Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 01/Chapitre 06

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 57-72).

CHAPITRE VI

LES INCERTITUDES DE M. BURKHAM

Le jour suivant se leva gris, pâle et froid, comme bien des jours de printemps, et dès l’aube Nancy entra dans la chambre du malade. Il était encore plus défait et plus abattu que la veille.

Mme Halliday se réveilla en sursaut ; elle avait eu un sommeil pénible, agité.

« Qu’y a-t-il, Nancy ? » demanda-t-elle presque avec un cri d’effroi.

Elle connaissait cette femme depuis son enfance ; depuis la veille, elle la trouvait changée, bouleversée ; elle la regarda : elle fut comme stupéfaite, elle n’en revenait pas. À l’ordinaire, le visage de la brave femme avait tout le luisant d’une vieille pomme d’api conservée ; ce matin-là, il était méconnaissable, blême, pâle, d’une pâleur mate, maladive, effrayante. Georgy était glacée. Quant à Nancy, si vive, si gaie, elle semblait dominée par une force extraordinaire qui l’avait comme pétrifiée, lui imposant une attitude calme, impassible, comme surnaturelle.

« Qu’y a-t-il, Nancy ? répéta Mme Halliday en se levant du canapé.

— Ne vous effrayez pas, Mlle Georgy, répondit la vieille qui était disposée à oublier que la femme de Halliday avait cessé d’être Georgina Cradock ; ne vous effrayez pas, ma chère enfant, je n’ai pas été bien durant toute cette nuit, et… et je me suis tourmentée au sujet de M. Halliday. Si j’étais de vous, je ferais venir un autre médecin. Ne faites pas attention à ce que dit M. Philippe, si adroit et si instruit qu’il soit, il peut se tromper, voyez-vous. Enfin, je ne veux pas vous en dire plus long, mais suivez mon conseil, madame Georgy, et appelez un autre médecin tout de suite, » répétait la vieille femme en serrant les mains de Mme Halliday avec une énergie passionnée, comme pour donner plus de force à ses paroles.

La pauvre et craintive Georgy se recula d’elle avec terreur.

« Vous m’épouvantez, Nancy, disait-elle. Croyez-vous Tom plus malade ?… Vous n’avez pas été avec lui de toute cette nuit. Il a dormi avec beaucoup plus de calme. Qui donc vous rend si inquiète ce matin ?

— Ne prenez pas garde à cela, madame Georgy, faites venir un autre médecin, voilà tout ; mais voyez-le au plus vite. M. Sheldon ne dort jamais beaucoup, je vais aller à sa chambre et lui dire que vous avez résolu d’avoir un nouvel avis sur l’état de votre mari, mais pour cela il faut que vous me souteniez.

— Oh ! je le ferai, et par tous les moyens ! » s’écria Mme Halliday, qui n’était que trop disposée à subir l’influence d’une nature plus décidée et plus forte que la sienne,

L’idée d’être soutenue par une autre lui donna tout de suite le désir d’agir.

Nancy se dirigea vers la chambre de son maître. Le sommeil de Sheldon était sans doute très-léger, si toutefois il dormait, car il se trouva tout éveillé au premier coup frappé par sa femme de ménage : en moins de deux minutes il sortit de sa chambre à moitié habillé. Nancy lui dit que Mme Halliday était de plus en plus inquiète et qu’elle voulait consulter un nouveau docteur.

« Elle vous a envoyée me dire cela ? demanda Philippe. Et quand désire-t-elle qu’on fasse appeler ce nouveau docteur ?

— Ce matin même, si cela est possible. »

Sept heures venaient de sonner et le temps commençait à s’éclaircir.

« Très-bien, dit Sheldon, ce sera fait. Le ciel me préserve jamais de rien faire qui pût contrarier la chance la plus furtive, la plus lointaine de la guérison de mon vieil ami. Si un étranger peut mieux que moi lui rendre la santé, que cet étranger soit appelé. »

Sheldon ne fut pas long à se préparer pour satisfaire Mme Halliday. Il allait partir à jeun lorsque Nancy lui apporta une tasse de thé. Il prit la tasse presque machinalement et entra dans la salle à manger, où Nancy le suivit. Pour la première fois il remarqua dans la physionomie de sa ménagère ce brusque et singulier changement qui avait tant surpris Georgina ; il était un peu moins apparent que deux heures avant, mais la Nancy Woolper d’aujourd’hui n’était pas celle d’hier.

