— Pouquoi fait dodo ?

— Parce qu’il est fatigué.

— Va en soirée, mon papa ?

— Non, ma chérie.

— Je te dis que si !… vois sa belle chemise, son beau habit !… c’est pas pour faire dodo, dis, Mamoiselle ?

— Si, mon bébé.

— Va faire longtemps dodo, papa ?

— Toujours, ma chérie.

— Je veux pas !… réveille-le, Mamoiselle !… Je veux jouer avec mon papa !…

— Il ne jouera plus avec toi, ma pauvre petite.

— Plus ?

— Plus jamais.

— Va faire dodo, toujours ?

— Toujours.

— Où qui va faire dodo ?

— Au ciel.

— Avec le petit Jésus ?

— Oui, et les anges…

— Ah !… Pouquoi tu pleures, Mamoiselle ?

Un sanglot venait d’interrompre le questionnaire de l’enfant. Elle resta d’abord interdite. Puis gagnée à cette humble détresse, elle éclata à son tour en larmes.

— Oh non !… oh non !… pas toi, pauvre petite !… Attends pour pleurer, attends de comprendre !… de souffrir !… Mais écoute bien ce que je vais te dire !… Agenouille-toi !…

Ah ! que n’aurais-je donné pour soulever un instant mes paupières et me graver l’adorable tableau de ce petit être fragile, perdu dans sa longue robe de nuit, avec ses nattes soigneusement enrubannées, joignant ses menottes, pour m’offrir, comme à Jésus, son âme innocente !

— Écoute !… et regarde bien papa,… pour ne jamais l’oublier… vois comme il est beau !… comme il est calme !… comme il repose dans la paix de l’homme juste, noble et généreux !… dans la sérénité du poète !… Ma Ninette, tu seras fière d’être sa fille !… Il a écrit sur toi des choses divines !… et puis il était là ; il te protégeait, et maintenant, ma pauvre enfant, maintenant qu’il est parti, pour faire dodo au ciel… qui veillera sur toi ?… que vas-tu devenir, avec l’autre !

— Qui c’est, l’autre ?… interrompit Ninette.

— C’est elle, ta maman Lucienne.

— J’en veux pas !… elle est méchante !… c’est toi, ma maman.

— Que dis-tu !

— C’est toi, je veux !

— Tu veux que je sois ta maman ?

— Je veux !

— Tu t’en irais avec moi, s’il le fallait ?

— Oui, Mamoiselle.

— Loin ?

— Loin !… loin !… jusqu’au Ciel, pour être avec papa et toi… demande à mon papa…

Ô fille de mon imagination, déjà créatrice de rêve, d’harmonie : quel poème superbe chantaient tes lèvres pures ! Avais-je jamais écrit rien de plus lyrique que ta volonté !

Alors, la gardienne s’adressa à moi :

— Maître, l’entendez-vous ?… Que dois-je faire, Maître ?… Inspirez-moi !… Si vous lisez en moi si vous avez la clairvoyance d’outre-tombe, vous savez que je me suis depuis longtemps donnée à cet enfant, oui, du premier jour où je l’ai tenue dans mes bras !… Alors répondez-moi… répondez comme le peuvent les âmes envolées… faut-il que je laisse Ninette à cette femme ? ou bien me confiez-vous le devoir sacré de la garder à votre place ?… ; j’en serais si heureuse !…

Elle se tut un moment, réfléchissant. Puis :

— Voilà, Maître, voilà ce que je vais faire. Je vais ouvrir vos Chants à l’aurore… je les sais en entier, mais je prendrai au hasard, dans le recueil… et là où j’aurai ouvert, j’interpréterai avec toute ma conscience d’honnête femme, comme étant votre réponse, le poème que j’aurai sous les yeux.

Puis à Ninette :

— Viens, mon amour. Il est temps que tu dormes aussi. Dis au revoir à ton papa.

Et la voix de cristal vibra, comme chaque soir :

— Bonsoir, mon papa. Gros dodo, mon papa.

Mais avant de sortir, l’institutrice pria :

— Envoie encore un baiser !

Alors j’évoquai l’émotion souveraine d’un autre baiser semblable. Je partais — c’était avant l’ensorceleuse — je partais pour une tournée de conférences en Amérique. Ninette m’avait été amenée sur le quai de la gare. Au moment où le train démarra, sa nourrice me la tendit de loin et ses menottes me transmirent l’adieu de ses lèvres. Mon gosier se serra, je dus essuyer une larme.

Sait-on jamais, quand on part…

CHAPITRE V

Sait-on jamais, quand on part ?

Je suis, pour tout le monde, parti sans possibilité de retour. Pour tout le monde, sauf pour moi. Pour tout le monde, sauf pour Tornada.

Pour Tornada ?

Voyons… Que vais-je devenir entre les mains de Tornada ? Que va-t-il faire de moi ? Quel fut son but en m’injectant son 222 ? A-t-il obéi à sa conscience de médecin, à son devoir de guérir ?… Ou bien fait-il de moi le jouet de sa science, un sujet d’expérience, ce qu’on nomme en style de laboratoire : un témoin ?…

Et voilà que se ramassent en mon cerveau quelques vagues inquiétudes, issues des propos de ce satanique ami. Elles prennent assez de consistance pour me plonger dans une horrible perplexité. J’y vais penser toute la nuit.

Ah ! cette nuit !… ma première nuit mortuaire !…

Mais n’anticipons pas.

Mlle Hélène revint aussitôt après avoir reporté Ninette dans son lit. Elle s’agenouilla au pied du mien et s’abîma longtemps. Elle priait. Elle priait comme prient ceux pour qui le recours à la divinité est une sorte de pénétration céleste, de communion avec l’être supérieur de leur foi : c’est-à-dire, sans prononcer d’oraisons, sans marmotter de prières, de litanies chrétiennes. Elle ne demandait rien à sa religion. Croyante, elle était au-dessus de sa croyance. Elle planait dans les lieux célestes où elle me savait.

Mais parfois, des soupirs, partis du plus lointain de sa poitrine, me parvenaient comme un message qui me fût personnel. Je ne départageais pas encore l’humain et le divin de sa tristesse. En étais-je l’unique provocateur, ou lui suggérais-je seulement le souvenir de son fiancé tué pendant la guerre ? ou bien ces deux empreintes se fondaient-elles dans son cœur endolori ?… Je ne sais, mais elle m’inondait de ces effluves d’âme dont j’ai parlé, et sa virginale compagnie me créait une douce ambiance. Je l’eusse souhaitée se prosternant ainsi pendant des heures. Maintenant, j’en étais sûr, c’était d’elle que m’était venu, dès mon retour chez moi, le premier hommage d’une larme sur ma main.

Elle se releva pourtant. Quelqu’un venait. Elle se donna contenance en rangeant des sièges, en alignant mes flambeaux. Elle aimait l’ordre, la discipline, l’honnêteté des choses, pareille à celle de ses sentiments. Et puis elle ne voulait rien laisser soupçonner de son deuil intérieur aux dîneuses qui s’en venaient me saluer avant d’aller coucher.

— Je ne vous ai pas remerciée, mademoiselle, de prendre ma place cette nuit. Croyez bien que personne d’autre que moi… oui, il a fallu que je me sentisse bien à bout de forces… encore une fois merci.

— Mais non, madame. Il est tout naturel que vous exigiez cela de moi.

Lucienne, dans l’optimisme de son bénin repas de deuil, arrosé d’un doigt de champagne, ne fut pas effleurée par le ton glacé de la réponse. De ce qu’elle n’avait pas relevé d’une façon ou d’une autre l’impertinence de sa subordonnée, mes griefs contre elle s’accrurent. En d’autres temps je me serais répété qu’elle était une enfant gâtée. Je me serais même convaincu que j’en étais un peu responsable, l’ayant toujours traitée en idole. Mais j’évoluais avec une surprenante rapidité.

— Allons, je vous laisse, fit-elle. Demain, au réveil, de très bonne heure, je vous succéderai.

Et à madame Godsill :

— Viens-tu ?…

Elle n’avait même pas eu la pensée de se recueillir quelques secondes !

— Malheureuse !… murmura l’institutrice, qui se remit en prières.

Hélas ! Que ne puis-je aussi me retrancher dans l’idéal, y trouver l’apaisement de ma rancœur !… Mais l’oasis m’est fermée. Je traverse un Sahara mortel, aveuglé, brûlé par le sable, sans un coin de verdure, sans une source d’eau fraîche, sans même un mirage. Mes pensées passent en chevauchée. Des Walkyries, qui deviennent des sorcières. Tout m’est prétexte à préciser des souvenirs, des soupçons. Ces Walkyries…

C’était à l’Opéra, l’an dernier. On donnait l’œuvre de Wagner. Nous occupions, avec quelques fidèles de la duchesse, une première loge de face. En bordure, sur le velours rouge, la nuque blonde et le décolleté éblouissant de Lucienne penchée. Des aromes, ses parfums préférés, s’en évadaient, plus grisants que la musique. J’étais orgueilleux. Cette chair, beaucoup admirée, était mienne !… Aux fauteuils d’orchestre, à notre droite, un individu, un étranger, teint bronzé et yeux braisillants, quelque seigneur d’Argentine me semblait-il, se retournait sans cesse et la lorgnait insolemment.

Ce manège ne pouvait m’échapper,

— Vous connaissez ?

— Absolument pas.

Mais elle se pavanait pour lui. Elle acceptait d’avance. Les femmes disent oui, sans regarder un homme. J’aurais dû ne pas lui laisser étouffer mes questions sous des baisers, quand je les renouvelai, de retour à la maison.

Le souvenir de cet homme, jamais revu, me hante.

Je suis sûr, maintenant, sûr !… Mais pourquoi cette jalousie posthume !… Chassons ces lettres anonymes, chassons ce passé ! Qu’importe ! le présent est autrement troublant !…

Car je me demande : suis-je vivant ?… suis-je mort ?…

Et j’inaugure une terrifiante controverse.

Mon cœur ne bat plus, ma poitrine ne se soulève plus, mes membres sont inertes, mon visage est livide. Je produis l’effroi de la mort. Tornada se comporte comme si je n’existais réellement plus. Il a diagnostiqué ma fin devant tous. Il a fait ma dernière toilette. Il a commandé mon cercueil.

Voyons !… Aurait-il commis ce crime abominable d’instiller dans les veines de son meilleur ami un poison mortel, afin de satisfaire son mal de science, afin de constater que la fonction intellectuelle est indépendante des autres fonctions organiques et que le cerveau joue encore, alors qu’il n’est plus entretenu par les apports de l’être ?… Je croyais, jusqu’à présent, que les réactions physico-chimiques de l’encéphale, qui engendrent la pensée, s’arrêtaient dès la dernière pulsation du cœur, dès le dernier souffle de la poitrine. Mais pourquoi le cerveau ne jouirait-il pas, en effet, de son autonomie, comme les ongles, comme le système pileux ?… Et puis, en science, l’exactitude d’aujourd’hui est l’erreur de demain ! À part quelques constatations primordiales, la vérité évolue de jour en jour ! Et ce sont les audacieux, comme Tornada, ceux qui sont dénués comme lui de toute considération du prochain, de toute conscience de la vie, de toute humanité, qui lui font franchir les étapes de la lumière !… Des demi-fous ? Non pas : des fous complets, des détraqués, des obsédés, tortueusement égarés ; mais allant quand même vers un seul but : le progrès !…

Tornada est de ces monstres ! S’il soupçonnait à sa mère une particularité anatomique, il l’égorgerait pour vérifier !… Et les ongles, les cheveux continuent à pousser !…

Oh ! mon Dieu, Tornada m’a tué ! Je suis mort !

Mais non, le dément ce n’est pas Tornada ! c’est moi, de me forger l’idée que je n’existe plus !… Que tiennent tous ces dogmes physiologiques, les arrêts du cœur, de la respiration, et contrairement, toutes les croissances d’ongles et de cheveux post morten, toutes les possibilités de prolongation cérébrale et nerveuse, devant cette unique raison sentimentale : Tornada est mon ami, Tornada adore ma fillette !… Voyons ! Il avait un culte fraternel pour ma première femme ; il a pleuré avec moi sur sa tombe ; il a pris Ninette sous sa protection ; je crois même qu’il a testé en sa faveur : voyons ! il ne séparerait jamais cet enfant de son père !… Vieux Tornada, vieux Don Quichotte de laboratoire, vieil extravagant à la merci de nerfs désordonnés, soit ; tu méprises ma littérature, tu m’accables de ton ironie, tu couvres de tes sarcasmes mon ambition académique : mais je sais qu’au fond de toi veille un cœur d’or et j’exagère en affirmant que tu disséquerais ta mère !… Jamais, au grand jamais, tu ne supprimerais ton vieux copain pour vérifier sur lui une hypothèse saugrenue !… C’est invraisemblable, absurde, impossible !… Et je ne suis pas mort !

Pourtant !… Pourtant, je suis là, en « gala », entre deux flambeaux ; j’ai un crucifix dans les mains ; Mademoiselle murmure près de moi la prière des trépassés ; mon cercueil est commandé ; Lucienne a jeté le masque : tout cela, n’est-ce pas aussi de l’évidence ?

Je suis mort !… Je suis mort, avec un cerveau qui fonctionne encore, comme les ongles, comme les cheveux, mais qui, comme eux, va subir la loi inéluctable de l’usure et s’éteindra lorsque le corps ne sera plus en mesure de lui fournir sa subsistance. J’assisterai aux derniers efforts, à l’agonie de mes petits crochets nerveux, les neurones. Ils se joignent encore, mais n’auront bientôt plus que d’ultimes vibrations, appel désespéré par T. S. F. d’un bateau qui sombre, la désorganisation repoussante de ma chair, les ravages de la fermentation, le grouillement de la faune nécrophage. Puis ce sera l’engourdissement, la nuit !…

Je me souviens : il y a quelques mois — Tornada projetait-il déjà son abominable forfait ? — Tornada m’avait emmené, presque par surprise, assister à une exhumation. Je venais de publier mon poème L’Éternelle Beauté où je chantais l’aventure d’un amant qui tue sa maîtresse, l’enterre de ses mains, puis, poursuivi par son amour, veut la retrouver dans l’humus et la découvre métamorphosée en fleur. Symbole un peu suranné, mais qui prêtait au lyrisme. En l’espèce, Roméo était un garçon de pharmacie, Juliette une servante de restaurant et la justice, informée par les révélations d’un rival jaloux, avait ordonné une autopsie, pour savoir à quel toxique avait succombé la belle.

— Viens donc respirer la fleur… m’avait dit Tornada.

Ah ! mon Dieu, quelle offense à mes sens, à mon imagination, cette décomposition d’une amante !… J’eus une syncope…

En étais-je donc arrivé à cette abominable échéance ? Allais-je, moi aussi, connaître la revanche de la nature : la nature marâtre qui crée dans la beauté et détruit dans l’horreur ?…

Et le remords me dominait de m’être bruyamment élevé, dans une enquête menée par un journal, contre la crémation, cette façon si noble, si purifiante de ramener l’homme à la poussière, dans la splendeur des flammes !… Mais je guettais l’Académie et si le talent n’est pas l’indispensable condition de l’immortalité, du moins le respect des traditions est-il le fondement de toute candidature. Si l’épée que l’on portera pouvait sortir de son fourreau, elle devra être tirée pour les défendre.

J’étais mort !… J’étais mort, avec des ongles, des cheveux, une barbe, qui poussaient encore, une matière grise qui fonctionnait encore, mais l’effroyable problème de l’au-delà n’en subsistait pas moins. À quelle rive aborderais-je ensuite, après l’arrêt définitif de ces organes retardataires ? Quelle lumière verrais-je ? Quel air respirerais-je ? Quels amours aurais-je ? Serais-je l’impalpable, l’invisible, qui persiste parmi les matériels, les frôle, les aime ou les déteste encore, et souffre encore de leurs passions ? Serais-je le germe qui féconde ? Serais-je le chien qui lèche l’homme, ou le loup qui le mange ? Serais-je cette plante qui s’épanouit au soleil, cette infusoire qui appartient aux deux règnes, cette goutte d’eau qu’entraîne la vague, cette parcelle de roc qu’incorpore la montagne ? Serais-je cette étoile qui palpite là-haut, ou bien l’habitant de cette étoile, reproduisant ce que j’étais sur terre ? Serais-je une nourriture, un éparpillement, un atome ; serais-je un sentiment, une sensation, un son, une idée, une image, une ligne, un point ?… ou serais-je le néant ?

Tornada l’avait dit à Lucienne ; personne n’y est allé voir, personne n’en est revenu…

Personne, sauf moi, peut-être, si je ne suis pas mort…

Il faut être étendu, raide sur un lit, en costume de cérémonie, un crucifix entre les mains, pour soupçonner l’abondance et la variété formidables de pensées qui tourbillonnent dans un cerveau de trépassé. J’en éprouvais bientôt une grande fatigue, comme lorsque j’avais veillé fort tard, sous la lampe de ma table de travail. Mes yeux intérieurs papillotaient. Quelques préoccupations voletèrent encore dans ma cage crânienne. Elles n’avaient heureusement plus l’envergure des précédentes. Elles s’attachèrent à de petits détails de ma vie suspendue : un traité avec mon éditeur, un article critique sur mon œuvre. Mais un dépit — c’était bien humain — me ranima subitement : Firmin Tardurand, mon seul concurrent sérieux au fauteuil Titon, Firmin Tardurand, ce rimailleur, ce pied-plat du roman, serait élu dans trois jours, à ma place.

Il se carrerait pour moi ! il occuperait mon siège ! il respirerait mon encens !… juste récompense de trente années de courbettes, de génuflexions, d’indignes adulations aux puissants de la Coupole : mais profonde amertume pour le cadavre que j’étais.

Allons, à quoi bon me tourmenter de ces petites misères, si j’en suis à mes derniers spasmes cérébraux ! Savoir qu’on est mort, voilà qui vous rend philosophe, voilà qui vous socratise !… Ne suis-je pas un poète, un demi-dieu, doué de la faculté créatrice des décors souriants parmi les pays fastueux où je vais mettre pied ?

