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Les Muses françaises/Préface

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Les Muses françaisesLouis-MichaudI (p. --14).

PRÉFACE




Une anthologie de femmes-poètes ! — Eh oui, pourquoi pas ?

Sans doute, on pourrait objecter que les plus illustres Muses avaient déjà trouvé place auprès de leurs frères, les poètes, dans les principales anthologies publiées jusqu’ici, et qu’il n’était point nécessaire d’en faire un groupe à part, de procéder, en quelque sorte, à une séparation des sexes, — vu que l’art ignore ces distinctions. — Peut-être. Cependant, et bien que cette opinion se défende aisément, les raisons qui m’ont conduit à entreprendre le présent ouvrage peuvent, il me semble, trouver aussi leur justification.

On a dit du XIXe siècle que ce fut le siècle de la vapeur. Le XXe siècle sera le siècle de la femme. — Dans les sciences, dans les arts, dans les affaires et jusque dans la politique, la femme jouera un rôle de plus en plus important. Mais c’est dans les lettres surtout, — et particulièrement dans la poésie, — qu’elle est appelée à tenir une place considérable. En nos temps d’émancipation féminine, alors que, pour conquérir sa liberté, la femme accepte résolument de travailler, — quel travail saurait mieux lui convenir que le travail littéraire ? ! Et, s’il est exact, — comme on l’a écrit, — que l’état poétique (l’état psychique) est un état féminin, n’est-ce pas naturel qu’elle cultive la poésie puisque pour ce faire, il ne lui en coûtera aucun effort. Poète par essence, elle s’exprimera aussi facilement en vers qu’en prose. Plus facilement même, car elle n’aura point à se préoccuper d’inventer des intrigues, de se créer un genre, de se faire le champion d’une idée quelconque ; — non, il lui suffira d’aimer, de souffrir, de vivre. Sa sensibilité, voilà le meilleur de son imagination. Elle chantera ses joies et ses peines, elle écoutera battre son cœur, et tout ce qu’elle sentira, elle saura le dire avec cette facilité qui est bien une des caractéristiques du talent féminin.

Or, précisément, le moment où la femme s’apprête à conquérir une situation prépondérante dans la poésie française, où le nombre des poétesses croît dans une proportion inconnue jusqu’alors, où chaque volume de vers qui paraît d’elles affirme la souplesse et la richesse de leur inspiration, — ce moment n’est-il pas bien choisi pour publier une anthologie ? — La place faite aux productions féminines dans les précédents ouvrages de ce genre était vraiment trop mesurée. Beaucoup de poétesses qui ne jouissent pas d’une tapageuse renommée, offrent néanmoins un très réel intérêt. On les a trop systématiquement oubliées. — Je ne parle pas seulement pour les disparues ! — J’ai donc cru opportun de réunir quelques-unes de leurs meilleures poésies. Ainsi, on pourra juger d’ensemble tout l’effort poétique des femmes, depuis la formation de notre langue jusqu’à nos jours. En comparant les anciennes avec les contemporaines, on verra en quoi diffère l’idéal des unes et des autres. De Marie de France, — en passant par Louise Labbé, Mme Dufrénoy, Mme Desbordes-Valmore, — à Hélène Picard, Hélène Vacaresco, Renée Vivien, Marie Dauguet, Gérard d’Houville, Lucie Delarue-Mardrus, Mme Fernand Gregh, Mme Catulle Mendès, Mme de Noailles… c’est toute l’évolution de l’expression poétique et du sentiment féminin que l’on aura le moyen de suivre pas à pas, œuvre par œuvre, de siècle en siècle.

Et puis, au moment où la femme va devenir, dans les lettres comme dans la vie sociale, la rivale de l’homme, ne convient-il pas de dresser le bilan, d’inventorier — si l’on peut dire, — son trésor poétique. Les temps sont arrivés où chacun va réclamer le bénéfice de son apport personnel. En attendant le divorce définitif, qui se réalisera tôt ou tard, en attendant l’ère annoncée par Alfred de Vigny, où

Les deux sexes mourront chacun de son côté,


il faut procéder à la séparation des biens.

Peut-être, en feuilletant cet ouvrage, les poètes souriront-ils, — d’un sourire tranquille et quelque peu dédaigneux. De ce qu’un Ronsard, un Du Bellay, un Racine, un Corneille, un Molière, un La Fontaine, un Vigny, un Lamartine, un Hugo, un Musset, un Baudelaire, un Verlaine, — j’en passe et des meilleurs — de ce que tous ces génies furent des hommes, et de ce que, en vérité, il n’y a pas un seul nom de femme qui puisse être mis en parallèle avec tous ces noms-là, peut-être, dis-je, les poètes concevront-ils à part eux un sentiment d’orgueil mal dissimulé. — Ils auront tort, ils auront grand tort. Ce n’est pas de l’assurance, du puffisme et du dédain qu’il faut maintenant pour conserver l’avance prise par les maîtres dans les siècles passés, mais du travail. Que l’on s’efforce de réaliser autre chose que ce que les anciens réalisèrent si bien. Rajeunissons la poésie de l’homme. — Puisque la femme, depuis quelques années, foule la lisière de ce qui fut si longtemps le domaine des poètes, — ce lyrisme sentimental dans lequel ils s’exprimaient tout entiers, — il faut lui laisser le champ et courir sus à un autre idéal.