« Vous avez une très-mauvaise mine, très-étrange, Nancy, dit Sheldon, en fixant sur elle ses regards pénétrants. Êtes-vous indisposée ?

— Pour dire vrai, monsieur Philippe, j’ai passé une très-mauvaise nuit, je me suis sentie faible, malade.

— Je suis sûr que vous vous êtes trop fatiguée… Prenez garde de ne pas dépasser la mesure de vos forces.

— Oh ! non, ce n’est pas cela, monsieur Philippe. Il n’y en a pas beaucoup qui puissent supporter la fatigue aussi bien que moi. Non, ce n’est pas cela ! Mais j’ai pris hier au soir quelque chose qui m’a fait mal.

— C’est encore une folie plus grande, à votre âge, vous devriez savoir ménager votre estomac. Qu’est-ce que c’était ? Un mets trop épicé, je présume, ou quelque chose de ce genre.

— Non, monsieur ; c’était simplement une goutte du bouillon que j’avais préparé pour M. Halliday. Il n’y en avait pas de quoi faire mal à un enfant, bien sûr.

— Le croyez-vous ? répliqua Philippe avec dédain. Cela prouve seulement votre ignorance. C’est sans doute le bouillon qui était préparé dans la chambre de M. Halliday ?

— Oui, monsieur ; c’est vous-même qui l’aviez monté.

— Ah ! oui, en effet, très-bien, alors. Eh bien ! Nancy, apprenez qu’un aliment qui est resté pendant des heures exposé à l’air pestilentiel de la chambre d’un fiévreux ne peut être pris sans inconvénient que par le malade lui-même. N’en doutez pas, c’est cette imprudence qui vous a rendue malade.

— Oui ; monsieur, et j’ai eu des maux de cœur qui m’ont fait beaucoup souffrir, répondit d’un ton plaintif la bonne femme.

— Que cela vous serve de leçon une autre fois. Ne prenez plus jamais rien qui vienne de la chambre d’un malade.

— Je ne pense pas que j’aie bien longtemps l’occasion de le faire, monsieur.

— Que voulez-vous dire par là ?

— C’est que je ne crois pas que M. Halliday ait encore beaucoup de temps à vivre.

— Ah ! vous autres femmes, vous voyez toujours les choses en noir.

— Dame ! à moins que le nouveau docteur connaisse quelque remède qui puisse le guérir… Oh ! je vous en supplie, monsieur, trouvez un bon médecin qui soit capable de sauver le pauvre homme. Rappelez-vous, monsieur Philippe, combien vous et lui étiez amis dans votre enfance, presque frères… Pensez à ce que diraient les méchantes langues s’il venait à mourir sous votre toit. »

Pendant cette conversation, Sheldon, debout près de la porte de la chambre prenait sa tasse de thé ; il leva la tête et regarda sa ménagère avec une expression de surprise profonde.

« Que diable entendez-vous par là, Nancy ?… Qu’est-ce que mon toit a à faire avec la maladie de M. Halliday ou avec sa mort, s’il doit en venir là ? Qui peut avoir à dire qu’il meure ici ou ailleurs ?

Songez donc, monsieur, vous êtes son ami, vous avez autrefois fait la cour à Mme Georgy, et il n’a pas d’autre médecin que vous ! Qui sait ?… monsieur, les mauvaises gens pourraient se mettre en tête qu’il n’a peut-être pas été soigné… comme il le fallait !

— Parce que j’étais son ami ? Voilà qui est très-logique. Eh bien ! madame Woolper, je vais vous dire la vérité, moi ! Si toute autre personne que celle qui m’a nourri, enfant, avait osé me parler comme vous venez de le faire, je l’aurais immédiatement jetée à la porte. Tenez-vous pour avertie, Nancy, et ne vous avisez pas une seconde fois de prétendre m’indiquer ce que j’ai à faire à l’égard de mon ami ou de mon malade. »

Il lui tendit sa tasse et il sortit. Il s’était exprimé sans colère, mais simplement, avec l’accent d’un homme qui croit devoir réprimander une vieille et fidèle servante, qui s’est permis une sottise ou une impertinence. Nancy resta sur la porte le regardant s’éloigner, puis elle reprit avec une lenteur machinale ses occupations quotidiennes, en se disant à elle-même :

« Cela ne peut pas être… non, cela ne peut pas être. »

Philippe revint, moins d’une heure après, amenant avec lui un médecin du voisinage. Celui-ci vit le malade, discuta le traitement à suivre, dit à Mme Halliday quelques paroles d’espérance, et se retira en disant qu’il allait envoyer une potion. La pauvre Georgy, dont le courage s’était un peu relevé, en entendant les paroles rassurantes du docteur étranger, le perdit de nouveau lorsqu’elle vit qu’il se bornait à ordonner une potion. Son mari en avait déjà tant pris de ces potions ! Cela ne l’avait pas empêché, hélas ! d’aller plus mal de jour en jour.