Et j’en crée encore, je participe à des légendes. J’entre aux Champs-Elysées. Des ombres passent. Voilà Caron, le nocher ; voici Orphée, Orphée aux Enfers, et la danse macabre. Je flotte, je pivote, sans efforts. Cela est très doux de ne plus sentir sa matière. Pourquoi les hommes s’acharnent-ils à vivre ?… Ah ! s’ils pouvaient goûter au nirvana du néant, à l’ivresse de descendre dans le gouffre, après l’inutile et fastidieuse montée !…

Mademoiselle prie toujours. Les flambeaux veillent… La course du flambeau… oui, j’achève la mienne… Ninette… Orphée aux enfers… Morphée… la jolie rime !… retenons-la… si je revivais jamais…

Je m’endors…

CHAPITRE VI

Des chuchotements me réveillèrent. Les vivants ont cet avantage sur les morts que l’instinct les avertit approximativement de l’heure qu’il est. Ils devinent, en tout cas, lorsqu’ils sont étendus, yeux fermés, dans une chambre close, s’il fait jour ou s’il fait nuit. À considérer que je me rendais compte d’un début de matinée, je devais donc être vivant. Mais à savoir si nous étions seulement à l’aube ou si déjà la lumière resplendissait sur notre quartier de globe, je pouvais également conclure que j’étais mort.

Ce qui me fit d’abord supposer que la nuit était achevée, c’est qu’au moment où je sortis de ma torpeur j’éprouvai ce bien-être, cet allégement cérébral qui succèdent au bon repos. Mais la conversation qui se tenait à mon chevet me démontra mieux encore que j’inaugurais la première matinée de mon décès.

— Eh bien, la nuit s’est bien passée ?… je ne parle pas pour ce pauvre bougre, je suis rassuré sur son compte ; mais vous, mon enfant ?

— J’ai prié, monsieur le professeur. Les heures sont toujours paisibles, où l’on prie.

— Et qu’avez-vous réclamé dans vos prières ?

— Qu’il soit heureux.

— Autrement dit, qu’il soit dans le royaume des cieux comme chez lui ?

— Non, pas cela.

— Quoi, alors ?

— Qu’il ne sache jamais !…

— Eh bien, moi, si je pouvais évoquer le Père Éternel, je lui demanderais juste le contraire.

— Ce ne serait pas charitable, monsieur Tornada. Il l’aime !

— Précisément… Et Ninette ?…

— J’ai été la voir plusieurs fois pendant la nuit. Cher ange, elle dormait à poings fermés.

— Vous lui avez montré son papa, hier soir ?

— Oui, docteur !

— Qu’a-t-elle dit ?

— Elle voulait le réveiller.

— Pauv’ microbe… Et sa mère ?…

— Sa mère ?…

— Sa belle-mère, veux-je dire…

— Je pense qu’elle a bien dormi aussi.

— En sorte que c’est vous qui avez passé toute la nuit ?

— Ah ! sans peine, docteur. Je perds un Maître qui a toujours été si bon pour moi !

— En quoi a-t-il été bon ?

— En me confiant Ninette.

— Vous êtes une poire, mademoiselle Robin… réfléchit Tornada. Mais sa voix s’était attendrie.

Il ajouta :

— C’est du reste un fruit succulent. Il ne faut pourtant pas que ce brave Étienne en abuse plus longtemps. J’ai besoin de me recueillir un instant auprès de lui. Allez rejoindre Ninette, qui doit s’éveiller. Annoncez-lui qu’il y a, dans mon auto, une poupée pour elle.

— Je vous remercie, docteur.

Tornada attendit qu’elle se fût éloignée, puis il renouvela sur moi un examen exactement pareil à celui qu’il avait pratiqué la veille dans son cabinet, aussitôt après ma chute. Il contrôla la persistance de ma tétanisation. Il me sema de coups d’épingles. Il défit un de mes souliers et me chatouilla la plante des pieds. Je sentais fort désagréablement ses attouchements, mais j’étais incapable de réagir. En fait j’éprouvais l’étonnement joyeux de sa curiosité. Il n’eût pas recherché des signes de vie chez un vrai mort.

En même temps, il me soufflait à travers sa barbe :

— Eh bien, mon antique, je t’ai fait une sale blague, hein ?… t’as dû t’en faire, des cheveux, depuis hier ?… Les cheveux, les ongles, tu y as peut-être cru ?… tu as cru que le cerveau ?… Ah !… ah !… Mais non, mon vieux, la mort n’intervient que lorsque se produit la discontinuité nerveuse !… Et qu’est-ce que tu pensais dans ton for intérieur ?… L’as-tu assez engueulé ton vieux Tornada ?… As-tu trouvé, pour lui, quelques bonnes épithètes mal sonnantes à proposer au dictionnaire de l’Ac ?… Mais non, tu es bon, toi ; tu as dû te dire : « si je ne meurs pas, ça me fera plaisir ; si je meurs, ça fera plaisir à mes amis : en somme, il y aura toujours quelqu’un de content !… » Ça, c’est toi, en plein !… Eh bien, non, tu n’es pas mort et tu ne mourras pas. Tu n’es pas dans le lac et tu seras de l’Ac. Tu rimeras ton aventure avec : cristi, parce que l’Ac rima cristi… tu saisis ?… c’est un calembour. Penses-tu, que je me serais privé de voir mon vieil Étienne en queue de pie, brodée de vert, couleur d’espérance et de décomposition cadavérique ?… mon vieil Étienne, avec un bicorne, pour doubler celles qu’il porte déjà ?… et ceignant l’épée… une épée !… ah !… ah !… le glaive de la littérature !… penses-tu ?…

Il rit bruyamment. Je détestais, je l’ai déjà dit, ces absurdes plaisanteries sur l’illustre compagnie de qui j’allais réclamer le plus enviable fleuron de ma couronne. Mais cette fois, je les accueillis avec l’allégresse d’un mineur qui, enseveli par un coup de grisou, entend résonner la pioche libératrice.

Tornada continua en me pinçant le nez.

— N’essaie pas de répondre, Ton bec est bouclé comme le reste. Tu parleras plus tard, quand tu seras de l’Ac. Tu parleras même trop. Mais, penses-tu que j’aurais perdu mon temps, moi, le surfourbu, à te fourrer dans ton gala, pour le simple bonheur de jubiler en te contemplant ?… C’est que tu ne me connais pas, mon vieux défunt. J’avais une autre idée. Une idée épatante, comme tout ce qui se trame dans mes méninges. J’avais l’idée de t’ouvrir les yeux en te les fermant, pour que demain tu te roules à mes pieds, tu entends bien, en me bénissant !… car voici ce que j’ai fait…

Il prit un siège, s’assit près de moi, et conférencia :

— On se plaint depuis longtemps, depuis qu’Adam bouffa la pomme avec notre mère Eve, de ne pas vivre assez longtemps et l’on voudrait que la machine humaine s’usât moins vite. Cela résulte évidemment de la peur du lendemain. Cela tient aussi à ce que les religions nous ont bourré le crâne d’un tas d’histoires plus louphoques les unes que les autres. L’égoïsme humain a la frousse du règlement des petites infamies qu’on a commises ici-bas. Alors, je me suis dit… tu sais combien j’aime mon prochain… je me suis dit : « Voyons, Tornada, il n’y a que toi pour leur trouver, non pas l’eau de Jouvence — il serait idiot qu’il n’y eût que de la jeunesse au monde ; les jeunes femmes n’auraient plus aucune raison de tromper les vieux maris comme toi, et vice versa — mais, quelque chose comme une eau de vie prolongée… un suc de Mathusalem, si tu préfères. Moi, tu sais, quand je tiens une idée par la queue, on me couperait plutôt le bras. J’ai donc cherché. Non ! ce que j’en ai consommé, des cobayes, des lapins, des rats, des singes et, ça ne t’étonnera pas, des cochons : ceux-ci parce qu’ils sont anatomiquement aussi semblables à l’homme que moralement !… j’en ai consommé tant et tant, qu’il m’a fallu acheter un terrain à Asnières, pour en faire le charnier de mes viandes de labo. Passons. C’est un détail. Au bout de trois ans, je n’avais pas encore trouvé mon jus de Mathusalem. J’allais y renoncer quand, un jour, je me dis : « Mais, sapristi, que je suis donc goitreux ! je m’obstine à vouloir prolonger le fonctionnement des carcasses désuètes, quand il serait si simple de les suspendre tout simplement !… oui, arrêter la vie, tout simplement, comme on arrête un moteur d’auto ; pour le remettre en marche ultérieurement, fa-culta-ti-ve-ment !… Ça n’a l’air de rien cette idée-là, eh bien, ce fut un trait de génie. Je ne me vante pas. Ça m’ouvrait l’éternité. Je returbinai donc. Je rachetai des cobayes, des lapins, des singes et des cochons. Je rachetai un second terrain à Asnières. Pas de sang, note bien, pas une goutte ! Quoique chirurgien, j’ai horreur du sang, j’en consomme le moins possible. Pas de sang ; mais des alambics, des creusets, des éprouvettes, des préparations, des formules et des piqûres. Le plus piqué n’est pas celui qu’on pense. Et j’ai fini par trouver. Maintenant, vois-tu, j’arrête la vie comme j’arrête…

Il acheva sa pensée en éructant sur une de mes bougies, ce qui l’éteignit. Puis il craqua aussitôt son briquet de poche et fit revivre la flamme. À travers l’écran de ma paupière, ma rétine avait enregistré parfaitement cette suppression, puis cette réapparition de la clarté.

— Et je la rallume. Mon souffle c’est mon 222 ; mon briquet c’est mon 444. Tu vois comme c’est simplet !…

Il repoussa sa chaise. Sa voix, en me parvenant tantôt d’un côté de la pièce, tantôt de l’autre, m’indiquait qu’il parlait en marchant sur le tapis de haute laine. Son exaltation allait croissant.

— J’arrête, t’ai-je dit ? Non : ce n’est pas exact. Je n’arrête pas. Je ne suspends pas non plus. Je… comment m’exprimerai-je ?… Je retarde… Je ralentis… Une mesure, pour rien, deux mesures, dix mesures ; mais le morceau continue. Chaque piqûre est une mesure et je peux piquer ad æternam. Car, qu’est-ce qui entretient la vie ? c’est l’aération, l’oxygénation du sang nourrisseur. C’est aussi un tas de phénomènes que je ne t’expliquerai pas, parce que je parle à un poète. Les biologistes, du reste, n’en savent pas beaucoup plus que les poètes. Il n’y a que moi, qui sache. Il n’y a que moi qui ai travaillé. Encaisse donc aveuglement tout ce que je te raconte. Ou n’encaisse rien, ça m’est égal. Il n’en reste pas moins que tu es en puissance de mon 222. Je n’ai pas choisi le chiffre, c’est le hasard de ma deux cent vingt-deuxième formule. Mais quel symbole !… 222 : les trois cocottes !… Vois-tu, il n’y a que les cocottes que l’on a bien dans la peau. Les autres, c’est du matrimonium, du légitime, ça ne colle pas. Tandis que mes trois cocottes, c’est la belle aventure physiologique !… Je résume. Avec mon 222 dans ta bidoche, ton moteur marche encore, mais il marche au ralenti. Il te permet une pulsation cardiaque toutes les cinq minutes et ça suffit à te fournir l’oxygène nécessaire à la vie. Tu n’as pas besoin de respirer, ni de te nourrir, puisque mon produit t’apporte intégralement la pitance des échanges organiques. Qui se douterait que tu ne bats que toutes les cinq minutes ? Tu vas voir le médecin des morts, quand il viendra… Il dira, le médecin des morts : « Quel beau macchabée ! » et il signera ton permis de circuler jusqu’au trou, sans se douter qu’il expédie une espèce de momie, qui garde intégralement son intellect et sa sensibilité !… Pauvre morticole, je lui fais une sale blague, à lui aussi !… Quand je t’aurai ranimé avec mon 444, le compensateur du 222, on criera « haro ! » sur le baudet ; on l’enverra devant la justice !… à moins que ce ne soit moi. Mais moi, je saurai me tirer d’affaire. Je dirai à mes juges : « Voyons, messieurs, quel est celui d’entre vous qui ne serait pas ravi de se voir suspendu pendant quelques années ? Dix, vingt années, si vous le voulez : ma seringue est à votre service !… On est bien dans un cercueil !… ça permet de réfléchir, d’apprécier la valeur des événements !… on ne coûte rien à sa famille !… quand on se réveille, on apprend que les Boches n’ont pas payé les réparations et que les soviets sont devenus un consortium de capitalistes juifs !… on est le cadet de ses arrière-petits-enfants !… on peut voir les suites de sa race !… on jouit du confort, des inventions de demain ; on s’éclaire au radium, on se chauffe au soleil accumulé ; on se nourrit de comprimés chimiques ; on voyage en rayons ultra violets ; on féconde artificiellement, dans des couveuses, avec du frai… plus de forceps, plus de romans d’amour, plus de drames d’adultère : tout le programme futur de la science !… C’est pas agréable, ça ?… » Et je te fiche mon billet que je suis acquitté, et que, dans les trois jours, je passe tous mes juges, et même le public, au 222 !… Oui, mon antique, c’est gagné d’avance ! C’est si sûr, que j’ai déjà bâti les plans d’un vaste dormitorium, avec des caveaux provisoires pour chacun de mes clients, où ils seront bien tranquilles, dans des petites niches capitonnées. Dame ! on reconnaîtra peut-être un jour que je suis un as, un super-as !… Je me suis demandé souvent de qui serait le xxe siècle, le xixe l’ayant été de Pasteur, car Victor Hugo, un poète… Eh bien, à mon humble avis, le xxe sera de moi. J’aurai mes statues !… Oui, le siècle de Tornada, ça sonne agréablement, tu ne trouves pas ?

Il s’exalta :

— Sais-tu de quoi je viens d’accoucher encore ?… D’un nouveau carburant, mon vieux. Tiens-toi : j’utilise la graisse animale et j’en fais un gaz explosible ! C’est du reste la graisse humaine qui donne le meilleur rendement. Enfin ! nous n’allons plus être tributaires de l’étranger, le change va baisser, tous les moteurs marcheront au carburant Tornada. Il suffira de dégraisser tous les macchabées, et même les vivants, si les macchabées déficient. Mais, piges-tu cette mine, dans le ventre des vieilles rombières !… « Vous avez le bidon trop gras, duchesse ? Allez, oust ! au dégraissage. Il n’est que temps que vous traîniez les prolétaires, ou que vous fassiez votre persil au Bois par vos propres moyens !… Grâce à votre panne, ma grosse, on n’aura plus à redouter les pannes d’essence !… Hi !… Hi !…

Il se tordait. Mais je retrouvais, en ses propos, sa perpétuelle gestation cérébrale. Que de fois ne m’avait-il soumis de ces projets insensés où je devais reconnaître cependant, côtoyant l’extravagance, une certaine logique et même une certaine raison pratique… Ce carburant adipeux, il était bien possible qu’il l’eût réalisé. En tout cas, j’étais payé pour savoir que son 222 n’était pas une simple rêverie démente.

Mais pourquoi était-ce moi dont il avait fait une de ses premières victimes ? Oui, pourquoi moi ?

Mais lui, comme s’il m’avait deviné :

— J’espère que tu ne te demandes plus ce qui m’inspira de te fourrer mon 222. Tu dois être déjà fixé. Toutefois, comme je veux ta complète édification, je te laisserai encore dans cet état jusqu’à demain matin. Ça te permettra de mieux goûter dans toute leur beauté les instincts humains. Tu pourras en faire un roman plus tard, avec cette conclusion que je te dicte d’avance : que l’amour c’est agréable quand ça commence, mais que c’est bien plus agréable quand ça finit. Maintenant que tu sais sur quelle tombe tu danses, je te quitte. À bientôt, vieil hystéroptome… c’est la dénomination antique de celui qui revient après avoir passé pour mort.

Il fit quelques pas vers la porte, mais rebroussant aussitôt chemin :

— J’oubliais… La mode veut que les macchabées aient les yeux fermés. Mais pour toi, on aura une faiblesse. Et je prononce, à l’instar du créateur : Fiat lux… pour ta poule de luxe.

Ce disant, il m’entrouvrit légèrement les paupières, après les avoir massées, ce qui les délivra pour un instant de leur contracture. De cette façon, je pouvais apercevoir, à travers mes cils, tout ce qui se passait dans le rayon de mes yeux toujours immobilisés. Il ne m’arrivait, en vérité, que de pâles rayons funéraires. Ils éclairaient, ce qui était pis encore, la face sarcastique et broussailleuse de mon cruel expérimentateur. Et pourtant ; quelle céleste aubaine !… Je voyais !… je voyais !…

Tornada s’écarta bientôt de moi et lui succéda sur ma rétine un portrait en pied de Lucienne que j’avais placé juste en face de mon lit, pour qu’il fût la joie de mon réveil et qu’il accompagnât aussi mes songes de sa douce suggestion.

Tornada tendit vers ce portrait un doigt perforant :

— Eh bien, tu es content : tu l’as dans les mirettes, ton ange !

L’ange et le démon aussi, lui eussé-je répondu. L’ange et le démon, engagés, par-devant moi, dans une lutte sans merci. Hélas ! contrairement à toutes les pieuses images qui avaient émerveillé mon enfance, il s’avérait que c’était le démon qui allait terrasser l’ange. Tout ce que j’avais pu observer depuis que j’étais mort pour mon entourage m’annonçait la victoire de l’un et la défaite de l’autre, sans redressement possible. Il subsistait encore un inconnu, qui allait porter le coup de grâce à l’ange. Je le pressentais de cette phrase prononcée par Mlle Robin : « Qu’il ne sache jamais. » Une femme avait donc été assez rusée, pour qu’il fallût à son benêt de mari cette comédie macabre pour la découvrir ! Il existait donc un lyrisme du mensonge, si poussé, que le mensonge du lyrisme n’était rien à côté !

Non, ce n’était pas possible ! je n’avais pas été aveugle à ce point ! Lucienne n’avait pas cette âme de fille ! Son innocence allait resplendir ! J’y voulais croire encore… Mais l’heure qui suivit me porta un de ces coups qui comptent dans la vie d’un mort.

Peu après le départ de Tornada, Mlle Robin revint à mon chevet. La pouvant examiner maintenant, je fus surpris des ravages accomplis en elle. Ses traits étaient d’ordinaire baignés d’une tristesse que j’attribuais au deuil persistent de ses fiançailles. Ninette les éclairait parfois de lueurs heureuses, qui la rendaient alors véritablement désirable ; mais sa note dominante était la mélancolie. Eh bien il ne restait en ce moment plus trace de sa beauté. On eût dit qu’elle avait dépéri en une nuit. Son teint était livide, ses yeux révélaient la brûlure des larmes. Elle resta dix bonnes minutes à me regarder, aussi pétrifiée que je pouvais l’être. Seules ses mains tremblaient.

Mais elle se reposséda brusquement, quand la porte s’ouvrit pour laisser entrer Lucienne. Le contraste de ces deux femmes me fut alors une révélation. Autant l’une était humble et consommée, autant l’autre était altière et florissante, dans son peignoir rose, son coquet bonnet de nuit en dentelles, sous quoi elle n’avait pas négligé de planter, près des oreilles, deux coques de faux cheveux qui annonçaient sa toison vénitienne.

