Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 02/Chapitre 02

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 79-102).

CHAPITRE II

LA PENTE RAPIDE

Parmi les nombreuses imprudences dont Horatio Paget, autrefois, cornette, dans un régiment de cavalerie innommé, et toujours capitaine dans le monde, s’était rendu coupable dans sa longue carrière, il n’y en avait pas qu’il se reprochât plus amèrement qu’un mariage fou qu’il avait fait, étant déjà d’un certain âge. Ce ne fut que lorsqu’il eut abandonné la dernière chance que l’indulgence de la Fortune lui avait accordée, que le petit maître de la Régence, membre à une certaine époque du Beefsteack’s Club, l’homme qui, dès sa plus tendre jeunesse, avait joué au piquet dans les salons dorés de Georgina Devonshire, se trouva couché sur un lit de malade dans un des garnis borgnes de Londres, et plus près de la mort qu’il ne s’y était trouvé dans sa courte carrière militaire. Il eut ce jour-là une fière peur, une de ces peurs auxquelles les gens de sa trempe sont particulièrement sujets. Il sentit qu’il allait choir dans l’Océan de l’Éternité, et cela l’ennuya dans de très-grandes proportions. En plus de son chagrin et de son ennui, il ouvrit tout grand son cœur à la gratitude. Il se cramponna à une main délicate et bienfaisante qui le retenait de son mieux à la vie, et qui se trouvait là tout exprès, à côté de lui. C’était celle d’une douce jeune femme. Dieu seul sait avec quelle souplesse, quelle dextérité elle administrait les médicaments, les bouillons, et tout ce qui s’ensuit. Elle fut, pour ce libertin moribond, une esclave dévouée, infatigable. Il n’en fallait pas moins pour le sauver.

« Ne me remerciez pas, dit le docteur, quand son faible malade crut devoir pousser quelques bruyantes protestations de gratitude, sachant très-bien que ce serait la seule monnaie avec laquelle l’homme de l’art serait payé. Remerciez cette jeune femme, si votre cœur a besoin de s’épancher, car sans elle vous ne seriez plus en état d’exprimer votre gratitude. Et si jamais vous étiez repris d’une seconde inflammation des poumons, vous pourriez demander au ciel de vous envoyer une autre garde-malade semblable, en admettant qu’il soit possible de la trouver. »

Après cet exorde, le rude et brave médecin s’éloigna, laissant Horatio seul avec la femme qui lui avait sauvé la vie.

Ce n’était que la fille de sa logeuse. Elle n’était pas riche, cette logeuse, et n’avait point spéculé sur les extravagances des riches célibataires. C’était une honnête veuve qui vivait dans une petite rue d’un quartier éloigné et qui louait un petit salon maigrement meublé et une chambre à coucher plus maigrement meublée encore, à tout gentilhomme que des revers de fortune pouvaient conduire dans ce quartier désert. Le capitaine Paget était tombé bien bas dans la vie lorsqu’il avait pris possession de ce misérable réduit et s’était reposé dans les nippes de la veuve.

Il devait y avoir, dans la vie d’un tel homme, un lugubre et vide intervalle qui séparait le jour où il avait dépensé ses derniers sous de l’heure à laquelle il commença délibérément à peser sur la bourse des autres. Ce fut pendant cet intervalle désespéré que Paget était venu s’établir chez la veuve. Mais bien qu’il demeurât dans ces parages éloignés de la Cité, il ne pouvait supporter l’existence de l’autre côté de l’eau. Il sortait de sa demeure chaque jour, pour gagner les brillants quartiers, resplendissant de linge blanc et de gants frais, avec un paletot irréprochable et des bottes vernies.

La garde-robe a son soleil de l’Inde, et l’éclat d’un habit fait par un grand tailleur peut se comparer à l’éclat du soleil des tropiques : il est glorieux jusqu’à la fin et tombe en un instant. La garde-robe du capitaine était à cette époque à son soleil de l’Inde, et lorsqu’il s’aperçut combien le macadam de Bond Street était près de la plante de ses pieds, il ne put réprimer un mouvement d’admiration pour la belle contenance de ses bottes dans leur décadence même.