Elle regarda attentivement le nouveau venu pendant qu’il échangeait sur le seuil de la porte quelques mots avec Sheldon. C’était un tout jeune homme. Dans la pensée de Georgina, il était évident qu’il venait à peine d’obtenir son diplôme de docteur, et il ne représentait en aucune façon l’homme auquel Sheldon eût dû vraisemblablement s’adresser pour qu’il l’aidât de ses lumières. On doit se rappeler toutefois que c’était uniquement pour satisfaire à ce qu’il considérait comme un caprice de femme que Sheldon s’était décidé à appeler un étranger.

« Il paraît bien jeune, dit Georgy d’un ton de regret, dès que le docteur fut parti.

— Cela n’en vaut que mieux, ma chère Mme Halliday, répondit gaiement Philippe. La science de la médecine est éminemment progressive et les hommes jeunes sont ceux qui en savent le plus. »

La pauvre Georgy ne comprit pas très-bien, mais Sheldon lui avait parlé avec tant d’assurance que tout de suite, et sans effort, elle fut de son avis ; elle n’avait point coutume de discuter les opinions d’autrui, mais de s’y soumettre. D’ailleurs, à cet égard, n’était-il pas évident que Sheldon en savait dix fois plus qu’elle ?

« Tom semble être un peu mieux ce matin, » reprit-elle.

Le malade s’était endormi ; il reposait dans l’ombre faite par les lourds rideaux du vieux lit à colonnes.

« Il est mieux, répondit Sheldon, et il me paraît même assez bien pour qu’à son réveil je lui communique plusieurs lettres d’affaires qui sont à la maison depuis quelques jours. »

Il s’assit alors à la tête du lit, où il attendit tranquillement que le malade se réveillât.

« Mme Halliday, dit-il quelques instants après, votre déjeuner est prêt ; vous feriez bien de descendre pendant que je veille ici. Il est bientôt dix heures.

— Je n’ai pas faim du tout, dit tristement Georgy.

— Oui, mais vous ferez bien de manger un peu. Vous vous rendrez malade vous-même, prenez-y garde, et vous n’aurez plus la force de donner vos soins à Tom. »

Cet argument décida immédiatement Georgy. Elle descendit à la salle à manger où elle s’efforça de suivre de son mieux le conseil de Sheldon. Les inquiétudes, les terreurs de sa tendresse lui faisaient oublier et sa jalousie, et ses larmes, et ses douloureuses solitudes. Elle ne se souvenait plus que d’une chose : il avait été aimant, bon pour elle pendant les premières années de leur mariage, il l’avait rendue heureuse, et demain, peut-être, il allait mourir.

Sheldon attendit patiemment le réveil du malade ; il regarda cependant deux fois sa montre en une demi-heure ; une fois même il se leva doucement et chercha dans la chambre ce qu’il fallait pour écrire. Il trouva une sorte de buvard qui appartenait à Georgina et un coquet petit encrier ayant la forme d’une pomme, avec une queue et des feuilles dorées ; il s’assura qu’il y avait assez d’encre et que les plumes étaient en bon état, puis il vint tranquillement s’asseoir auprès du lit et se remit à attendre.

Le malade ouvrit enfin les yeux, et par un très-léger sourire, il montra qu’il reconnaissait son ami.

« Eh bien ! Tom, comment vous trouvez-vous ce matin, mon vieux ?… Un peu mieux, d’après ce que]j’ai appris de Mme Halliday ? dit gaiement Philippe.

— Oui, je crois que j’éprouve une ombre de mieux ; mais le diable veut que ce ne soit jamais qu’une ombre. Le mieux ne va pas plus loin. La petite ne se plaint plus de moi, n’est-ce pas, maintenant, Sheldon… ni de mes retards, ni de mes soupers aux huîtres ?…

— Non, non, plus à présent. Vous aurez à vous ménager pendant une ou deux semaines, lorsque vous serez rétabli. »

Halliday sourit un peu.