— Je viens prendre votre place, Mademoiselle Il est temps que vous vous reposiez.

— Je ne suis pas fatiguée, Madame.

— Ne dépassez pas vos forces, Mademoiselle, d’autant que j’aurai peut-être encore besoin de vous la nuit prochaine. Je n’ai cessé une seconde d’avoir la migraine !… Il me semblait que ma tête allait éclater !…

— Vous avez été si bouleversée… apprécia l’institutrice, avec une ironie discrète, que je fus seul à surprendre.

Mais elle ne bougeait pas. Lucienne alors devint péremptoire :

— Allez, vous dis-je, et couchez-vous. La femme de chambre s’occupera de Ninette. Je vous demanderai si j’ai besoin de vous avant ce soir.

Débarrassée, Lucienne rôda d’abord. Elle alla tendre l’oreille à gauche, du côté du couloir, puis à droite vers le cabinet de toilette qui faisait correspondre nos deux chambres. Aucun bruit ne s’y révélant, elle gagna vivement mon cabinet de travail.

— Ségur 102-90, s’il vous plaît.

La pause, assez prolongée à cette heure matinale, pour obtenir le numéro, pour déranger quelqu’un qui était encore couché ; puis ces mots rapides :

— Venez !… Venez tout de suite !… Non, non, rien à craindre… Vous n’aurez qu’à pousser la porte, je l’ai laissée ouverte ; vous la refermerez ensuite, doucement, et entrerez droit dans le salon… oui, le salon est juste en face… dépêchez-vous !…

Puis elle raccrocha.

Enfin ! j’allais peut-être apprendre quel était ce mystérieux correspondant. Pour le convoquer avec cette autorité, Lucienne devait le bien connaître. Ce n’était pourtant pas un familier de la maison, puisqu’il en ignorait la disposition. Je ne pensai pas non plus que ce pouvait être l’individu que visaient les lettres anonymes. Lucienne n’aurait pas cette audace !… Non, c’était quelque personnage directement intéressé aux suites de mon décès. L’homme d’affaires peut-être. Et si basse, si offensante, si menaçante que fût cette intervention, — un corbeau, déjà ! sur mon cadavre — je la préférais encore à toute autre.

Lucienne rentra, regarda la pendule, qui était arrêtée, la remonta, la mit à l’heure, en se réglant sur sa montre-bracelet dont elle avait eu l’étonnante précaution de se munir d’aussi bon matin. Elle faisait vite, sous la menace du temps. Puis elle alla prendre mon pantalon abandonné sur une chaise. Je croyais que c’était pour le ranger, mais il n’en fut rien. Elle fouilla dans ma poche, en tira un trousseau de clefs, qu’elle glissa dans sa gorge. Elle agissait en pleine possession de ses nerfs, sans rien ressentir de l’émotion qu’éprouve la femme la plus indifférente à manier les vêtements portés hier encore par celui qui a cessé de vivre. Je n’existais plus pour elle.

Avais-je jamais existé ?…

Un quart d’heure s’écoula, qu’elle passa dans un fauteuil, à méditer. Puis un bruit à peine perceptible, dans le salon, la dressa. Elle y courut, en refermant derrière elle la porte de mon cabinet. Mon ouïe, entraînée, suraiguisée par les services que j’en réclamais depuis la veille, pour compenser mes autres sens, me révéla qu’on ouvrait les tiroirs de ma table de travail. Il n’y avait là que des manuscrits. Mes valeurs et autres papiers importants se trouvaient dans le tiroir à double fond du secrétaire Louis XVI de ma chambre, voisin du portrait de Lucienne. Celle-ci, ma confidente en toutes choses, en connaissant le secret, je pouvais m’étonner que les recherches n’y eussent pas tout d’abord été dirigées.

La fouille de ce côté n’ayant pas donné de résultat le Ségur 102-90 ne tarda pas à paraître. C’était un homme. Mieux, un beau mâle. Il me rappelait le rastâquouère qui avait lorgné Lucienne le soir de la Walkyrie. Il en avait la jeune vigueur, le visage glabre, teinté des ardeurs de l’Orient, la chevelure brune, abondante et disciplinée. Un type d’homme qui devrait plaire à toutes et que j’eusse peut-être également admiré, s’il n’avait gâté ces dons naturels par une recherche d’élégance dépassant la distinction. Sa cravate, trop voyante, était épinglée d’une perle baroque excessive. Ses doigts étaient couverts de cabochons qui raccrochèrent la lumière de mes bougies.

Je n’oserais soutenir que je lui fis peur, mais je l’impressionnai certainement. Il hésita sur le pas de la porte et ne reprit courage que devant l’étonnement de Lucienne.

— Eh bien, qu’attendez-vous ?

— On n’y verra pas…

— Qu’à cela ne tienne…

Elle donna à plein l’électricité. Alors il se campa au pied de mon lit.

— C’est étonnant…, proféra-t-il, il ne ressemble absolument pas aux portraits des journaux.

— De quels journaux voulez-vous parler, Guy ?

Il s’appelait Guy : le vocable ne démentait pas la silhouette. Et il m’apparut que Lucienne le prononçait familièrement. Mais Guy pouvait être également un patronyme.

— Je parle des journaux de ce matin.

— Comment ! déjà !… déjà, ils annoncent !… j’avais pourtant retardé toute communication à la presse, pour ne pas être importunée.

— Biographie et bibliographie au complet. Ces articles-là sont faits d’avance, quand il s’agit d’un vieux. Vous êtes même citée.

— Ah ! que disent-ils de moi ?

— Peu de choses ; mais de lui, des éloges.

Il avait les poches bourrées de périodiques du matin. Ma femme s’en empara.

— Plus tard, Lulu, plus tard… Lulu !… moi je l’appelais : Lucette. Je lui avais cherché cette rime à Ninette pour qu’elles s’appareillassent sur mes lèvres comme dans mon cœur. Et lui disait : « Lulu », la marquant d’un degré de plus dans la familiarité. J’en fus durement offensé. J’avais déjà remarqué que, chez l’homme, la blessure d’amour-propre est aussi aiguë que l’atteinte à l’amour tout simplement, quand elle ne prévaut pas. Je le pouvais cette fois encore observer sur moi-même. Sous cet empire, ma défaite sombrait dans la colère. Je la surmontai cependant, en me conseillant un définitif éclaircissement. Rien ne m’avait en somme démontré jusqu’à présent que cet individu fût le larron de mon honneur. Des liens de parenté pouvaient exister entre cette femme et Guy, qu’on m’avait laissé ignorer, pour que je ne reculasse pas devant l’indignité de la famille au moment de notre mariage. Jojo, le père, n’avait-il pas mené une existence para-conjugale mystérieuse, éparse, et vraisemblablement prolifique…

Oui, voilà à quelle considération ne portait encore ma coutumière indulgence. J’espérais pouvoir attacher Guy, Lulu et Jojo à la même souche déshonorante !

Mais trois répliques à voix basse me détrompèrent définitivement :

— Eh bien, vous n’avez plus de raison d’être jaloux, maintenant ?

— Si, encore, toujours !

— D’un mort qui ne fut jamais pour moi qu’un mari honoraire !

— C’est vous qui le dites… Mais les femmes sont sensibles à la réputation de leur mari… et souvent quand vous me quittiez pour allez le retrouver, ah ! Lulu, que j’en souffrais !

— Vous allez recommencer ?… Que vous êtes désagréable, Guy !… voyons, mon chéri, nous avons mieux à faire. Hâtons-nous, nous ne pourrons plus y revenir. Le notaire de la petite va apprendre le décès ce matin et il tardera d’autant moins à mettre les scellés qu’il ne m’aime guère…

— Vous avez raison, ma Lulu…

Pronom superflu : j’en savais maintenant assez. Guy, Ségur 102-90, était le héros des lettres anonymes. Tout ce qui allait suivre de sa visite ne pouvait que m’éclairer sur la moralité du personnage. Et ce fut du propre. Ma plume hésite à le tracer…

Muni des clefs que sa Lulu — ah ! non, je n’écrirai plus maintenant ma Lucienne ! — que sa Lulu, dis-je avait tirées de son corsage, il atteignit le secrétaire Louis XVI où je déposais mes valeurs et documents d’affaires, l’ouvrit et commença un dépouillement en règle de tout ce qui s’y trouvait. Aucun papier ne lui échappait. Il les parcourait rapidement, puis les repoussait, en haussant les épaules. Que cherchait-il ?… J’avais l’innocence de me le demander encore.

Il tomba sur une enveloppe importante, volumineuse, cachetée, vierge de toute inscription, où j’avais réuni les souvenirs sacrés d’Émeline : lettres, portraits et fleurs fanées. J’avais dû résister, pour les conserver, au caprice de Lucienne qui voulait les détruire.

— Et ça, Lulu, est-ce que par hasard ?…

— Non, je sais ce qu’il y a dedans. Ce n’est rien.

— Rien ?…

— Des affaires de son ancienne. Passez. Voyez plutôt dans dans le tiroir à secret.

Elle-même déclencha le ressort qui ouvrait la cachette. Il y plongea avidement la main, et ramena une liasse de billets de banque, reliquat d’un paiement que je n’avais pas encore eu le temps de porter à ma maison de crédit.

— Vingt beaux billets !… énuméra-t-il, joyeux. Il gagnait donc tant d’argent avec sa littérature ?

— Oh non, cette somme provient d’une vente de terrains. Les livres, vous savez…

Il approuva, haussant encore les épaules. Puis légèrement :

— Qu’en faites-vous ?

— Je me le demande. Croyez-vous, Guy, que je puisse vous les confier ?… La succession ne s’apercevra-t-elle pas qu’ils manquent ?…

— Il peut y avoir eu des paiements à faire… Et puis, vous aurez tant de frais personnels, ma pauvre Lulu !…

— C’est vrai. Du reste, je n’ai pas de scrupules. Il liardait tellement !…

L’homme empocha le paquet et mon dégoût fut total. J’étais, sur ces questions d’argent, d’une probité pointilleuse. Un sou me pesait comme un louis, quand il appartenait à autrui. Je savais, sans gaspiller, me montrer généreux et Lucienne plus que toute autre, m’avait connu sous ce jour. Je liardais !…

Tandis que je remâchais ma rancœur, ils achevaient leur besogne.

— Rien, absolument rien !… se dépita le beau Guy. Mais n’existe-t-il pas d’autres endroits où il aurait pu le déposer ? N’a-t-il pas un coffre dans une maison de crédit ?

— Si, en effet.

— Nous y passerons au début de cet après-midi, avant vos courses. Espérons que nous y trouverons quelque chose. Autrement…

Il termina sa phrase par un geste navré. Et pareille inquiétude se manifesta chez Lucienne.

Mais ils dressèrent l’oreille. On introduisait au salon. Ils se hâtèrent de rentrer les papiers, de refermer le meuble. L’homme en garda la clef.

Ils finissaient, quand un coup discret, frappé du côté du couloir, alarma Lucienne.

— Si c’est quelqu’un, tu es les Pompes Funèbres… prévit-elle, en repoussant le gredin dans mon cabinet de travail.

Ils se tutoyaient au moment du péril. Ils devaient aussi se tutoyer en d’autres occasions… Mais qu’importait maintenant. Tout ce que je pouvais soupçonner était certainement dépassé par la réalité.

— Qu’est-ce que c’est ?… questionna Lucienne, à travers la porte.

— C’est le père de Madame… fit, du dehors, la femme de chambre.

— Faites entrer.

Lucienne repassa vivement devant mon lit et rappelant son complice :

— C’est papa. Je vous présenterai.

Allons ! ça se passerait en famille. Ma déception mortelle, mon bel amour subitement fauché, avili, s’évanouissaient maintenant devant la fantaisie d’une réunion dont je me fusse certainement amusé si je n’en avais été le centre de gravité. Je n’avais plus rien à glaner ici de ces aimables notations psychologiques que je transcrivais si amoureusement dans mes œuvres : j’étais en face d’un déchaînement caricatural des plus bas instincts. La danse des écus greffée sur la danse des morts.

Mais que je présente le nouvel acteur de cette bouffonnerie macabre. C’est mon beau-père, M. Joseph Tirolle. C’est Jojo, puisqu’il faut l’appeler par son surnom. La complète électricité, que Lucienne n’a eu ni la présence d’esprit, ni la décence d’éteindre, me l’étale des pieds à la tête. Je retrouve dans toute sa saveur frelatée, crapuleuse, le seul homme dont, une fois dans ma vie, la poignée de mains m’avait humilié. Il est voûté sous le poids de quarante ans d’apéritifs. Ses cheveux, d’un blanc sale à la racine et d’un jaune verdâtre à la pointe, sont, par un prodige d’adhérence, ramenés « à la chien » sur le devant du front. Dans sa face ronde, avec un teint cuit — un teint de cuites, écriraient les humoristes — éclate un nez copieux et rubicond. Les paupières bulbeuses rapetissent des yeux noyés. Ses joues distendues se déployant sur son col très haut et en masquent heureusement l’usure. Il a le chef moisi, mais sa redingote est fringante, son gilet est de fantaisie, son pantalon plissé au fer et des guêtres blanches revêtent la craquelure des souliers vernis. Il tient, d’une main agitée d’un tremblement spasmodique, un canotier neuf, largement bordé de rouge. Il est le joyeux Jojo. Il est hilare et abject. Il est le créateur de Lucienne.

Il l’est indéniablement. Campé sous le portrait de sa fille, je retrouve en sa trogne avilie, trait pour trait, le masque angélique de Lucienne. Les mêmes yeux, le même plissements des lèvres s’avouent sous sa déformation. Ah ! que ne l’ai-je connu avant elle ! Je ne me fusse pas remarié, Tornada n’aurait pas eu à me piquer.

De quelle basse alcôve sortait-il, ou de quel bouge ? De quel relent d’alcool ou de patchouli, que, ne pouvant respirer, je ne pouvais définir, venait-il diversifier l’odeur fade de mes bougies mortuaires… Je ne sais, mais il émanait la volupté poisseuse.

Il resta cependant empoigné par mon décor funèbre.

— Tout de même, ce qu’on est peu de chose !… exhala-t-il, avec la compassion qu’on doit à un frère en humanité, qui meurt sans avoir connu les splendeurs de la crapule.

Il s’aperçut seulement alors de la présence d’un étranger. Il inclina la tête. Ségur 102-90 riposta d’identique façon.

— J’oublie de vous présenter… fit Lucienne. M. Guy Prinjard ; M. Joseph Tirolle, mon père.

Les deux hommes se resaluèrent à nouveau.

— Monsieur est de la famille ?… s’enquit Jojo.

— Non. Un ami, tout simplement.

— Un ami de ?… approfondit Jojo, en me désignant.

— Non, un ami à moi.

— Ah ! bien… enchanté, monsieur, de vous rencontrer en d’aussi tristes circonstances.

Une chaude poignée de mains scella leur sympathie sur ma dépouille.

Je cherchais : Guy Prinjard, le nom ne me rappelait rien, même pas en littérature. Mais tant de malheureux sont, à notre époque, piqués de la tarentule épistolaire, qu’il faudrait un cerveau d’encyclopédiste pour les y caser tous.

Confiant dans l’ami de sa fille, Jojo se laissa aller :

— Si c’est pas malheureux, monsieur, cette pauvre Sisi — troisième abrévation, je l’ignorais aussi — cette pauvre Sisi, veuve a son âge : que va-t-elle devenir ?… C’est dur, quand on aime le confort et qu’on a l’habitude de ne pas y regarder !… Je l’ai élevée dans la soie ; faudra-t-il maintenant qu’elle se mette à porter du coton et à ne plus pouvoir aider son pauvre père, qui s’est sacrifié pour elle ?… dites, monsieur, si c’est pas à vous dégoûter d’avoir livré une si belle enfant à un particulier comme celui-là ?…

Mais une flamme traversa l’eau de ses paupières :

— Voyons… j’espère bien tout de même que tu t’es arrangée pour qu’il te laisse un peu de pain pour mes vieux jours ?… Sous quel régime étiez-vous mariés ? ».

— Il n’y a pas eu de contrat, papa, tu le sais. Il m’a dit qu’il arrangerait cela plus tard.

— Des promesses,… les a-t-il tenues dans un testament ?

— Je ne crois pas… Nous venons de chercher partout, Guy et moi : nous n’avons rien trouvé.

— Alors, tu hérites ?…

— Du quart : c’est tout ce que la loi m’accorde.

— C’est injuste !… c’est épouvantable !… Que vais-je devenir !…

La catastrophe plana sur le trio. Les cadavres heureusement ne peuvent trahir leur hilarité. La mienne était du reste atténuée par le remords d’avoir confié à mon notaire un testament qui favorisait Lucienne aux dépens de Ninette. Ô ma Ninette, mon trésor, ma pureté ; ô Ninette d’Émeline, c’est pour ce couple odieux que je t’avais dépossédée !… Ah ! comme j’allais tout à l’heure, une fois ressuscité, courir chez le notaire et mettre en pièces cet acte insensé ! Ah ! comme j’allais balayer à la rue, rejeter au trottoir cette créature vénale, cet amant cupide et ce Jojo poisseux !…

Il est certain que le prestige de la mort tient pour beaucoup aux avantages matériels qu’elle laisse aux vivants. S’en voyant dépossédé, Jojo perdit aussitôt tout respect. Il reposa cavalièrement sur l’arrière de son chef son canotier enrubanné d’écarlate.

Et sa voix s’enfla :

— Alors, comme ça, c’est la môme qui prend les trois quarts !… Mais c’est écœurant !… Il n’y a plus de justice au monde !… Et dire, monsieur — s’adressait-il à Guy — que je me suis esquinté, moi, Joseph Tirolle, à lui faire valoir son argent à celui-là… Il avait commandité mon affaire de conserves alimentaires, une affaire superbe, monsieur ! Vingt-cinq mille de benef par an, s’il n’y avait pas eu le change ! des sardines, des maquereaux, et même des merlans, oui, monsieur, des merlans fumés, une invention à moi, un tas de gentils poissons qui vous embaument la gueule et vous la salent en même temps : ce qui pousse, naturellement, à la consommation du vin blanc, produit de notre France : double intérêt national, par conséquent !… Eh bien, il m’avait commandité cette affaire, et je turbinais à ne pas croire, pour que ça marche !… Et il ne laisse rien à ma fille, ce profiteur-là ! … Il me joue ce tour de cochon, à moi, un industriel honorable !… demandez, monsieur, demandez ce que je suis sur la place de Paris !…

— Allons ! ferme ça, papa… trancha Lucienne. Tu cries comme un putois, les domestiques vont t’entendre : ce n’est pas à faire. Avisons, plutôt.