Dans cette vie moderne trépidante qui nous emporte d’un vertigineux élan, alors que l’action nous sollicite à toute minute, — et pendant que la femme s’attarde à l’analyse d’elle-même, car, émancipée d’hier, elle n’a pu faire encore le tour de son cœur ! — lançons-nous dans la tourmente et, délaissant les idylles antiques et les élégies romantiques, vivons la vie, toute la vie contemporaine et chantons-la sur des rythmes neufs et puissants qui lui conviennent.

Je sais bien qu’à l’heure présente, des poétesses de grand talent s’essaient avec énergie à sortir d’elles-mêmes. Elles cherchent à s’élever au-dessus de l’éternel conflit passionnel. Mais, encore qu’elles aient souvent réussi dans leur entreprise, il est évident — et l’on pourra s’en convaincre en parcourant cette anthologie — que là n’est pas la vraie voie de l’émotion féminine. Où la femme excelle, c’est dans la tendresse, dans l’expression de ses joies familières et surtout dans la narration douloureuse de ses peines. La femme a le goût de la douleur et des larmes, — sans doute parce qu’elle sent d’instinct que là se trouve la véritable source de son inspiration. Il n’y a que ce qui la touche qui l’intéresse, et il n’y a que ce qui l’intéresse qu’elle sache bien exprimer. Or, rien ne l’intéresse davantage que l’amour. N’est-ce pas Marceline Desbordes-Valmore qui a dit :


...........................en recevant la vie
De tout ce qu’elle offrait, je n’ai vu que l’amour.


Toutes les femmes ne voient que l’amour !

On observera que la femme moderne n’est pas uniquement occupée de ce mystère et que, au contraire, les problèmes sociaux appellent de plus en plus son attention. Elle devient chaque jour plus active. — Est-elle moins romanesque et moins sentimentale pour cela ? Je ne le pense pas. Il ne faut pas se laisser prendre aux apparences. Tout ce bruit mené autour du mariage, du divorce ; les très ridicules manifestations de suffragettes rageuses et, en principe, toutes les revendications sociales féminines tendent, en somme, vers un seul but : le but !

Dernièrement, une jeune doctoresse, qui connaît les lois de la publicité et sait que l’on doit aller aux extrêmes de la pensée et de l’action pour s’imposer à la curiosité publique, a résumé ses idées et son programme d’émancipation dans une brève formule : « Ni épouse, ni mère ! » — C’est net et franc. Mais, qu’on ajoute à la recette le mot Amante omis à tort, et l’on verra que ce cri de guerre n’ouvre aucun horizon nouveau sur la question féminine ni ne révèle un état d’âme particulier.

Ni épouse, ni mère : amante ! — Oui, c’est amantes, — amoureuses et passionnément aimées qu’elles veulent être. Voilà le fond instinctif de leur pensée, la fin de leurs aspirations. Je dis de Toutes leurs aspirations ! — Ce n’est pas, comme on pourrait croire, pour vivre une meilleure vie sociale qu’elles livrent un âpre assaut aux conventions et aux lois, c’est dans l’espérance de vivre une meilleure vie sentimentale. — Pourquoi elles réclament des droits civils et politiques ? pour s’affranchir de la tutelle de l’homme ; pourquoi s’affranchir de l’homme ? pour être son égale ; pourquoi être son égale ? pour être libre, et pourquoi être libre : Pour aimer !

Voilà l’utopie poursuivie, voilà après quoi les assoiffées d’amour, les meurtries du mariage entraînent les malheureuses qui leur ont donné leur confiance.

Toutes pensent avoir en elles l’étoffe d’une grande amoureuse : Juliettes en puissance, toutes espèrent après Roméo. Qu’elles soient belles ou laides, qu’importe ! elles proclament leur droit d’aimer, voire leur droit d’être aimées. Que dis-je, un droit, c’est une Obligation qu’elles imposent à l’homme. — Tu m’aimeras ou tu seras maudit.

Ah ! nous ne sommes plus à la douce et résignée philosophie de Marceline qui murmurait :

Tout change, il a changé. C’est là sa seule injure.

Mais, enfin, ce romantisme passionnel, ce besoin de tendresse et d’amour, cette exaltation sentimentale fait à la femme une âme et une mentalité à part. Qu’elle réussisse à s’exprimer tout entière, — elle fera œuvre originale, et œuvre féminine. C’est l’important. Car, si elle n’apporte rien, si ses livres doivent ressembler à ceux de l’homme, il devient inutile qu’elle s’occupe d’écrire. Aussi un certain féminisme qui, — au lieu de tendre au développement des qualités et des moyens propres à la femme — s’efforce d’égaliser les deux sexes, est-il parfaitement absurde et malfaisant. C’est en cultivant sa nature et ses dons personnels que la femme, s’éloignant le plus qu’elle pourra de l’homme, arrivera vraiment à l’égaler en art.