« Je me surveillerai, soyez tranquille, si jamais je me rétablis ; vous pouvez y compter… Mais figurez-vous que je m’imagine quelquefois avoir fait mon dernier souper en ce monde… Je crains que le moment ne soit arrivé où il faut que je pense sérieusement à d’autres choses… Tout ce qui concerne ma petite femme est en règle, Dieu merci !… J’ai fait mon testament il y a plus d’un an et j’ai assuré sur ma vie une somme assez ronde presque aussitôt mon mariage… Le vieux Cradock ne m’a pas laissé en repos jusqu’à ce que ce fût fait… Ainsi l’avenir de Georgy est en sûreté, mais quand un homme a vécu comme moi, insouciant, au jour le jour pour ainsi dire, sans grande religion, sans faire beaucoup de mal peut-être, mais sans faire beaucoup de bien non plus, il faut qu’il pense à l’autre monde, lorsqu’il se sent près de quitter celui-ci… Hier, j’ai demandé à Georgy sa Bible : la pauvre chère créature en a été toute effrayée, elle s’est écriée : « Ne me parlez pas de cela, Tom, M. Sheldon assure que vous allez de mieux en mieux. » Cela vous indique, mon cher, à quel point il est rare que je lise la Bible… Non, Philippe, je sais que vous avez fait pour moi tout ce que vous avez pu, mais je ne suis pas d’une forte constitution et je crains bien que tous les médicaments que vous pourrez me faire avaler n’y changent rien.

— Cela n’a pas le sens commun, mon cher ami, c’est ce que disent tous ceux qui ne sont pas habitués à être malades, dès qu’ils se trouvent arrêtés un jour ou deux.

— Mais voilà trois semaines que je suis au lit, murmura d’un ton chagrin Halliday.

— Bien…, bien…, peut-être que M. Burkham vous rétablira en trois jours et alors vous ne manquerez pas de dire que votre ami Sheldon n’était qu’un ignorant.

— Non…, non…, je ne le dirai pas, mon vieil ami, je ne suis pas assez injuste pour cela, je ne vous accuserai pas quand je sais que c’est la faiblesse même de mon tempérament qui aura fait tout le mal. Quant à ce jeune homme que vous ayez amené pour faire plaisir à Georgy, je ne pense pas qu’il soit capable de faire pour moi plus que ce que vous avez fait.

— Nous trouverons moyen à nous deux, de vous rendre la santé, n’en doutez pas, Tom, répondit Sheldon, du ton le plus encourageant. Vraiment, vous paraissez ce matin presque aussi vaillant qu’autrefois. Je vous trouve si bien disposé que je crois pouvoir vous parler d’affaires, vous voyez… Il est arrivé ces jours derniers quelques lettres pour vous. Je n’ai pas voulu vous tourmenter, parce que vous étiez trop souffrant ; mais ce sont, je pense, des lettres d’affaires et vous feriez bien de les ouvrir. »

Le malade regarda le petit paquet que son ami avait tiré de sa poche et secoua péniblement la tête.

« Je me sens trop faible ; il vaut mieux attendre.

— Allons, allons, mon vieux, un peu de courage, ces lettres peuvent être importantes et puis cela vous ranimera de faire un effort.

— Je vous dis que je ne le pourrais pas, mon cher Sheldon, je ne suis vraiment pas en état de le faire… Ne pouvez-vous donc le faire pour moi ?… Ouvrez vous-même ces lettres, si vous voulez.

— Non, non, Halliday, je ne veux pas. Il y en a une qui porte le timbre de la compagnie d’assurances l’Alliance. Je présume que votre police d’assurance est bien en règle ? »

Halliday se souleva un instant sur le coude, comme s’il revenait à la vie ; mais presque aussitôt, en poussant un soupir, retomba sur les oreillers.

« Je n’en sais rien, dit-il anxieusement ; vous feriez mieux de vous en assurer, Philippe, dans l’intérêt de ma femme. L’on croit souvent tout en règle lorsqu’une police a été signée par les administrateurs, et souvent on oublie qu’il y a la prime à payer. Vous ferez bien d’ouvrir la lettre. Je n’ai jamais eu de mémoire pour les dates, et cette maladie me les a fait complètement sortir de la tête. »

Sheldon ouvrit donc l’imprimé que, dans sa bienveillance et ses préoccupations pour les intérêts de son ami, il avait si judicieusement examiné la veille. Il le lut avec l’apparence d’une grande attention.