— C’est juste, Sisi, avisons.

Aviser, c’était se demander ce qu’on allait pouvoir sauver du naufrage. Pour y réfléchir. Jojo retira de nouveau son canotier et se tapota, au front, les bribes de ses cheveux. Lucienne se réunit les mains sur l’estomac, comme je les tenais en ce moment ; mais il leur manquait de serrer l’effigie de Satan. Quant au beau Guy, il jouait avec ses cabochons.

Jojo déclencha :

— Tu as des bijoux ?

— Quelques-uns,… un collier de perles, des bagues, une barrette en diamants, deux pendentifs.

— Donne…

— Ah ! non, papa… je te connais !… ce serait plutôt à M. Prinjard que… et puis, comme ils proviennent, pour la plupart, de son ancienne et qu’on sait qu’ils existent, je me demande si la succession…

— Qu’est-ce qu’il t’a donné, en propre ?

— Le collier de perles, une émeraude, un saphir…

— C’est pas ton bien, ça ?

— La loi ne l’entend pas ainsi !… Mais sois tranquille : je saurai mettre de côté ce qui m’appartient… Quant à enlever autre chose… oh ! si nous habitions un hôtel… mais ce n’est pas le cas. Il faudrait donc plutôt songer aux collections.

— Aux livres anciens, indiqua Guy.

— Les tapisseries et les tapis valent un prix fou !… déclara gravement Jojo.

Tous trois levèrent la tête vers un admirable morceau de tapisserie qui décorait un panneau de ma chambre. C’était une pièce unique, du reste incomplète et plus longue que large, mais qui perpétuait depuis le xive siècle l’art incomparable des manufacturiers d’Arras, appliqués à traduire les dessins du peintre florentin Taddéo Gaddi. Je l’avais acquise récemment, à la vente de la fameuse collection Blumayer et considérais avoir fait mieux qu’une excellente affaire en ne la payant que cinquante mille francs. Elle en valait le triple. Pensaient-ils donc à me la soustraire ?… Et je frémissais d’avance, à l’idée des autres Beauvais et Gobelins inestimables qui paraient mon cabinet de travail…

Mais Lucienne me rassura :

— Des tapisseries, des tapis : à quoi penses-tu, papa !… Encore une fois, nous sommes en appartement ! et je ne vois pas la femme d’Étienne Montabert déménageant à la cloche de bois !…

— La nuit, le concierge dort, fifille.

— Je peux avoir mon auto à la porte… suggéra Guy.

— Mais oui, on s’arrange. Impossible n’est pas un mot français !… s’empanacha Jojo.

Malgré les nouvelles protestations de Lucienne, retenue par la peur du gendarme, le chauvinisme de Jojo les eût peut-être décidés à mettre en sécurité mes tapisseries, si Anna n’était venue déclarer que les Pompes Funèbres venaient d’arriver.

— Filez !… filez !… leur jeta Lucienne, et ne revenez que ce soir, à huit heures. Papa, tu amèneras mes cousines, Berthe et Lise. Vous aurez votre auto à la porte, Guy. Et moi, je demanderai à Mme Godsill de m’aider… Ah ! que mes cousines prennent donc un manteau du soir…

Elle les repoussait vers la porte, mais Jojo ne démarrait pas.

— J’espère bien, fifille, que tu ne vas pas faire de folies pour son enterrement. Un homme qui te laisse sans le sou !…

— Je ne peux pas moins d’un convoi de troisième classe, papa.

— Fiche-lui le corbillard des pauvres, ce sera déjà joli !… Et sans tarder, tu sais. Par ces temps orageux, les morts…

Il se pencha sur moi, me renifla :

— Sens-moi ça : il a déjà de l’odeur !…

Le croirait-on : cet intermède, déjà bouffon, devait finir plus cocassement encore. Ils venaient à peine de me laisser, que Jojo rentra subrepticement. Il boucla les deux portes, puis se mit à se déshabiller. Délire alcoolique, m’imaginai-je… Mais pas du tout : son acte était sublimement réfléchi. Quand il n’eut plus que sa chemise et son caleçon — avec son canotier toujours sur le chef, il ne manquait pas d’allure — il choisit un fauteuil, posa dessus une chaise, et amena le tout devant ma tapisserie du xvie siècle. Deux enjambées, surprenantes chez ce podagre, le hissèrent au sommet de son édifice. Il décrocha alors mon précieux tissu, qui n’était maintenu que par quelques anneaux, et une fois redescendu il se l’enroula autour de la poitrine et des reins. Par là-dessus, il réendossa sa redingote. Il prit encore le soin de se bourrer les poches de quelques bibelots précieux ramassés sur ma cheminée. Puis il replaça les meubles, ouvrit les portes et se retira avec la dignité d’un bourgeois bien nourri.

Je vous crois ! il emportait sur son ventre cent cinquante mille francs de tapisserie !

Et je ne pouvais m’élancer sur ses traces, le rattraper, l’étrangler !

Ah ! Jojo !…

CHAPITRE VII

Lucienne ayant fermé la porte de mon cabinet de travail, je n’eus que les échos très affaiblis de ses négociations avec le délégué des Pompes Funèbres. Je pus cependant me convaincre, à des éclats de voix plus perceptibles, qu’elle discutait âprement avec lui ; et si j’affirme aussi que l’âpreté du représentant d’obsèques fut égale à la sienne, c’est que le mercantilisme effréné de ces profiteurs de cadavres est chose notoire et qu’ils disposent, pour pousser à la dépense, d’un appât irrésistible : la vanité. Que n’obtient-on d’une femme dominée par le mal de paraître ! Que n’obtient-on de fleurs, de tentures, de croque-morts et de cierges supplémentaires, en lui faisant valoir doucement que madame une telle fit ceci, que madame une telle fit cela, et que la femme d’un poète, écrivain réputé, ne peut priver son mari ni se passer elle-même d’une tribune où s’exhausseront les orateurs désignés pour célébrer le génie du cher disparu ! On n’enterre pas Étienne Montabert comme l’épicier du coin… et c’était, au fond, mon avis.

Malheureusement, le semeur d’orgueil s’adressait à une épouse réfractaire, sa graine d’apparat levait mal, sa récolte macabre s’annonçait peu fructueuse. Je mis sous le même bonnet ces deux êtres animés du même intérêt et ce fut le dernier coup à mon amour, l’anéantissement définitif de mon rêve merveilleux. Ce me devint aussi répugnant que de penser à ce Guy penché sur la bouche de Lucienne et s’emparant de sa taille secouée par le désir. Véritablement, la résistance de cette créature en peignoir rose à ce commerçant en redingote me rongeait le cœur autant que la défaite de ses sens aux bras de son amant. Je pris aussitôt de capitales résolutions. Je chasserais cette femme vénale et me partagerais entre mon travail, Ninette et son institutrice. Entre elles deux, mon univers et le bonheur de mes ans vieillissants. Elles me mèneraient jusqu’à ma vraie tombe, par des routes fleuries de gloire, embaumées de tendresse.

Aussi, les appelai-je de toutes mes forces occultes. Faut-il croire à la télépathie ? l’une, du moins, répondit à mon invocation. J’avais deviné que c’était Ninette, lorsque la porte s’ouvrit. Ah ! la puissance de cette tendre aurore ! Je m’éblouis de la voir paraître, plus qu’aux rayonnements célestes.

Sa toilette du matin venait d’être achevée. Mon décès, trop récent encore, ne lui permettait que de porter du blanc des pieds à la tête, sauf en ses cheveux blonds, soigneusement tressés, qui étaient noués de noir. Elle soutenait avec difficulté, de son bras gauche, parmi des étoffes voyantes, l’énorme poupée, une religieuse, que venait de lui offrir son parrain. Aux attentions dont elle l’entourait, il était évident que c’était pour le moment son jouet préféré. Déjà douée d’imagination, elle attribuait une personnalité à chacun des êtres de son guignol. J’étais représenté, ce qui m’avait toujours un peu flatté, par un toréador rutilant, qu’elle appelait : Pépito. Pour sa barbe broussailleuse, Tornada devenait un diable sortant d’une boîte à surprise : mais un diable familier, qu’elle ne redoutait guère, qu’elle molestait même souvent. Sa belle-mère figurait sous les allures d’une froide et hostile Pierrette, au visage masqué de velours. Les domestiques possédaient aussi chacun son effigie. Seule son institutrice n’avait pas encore d’affectation dans sa galerie. Et je passais souvent des moments délicieux à l’écouter souffler une âme à ses pantins. Elle délaissait la Pierrette ; mais elle animait fréquemment Tornada-le-diable et moi-le-toréador. Elle faisait battre l’un avec l’autre, en répétant nos propos et même nos arguments au cours de nos discussions passionnées. Elle finissait toujours par nous raccommoder, à la faveur d’un festin cuisiné de ses menottes dans son ménage d’aluminium et je retrouvais encore en ce jeu nos réconciliations à table, devant le plat familial et le flacon poudreux.

Elle m’examina, comme la veille, avec une surprise inquiète :

— Core dodo, papa ?… Core fatigué ?…

Elle parlait doucement, pour ne me réveiller que si j’y étais véritablement disposé. Mais cela la dépassait que son papa se figeât aussi longtemps dans l’immobilité du toréador relégué en quelque coin de sa chambre.

Légèrement indignée, elle ne s’occupa plus que de sa poupée. Elle s’installa par terre avec elle et j’appris alors qui symbolisait la nouvelle venue.

— Viens, Mamoiselle… je vais t’habiller… si t’es bien sage, papa te donnera du bonbon… oui, Mamoiselle, du chocolat… praliné…

Praliné, elle prononçait ce mot avec une sorte de vénération. La praline, friandise qu’elle adorait par-dessus tout, fallait-il que Mamoiselle lui fût chère !… Oh ! oui, cher trésor, je t’en offrirais des sacs de fondants, des montagnes de sacs ! Je t’en offrirais à te gaver, à te délabrer l’estomac !…

— Mais tu sais, Mamoiselle… restreignit-elle… part à deux !… Faut jamais être gourmande, Mamoiselle. C’est vilain, la gourmandise !…

Et rassurée d’avance, elle se demanda :

— Qu’est-ce que je vais te mettre pour aller dans le monde ?… Tu es ma maman ; tu peux pas t’habiller pézouille…

Ah ! cet argot, récolté de Tornada et passant par ce bec rose !…

Maintenant, elle enlevait la robe de bure, elle mettait à nu la carcasse du jouet. Lamentable contraste avec le visage évangélique : n’importe, son esprit en faisait chair valable, le squelette se transsubstantiait en sa gouvernante chérie. Puis elle choisissait dans son paquet de chiffons, les étoffes les plus éclatantes, les plus pailletées d’or et elle vous les troussait à la six-quatre-deux, mais ingénieusement, sur la forme.

Elle dressa son chef-d’œuvre :

— Plus religieuse !… femme du monde !… Attends, Mamoiselle, ne bouge pas, je vais t’apporter Pépito, pour te marier avec…

— Tu fais donc déjà des mariages !… s’esclaffa Tornada, qui venait de la recevoir dans les jambes, au moment où elle filait chercher son toréador.

Je me réjouis de la présence de mon ami. Peut-être venait-il avancer l’heure de ma résurrection. Maintenant que je tenais la raison de sa piqûre et que je ne pouvais plus penser qu’il l’avait faite en vue d’une réclame tapageuse, je lui en gardais une solide reconnaissance. Mais les expériences les plus courtes sont les meilleures, et j’espérais follement qu’il m’apportait la seconde liqueur magique, le 444 qui allait me ramener du royaume des Ombres dans celui des Mortels.

Pas encore, hélas ! Il ne s’intéressa qu’à Ninette. Il la prit dans ses bras avec une douceur surprenante chez cet homme à la merci de considérations autrement supérieures. Ninette avait sur lui une incontestable influence de calme.

— Ainsi, microbe, tu t’esbaudis près du macchabée !… Et qui veux-tu donc marier ?

— Mamoiselle. Tu vois, j’ai mis sa belle robe.

— Ah ! c’est la petite Robin que tu défroques !… Tu ne peux donc pas la laisser à sa paix virginale… à sa paix de nonne ?… Quelle idée !… Et avec qui veux-tu la marier ?…

— Avec Pépito.

— C’est ton toréador, Pépito ?

— Oui, parrain Nada.

— Et Pépito, c’est ?…

— C’est mon papa.

— Pas besoin de Pépito, Ninette !… Tu peux bien les coucher ensemble tout de suite !… va donc !… il s’embête tout seul ton pauvre papa !… Fais-lui ce petit plaisir !… Allons ! va donc !…

Comme elle hésitait, c’est lui qui prit la poupée et l’étendit sur mon lit, à mes côtés.

Requiescant in pace… nous bénit-il.

Après quoi, mis en joie par cet hymen extravagant, il renouvela un jeu qui me terrifiait chaque fois qu’il s’y livrait. Il s’empara de l’enfant, la projeta en l’air, la rattrapa au vol, sous les aisselles, pour la relancer encore, vingt fois de suite. Qu’il manquât ce périlleux exercice, elle se cassait une patte.

— Plus haut !… plus haut !… s’égayait Ninette.

Et lui renforçait :

— C’est ça !… plus haut !… jusqu’au ciel !… comme papa !

On s’imagine, devant cette scène d’acrobatie, la stupeur du médecin de la préfecture, qui entra à ce moment pour constater mon décès. C’était un tâcheron blafard, aux yeux bordés d’inflammation derrière un lorgnon. Il semblait approprier sa tenue, redingote lugubre et petite cravate noire nouée court, à la gravité de ses clients occasionnels. Il fit un pas en arrière.

Mais Tornada reposa Ninette à terre :

— Entrez, mon brave. Vous êtes le contrôleur des refroidis, n’est-ce pas ? Je le jurerais rien qu’à vous voir. Mais expliquez-moi donc pourquoi vous prenez cette bobine d’enterrement ? Vous ne comprenez pas que vous jetez la terreur dans les familles ? Vous devriez vous présenter ici, tout pimpant, tout guilleret. La mort n’est pas si terrible, que diable ! La mort, demandez à mon vieil ami, le poète Étienne Montabert ici présent, s’il ne se sent pas singulièrement délivré !… Que voulez-vous ; on ne peut pas toujours être et avoir été. Son tort fut de s’embarquer trop souvent pour Cythère, à un âge où les voyages fatiguent les centres nerveux. La petite mort — prenez ça pour vous — quand on en abuse, dans l’état où vous êtes, c’est-à-dire sur les boulets, conduit fatalement à la grande. Crac !… une embolie et vous voilà réduit à vous ingurgiter les eaux d’un fleuve que les anciens ont baptisé : Léthé, mais qu’ils auraient dû plus exactement nommer : l’hiver… l’éternel hiver… C’est un jeu de mots…

Et comme son interlocuteur exprimait un ahurissement croissant, il cessa de tirer sur sa barbe et déclara posément :

— Je suis le professeur Tornada.

— Ah !… s’expliqua le médecin des morts, en saluant avec déférence.

Le prestige du chirurgien l’excusait de toutes ses extravagances et les humbles se rangeaient étroitement sous la bannière d’un ardent ennemi des officiels. Aussi, Tornada obtint-il, sans autre examen, sur sa seule déclaration d’embolie, le billet qui régularisait ma situation de décédé.

Mais ce savant, qui eût charcuté l’univers entier par lyrisme scientifique, n’eût pas écrasé une mouche pour le plaisir d’être malfaisant. Prévoyant le préjudice qu’il allait causer à ce funèbre confrère, qu’on accuserait d’impéritie lorsqu’éclaterait le coup de tonnerre de ma reviviscence, il voulut l’en dédommager d’avance, en lui glissant quelques billets de mille. L’autre les refusa, sans s’indigner, toutefois.

Le médecin des morts s’éloignait à peine que Lucienne rentra. Elle était accompagnée de Mme Godsill. Toutes deux présentaient cette physionomie toute particulière, que j’ai tant de fois observée chez les femmes qui sortent de conférer avec leur couturière. Cela n’a rien de semblable aux traces que laisse une visite chez l’amant, qui anime également le visage, mais d’un feu plus concentré. C’est ici l’exaltation, le rayonnement de l’effort créateur, la transfiguration des grandes communions à l’autel de la beauté. Ah ! elles devaient en avoir imaginé, de ces combinaisons de crêpe Georgette et de crêpe nature, et froissé de ces pulpes soyeuses !… Leurs mains en frémissaient encore…

Damnation ! Je ne sus échapper cette fois encore à la séduction de Lucienne. Un rappel violent de ma passion charnelle relégua loin, pour une minute, toute sa laideur morale. Aurais-je plus tard la force de la renier ?…

Tornada leur baisa galamment la main, comme il l’eût fait dans un salon. Puis désignant à Lucienne la poupée :

— Vous voyez que vous êtes déjà remplacée !…

— Je vous en prie, docteur !… s’offensa-t-elle.

Non pas que ces façons gouailleuses devant le corps de son mari l’affligeassent ; mais l’indéchiffrable menace qu’elle sentait en la goguenardise de mon ami la contraignait à l’hypocrisie d’une protestation.

Elle passa sa défiance sur Ninette :

— Que fais-tu ici, toi ?

Et s’emparant brusquement de sa main, elle esquissa une retraite.

Mais Tornada s’interposa :

— Laissez-la donc, cette petite. Elle joue au mariage, quoi de plus réconfortant !… Et dites-moi, chère amie : avez-vous pris une décision pour la cérémonie ?

— Certainement. Ce sera pour après-demain, avant midi. J’aurais voulu le garder plus longtemps ; mais j’ai dû me rendre au conseil des Pompes Funèbres.

— C’est sage. Et la mise en bière ?

— Demain soir.

— J’y assisterai. A-t-on songé aux faire-part ?

— J’en ai chargé les Pompes.

— Bien. Et les cordons du poêle, je parierais ?…

— C’est vrai, il y a les cordons. Combien sont-ils, ces cordons ?

— Pour les macchabées de luxe : six. On ne peut pas moins pour Étienne.

— Six… ne sera-ce pas de trop pour un modeste corbillard ?

— Modeste ?… Vous n’avez donc pas choisi la première classe ?

— Non. À la réflexion, pour me conformer aux goûts très simples d’Étienne, j’ai choisi la cinquième.

— Vous avez bien fait. Victor Hugo se fit traîner sur le corbillard des pauvres.

— Je n’ai pas osé aller jusque-là.

In medio stat virtus…

Il réfléchit, en époussetant sa barbe :

— Voyons, qui allons-nous désigner ?

— Vous d’abord, docteur !