Il marcha dans le West End de longues et tristes heures durant la période de cette décadence. Il essaya de vivre de la façon honnête d’un gentleman en empruntant de l’argent à ses amis ou en escomptant un billet de complaisance obtenu de quelque innocent trompé par les brillantes allures et la volubilité du capitaine. Il passait ses journées dans les antichambres et les salons d’attente des clubs, dont il avait été membre autrefois ; il faisait de longues courses, laissant de petits billets pour des hommes qu’il ne trouvait pas chez eux, et qui, pendant qu’il griffonnait, retenaient leur souffle pour ne pas trahir leur présence. Ceux qui avaient été les amis les plus intimes du capitaine Paget semblaient avoir résolu simultanément de passer leur vie hors de chez eux ; c’est du moins ce qu’il parut au capitaine. Leurs domestiques étaient affligés d’une incertitude étrange et chronique, quant à leurs faits et gestes. Quelle que fût la porte à laquelle il sonnât, il semblait également douteux que le maître dût rentrer pour dîner ou qu’il dût rentrer à une heure quelconque de la journée du lendemain ou jusqu’à la fin de la semaine. Rentrerait-il même jamais ? On ne savait. Lorsque le capitaine, à la brune, ayant battu le pavé, soutenu par le faible espoir d’être admis dans une maison amie, apercevait une lueur à travers la porte de la salle à manger, entendait déboucher les bouteilles et le choc des verres et de l’argenterie, la réponse était toujours la même : « Monsieur n’est pas chez lui et ne doit pas rentrer. » Désormais, tous les gens sérieux devaient être sortis pour le capitaine. Mais de temps en temps, dans les clubs, il rencontrait quelque jeune homme qui, n’ayant pas de femme au logis pour veiller sur sa bourse et se lamenter sur un billet de cinq livres mal dépensé, avait encore pitié du prodigue tombé, et croyait ou faisait semblant de croire à son histoire d’embarras d’argent momentanés. Ces jours-là, le capitaine dînait magnifiquement dans quelque restaurant français, prenait une demi-bouteille de chablis avec des huîtres et se réchauffait avec du chambertin qu’on lui apportait dans une bouteille couverte de poussière et de toiles d’araignée, étendue dans un panier d’osier, comme il convient à tout vin de race noble.

Mais, dans ces derniers temps, des rayons de soleil bienfaisants avaient rarement illuminé le triste cours de la vie du capitaine. Les désenchantements, les ennuis s’étaient installés comme à demeure dans son existence ; le succès n’y montrait plus sa face joyeuse qu’à de très-rares intervalles. Lorsqu’il traversait la rivière pour gagner l’ouest de la ville, il avait coutume de flâner sur le pont de Waterloo et de regarder mélancoliquement couler l’eau. Il se demandait si le fleuve se trouverait là, près de lui, à sa disposition, lorsque, protégé par la nuit et ayant donné son dernier sou pour le péage du pont, il ne connaîtrait plus le besoin d’une monnaie terrestre.

« Un jour, j’ai vu un gaillard à la Morgue, un pauvre malheureux qui s’était noyé. Grand Dieu ! qu’il était horrible à voir !… Si au moins on était reconnu… on serait enterré proprement, et, mourir pour mourir, autant mourir ainsi qu’autrement… Mais être trouvé dans cet état et rester couché dans la cabane des asphyxiés, au bord de la rivière, avec un écriteau pourri, avoir pour tout linceul du limon, de la vase, et du fumier autour de soi, attendant qu’un homme passe et dise : c’est lui… vraiment, c’est dur… Et, qui sait, un homme mort sent peut-être ces choses-là ?… »

Ce fut dans une de ces lugubres flâneries auxquelles il s’habitua, qu’Horatio Paget prit ce refroidissement qui le tint couché des semaines entières. L’automne qui venait de finir avait été humide, triste, pluvieux. Le capitaine, bien que très-intelligent à certains égards, n’était pas un homme chez lequel les choses de l’esprit tenaient une très-grande place. Quand il se trouva prisonnier dans le salon mesquin de Mme Kepp, il eut une impression très-pénible. Quand il avait lu plusieurs pages du journal qu’il empruntait, et fait telle ou telle réflexion sur l’article de fond, ou grogné à l’annonce de quelque riche mariage fait par un de ses anciens amis, ou ri de bon cœur à l’annonce de la faillite d’un autre de ses amis, après avoir tisonné le feu une douzaine de fois avec impatience, en une heure, jurant après les pincettes et le mauvais charbon à chaque fois, après avoir fumé son dernier cigare et verni ses bottes de prédilection, regardé à la fenêtre, et après s’être miré mélancoliquement dans le petit miroir placé sur la cheminée, le capitaine pouvait constater que ses ressources intellectuelles étaient épuisées. Alors une colère nerveuse s’emparait de lui. En dépit de la pluie torrentielle, des nuages noirs qui chargeaient le ciel, il jetait ses pantoufles dans un coin, le coin le plus éloigné du salon de Mme Kepp, qui se trouvait, hélas ! tout près du fauteuil du capitaine, il mettait les plus fortes de ses bottes vernies qui ne l’étaient plus guère, il boutonnait son plus beau pardessus, ajustait son chapeau devant sa glace, et partait, parapluie en main, faire son tour dans les beaux quartiers. Toujours vers l’Ouest, à travers la pluie et l’orage, il retournait vers les lieux où s’étaient écoulés sa jeunesse et ses beaux jours, errant et déclassé, pour revoir la lueur rougeâtre des feux brillants des clubs se refléter sur les vitres, pour revoir les lampes des grands salons de lecture s’allumer de bonne heure au crépuscule de l’automne, et admirer la douce clarté qui se répandait sur les riches reliures des livres, pour se perdre dans le rouge sombre des tentures de l’appartement. Pour cette pauvre créature mondaine, l’angoisse d’être exilée de ces palais était plus amère que la souffrance de l’ange déchu. C’était l’époque de l’année la plus triste, et il n’y avait pas beaucoup d’élus dans ces somptueux salons de lecture où les lampes avec leurs abat-jour, jetaient leurs pâles et nets rayons sur la splendeur du sanctuaire. Le capitaine Paget pouvait donc errer ainsi sur le théâtre de sa jeunesse envolée sans craindre beaucoup les reconnaissances. Mais ces excursions devinrent de jour en jour plus inutiles. Il commença à comprendre pourquoi les gens n’étaient jamais chez eux lorsqu’il frappait à leurs portes et faisait entendre son élégant coup de marteau. Il ne put endurer plus longtemps l’humiliation de semblables rebuffades ; il vit bien que les domestiques connaissaient le but de ses visites aussi bien que leurs maîtres et avaient leurs réponses toutes faites à quelque heure du jour qu’il se présentât. Il cessa d’assiéger les portes de ses anciennes connaissances. Le rideau dont il avait couvert sa vie de folie, était percé à jour. Il sentit qu’il ne lui restait plus qu’à mourir.