« Vous avez raison, Tom ! Les vingt et un jours de grâce expirent aujourd’hui. Il n’y a pas un moment à perdre. Il faudrait signer tout de suite un chèque et je le ferai porter au bureau de la compagnie. Où est votre livre de chèques ?

— Dans la poche du paletot qui est pendu là. »

Philippe apporta à son ami le livre de chèques, le buvard de Georgy, et aussi le petit encrier ; puis, avec une souplesse presque féminine, il rangea les objets de la façon qui lui parut la plus commode pour écrire. Il soutint avec son bras le corps affaibli de Halliday, pendant que celui-ci écrivait lentement et péniblement le chèque. Lorsqu’il eut signé, Sheldon poussa un soupir comme s’il eût éprouvé un grand, un profond soulagement.

« Vous vous chargez de l’envoyer au bureau de l’Alliance, mon vieil ami, dit-il, pendant qu’il détachait du livre la petite feuille oblongue pour la remettre à Sheldon, c’est très-bien à vous de m’avoir fait penser à cette affaire… je l’avais complètement oubliée… Je crois, d’ailleurs, que j’ai eu tout à fait la tête perdue pendant cette dernière semaine.

— Mais non, assurément, Tom ; mais non !

— Oh ! si, j’en suis sûr… j’ai eu toutes sortes d’hallucinations… Dites-moi, étiez-vous caché dans cette chambre la nuit avant celle-ci, pendant que Georgy était endormie ? »

Sheldon réfléchit un instant avant de répondre.

« Non… non, je n’y suis pas venu l’avant-dernière nuit.

— Non ! Eh bien, je l’ai cru, murmura le malade ; vous voyez bien, je n’avais pas la tête à moi alors, Philippe, car j’ai cru voir et je me suis imaginé que j’entendais remuer les bouteilles et les verres derrière les rideaux.

— C’est que vous rêviez probablement.

— Oh ! non, je ne rêvais pas, certes ! J’étais aussi éveillé que maintenant. Mais ce n’est pas tout. Je me sens quelquefois, pendant des heures entières, aussi faible d’esprit que de corps et je ferai bien de profiter du moment où j’en ai la force pour vous dire ce que je veux vous dire. Vous avez été pour moi, Philippe, pendant toute cette maladie, le plus brave, le plus dévoué des amis. Je ne suis pas un ingrat. Si les choses tournent mal, comme je le crois, Georgy vous donnera un bel anneau de deuil ou, si vous le préférez, cinquante livres pour en acheter un. Maintenant, donnez-moi votre main que je la serre pour la dernière fois peut-être et laissez-moi vous remercier de tout mon cœur. »

Le malade avança sa pauvre main, amaigrie, toute blanche. Philippe le regarda un instant d’une étrange façon, puis il serra la main qu’il lui tendait dans ses doigts souples et musculeux ; il avait certainement hésité avant de prendre cette main.

Sheldon n’avait pas approfondi l’Évangile ; cependant lorsqu’il sortit de la chambre, il lui sembla subitement voir écrite sur le mur, en caractères de feu, cette phrase qu’il avait apprise étant petit enfant à l’école de Barlingford :

Dès qu’il parut, il alla au-devant de lui, en disant : « Maître !… maître !… » Et il l’embrassa.

Le nouveau médecin venait voir le malade deux fois par jour ; il paraissait inquiet et même déconcerté par les symptômes qu’il observait. Georgy, servie par l’instinct de sa tendresse, vit qu’il n’était pas sûr de lui, et elle pensa que Sheldon avait peut-être eu raison de dire qu’il ne suffisait pas de pratiquer la médecine pour être un bon médecin. Elle lui fit part de ses appréhensions, en lui demandant s’il ne serait pas à propos de remplacer M. Burkham par un docteur plus âgé ; mais Sheldon s’y opposa formellement.

« Vous m’avez demandé de faire venir un étranger, et je l’ai fait, dit-il, avec la dignité un peu solennelle d’une personne qui vient d’être offensée ; il faut maintenant suivre le traitement qu’il indique et vous contenter de ses avis, à moins qu’il ne demande lui-même à être assisté. »

Georgy fut obligée de se soumettre.