— Moi ?… Oh ! non, pas moi… épargnez-moi cette corvée… Vous me connaissez, je suis trop actif pour me laisser jamais mettre du poêle dans la main… Mais non, mais non… prenez… prenez des Académiciens… prenez des Directeurs de quelque chose, des Présidents d’autre chose !… ça foisonne !… et vous leur ferez tant de plaisir !… Tenez : demandez à Firmin Tardurand, le concurrent d’Étienne au fauteuil Titon. C’est ça qui sera le beau geste !… Et télégraphiez de suite à ces Messieurs. À cette époque, ils sont peut-être à la campagne : il faut qu’ils aient le temps de revenir.

Il prit son chapeau :

— Il est midi, allez vous mettre à table. Vous devez mourir de faim.

— Pas du tout !

— Mais si, mais si ! Il faut se forcer. C’est la loi des gésiers : quand l’estomac s’emplit, le cerveau s’allège. Envolé, le cafard !… À très bientôt. Il se retira. Lucienne salua son dos d’un pied de nez et Mme Godsill d’un geste imitant sa façon de se faire des tortillons dans la barbe. Puis elles se sourirent.

Et j’étais un cadavre !

Conséquence logique de leurs grimaces, Lucienne associa :

— Rappelle-moi de téléphoner au coiffeur pour me faire onduler après-demain matin.

Autre conséquence :

— Si je remplaçais le crêpe Georgette par du crêpe ondulé ?

Mais ces graves soucis s’envolèrent aux réclamations de l’estomac :

— Viens déjeuner. Nous y réfléchirons à table. Tu vas faire un pauvre repas, ma chérie. Hors-d’œuvre, poulet, pommes ship, asperges et glace au marasquin…

— Goule !… l’insultai-je — à la honte de ma plume — moi qui, d’ordinaire, me réjouissais tant de la voir dévorer.

Quelques heures s’écoulèrent dans la solitude. Je les passai à remuer de la déception, de la tristesse, de l’amertume, du ressentiment. J’eusse maintenant voulu pouvoir fermer les yeux, pour me débarrasser du sourire figé sur le portrait de la misérable. Il semblait me narguer. Je brûlais, de cette femme, tout ce que j’en avais adoré. Le doux Sicambre s’enrage, dans la mort.

Il devait être environ quinze heures, quand la Vestale entra. Je ne pourrai plus désormais, tant que ma mort durera — et ma vie aussi, l’espérai-je — nommer autrement Mlle Robin. Vestale, elle l’était par le culte dont elle entourait mon être immobile. Vestale, par l’amour qu’elle portait à Ninette, prolongation de ma race, course de mon flambeau millénaire. Vestale, par le souci prosaïque qui l’amenait de renouveler les deux bougies prêtes à s’achever, de disposer dans une coupe contenant l’eau bénite le feuillage de buis. Elle obéissait aux commandements de sa religion, comme à toutes les traditions de la vertu, sans une défaillance. Elle entretenait la flamme symbolique… L’autre, la sacrilège, n’y eût jamais pensé. Elle m’eût laissé moisir dans le noir. Ses soucis n’allaient qu’à l’ostentation, à la mode, à la nature du crêpe, qui, veuve, l’embellissait le mieux.

Talonnée par l’ordre de rester avec Ninette, la Vestale fit vite. La flamme ravivée me montra ses épaules semblant porter une croix, son visage aminci, ses beaux yeux plus profondément encadrés de lassitude, de chagrin.

Lucienne avait dû aller à ses courses, car elle ne reparut pas chez moi. Mais elle avait délégué à mon chevet Mme Godsill, pour recevoir les visites. Celle-ci s’en vint, apportant mes Chants à l’aurore, le premier de mes volumes de vers, sans doute, qu’elle se décidât à ouvrir. Elle avait bien déjeuné. Elle alluma le lustre, s’installa pesamment dans une bergère et se mit à lire. Au bout de deux minutes, elle bâillait déjà prodigieusement. Digestion ou lecture ?… Lecture. Mais je ne fus guère marri. Ces accents-là n’étaient pas pour elle. Divorcée frénétique, elle ne vibrait qu’à la cacophonie du dancing, au xylophone, à l’accordéon des Noirs. Elle abandonna mon œuvre et se promena dans la chambre.

— Tiens ! la tapisserie n’y est plus !… remarqua-t-elle, tout haut.

C’est vrai, mon morceau du xive siècle, je n’y pensais plus…

Enfin, autre diversion : des visites. Elles allaient affluer en ce premier jour. On introduirait par les salons, puis par mon cabinet de travail. Les gens se retireraient par le couloir.

Il vint d’abord… mon tailleur. Je lui avais assuré la commande de mon habit vert. Il déplorait certainement ma mort, pour ce manque à gagner d’abord, et puis parce que je lui avais implicitement promis mon portrait, qu’il eût encadré dans son salon d’habillage. Il est très légitime qu’un mercanti s’afflige de la disparition d’un illustre client. Il se recueillit longuement. Je devinais qu’il mésestimait la coupe de mon smoking, qui n’était pas son œuvre.

— Il avait tant de talent !… finit-il par abandonner.

— Oh ! oui… tant de talent !… appuya langoureusement Mme Godsill.

Elle le prenait pour un critique. Et l’appréciation allait lui servir.

Mon tailleur me quitta après m’avoir salué de quelques gouttes d’eau bénite. C’était d’un homme soigneux : pour ne pas abîmer mon vêtement, il n’aspergea que le parquet.

Une sorte de gorille, le baron Blumayer, lui succéda. C’était à la vente de sa collection que j’avais acquis la tapisserie en promenade sur l’abdomen de mon beau-père. Il l’avait amèrement regrettée. Il me proposait souvent de me la racheter le double. Il savait où je l’avais placée. De temps en temps, il venait la voir, dévotement, comme en pèlerinage, comme on va au cimetière.

Son premier regard fut pour le panneau déserté.

— Gomment ! la tabisserie n’est blus là ?… Safez-vous où elle est ?… s’émut-il.

— Je l’ignore… riposta Mme Godsill.

— Che tonne une ponne gommision pour la rafoir…

Elle inclina la tête. Alors, il s’occupa de moi. Ivre d’espoir ou de rancune, il saisit le buis et m’inonda copieusement. Il faisait chaud : cette rosée ne me déplut pas.

— Che suis enjanté te l’afoir fu.

— Il avait tant de talent !…

Puis survint l’un des cordons du poêle, mon éditeur. Un homme sans lignes. Un dévalement de graisse ramassé sur de courtes pattes sphériques. Je lui livrais toute ma production poétique. Au point de vue de la vente, ma perte l’affectait peu ; mais il avait escompté mon titre d’académicien pour illustrer sa maison. Il ne laissa pas à Mme Godsill le temps d’affirmer que « j’avais du talent ». Ce fut lui qui le murmura le premier. Il partir sans m’arroser. C’était du reste dans ses habitudes.

Puis, second cordon de poêle… Ah ! que ne devinat-il tout ce que mon cœur lui déléguait de profonde et affectueuse gratitude, cet Hector Lentrain, mon collègue de demain sous la Coupole !… Son nom était tout un programme. Je ne possédais pas de plus fervent propagandiste que lui. Il m’avait ouvert le salon de la duchesse de Belleray, qui était — le salon ; certains prétendent la duchesse également, mais c’est pure calomnie — qui était un tremplin académique. Il usait même, pour m’assurer des voix, de véritables ruses parlementaires, en confiant à mes électeurs de la droite que j’avais été reçu par le pape — ce qui était vrai — et à ceux de gauche que j’étais apparenté au président de la Loge de Perpignan — ce qui était encore vrai — Excellent système, qui l’avait personnellement bien mieux servi qu’une trentaine de médiocres romans. Mais en toutes choses, hélas ! il faut considérer les petits côtés et je n’oserais jurer qu’une raison économique ne soutenait pas sa ferveur pour moi, de préférence à Firmin Tardurand, dont les romans connaissaient les gros tirages, alors qu’il ne se vendait, lui, Lentrain, qu’à quelques mille à peine. Néanmoins j’en bénéficiais et je me serais fait damner pour lui.

Hector Lentrain, Mme Godsill ne pouvait l’ignorer.

Son portrait inondait les journaux, il discourait à tout propos, il était de toutes les représentations. Elle le salua donc du titre de « Maître » et lui dit son admiration d’ouvrages qu’elle n’avait pas lus.

Pour conclure, elle me montra :

— Et lui aussi, il avait tant de talent !…

— L’Académie le regrettera !… amplifia, avec un hochement de tête, mon meilleur thuriféraire.

Après lui — on eût dit que tous les cordons du poêle s’étaient entendus pour se suivre — après Hector Lentrain, survint Louis de Saint-Gary, le président de la Société Ésotérique, à laquelle j’étais affilié depuis mes premiers vers : un freluquet monoclé, suant la suffisance et la jalousie, aussi dénué d’idées que riche d’orgueil. Il en imposait par son dédain silencieux, la majorité des hommes s’imaginant que de hautes conceptions habitent le crâne des taciturnes. Mais il se revanchait de son mutisme en saisissant toutes les occasions solennelles de réciter des discours forgés avec la pensée d’autrui.

Il me toisa un instant, puis :

— Je parlerai sur sa tombe… accorda-t-il.

— Il avait tant de talent !… leit-motiva Mme Godsill.

— Vous me l’apprenez,

Toi, mon président, quand je me réveillerai !…

Ensuite, d’autres et d’autres : un chansonnier montmartrois, qui enregistra mon « gala » dans son œil féroce ; un directeur de théâtre, qui payait ses pensionnaires en droits du seigneur ; ensemble, deux femmes de lettres, les pauvres ! traductrices de mes œuvres à l’étranger ; l’une, fatale Espagnole, l’autre, séborrhéique Norvégienne ; puis une pédante dentiste, qui me poussait des colles d’orthographe en me massacrant la mâchoire. Et d’autres, et d’autres… La fin de la journée les hâtaient. Ils stationnaient à peine, juste le temps de recueillir l’opinion de leur introductrice sur mon talent, de renchérir parfois, de m’arroser et de filer. Ils s’en fichaient. Leur indifférence me fut cruelle. Elle me prouva le peu de traces que j’allais laisser dans la littérature. Le défilé fut clos par un général qui taquinait les Muses. Il publiait un peu et m’écrivait à l’apparition de chacun de mes volumes. Je ne l’avais jamais vu, nos rapports n’ayant été qu’épistolaires. Mais je le reconnus instantanément au portrait, qu’après lui avoir extirpé trois côtes, m’en avait fait Tornada. « Un anchois conservé dans la saumure… il sort du reste de cette école… » me l’avait-il défini, en son verbe pittoresque. Puis il avait ajouté : « Également fervent de l’héliothérapie, il habite une cambuse avec un parc, à Neuilly, et s’expose au soleil uniquement vêtu d’un pagne. Encore le porte-t-il dans les cheveux. La police est sur ses traces… » J’avais ri. Je blâmais maintenant les sarcasmes de mon ami, en entendant le guerrier mâchonner ses regrets, seul parmi tous ces visiteurs à réellement ressentir ma mort. Je me jurai de lui faire obtenir un prix Montyon.

— Ouf !… exhala Mme Godsill, dès que, vers vingt heures, elle vit revenir Lucienne, pimpante en son crêpe ondulé.

Tout ce temps pour s’habiller, réfléchis-je : ne se serait-elle pas aussi un peu déshabillée, au Ségur 102-90 ?…

Mais Mme Godsill la questionnait :

— Où est donc la tapisserie ?

Lucienne verdit :

— La tapisserie ?… ah ! flûte, alors !…

Et certaine, instantanément :

— C’est papa. Attends : qu’est-ce qu’il va prendre !

Elle bondit dans mon cabinet, chercha dans l’indicateur du téléphone le numéro d’un bistrot où l’auteur de ses jours devait traîner son dernier apéritif. Elle tombait juste. Je me convainquis, à la vivacité des propos lancés à mon lointain ravisseur, que le mot « engueulade » ne saurait être épargné au dictionnaire de l’Académie.

— Tu n’es qu’un détrousseur !… et un idiot par dessus le marché ; car la pièce est connue, cataloguée !… Pour moi ? allons donc : c’est pour la bazarder, et te rouler dans la crapule !… je te connais !… Pauvre maman !… rapporte ça, entends-tu, et au trot !… Si elle n’est pas rentrée tout à l’heure, je te fais chambrer !…

Et clic ! le raccrochage de l’appareil, ma femme soulagée passait dans la salle à manger, avec son inséparable amie.

Ô mon Dieu ! mon beau poème d’amour, dans quel égout !…

Mais Tornada a raison. Tout se compense, tout s’équilibre ici-bas. Après la boue, la source claire. Voici Ninette. Voici la Vestale, celle-ci amenant celle-là adorer le papa toujours endormi. Elles s’agenouillent, elles joignent les mains. Je bois leur prière comme un philtre. L’oraison achevée, Mademoiselle met dans les mains de Ninette une paire de ciseaux :

— Va !… Va, ma chérie… Tu ne peux pas lui faire bobo…

Et l’enfant s’approche. Elle est juste assez haute. Gravement, héroïquement, elle me coupe une mèche de cheveux. De cette relique sacrée, Mademoiselle fait deux parts : l’une, qu’elle enveloppe pour elle ; l’autre qu’elle glisse dans un médaillon d’or. Elle y adapte une chaîne qu’elle passe au cou de ma petite.

— Toute la vie tu porteras cela sur toi. Toute la vie, pour te garder pure !…

Et mes divins fantômes s’évanouissent. Je viens d’éprouver ma plus poignante émotion.

La vie s’affiche devant mon être raidi comme sur l’écran d’un cinéma. Les personnages surgissent et se dissipent avec une étonnante opportunité. Ils prennent, dans la pénombre, un relief que mes sens tendus leur donnent peut-être. Nulle part, un tel cynisme ne s’étala. Nulle part une telle splendeur d’âmes. Il est vrai qu’ils sont, les uns dans la laideur, les autres dans la beauté, des êtres d’exception.

Je rangeais Tornada dans un clan à part, qui dépassait la compréhension, quand il se représenta. Il avait changé de face. Il traversait une de ces périodes de surexcitation où je savais qu’il gardait sa raison, mais dont ses ennemis profitaient pour en douter. Ses petits yeux d’oiseau papillotaient, des tics déplaçaient ses commissures, des vagues couraient dans sa barbe neptunienne. Quelles extravagances, quels calembours allais-je entendre !…

— Un bonsoir seulement, mon antique. Je passe. Je suis un météore. Je suis bien autre chose aussi : un gigolo !…

Il frétilla :

— Figure-toi : il m’arrive une aventure, avec une Vénus callipyge. Oui, mon antique. Je viens de faire sa connaissance à l’instant. Mon auto s’est introduite dans son taxi. En la tirant des décombres, j’ai senti des contours marmoréens. Il y a quelque chose à opérer dans ce coffre-là, me suis-je dit. En effet, elle m’a raconté un kyste… Alors, ça s’est arrangé pour cette nuit.

Il ne me cachait par ses frasques. Elles étaient toujours le prélude ou la conclusion d’une aventure chirurgicale. La possession était double chez lui. Il ne pouvait aimer que celles qu’il opérait. Du reste, fort peu hanté par l’instinct de l’espèce, il n’y sacrifiait qu’avec une fougue et une instantanéité toute napoléoniennes. Comme chez le grand stratège, son esprit était à d’autres conquêtes, à des combats contre la nature, à des redressements d’existences…

— Pour être juste, ma Callipyge a plutôt de la bouteille : dans les quarante-cinq ans, peut-être… ! Mais des abatis, mon antique, à enthousiasmer l’ancien et le nouveau continent. Pardon ! ne parlons pas de continence, cela pourrait te donner des idées. Je suis si content de toi ! Tu t’es admirablement tenu, tu sais. Tu es resté dans la note académique : dignité, gravité, pompiérisme. La Coupole sera fière de toi. Tu as tout ce qu’il faut pour doubler ton patron, le bienheureux Victor Lentrain, que j’appellerais volontiers Lentrain de derrière, à cause de ses idées rétrogrades. Toi, tu as encore quelques idées d’avant-garde. Moi, je n’ai pour l’instant, que des idées de vieille garde… une de celles qui se rendent toujours et qui ne meurent jamais. Le mot est vieux comme les ruts et je n’insiste pas. Tu n’as plus qu’une bonne nuit à prendre patience. Au sortir des bras de ma cocotte, j’accours te tirer de ceux des trois tiennes. Un gramme de 444, peing ! et je te rends ton métabolisme, après t’avoir supprimé, j’y compte, ton méta-maboulisme. Tu refais instantanément des calories ; tu te lèves et tu dis : « Me voilà ! » C’est pas épatant, ça ?… Et ce potin, dans le Landerneau des morticoles !… si mal éclairé, du reste, ce lanterneau ! … tandis que moi, ah ! moi, j’ai quelque chose, là !… ta femme me le disait à l’instant même… Mais c’est vrai, tu ne sais pas, je viens de dîner avec ta femme et la Godsill !… J’arrivais au moment où elles se mettaient à table. Alors elles m’ont invité. Cela a été charmant. La Godsill me faisait du pied. Elle m’adore, cette mignonne, depuis qu’elle n’a plus ses boîtes à lait. « Ça ne se porte plus, je n’en veux plus » m’avait-elle dit. Alors je les lui ai enlevées et les ai transformées en carburant Tornada. Oui, mon antique, j’ai marché à cinquante à l’heure avec les nichons de la Godsill. Quoi, c’est encore une façon de marcher !… Elle ne s’en doute pas, du reste, et ce n’est pas moi qui le lui apprendrai. Elle me réclamerait l’essence. Bref, le repas a été charmant. On a parlé de toi. Un menu, mon antique et solennel, à s’en lécher les phalangettes ! Rouget tartare, poulet à la gelée, salade soviétique et iceberg au marasquin. Tu vois, rien que du froid, en considération de ton état. On a beau dire, ta femme est une gredine, mais elle fait rudement bien boulotter !

Il eût continué encore longtemps cette semi-divagation, si ses hôtesses n’étaient survenues. Comme il ne leur avait pas caché sa bonne fortune, elles s’étonnèrent de le trouver encore là.

— J’avais oublié une pieuse offrande… s’excusa t-il.

Il fila dans l’antichambre et revint porteur d’une monumentale couronne d’immortelles jaunes, qu’il déposa au pied du mur, exactement sous le portrait de Lucienne.

— Ce sera pour mettre sur le catafalque, demain, gémit-il.

Et à ma femme qui oubliait de le remercier :

— Vous comprenez pourquoi j’ai choisi des immortelles. J’en ai vainement cherché d’une autre nuance ; mais je n’ai pas trouvé le vert sombre du lierre, qui symbolise votre amour pour ce brave.