M. Gustave Kahn a raison lorsqu’il dit, à propos des livres des authoresses modernes : « il serait bon que la littérature féminine nous donnât quelque chose d’un peu exceptionnel qui ne pût être attribué indifféremment, soit à un homme travaillant dans les nuances un peu grises, ou à une femme faisant sa grosse voix… »

Aussi bien, cette absence de forte personnalité n’est-elle point la marque évidente d’un manque de sincérité ? On a noté avec raison, que la femme subit presque toujours l’influence d’un grand artiste, qu’elle n’est le plus souvent qu’un reflet. Or, cela ne vient-il pas, précisément, de ce qu’elle n’obéit pas assez à son tempérament ? Cela ne vient-il pas, aussi, de ce qu’elle ne sait pas assez différencier la femme de l’écrivain. Cette confusion nuit à son sens critique — déjà si réduit — et détruit en elle le principe d’impartialité indispensable au créateur. En écrivant elle reste trop préoccupée d’elle-même ; — elle a l’habitude de chercher à plaire et ne peut s’en défaire, — de là à s’embarrasser d’une ridicule pudeur et à redouter le jugement public, il n’y a qu’un pas !

Jusqu’ici — et bien que depuis quelque temps ce soit une mode chez les poétesses et les romancières de nous dire leurs passions, leurs émois, tous leurs élans du cœur et des sens, — la femme n’a jamais osé une totale confession. Eh bien, je dis qu’elle s’est arrêtée trop longtemps et avec trop de complaisance à la description de ses vertus, qu’elle s’est suffisamment montrée à nous sous le jour très favorable de l’amante fidèle et malheureuse, ou de la mère sacrifiée. Il conviendrait qu’elle ait le courage, maintenant, de nous révéler toute son âme qui n’est pas rien que lys et que roses. — Elle s’est vraiment trop appliquée à être pour nous une créature douloureuse, une créature de bonté et d’amour. C’est là de la psychologie rudimentaire.

La littérature masculine ne compte pas seulement des Hernani, des Cid, des Werther, des Jocelyn, elle a aussi ses Valmont, ses George Dandin, ses Harpagon, ses Iago.

La femme nous a trop souvent montré en elle la victime.

Nous attendons autre chose de son impartialité.

Cette impartialité, qui a été l’honneur et le génie des grands poètes et des grands romanciers, je ne doute pas un seul instant qu’elle ne finisse par l’acquérir. Ce jour-là, elle sera vraiment capable, non seulement de chanter ses peines et ses joies, mais bien de créer un type de femme complet, vivant, humain, et qui se différenciera certainement des types imaginés par des hommes. Aucune époque, d’ailleurs, ne fut plus que la nôtre favorable aux femmes écrivains — il faut dire aussi qu’à aucune époque, celles-ci ne donnèrent de plus évidentes preuves de leur talent. À ce point de vue, l’anthologie des Muses Françaises apporte une éclatante affirmation du génie féminin. Jamais plus beau monument n’a été élevé à la gloire de la femme. — Je suis heureux d’en avoir été le modeste ouvrier.

Dois-je dire que j’ai composé cette anthologie dans un absolu esprit d’indépendance, — sans sévérité comme sans faiblesse, n’ayant qu’un désir, être exact et juste.

Envers les morts, se montrer indépendant est aisé, il n’en est pas toujours de même lorsqu’il s’agit des vivants. Aussi, le plus souvent, les travaux sur les contemporains n’ont-ils qu’une valeur documentaire. On ne saurait se fier à eux. — N’attaquant personne, m’étant efforcé à une pondération continuelle, il ne m’a pas été difficile d’être juste.

Dois-je dire aussi combien cette anthologie — le premier volume du moins, — m’a coûté de peine. — On l’imaginerait mal. Si je m’étais borné à faire ce qui est courant en ce genre de travaux, si j’avais purement et simplement démarqué les notices des précédentes anthologies, et reproduit les mêmes pièces — cela eût été commode, en effet. Mais j’ai cru plus honnête — et aussi plus intéressant — de donner autant que possible, des pièces nouvelles et de rédiger des notices qui ne soient pas réduites à une littérature schématique.

Enfin, s’il y a beaucoup d’anthologies, les femmes — comme je l’ai dit déjà — y tiennent une place infime. N’y sont cités que les quelques grands noms connus de tous. — Je travaillais, en réalité, sur un terrain neuf. — il y avait bien quelques travaux sur les écrivains féminins, mais travaux pour la plupart de complaisance, d’amitié, — travaux aux éloges payés, — travaux préoccupés de moralité, d’éducation, — travaux, d’ailleurs, tous incomplets. J’ai donc dû faire de nombreuses recherches. Ma crainte, tout le temps qu’a duré mon travail, était d’oublier un vrai talent. C’est à ce souci que je dois d’avoir rencontré certaines femmes intéressantes et inconnues.

Il se peut néanmoins qu’une poétesse de valeur ait échappé à mes investigations ; je serai toujours reconnaissant à ceux qui voudront bien m’aider à réparer une omission.

Alphonse Séché.