« Hélas !… » dit-elle.

Et elle retourna à la chambre de son mari où elle s’assit derrière les rideaux du lit pour pleurer en silence. Il y avait alors deux personnes qui veillaient dans la chambre. Nancy ne la quittait pour ainsi dire jamais et avait toujours les yeux ouverts. C’était un triste séjour à ce moment que la maison de Sheldon et plus d’une fois le pauvre Halliday s’excusa de l’avoir ainsi troublée. S’il eût été plus ferré sur l’histoire moderne, il se fût rappelé Charles Stuart et eût demandé pardon d’être aussi long à mourir…

Cependant l’espoir revint brusquement. Tout à coup le malade sembla reprendre des forces. Le mieux s’accentua et si bien que Georgy fut sur le point de considérer M. Burkham comme le plus savant et le plus habile des docteurs et des hommes. Son inquiétude, son doute à lui se dissipèrent, et il paraissait très-satisfait de l’état du malade.

Malheureusement cela ne dura pas. Un matin, en faisant sa visite, il crut découvrir des symptômes nouveaux qui l’effrayèrent tout à fait. Il le dit à Sheldon qui ne parut nullement partager ses craintes. Une discussion s’ensuivit et l’on vit alors clairement que Sheldon était parfaitement de force à tenir tête à la science du docteur diplômé. M. Burkham écoutait ses avis avec déférence, ne l’interrompait pas ; il n’était néanmoins qu’à demi convaincu lorsqu’il se retira. Il s’éloignait rapidement de la maison lorsqu’il s’arrêta tout à coup au coin de la rue.

« Que dois-je faire ?… se demandait-il à lui-même. Quel parti dois-je prendre ?… Si je ne me trompe pas, je serais coupable de laisser aller les choses comme elles sont ; si je me trompe, je suis perdu si j’appelle un autre confrère. »

Sa tournée du matin faite, il ne rentra pas comme de coutume chez lui. Il s’arrêta au coin des rues voisines et fit le tour du square ; il semblait très-préoccupé. Une fois même il prit le chemin de la maison de Sheldon, puis revint sur ses pas, et se décida enfin à rentrer chez lui. Il se mit à table pour dîner. Il était évidemment inquiet ; il répondait à peine aux questions de sa jeune femme. C’était un homme dans une position assez précaire. Il avait employé toute sa petite fortune à l’achat d’une clientèle qui n’avait presque rien produit, et il luttait comme il pouvait contre les difficultés de la vie.

« Vous avez quelque chose dans l’esprit qui vous inquiète, Harry ? lui dit sa femme avant la fin du repas.

— Oui, ma chère, répondit-il, j’ai un cas très-embarrassant et j’en suis fort tourmenté. »

Sa femme se retira discrètement après dîner. Le jeune médecin resté seul se mit à arpenter sa chambre de long en large ; il paraissait très-agité. Au bout d’une heure il prit subitement son chapeau et sortit.

« Je veux avoir une consultation, je la veux à tout prix, quoi qu’il en puisse résulter, se disait-il à lui-même pendant qu’il s’avançait rapidement dans la direction de la maison de Sheldon. Il est possible que les choses soient ce qu’elles doivent être… Je n’ai aucune raison de croire qu’il ait des motifs particuliers… mais je veux avoir une consultation… oui, je le veux… et je l’aurai. »

Il regarda la maison de son malade au moment où il entrait dans la rue. Toutes les persiennes étaient fermées. Il frissonna, puis il se remit un peu, se disant que le soleil donnant en plein sur ce côté de la rue, il était possible que la fermeture des persiennes n’eût pas d’autre cause. Un jeune garçon endormi, à l’air stupide, lui ouvrit la porte. Dans le corridor d’entrée, M. Burkham se trouva face à face avec Sheldon.

« Je suis fort inquiet de mon malade depuis ce matin, monsieur Sheldon, dit le jeune docteur, et je viens avec la résolution formelle d’appeler en consultation un confrère plus expérimenté que moi. Pensez-vous que Mme Halliday y fera aucune objection ?

— Je suis certain qu’elle ne s’y serait pas opposée, répondit gravement Philippe, si vous l’aviez demandé plus tôt ; mais j’ai le regret de vous dire qu’il est trop tard. Il y a une demi-heure que mon pauvre ami a rendu le dernier soupir. »