— J’avais pour lui plus que de l’amour, docteur.

— Tiens ?…

Elle prit son ton de conservatoire :

— De l’affection, docteur, c’est plus durable. Aussi ferais-je comme le lierre !

— Qui meurt là où il s’attache ?… Ne faites donc pas de sottises !… Patientez encore une dizaine de lustres… de ces lustres qui illuminent la vie d’une jolie femme !… Et ménagez-vous, en attendant. Qui va le veiller cette nuit ?

— Moi.

— Mais je vous le défends bien !

— Jusqu’à minuit seulement, docteur, je vous en supplie !… Mlle Robin me succédera.

— Ah ! c’est elle ?… c’est elle qui vous succédera ?… Parfait, alors !… parfait !

Du bruit se produisit du côté du salon. Le visage de Lucienne exprima de l’appréhension. Elle redoutait que ceux qu’elle avait convoqués pour sauver le mobilier ne se présentassent avant l’heure. Mais la fidèle Anna la vint rassurer, en annonçant :

— M. et Mme Tardurand.

— Le concurrent, le quatrième cordon du poêle mobile !… rayonna Tornada.

— On ne se présente pas à cette heure indue !… protesta Lucienne.

— Il faut le recevoir. Faites entrer !… ordonna le chirurgien.

Tandis que Lucienne et sa compagne allaient au-devant :

— Tiens-toi. On va s’amuser. Tu vas voir ce couple. Callipyge-moi ça.

Il les accueillit avec d’excessives courbettes. Les Tardurand prêtaient en vérité, dès l’abord, à la gaîté. On n’aurait jamais pu croire que les accents de Polymnie vibrassent en des êtres d’apparence aussi vulgaire. Tout au plus ceux d’Erato. Car la femme aussi travaillait dans les lettres. Ancienne institutrice, après avoir écrit des polissonneries sous un pseudonyme, elle empruntait maintenant le nom de son mari pour exalter, en alexandrins d’inégales enjambées, l’autel et la République. L’homme était aussi boursouflé, aussi soufflant, aussi gavé de santé apoplectique que sa compagne était réduite, pincée et incolore.

Tornada, pour me faire apprécier pleinement cette ultime entrevue, avait allumé le lustre. Je pus surprendre dans l’œil de mon concurrent la joie totale de me voir vaincu. Ma revanche prochaine ne m’en enivra que davantage. Et le divertissement se déroula, contrarié, pour moi, par l’inquiétude que me causait Tardurand. La chaleur l’accablait à l’extrême, le congestionnait, le faisait suffoquer. Il se défendit cependant de faiblir. Il tira de sa poche un manuscrit et annonça :

La mort du poète !

Il lut, mezza voce, une élucubration passionnée, sorte de poème à la manière antique, dont sa femme faisait les répons. Ils me rappelaient l’âge déjà si lointain où, sur les bancs du collège, le troupeau écolier ânonnait le chœur des grenouilles. Tornada, bientôt, accompagna le bonne dame, d’une voix d’ophicléide. Le rire d’Homère m’eût secoué.

Sa lecture achevée, Tardurand passa triomphalement à un calcul de probabilités :

— Nous nous présentions l’un contre l’autre au fauteuil Titon et il y mettait une rare animosité. Maintenant tout est oublié. Je tiendrai l’un des cordons du poêle. Chose piquante, ce sera au moment où l’on votera pour moi. J’aurais emporté le morceau quand même, notez bien. Réfléchissez : au premier tour, sur vingt-huit votants, il y avait onze voix pour Montabert ; sept pour Givers et dix pour moi. Au second tour, Givers en perdait deux, qui se portaient l’une sur Montabert, et l’autre sur moi. Au troisième tour, on reste chacun sur ses positions. Au quatrième tour, ah ! ça commence à rappliquer chez votre serviteur. Montabert en garde douze et moi je grimpe à treize. Au cinquième tour…

— Je sais… coupa Tornada. Au vingtième tour, vous en étiez.

— Oh !… avant !… bien avant !… vers le dixième tour !

— Enfin, maintenant, vous vous croyez tranquille ?

— Hélas !

— Et s’il n’était pas mort ?… proféra Tornada.

— Qui ça ?… Titon ?

— Non : celui-là.

— Je n’oserais jurer de Titon, ne l’ayant pas vu sur son lit de mort ; mais celui-là, j’en mettrais la main au feu. Les miracles ne sont plus de notre époque, docteur !

— Hé ! hé !… qui sait !…

— Vous n’arriverez pas à m’inquiéter, cher docteur… sourit Tardurand.

Mais il n’avait plus la même assurance. L’air ironique et mystérieux du professeur l’inquiétait et l’irritait. On n’était sûr de rien, avec ce remueur d’organismes. Le ménage me regarda plus attentivement. La femme fit une prière, mais je ne suis pas sûr que c’était pour implorer le ciel en faveur de la supposition de Tornada. Quant au mari…

Quant au mari, juste ciel ! c’est avec épouvante que je retrace ce qui lui arriva. Il se trouvait, à ce moment, directement dans le champ de mon observation, en sorte que je ne perdis rien de ce coup de théâtre. De congestionné qu’il était déjà, je vis mon rival passer au cramoisi. Il se mit à grimacer, ses yeux se révulsèrent. Il porta la main à la tête, comme pour se débarrasser d’une bête rongeante. Il poussa quelques hoquets, tenta de se raccrocher à la barre de mon lit. Puis définitivement, il s’écroula. Clameurs de la poétesse, empressement des assistants, eau froide, vinaigre, piqûres de Tornada : rien n’y fit, mon concurrent au fauteuil Titon était fauché par une embolie identique à celle que Tornada avait imaginée pour moi.

— C’est crevant !… déclara le savant, on dirait que je porte malheur à tous les candidats à l’Académie !… Si vous voulez profiter de mon auto pour le ramener chez lui…

Et tandis qu’on emportait le malheureux :

— Ça va me mettre en retard pour Vénus, mais je ne regrette rien. Tu as de la chance, vieil Hydre de Lerne : Atropos te favorise. J’aurais peut-être pu, en y mettant un peu de patience, et avec mon 222, le prolonger quelque temps, mais l’apoplexie est une fichue poisse. Alors, réflexion faite, j’ai préféré assurer ton élection.

Et se frottant les mains :

— Je crois que, depuis que la viande humaine existe, c’est la première fois qu’on voit un mort tuer un vivant !

Il semblerait qu’après ce drame, la fin de ma seconde journée mortuaire dût me paraître tout à fait dépourvue d’intérêt. Mais mon égoïsme et mon instinct de propriété m’attachèrent encore aux agissements d’une petite troupe qui emplit ma chambre un quart d’heure environ après l’enlèvement de Firmin Tardurand. Il s’agissait du reste d’un autre enlèvement, qui ne m’était pas moins angoissant que celui de mon rival. Et aussi d’une restitution.

Jojo entra le premier, furtivement, canotier sur l’oreille et bedon fourni. Il se déshabilla en un tour de main, extirpa de ses dessous mon bandeau de tapisserie, l’embrassa avant de s’en séparer et recommença ses exercices de clown sur le fauteuil et la chaise superposés. Il raccrocha son larcin, redescendit, se rhabilla, retrouva sa taille et poussa un soupir de soulagement d’avoir l’abdomen et la conscience enfin tranquilles. Le reste n’allait être que peccadilles.

Mes autres détrousseurs survinrent qu’il achevait à peine. Je distinguai, sous la conduite de Lucienne et de Mme Godsill, munies de sacs de voyage, deux longues cousines de ma femme, taillées en échalas, profils perdus et mains de pieuvre ; puis le florissant Ségur 102-90 ; puis un ami de celui-ci, aboyeur à l’hôtel des ventes, homme très sûr, amené à titre d’expert. Tous ces invités, par cette énorme chaleur — trente degrés au moins… à mon ombre ! — portaient le vaste manteau du recel.

Et ça ne traîna pas. Après une minute de recueillement à mon chevet — rien n’empêchait les bons sentiments ; et puis, qui dépouillait-on : pas moi, mais ma fille — on commença à déblayer ma chambre, des objets de collection que Jojo n’avait pas raflés le matin. Les sacs reçurent deux admirables flambeaux directoire, charme de mes yeux ; trois émaux encadrés du treizième ; une série de petites peintures exquises d’André Devambez ; deux sanguines originales de Greuze : une élégante reproduction en bronze du Tireur d’Épines qui est au Vatican ; un adorable miroir en or ciselé, garnissant une poudreuse ; un réveil en argent, des bois sculptés, des miniatures, mes porte-crayons, bagues, épingles, montres, chronographes… que sais-je encore : tout ce qui animait pour moi la beauté, l’art du passé, du présent ; tout ce qui résultait de mes voyages, de mes chasses passionnées chez les antiquaires. Et mon cœur sanglotait — on s’éprend des choses comme des êtres — mon cœur sanglotait chaque fois que l’expert, après examen, approuvait l’enlèvement. Je doutai cependant de sa compétence, lorsqu’il refusa une descente de croix en ivoire, véritable merveille, travaillée par Cellini pour le pape Clément VII. Il affirma qu’elle était en simili !…

Une fois le tout bourré d’étoffes anciennes :

— Dans l’auto, ordonna Guy.

Mes ravageurs s’attaquèrent ensuite à mon cabinet de travail. Ma torture s’accrut : c’était mes livres qu’on m’arrachait, mes caressantes reliures anciennes, mon décor enchanteur. Il fallut, pour les mener clandestinement à l’auto, trois voyages des cousines à la barbe du concierge ronflant.

Puis le fléau passa dans le petit salon, dans le grand salon. J’étais à bout d’amertume, de rage impuissante !

À onze heures et demie, la porte se referma sur le dernier filou. Lucienne revint, éteignit calmement le lustre.

Mettrais-je la police en œuvre ?… J’enverrais, en tout cas, paître un tabellion assez négligent pour avoir oublié les scellés.

Minuit. L’heure des crimes, mentit à sa réputation.

Elle devint pour moi l’heure édifiante, l’heure angélique, en amenant Mlle Hélène pour me veiller ; l’heure aussi des harmonies divines, puisque ayant rencontré mes Chants à l’Aurore, source d’ennui pour Mme Godsill, la Vestale s’en empara, les ouvrit et se mit, non pas à lire, mais à réciter le premier poème qui lui tomba sous les yeux, puis un autre, puis un autre. Sa voix me calmait comme une musique céleste, son inspiration doublait la mienne. Rien de conventionnel, rien d’emphatique en son interprétation ; mais les justes accords, les accents naturels d’une âme frémissant à la splendeur du verbe, à la magnificence de l’idée.

— Maître !… Mon bien-aimé, écoute-moi… et pardonne-moi… on tutoye le Seigneur !… Oh ! je t’ai aimé si humblement !… si à l’écart !… en servante !… en esclave !… toi seul pouvais endormir le souvenir de celui que j’ai perdu pendant la guerre !… toi seul, par ta bonté, ton esprit, ton élévation !… et je t’ai béni !… et je t’ai plaint !… tu sais pourquoi, maintenant que, là-haut, la vérité t’inonde !…

Elle prit ma main.

— Mais ne parlons pas de moi. Je ne compte pas, moi. Il ne peut être question que de Ninette, de notre Ninette… et puisque tes vers, que j’ai consultés, m’ont répondu qu’il ne faut pas que cette enfant soit à l’autre… à l’autre qui l’abandonnerait, la perdrait peut-être… elle sera donc à moi, à moi seule. Et voici ce que je vais faire, Maître. Je vais d’abord l’arracher à cette misérable. Oui, l’arracher, l’enlever, la voler, la cacher !… Je tiens, d’un héritage, dans un coin obscur de Provence, un petit bien. Presque rien : une maison et quelques hectares. Mais ils sont dans la lumière, les pins, les sources et au loin, devant les montagnes bleues !… C’est là que je l’emporte !… c’est là qu’elle change de nom… c’est là qu’elle devient, jusqu’à sa majorité, ma fille !… Ce qu’on dira ?… ah ! qu’importe… Cette femme la recherchera-t-elle, seulement ?… ne la débarrasserai-je pas ?… n’aura-t-elle pas ses vices ?… Alors, Ninette, je l’enlève… Je travaille pour la nourrir… Je bêche la terre !… ô la belle vie, sous ton égide !… Et puis, à vingt ans — j’aurai fait surveiller ses intérêts, n’est-ce pas ; si l’autre veut y toucher, ah ! mon Dieu, qu’elle prenne garde !… et puis, quand Ninette sera ce qu’elle doit être : belle, riche et digne de toi, mon Maître… alors, je me dresse et je crie : « C’est Ninette !… c’est Ninette, cette enfant !… vous ne reconnaissez donc pas la fille d’Étienne Montabert !… » Et les poètes accourront !… les poètes !… et si l’un d’eux, oui, l’un d’eux… je lui demanderai seulement de ne pas m’en séparer !… Ce sera si doux !…

Ô pure joie de l’abnégation ! elle ne pleurait plus, elle souriait même à son rêve de sacrifice. Bientôt, l’espoir la dompta plus encore que la fatigue. Elle s’endormit, à genoux, la tête sur mes draps, ne cessant de réunir dans sa main posée sur la mienne munie du Crucifix, ces deux puissances, l’humaine et la divine.

Bercé comme elle par la douceur des jours attendus, mon cerveau confiant se laissa gagner par le sommeil.


CHAPITRE VIII

Mon troisième jour, l’aube de ma résurrection !… Le glas s’éloigne, un carillon le remplace ! Les portes de la nuit vont s’ouvrir sous la poussée de Tornada, l’exorciseur magnifique !

Il va venir. Je l’attends, depuis mon réveil, depuis cinq heures du matin, moment où la Vestale dénoua nos mains et s’en fut vers Ninette. Je l’attends. Il va venir rattacher la trame. Il est le sorcier. Il est le Messie. Il glissera sous ma peau sa liqueur magique, un seul gramme de son 444. L’épreuve m’aura été cruelle, mais je me lèverai, en justicier !…

Je l’attends, la pendule a déjà égrené sept coups. Le voilà qui en distribue huit. La rue d’abord, la maison ensuite, s’emplissent de bruits ménagers. Ils sont ma torture de chaque matin, mais je les bénis aujourd’hui. Ils se mêlent aux cloches joyeuses qui tintent dans ma tête. Ils célèbrent, eux aussi, ma délivrance !…

À neuf heures, Tornada n’était pas là. Je m’en serais étonné, si je ne l’avais su aux prises avec Vénus.

À dix heures enfin, il fit irruption, en proie à une agitation centuplée. Jamais je ne l’avais vu aussi tiquant, aussi grimaçant. Sous sa longue barbe tortillée, un col sans cravate. Des vêtements remis à la diable.

— Il m’en arrive une bien bonne, mon antique !… Figure-toi que je viens de me faire entôler !… La baronne de Quincanpoix… c’est ma Vénus au kyste : une baronne, je m’imaginais… bref, la baronne m’a détroussé, pendant que je passais de ses bras à ceux de Morphée !… Ce matin, au réveil, plus rien dans mon lit, plus rien dans mes poches !… Vénus, tu comprends, je m’en fiche, ça se remplace. Le kyste aussi : un de perdu, dix de retrouvés. Et puis, toute son anatomie n’était que du chiqué, rien que des postiches, plate comme une punaise… sauf le kyste, bien entendu. Mon portefeuille, je m’en fiche également : dix mille balles, c’est le prix d’un kyste. Mais, ce qui devient sérieux, et même grave, c’est qu’elle m’a barboté en même temps le nécessaire dont je m’étais muni pour te ressusciter, avec l’ampoule de 444, et mes observations, et mes documents et la formule de mon 444 !… Pour toi, t’inquiète pas : ce n’est qu’un peu de retard, j’ai d’autres préparations à mon laboratoire, au début de l’après-midi tu seras debout… Mais ma formule, mon antique, ma formule !… dix ans de recherches, de mise au point, d’expérimentation, jour et nuit, entre les pattes de cette grenouille !… Si encore elle essayait du chantage, je lui donnerais ma fortune, là, tout de suite !… « Prenez, baronne, prenez !… et je vous extirpe votre kyste par-dessus le marché !… » Mais c’est qu’elle va peut-être proposer l’affaire à mes envieux, à mes ennemis !… peut-être jeter ma découverte au ruisseau officiel !… alors ça devient le domaine public !… alors, tout ce que J’avais construit pour le bonheur humain : capacité psychologique d’un encéphale inerte, cadavre voyeur, observation des instincts déchaînés autour d’un pseudo-macchabée, voilà toute cette expérimentation nouvelle, précieuse entre mes mains sagaces, à la merci des charlatans !… et l’histoire dira… ah ! misère, l’histoire, j’en reculais l’heure !… je retardais le sablier des siècles !… j’ajournais l’éternité !… j’inondais le monde d’une lumière posthume !… et l’histoire dira que le néo-Christ ce n’était pas moi !…

Il souffrait visiblement, dans sa manie restauratrice, dans son orgueil supplanté. À l’allure vertigineuse de ses idées, j’aurais pu m’attendre à plus de déraison. Je crus qu’il allait y succomber. Mais il se redressa soudain :

— Je cours à la police. À cet après-midi. La doctrine de Tornada me fit réfléchir, après son départ. Elle perçait sous l’originalité fantasque de son auteur. Elle montait quand même vers l’idéal. Ce savant voulait le bonheur de ses semblables. Mais il le voulait par la destruction des illusions. Conception radicalement opposée à la mienne. J’étais pénétré de cette idée, que le bonheur n’est fait que de mirage. Lui, le voulait dans la sèche vérité. Je n’y pouvais souscrire, malgré la philosophie, née de la rancœur, avec laquelle j’acceptais la trahison de Lucienne.

Mais j’eus peine à continuer mes réflexions. Mon cerveau se fatiguait, me parut-il. Je me sentais plus apte à enregistrer les phénomènes extérieurs qu’à spéculer sur des abstractions. Était-ce que l’effet du 222 s’atténuait ? Une piqûre, m’avait dit Tornada. entretient une semaine. Comptant me ranimer le surlendemain, avait-il restreint la dose ? Ou bien mes émotions avaient-elles été si intenses, ces deux jours, que j’avais dépensé trop de sa provision de vie latente ?…

Je ne pus forger quatre vers, épitaphe de mes amours défuntes. Je cherchais une rime à Lucienne et n’en trouvais que de condamnables. Impuissant, je me résolus à faire, si l’on peut dire, la grasse matinée. La chaleur tournait à l’orage, mais mon être au ralenti n’en souffrait pas. Ne m’incommoda qu’une mouche, qui s’en vint broutailler avec insistance sur mon nez. Puer, abige muscas, me remémorai-je. Mais personne n’était là pour la chasser.

Pardon, quelqu’un était là, qui me débarrassait du fâcheux insecte, et par un procédé peu banal : en m’aspergeant le visage d’eau bénite. Je sentais les gouttes tomber. On attendait et on recommençait. Et le plus curieux, c’est que je ne voyais pas la main qui me faisait l’hommage de cette bienfaisante fraîcheur. La manne semblait tomber du ciel, toute seule, sans qu’il y eût personne dans la chambre.

Mais je t’y prends, petite farceuse ! J’ai vu ta menotte agitant le branchage, j’entends ton rire étouffé !… Tu fais une ruse à ton papa !…

Ninette se dressa de dessous mon lit. Elle y était parvenue en rampant. Elle me gronda :

— Core dodo, papa !… Vilain paresseux !… Réveille-toi, voyons !… Viens jouer !… Veux-tu jouer à l’enterrement ?…

Trésor ! Elle ne soupçonne pas l’énormité de son offre. Elle en a ramassé l’idée à la cuisine, où il lui est défendu d’aller. C’est passionnant, la cuisine, avec les feux rouges des cuivres, blancs des nickels, verts des bouteilles, et le poêle qui gronde et happe, et l’évier qui ingurgite avidement, comme le gosier du valet de chambre, en faisant : « glou, glou »… Elle en sort, je le jurerais. Elle a retenu, pour s’en divertir ultérieurement, les propos ancillaires du jour.

Mais je reste impassible, pas un pli ne frémit sur moi. Je me dérobe… Alors elle s’impatiente, s’irrite, trépigne. Elle renouvelle l’aspersion. Elle insiste, en me tirant par la manche du smoking. Je ne bronche pas. Alors, un silence. Elle m’observe et je constate sur sa frimousse l’évolution de sa pensée. Ah ! quel éclair tout à coup !… Quelle angoisse, quelle terreur, quelle fuite éperdue : son premier choc avec le malheur, legs de l’épouvante !

— Mort, papa !… mort, papa !… crie-t-elle, en se sauvant vers sa gouvernante.

Mais non, petite sotte ! Je te prendrai tout à l’heure dans mes bras, je te câlinerai, je te couvrirai de baisers enragés, je chasserai le reliquat des imbéciles terreurs ataviques : j’effacerai, par mes transports de vie, la sombre minute où tu t’es déjà penchée sur l’au-delà !…

Trois heures vides encore. On mange dans mes environs. On mange partout. L’ignoble humanité se gave. La panse seule compte. Le travail, le veau d’or, l’idée : tout est pour la panse.

Pour la panse aussi l’amour. Lucienne m’en apporte l’abjecte suggestion. La voici, épanouie dans son deuil. Sa substance est heureuse. Qu’elle est belle ! Que j’aurai de peine à m’arracher à sa chair ! Ma passion pour elle s’élucide : je ne l’ai jamais aimée que pour la possession. Cela m’aide à la mépriser, à ne pas trop souffrir de l’anéantissement de mon rêve. Mais cela ne va-t-il pas me retenir à elle, honteusement, servilement !

Non ! Je saurai me vaincre ! Je n’aurai qu’à regarder ce téléphone, dont elle se sert à nouveau, pour décider avec son Guy du rendez-vous de l’après-midi, dans une pâtisserie voisine de la gare Saint-Lazare ! Elle foule toutes les pudeurs ! Goûter avec son amant, en public, la veille de mes funérailles !…

Téléphone au pied de bronze, tu deviens mon arme, ma massue ! C’est toi qui broieras son crâne, qui feras craquer ses os, gicler son sang, ô téléphone au pied de bronze !…

A-t-elle eu pitié, remords, quand, en repassant dans ma chambre, elle s’est arrêtée sous son portrait et, me regardant un peu plus longuement, elle a murmuré :

— Pauvre diable !… il avait tout de même de belles qualités !

Mais non, même pas. Elle souriait. Le même sourire qu’en sa peinture, où je distingue maintenant l’ironie cruelle, la jouissance, l’avidité…

Mon Dieu ! que Tornada est en retard !…

Mais voici des visiteurs encore. Ils ne devraient plus venir ! Ce n’est plus Anna qui devrait les introduire : c’est moi ! C’est moi, qui devrais renvoyer cet homme aux dents découpées en scie, aux yeux en trous de vrille, qui n’enlève même pas sa casquette en pénétrant dans ma chambre. Quel est ce voyou ?…

Il tire un mètre de sa poche, me mesure des pieds à la tête :

— Ça ira pour la longueur. L’ patron a dit qu’on s’rait là avant la nuit.

Il sort. Il est remplacé par un homuscule blafard, cheveux plats et déteints, gestes mielleux. Je le reconnais. C’est un parasite des lettres. Il y en a beaucoup de son espèce. Ils sont la dîme du succès. Ils vivent d’emprunts, de dettes, ce qui est d’un assez bon rapport. Vaguement épistoliers, glissant leur copie dans des organes de chantage, ils encensent ou salissent, selon la générosité ou le refus. Leur critique n’a aucune espèce de valeur, aucune portée. Mais on flanche devant tout ce qui est écrit sur vous. Très psychologues avec cela, ils prévoient ce qui flattera ou déplaira. Il y en a même qui donnent d’assez justes conseils. Ils émeuvent avec des récits d’infortune, forgés de toutes pièces. On se laisse aller à mettre la main au gousset. Ils y reviennent. Ils ne renoncent qu’après les rebuffades.

Celui-là, j’avais eu la faiblesse de ne pas l’éconduire tout de suite. Je ne m’en étais débarrassé qu’en lui consignant ma porte. Anna avait l’ordre de dire que j’étais sorti. L’ordre ne pouvait plus tenir avec ma mort et Anna pouvait-elle s’imaginer qu’il grapillerait encore sur mon cadavre !…

— Je n’ai pas déjeuné. N’auriez-vous pas quelque chose à me faire prendre, en souvenir de ce que j’ai fait pour lui ?

Rien n’est sacré pour un tapeur… dirait Tornada.

Après lui, une mince silhouette falote, gentille, coquette avec quatre sous. Je cherche d’abord… Mais son front large, sérieux, sous la puissante chevelure blonde, me remémore une scène que me fit un jour Lucienne, aux temps où je croyais à son amour. Je dus, pour dissiper la bruyante jalousie de ma femme, congédier cette dactylo, vraie collaboratrice. Elle vient de loin m’apporter des fleurs. Ses yeux sont rouges.

Demain, elle recevra un télégramme, la conviant à reprendre sa place, avec des émoluments doublés. Pas demain : ce soir !

Ce soir. Mais encore faut-il que Tornada ne n’entrave plus trop longtemps.

Il me fait poser, ce satané chirurgien. Je pose encore pour le Mécène qui succède à la dactylo. C’est un financier qui fonde des prix littéraires. Il a soixante ans. Il est maigre, comme étiré, avec un nez en bec de chouette et des doigts en spatules appropriés par la nature, dirait-on, à sa fonction sociale, de sorte que le nez puisse se convaincre que l’argent n’a pas d’odeur et que les doigts palpent plus expertement les billets de banque. J’avais cru d'abord qu’il m’admirait. Il me servait à tous propos des bribes de mes vers. Il les écorchait, mais on encaisse sans sourciller les fautes de prosodie d’un profane, quand c’est vous qu’il cite en public. Je compris plus tard qu’il tirait exclusivement vanité de ma rosette à ses réceptions. Plus tard aussi, Lucienne m’apprit qu’il la courtisait. Nous nous moquions, au sortir de ses festins, de ses airs penchés. Je croyais qu’elle lui résistait. Le faut-il croire encore ?… Il n’a regardé que le portrait. Il a réclamé Madame. La réponse d'Anna, qu’elle était sortie, l’a fait fuir.

Et ce Tornada qui n’arrive pas !…

Oh ! je suis sans inquiétude. Rien que l’intérêt scientifique le ramènera auprès de moi avant la mise en bière. Pourquoi se presserait-il ? il a quelques heures encore. Il m’a promis l’évasion pour après le déjeuner. Mais l’après-déjeuner oscille entre quatorze et dix-sept heures. Il n’en est que seize. Il est si occupé. Une opération urgente peut l’avoir retenu. Il doit aller conter son aventure au préfet de Police. On attend dans les bureaux. Il m’aime, cet homme.

Une heure passe encore. Pour me faire patienter, le destin me délègue Raoul Givers. C’est un autre concurrent au fauteuil Titon, sur qui se seraient portées quelques voix.

Je connais à peine cette physionomie sympathique d’historien, ne fréquentant guère le forum, toujours terré dans les bibliothèques. Je ne l’ai même vu qu’une fois. En galant confrère, il est venu s’excuser de se porter contre moi. Nous avons causé cordialement. Il m’a assuré qu’il ne voulait que prendre rang, qu’il se désisterait au premier tour en ma faveur, qu’il avait prié dans ce sens ses partisans. Je l’ai assuré de tout mon concours à l’élection suivante. Le voilà maintenant seul candidat en posture. Mais il n’en manifeste pas la bonne fortune. Il me fait don d’un regard apitoyé. Brave collègue ! il ne soupçonne pas le revirement de l’heure qui va suivre !…

Le revirement… Ah ! je peux bien parler de revirement avec Lucienne qui rentre ! C’est pour moi qu’il va se produire, le revirement !… et quel revirement !…

— Vous m’avez écrit, madame… dit Givers, pour me prier d’accompagner votre mari ?…

— Oui, monsieur, je vous serais reconnaissante de tenir l’un des cordons du poêle. M. le professeur Tornada, qui est un de nos amis, vous a désigné, le cas échéant, pour cette assistance.

— Je suis d’autant plus flatté de ce choix, ma dame, que je rendrai en même temps hommage à la mémoire du professeur Tornada.

— Pardon, monsieur… Que voulez-vous dire : à la mémoire ?

— Comment, vous ne savez pas ?

— Mais non, je ne sais pas…

Alors, Raoul Givers, troisième candidat au fauteuil Titon, tire de sa poche un journal tout frais, le déploie devant Lucienne stupéfaite et lui lit la manchette de la première page : le professeur Tornada écrasé par un autobus.

— Mort ?

— Mort.

CHAPITRE VIX

Je n’avais assisté qu’une fois à une condamnation à mort. Ces sortes de spectacles ne conviennent guère à mes nerfs. Je suis, par tempérament, hostile aux laideurs étalées devant un tribunal. Je crains de participer, si peu que ce soit, du fait de ma présence, à une erreur judiciaire. Les passions exposées au court d’une cause célèbre, non seulement par le criminel, mais aussi par ceux qui ont mission de l’accuser ou de le défendre, me révoltent. Mais j’écrivais alors un drame ; il me fallait enregistrer l’apparat Judiciaire ; je pensais même récolter, dans les répliques des uns et des autres, des impressions utiles à mon œuvre.

J’avais donc obtenu d’un mien ami, puissant au Palais, la faveur d’une place réservée. Eh bien ! quand le verdict fut prononcé, je vis le condamné recevoir comme un coup de massue, pâlir et perdre connaissance. Mais il se ranima bientôt, les yeux brillants d’espoir, se raccrochant au recours en grâce que lui faisait miroiter son avocat. En définitive, si la clémence du chef de l’État ne le touchait pas, il ne l’apprendrait que longtemps après, aux derniers préparatifs, et toute sa détresse tiendrait en une heure, adoucie par les consolations d’un prêtre, gorgée de rhum, et lui laissant même, en certains cas, le soulagement de cracher sur la société.

Tandis que moi !… Moi, c’était la mort sans phrases, sans alcool, sans bravades. La fin la plus terrifiante ! la fin d’un homme qui garde toute sa pensée, suit ses propres funérailles, s’entend tomber dans le trou et s’enfonce dans l’au-delà, après je ne sais quelle effroyable agonie !

Je n’avais plus aucun espoir !…

Ah ! que mon drame de cœur, que le vol de mes collections, que le battage de l’Académie, et le beau Guy, et l’inénarrable Jojo, s’évanouissaient devant cette perspective d’être réellement mort, dès avant la cessation de la vie !… Tout au plus Ninette et sa Vestale surnageaient-elles dans mon unanime désintéressement des êtres et des choses que j’allais quitter. Mais pour le reste de l’univers : la splendide apathie de saint Jérôme dans sa grotte, de Diogène dans son tonneau ! Les grandes causes humaines, prédilection de mon talent, ne comptaient plus ! Je n’avais de pitié que pour moi-même !

Tornada était mort, plus mort que moi, aussi mort que je le serais sous peu !

Et que je l’enviais d’avoir trouvé sa fin sous un autobus ! Je me le représentais, affolé par le vol dont il avait été victime, traversant une rue sans s’imaginer que le monde existât pour autre chose que sa formule, happé par le lourd véhicule, traîné quelques mètres, criant, hurlant, et finalement ne pouvant éviter que tout son corps y passât, que sa tête éclatât sous les roues. Une mauvaise minute : mais combien plus souhaitable que l’agonie qui m’attendait !…

Il devait être dix-neuf heures. Les jours s’achèvent tard en juin. J’avais encore deux heures environ à me graver des choses que j’allais quitter, à retenir les sons que je n’entendrais plus. Et puis la boîte. Demain l’humus. Et plus loin… Ah ! plus loin : qu’allais-je trouver, derrière le grand rideau !…

Ô ma lumière funèbre, comme tu m’es douce !

Ô mes bruits coutumiers, comme vous êtes harmonieux !

Le bonheur de percevoir, on ne le reconnaît qu’à la limite de ne plus en profiter !

Des hommes passent dans la rue voisine, que le travail terrasse, que le destin accable, qui maugréent, se lamentent, en appelant la mort : ces hommes ne se doutent pas que leur misère est une espèce de volupté, qu’ils jouissent de ne pas être, comme moi, déjà balancés au-dessus de l’abîme !…

Ah ! que ne puis-je croire aux réparations futures ! J’appelle en vain la foi de mon enfance !…

Ma femme revint après avoir été reconduire jusqu’à la porte mon involontaire perturbateur. Il était décent qu’elle stationnât quelque peu. Elle se mit à parcourir en entier l’article relatif à l’écrasement de Tornada. Puis elle tomba sur un autre article qu’aux mouvements de ses yeux, allant de sa lecture à mon cadavre, je pensai devoir me concerner : quelque chronique documentaire sur l’homme et l’écrivain que j’étais.

Elle y prêta d’abord une certaine attention. Mais tout effort a ses limites. Elle haussa bientôt les épaules et tourna la page avant d’avoir achevé. Et cette fois, elle ne décolla plus. Parbleu ! elle était en pleine mode. Il y avait des dessins et c’était signé d’une comtesse. Quand elle fut à la dernière ligne, elle regarda son portrait pour comparer sa toilette d’il y a deux ans avec celle que l’article annonçait. Elle fixa son choix sur la silhouette n° 3, déjà indiquée par son doigt.

L’ambition même de sa future toilette finit par la lasser. Comme dix-neuf heures et demie sonnaient et qu’elle voulait tenir jusqu’à ma mise en bière, pour qu’on ne l’accusât pas ultérieurement de m’avoir totalement délaissé, elle eut l’inspiration de se faire les ongles pour le lendemain. Elle courut à sa chambre, en revint chargée d’un outillage de coquetterie et se mit au travail. Grave besogne, comparable à celle d’un ouvrier d’art. Elle cisailla, lima, rogna, éplucha et polit avec une activité fébrile. À vingt heures elle polissait encore : les mânes de Boileau devaient en tressaillir d’aise.

Je plaisante… C’est que toute passion, une fois massacrée, provoque des réactions forcenées. Je la méprisais formidablement, cette gueuse ! J’eusse converti tous ses gestes en forfaiture. Sa présence me torturait.

Mais elle dissimula vivement son attirail. On venait de frapper à la porte.

— Je vous demande pardon, madame. Je sais qu’il est bientôt l’heure… Voulez-vous me permettre ?…

— Mais certainement, Mademoiselle.

— Et d’amener aussi ?…

— Ninette ?… Ah ! non, Mademoiselle. Ce n’est pas un spectacle pour les enfants.

Elle refusait, du même air de dignité sucrée avec lequel elle eût interdit à ma fille un Guignol au-dessus de son âge. Il n’y a vraiment que les femmes de cette espèce pour tancer haut l’inconvenance, protéger les mœurs.

— Non, pas Ninette… répéta-t-elle. Mais vous, Mademoiselle, bien volontiers. D’autant que ces émotions me tuent, et que je ne pourrai faire l’effort d’assister à la séparation définitive. Alors, à défaut de mon père, que j’avais prié de me remplacer, mais qui est retenu…

Ah ! je sais ce qui empêche Jojo ! C’est la dernière manille, le dernier apéro. Sa présence m’eût été d’ailleurs aussi odieuse que celle de sa fille. Le ciel ne peut pas me refuser une autre assistance !…

— Me rendrez-vous encore ce service ?

Mademoiselle incline la tête et Lucienne en profite pour se retirer. Allons ! le destin se fatigue d’être féroce. Je vais revoir Ninette.

Et la voilà, en effet. La voilà entre les bras de sa nouvelle maman. Pauvre chérie, elle dormait déjà. Ses yeux se rouvrent avec peine. Elle ne grogne cependant pas. Elle est si docile. Sur la prière de Mademoiselle, elle répète :

— Papa, je te promets d’être bien sage, toute ma vie, jusqu’au moment où j’irai avec toi, dans le ciel du Bon Dieu !…

Elle fait claquer les suprêmes baisers et sa tête lourde retombe sur l’épaule de celle qui la porte.

Vingt heures. Des voix dans l’antichambre. Des chocs de tréteaux dans le salon. On dispose pour la parade.

Mademoiselle rentre hâtivement. Elle n’a plus de larmes. Elle n’a plus de mots. Elle est la douleur incarnée.

Elle s’incline et halette :

— Ils sont là… Adieu !… mon Maître, mon poète…

Elle me glisse au doigt un anneau d’or qui ne la quitte jamais, qu’elle tenait de son fiancé tué.

Ô vierge qui m’aimas sans espoir et qui fus devenue néanmoins ma femme, ton offrande allait me permettre de surmonter l’épouvante et la révolte de la violation qui suivit. Des hommes apparurent. Ils étaient quatre. Deux portaient le cercueil ! Ah ! Tornada n’avait pas lésiné. La boite était en ébène, avec des poignées en argent ciselé, un intérieur capitonné de soie blanche. Mon démoniaque ami avait-il prévu qu’il ne mènerait pas jusqu’au bout sa stupide expérience ?

Les hommes, en s’étonnant de ma contracture : « ce qu’il est raide, celui-là… » me tirèrent de mon lit, m’étendirent dans le coffre. Délivré du sourire odieux du portrait, je ne reçus plus que l’adoration éperdue de la Vestale.

Et ce fut mon dernier émerveillement.

On m’enveloppa d’un drap. Le couvercle refermé m’enfonça dans le noir absolu.

Puis des coups de marteau, une soufflerie, des grincements, suivant un parcours rectiligne. On soude. Puis plus rien. Plus rien que des bruits extraordinairement étouffés. Je me sens soulever. On me fait tourner pour franchir des portes. On me cogne, au niveau de mon cabinet de travail. Je progresse encore et je suis enfin plus stable, plus haut que le sol, sur des tréteaux, dans le salon. Des tréteaux… toute la vie. Un peu de la mort…

Oh ! là… j’étouffe !… je vais succomber tout de suite, faute d’air, comme ces malheureux, dans les sous-marins engloutis !…

Mais non, je n’étouffe pas !… Qu’est-ce que je m’imagine donc : l’asphyxie, pour le moment du moins, est impossible ! Tornada m’a lesté de substances oxydantes ! Est-ce que je respire, depuis trois jours ?… Mais non, je vais vivre encore !… je veux vivre !…

Je veux vivre !… C’est inconcevable : je n’y renonce pas !…


CHAPITRE X

Ce à quoi je renonce, c’est à écrire cette nuit de cercueil. Elle fut abominable ! Non plus, cette fois, parce que mon état de mort me permettait de concevoir la laideur d’autrui, la bassesse des passions ; mais parce que mon cerveau, que je croyais, la veille, ne plus pouvoir fonctionner intégralement, assujetti qu’il était à l’épuisement du 222, se remit en train avec une ardeur, une lucidité que mes plus vaillantes heures de création intellectuelles n’avaient jamais connues.

Lecteur ! mets-toi à ma place… ou plutôt, ne t’y mets jamais : imagine-toi, seulement. Imagine-toi que tu es allongé dans une boîte capitonnée, clouée, soudée ; que tu n’en sortiras plus ; que tu t’y éteindras lentement ; que tu assisteras peut-être, pour peu que la piqûre laisse subsister ton moi conscient plus longtemps que ton organisme, à l’envahissement de ton corps par des horreurs que je ne veux pas décrire… jusqu’à ce que, intégralement dévoré, tu prennes l’aspect hideux de cette ruine qu’est le squelette, lui-même condamné à l’éparpillement du temps.

Imagine-toi cela et tu concevras l’affolement de ma nuit !

Qui me veilla ? et me veilla-t-on seulement ? Qui vint s’apitoyer devant mon funèbre décor ? Y eût-il des cierges, ou bien mon drap noir se confondit-il avec la nuit ? La Vestale se tordait-elle les mains en mon voisinage ?… et Lucienne ?…

Lucienne, je pouvais aisément prévoir l’usage de sa nuit. Elle accumulait, en dormant, de la résistance pour le lendemain. La journée de parade serait éreintante, avec la toilette de bonne heure, les fards — des fards de deuil, dans la note affligée, mais pas assez pour enlaidir — l’ondulation avant le crêpe ondulé, et puis l’apparition en public, les « merci ! merci ! » à recommencer à l’église, à recommencer au cimetière !… Avant de crier : ouf ! que de représentation, d’ennui, de fatigue !…

Pourtant, au milieu de ma tourmente, un phénomène net, précis, s’imposa. Je le note au point de vue de la curiosité physiologique, pour montrer combien Tornada était, en ses prévisions, un merveilleux calculateur. Une pulsation cardiaque toutes les cinq minutes, m’avait-il affirmé, suffit au ralenti du 222. Et en effet, à chaque espace d’approximativement cinq minutes, j’entendais, maintenant qu’aucun bruit ne m’en détournait, le battement de mon cœur se répercuter à mes tempes. Cela me permit bientôt de joindre bout à bout des parcelles d’éternité, assez exactement pour calculer les heures qui s’écoulaient et prévoir ce qu’il m’en restait encore à passer dans mon appartement.

Vers trois heures du matin, épuisé, je faillis m’endormir. Mais la crainte de perdre le fil des heures me donna la fermeté de me maintenir encore en gésine cérébrale. J’y fus aidé par de puissantes suggestions d’art.

Je revis des tableaux fameux, je réentendis des poèmes magnifiques. Je n’avais plus la force de rien associer pour une création personnelle ; mais les belles images et les belles légendes me ranimaient. Ainsi le poète trouve en lui-même la résistance à son infortune. Je me demandais ce qu’aurait été ma vie, quelles sommes de joies elle m’eût apportées — Émeline et Ninette mises à part — si je n’avais reçu le goût des héritages artistiques. La société où j’avais passé ne semblait obéir qu’aux instincts les plus méprisables ; l’intérêt était à la base de toute action ; la méfiance, l’envie dominaient les collectivités ; la générosité n’était qu’apparente, et malgré tout une forme d’égoïsme.

Je me souvenais d’une phrase de Tornada, un jour que je me plaignais amèrement de la jalousie de mes confrères, après le succès d’un de mes livres :

— L’humanité n’est qu’un ramassis de bêtes de proie… Nous ne commençons à réfléchir que lorsqu’on nous montre une trique !…

Et il ajoutait :

— Mais cela n’aura peut-être qu’un temps. Il surviendra bien quelqu’un… un chirurgien, par exemple… ou un biologiste, qui y mettra bon ordre !…

Que voulait-il dire ? Que méditait-il ?

Mon calcul des heures cadra exactement avec ce que je pus encore recevoir de l’ambiance. J’avais d’abord cru le monde absolument perdu pour mes sens ; mais mon ouïe acquérait à l’entraînement une activité exceptionnelle et, d’autre part, mon cercueil, en dépit du capiton, formait une boîte de résonance accessible à toutes les vibrations. Je perçus ainsi, qu’à huit heures du matin, on ouvrait les fenêtres du salon où je reposais, pour en faire la toilette ; qu’on procéda à l’époussetage de mon vélum ; qu’on referma ensuite les fenêtres et qu’on cassa, ce faisant, ma belle potiche en vieux maroc dressée, à droite, sur un support en bois sculpté. J’aurais voulu ne plus m’en contrarier, puisque j’étais condamné. Les trépassés ne doivent plus tenir aux biens matériels. Certainement. Mais ma contrariété fut si vive et si persistante, qu’elle m’isola de l’arrivée de la famille, des amis, et me laissa la surprise de me sentir, à dix heures exactement, soulevé et cahoté dans l’intérieur de mon coffre. La cérémonie était commencée. Ces brutes de porteurs me descendirent la tête la première. Je n’en pouvais souffrir, mais on a ses habitudes.

Quand je fus en bas, nouveaux tréteaux, nouveau stationnement sous le porche ; puis nouveau déplacement, pour être hissé sur le corbillard et gagner Saint-Pierre-de-Chaillot, mon église. Le chemin m’en était si familier, que je m’attendis à des secousses en longeant une rue dont la chaussée était défoncée. Elles se produisirent en effet, mais sur un moindre espace que je le prévoyais. On devait, après des mois d’attente, réparer les fondrières. La carence administrative m’entraîna en arrière. La guerre, l’Allemagne, les pays sinistrés, les fascistes, les communistes… est-il curieux que ces préoccupations puissent encore hanter un homme qu’on mène à l’asphyxie !…

Et l’église. Ah ! la musique lointaine, ondes bénies, manne d’amour !… Je saisissais les bribes d’une marche funèbre, à l’orgue : des chœurs où dominaient les voix de femmes.

La musique, pensais-je jamais l’accueillir jusqu’à l’enivrement, jusqu’à l’extase, alors que j’assistais à des funérailles pareilles aux miennes, parmi ces intellectuels sans pitié et sans piété, qui transportent, sous les voûtes sacrées, leur sociabilité des répétitions générales !… Mêmes falbalas, mêmes papotages, mêmes serrements de mains, mêmes faux enthousiasmes, mêmes rosseries, avec cette différence que la représentation se passant loin de la rampe, l’implacable lumière des cieux rend plus saisissant le ravage des ans chez telle comédienne idolâtrée des Amériques et la fâcheuse teinture de la moustache chez tel tenace Céladon des lettres.

Mais non, c’est consolant, je ne ressens pas ces sacrilèges : ni la menteuse affliction de Lucienne, ni la dignité entre deux vins de Jojo, ni la présence certaine du beau Guy, caché dans la foule, à l’affût, guettant sa proie, ma femme et son héritage. Je n’ai même plus l’amertume de rater, dans quelques heures, le fauteuil Titon. Petitesse des petitesses, vanité des vanités, tout est misérable devant les ondes sublimes que je ne percevrai plus. Elles réveillent à la fois les autres harmonies de mon cœur, le rire de Ninette et le sanglot de sa Vestale. Elles évoquent des sons de cloches éparpillés là-bas, par-dessus les frondaisons du vieux cimetière de village où repose ma lignée.

Et c’est d’une douceur et d’une tristesse infinies !

Mais un silence. On donne l’absoute. L’encens m’entoure de ses volutes opales. Requiescat in pace…

Des piétinements, des cahots encore. Le voyage recommence.

Où vais-je ? Vers quel champ ?… M’aura-t-on accordé le voisinage des poètes, là où la gloire consacre le pauvre Lélian, le délicieux Banville ?

Oui, vraisemblablement, on me traîne à Montparnasse. Un sens nouveau de la topographie m’en convainc. Mon convoi suit des rues, un boulevard. Il avance d’une façon ininterrompue et assez rondement.

Les gens saluent. Les femmes se signent. Le mort tient la rue. Tornada m’avait toujours promis de me faire obtenir un coupe-file : il m’exauce, un peu tard.

Un sifflet de locomotive. La gare Montparnasse, j’approche du lieu souhaité. On tourne à angle droit, sur un sol pavé. J’entre dans la nécropole de Lélian, de Banville.

On stoppe. On débarrasse le corbillard. Je suis déposé doucement, horizontalement, au bord de l’amas d’humus, qui va se refermer sur moi. Ma vallée de Josaphat… Ah ! qu’on se presse donc, puisque aléa jacta est !

Enfin ! le dernier geste des hommes, maladroit, c’était à prévoir. Ces brutes me descendent encore une fois la tête la première…

Un bruit de locomotive ?… Non : c’est Lucienne qui glapit sa douleur. Le Conservatoire lui aura servi.

Et le choc au fond du trou. C’est bien la fin, définitivement la fin. Je n’aurai plus qu’à agoniser. Ah ! qu’on me laisse, qu’on me laisse !…

Mais les vivants sont impitoyables ! Ils torturent encore les trépassés ! Leur mal d’ostentation est incurable.

Les voilà qui se mettent à discourir par-dessus mon abîme. Ils parlent. Ils parlent, non pas pour moi, mais pour eux et c’est pourquoi c’est si long. À la durée du répit, je devine les palabres qui se succèdent à la tribune. Y a-t-il une tribune ?… Voici Hector Lantrain, en habit brodé de vert… voici le président de la Société Ésotérique… Voici le directeur de la Revue… voici X, l’inconnu, délégué du Ministre, ou le Ministre lui-même, l’inconnu de demain. Et voici des éclats de voix mâles, mes vers, rugis par un Sociétaire…

Fanfarons !… Cabots !… Menteurs !… Imbéciles !…

Mais quoi : encore un sifflet de locomotive ?… Encore Lucienne, ou bien… Ah çà ! mais, qu’entends-je donc ?… est-ce croyable ?…

Car j’entends !… j’entends une fusée, jaillie d’un gosier en délire ! Quel sourd ne toucherait-elle ! Quels murs ne franchirait-elle ! Quel cercueil ne perforerait-elle !…

— Arrêtez !… tas de goitreux, arrêtez !…

Ô mon Dieu !… c’est Lui !… Et je ris !… je ris follement !… je ris, d’une homérique allégresse immobile !…

CHAPITRE XI

C’est Lui !… Il m’a fait sortir du trou. Il m’a fait transporter, pas loin. Des marteaux rebondissent sur le bord de ma caisse. On dirait des bombes qui éclatent. Ça m’assourdit, ça me broye l’encéphale. Qu’importe, il faut renaître comme on naît ; dans la douleur.

Mon cercueil explose sous la dernière poussée d’un levier. On écarte mon drap. Ô lumière, je te retrouve !… Bénie, bénie sois-tu, lumière qui grandis, qui m’inondes, qui m’éblouis, à mesure que s’écarte mon couvercle ! Béni aussi ce visage tourmenté, grimaçant, convulsif, que percent des yeux aigus, que vêt un poil démesuré, désordonné ! Béni cet intérieur d’une maison de gardien de cimetière, avec des tableaux aux murs, une table familiale, où le couvert est dressé ; une cheminée où triomphe, sous un globe de verre, une couronne de fleurs d’oranger : est-ce une raison, parce qu’on subsiste de la mort des autres, pour renoncer à porter des oranges un jour ou l’autre ? Béni soit, en sa magnifique humilité, ce décor de ma résurrection !

Derrière Tornada qui brandit une petite seringue de Pravaz gorgée de 444, son mirifique anti-suc de Mathusalem, s’étagent dix rangs de têtes, cent paires d’yeux, qui me contemplent avidement, qui attendent le geste du chirurgien. Il y a les yeux anxieux de Lucienne, les yeux nébuleux de Jojo, les yeux crocheteurs du beau Guy, les yeux frénétiques de mes cordons de poêle, qui luisent d’avance au relief que leur donnera cette aventure. Et sous les yeux : des falbalas, des fards, des moustaches mal rechampies, des chasubles, des gibus de croquemorts, des plastrons de Présidents, des redingotes de Directeurs, des vestons élimés de poètes, que sais-je encore… il y a le tout Paris des enterrements et, débordant dans l’allée, la foule anonyme, tassée, grouillante, la foule des distractions gratuites, ahurie de cet énorme miracle : Tornada ressuscitant Étienne Montabert !

— Peing !… fait mon sauveur, en me plongeant son aiguille dans la fesse, à travers mon gala.

Comme c’est simple !… comme c’est rien !… comme c’est génial !… J’ouvre totalement les paupières. Je bâille, je m’étire. Je ris bêtement à la foule émerveillée

Et je me projette hors du capiton.

Me voilà debout, un peu nébuleux, un peu vaseux, comme Jojo, mais debout. Deux petits bras adorés m’entourent la jambe. La Vestale pleure.

Mais Lucienne ?… Lucienne est aussi devant moi. Crispée, tragique. Un prodigieux sang-froid la mène. Elle lance d’abord à Jojo, au beau Guy, un coup d’œil que je comprends : « Vite ! rapportez le mobilier !… » puis son visage se transforme, s’adapte, s’illumine.

Ah ! que n’a-t-elle persisté dans la carrière ! Elle aurait damé le pion à toutes les pionnes de la rampe assemblées là, pour enterrer leur poète…

Elle me baise les mains, elle les inonde de larmes. Elle a retrouvé des larmes !…

— Ô mon ami !… mon ami !… tu revis pour ta Lucette !… Tu renais !… je suis folle de bonheur !

Vais-je la châtier sur-le-champ, lui crier son infamie, l’accabler, la piétiner publiquement ?… J’hésite. Mais Tornada a moins de scrupules que moi. Tornada en a plein la barbe.

Il se tourne d’abord vers les assistants :

— Dehors, les prostatiques !… Dehors !… Nous avons une lessive !… Allons !… Ouste !…

Et comme les badauds résistent, il fonce dans le tas, tête basse et bras tendus, refoulant vers la porte chasubles, gibus, plastrons, redingotes, moustaches mal rechampies et séraphiques maquillages.

Une fois la place nette, la porte bouclée, il revient à Lucienne et d’un coup sec au poignet lui fait lâcher ma main.

— Oui, ma chérie… il revit !… plus costaud que jamais !… et d’une verdeur, je n’te dis que ça !… à déboulonner Priape !… Mais le malheur, c’est qu’ c’est plus pour ta fiole !…

— Ah çà ! monsieur, que signifie ?…

— Ça signifie, que si tu ne fiches pas immédiatement le camp pour aller retrouver ton mec, je te passe au 222 !… et je t’y laisse !…

Il brandit sa seringue. La seringue de Damoclès, pas de résistance possible ! Lucienne courbe la tête et sort.

Hélas ! je fus sur le point de la rappeler !… Mais Tornada avait d’autres adjuvants, pour sa cure merveilleuse ! Il me mit Ninette dans les bras. Il poussa vers moi la Vestale, dont il avait deviné l’humble passion. Et ce fut définitif. J’étais deux fois sauvé.

Il ne lui restait plus qu’à expliquer son retard :

— Tu sais, mon antique, que la baronne,… oui, la Vénus Callipyge… Quincampoix enfin, m’avait entôlé de mon portefeuille, avec ma formule ? Eh bien, tu ne devinerais pas la suite !… Figure-toi que cette grenouille-là avait refilé le tout à son amant, un chef de laboratoire, qui allait, naturellement, exploiter ma découverte en grand !… Mais j’ai les dieux pour moi, mon antique !… Esculape me garde !… Il a fichu mon receleur sous un autobus !… Alors, comme il n’avait sur lui, ce malheureux, d’autres papiers que les miens, tu comprends la conséquence : Tornada est à la Morgue !… J’y cours !… je gueule !… On fait venir des sergots. Ils me fourrent au bloc !… Je regueule !… On m’embarque pour Charenton !… et là… j’y serais encore… et toi dans le trou… si heureusement, le Directeur, dont j’ai opéré la femme d’une fistule…

Mais il s’arrêta net et tirant sa montre :

— Nom d’un chien ! nous bavardons… Sais-tu l’heure qu’il est ?… Deux heures trente-cinq !… et on vote à trois heures pour le fauteuil Titon !… Au trot, mon antique, au trot !… prends mon tacot, et cours leur montrer que tu n’es plus macchabée !… Ça les disposera bien : un candidat qui sort du trou, pour se présenter, ça prouve au moins qu’il y tient !…

— Oh ! maintenant… fis-je, écœuré de toute la société.

— Mais si ! mais si !… il le faut !… Tant qu’il y aura des académiciens sous la calotte des cieux… l’autre calotte… la calotte des calotins… la Coupole, enfin… tu me comprends ?… pour caser Ninette ?…

Il me rudoya, vers la porte. Il m’installa dans sa voiture. Et au moment où l’auto démarrait :

— Et dis-leur de ma part… oui, dis-leur que j’ai trouvé un remède… tu peux même préciser : un clystère, contre la mégalomanie verte !…

J’ai été élu. J’en suis !… après avoir tant failli ne plus être !…


André Couvreur.
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