Il semblait à cette époque que la fin de tout était proche pour lui. Le capitaine prit froid un soir qu’il s’en retournait chez lui : ses habits ruisselaient et ses belles bottes vernies n’étaient plus qu’une éponge. Le froid qu’il avait pris détermina une violente fluxion de poitrine. Ce fut alors qu’une femme le prit sous sa protection et se mit en tête de le sauver, offrant à ce viveur, sur sa fin, son exquise tendresse.

L’ange qui consola le vagabond désespéré et accablé n’était qu’une pauvre fille ignorante et de basse extraction. Elle se nommait Anna Kepp. Elle servait le capitaine, dans sa chambre, depuis qu’il demeurait chez sa mère, mais il n’avait pas pris garde à elle plus qu’aux filles de couleur qui le servaient lorsqu’il était dans l’Inde avec son régiment. Paget avait été un coureur, un duelliste, un réprouvé dans les beaux jours passés, mais il n’avait jamais été très-libertin, et il ne savait pas que la jeune fille, qui lui apportait son déjeuner et fléchissait sous le poids du seau à charbon qu’elle déposait dans sa chambre, était une des plus jolies filles qu’on pût voir.

Le capitaine était tellement aristocrate, que pour lui la beauté, sans l’éclat des diamants et la richesse des atours, n’était plus la beauté. Il attendait pour la reconnaître que le domestique l’eût annoncée par son nom et que le sourd murmure d’approbation d’une société de gens bien élevés eût acclamé son entrée avant de fléchir le genou devant elle. Les beautés dont il se souvenait avaient reçu leurs lettres de créances des mains du Prince Régent, et s’étaient accumulées en se succédant dans les hôtels splendides des Devonshire et des Hertford. Comment ce célibataire fané et râpé aurait-il su que cette jeune fille vêtue d’une pauvre robe de coton, avec ses cheveux rejetés en arrière, son pâle visage, ses joues barbouillées de taches noires, était d’une beauté ravissante ? Ce ne fut que pendant les heures monotones de sa convalescence, alors qu’il était couché sur le pauvre petit canapé usé du salon de Mme Kepp, canapé qui était à peine plus fané, plus faible, et plus fini que lui, ce fut alors seulement qu’il découvrit la grâce de ce visage qui s’était si souvent penché vers lui durant ses accès de délire.

« Savez-vous que je vous prenais pour toutes sortes de gens, ma chère ? » dit-il à la fille de sa logeuse.

Celle-ci travaillait à une petite table, tandis que sa mère sommeillait dans un coin, un bas de laine sur son bras et une paire de lunettes sur son respectable nez. Mme Kepp et sa fille avaient contracté l’habitude de passer leurs soirées dans l’appartement de leur locataire, le malade ayant dit, à plusieurs reprises, que pour lui c’était le comble de l’horreur d’être laissé seul.

« Je vous prenais pour toutes sortes de gens, Anna, poursuivit le capitaine d’un air rêveur. Parfois, je vous prenais pour la comtesse de Jersey et je voyais le sourire qu’elle eut la première fois que je lui fus présenté. J’étais bien jeune au beau temps de la belle Jersey ; puis il y avait cette autre avec qui je prenais le thé à Brighton. Oh ! Dieu, comme la vie semble triste de nos jours ! Le roi est mort et tout a changé, tout… tout ! Je suis un homme très-vieux, Anna. »

Il avait cinquante-deux ans, mais il sentait qu’il était un vieillard. Il n’avait plus rien et avait survécu à ses meilleurs amis. Les protecteurs étaient morts et partis, et les hommes qu’il avait patronnés lui fermaient leurs portes les mauvais jours venus. Il y avait longtemps qu’il avait tourné le dos à toute sa famille ; il n’y avait plus personne pour lui tendre la main. Avoir survécu à tout plaisir et à toute affection est l’amertume la plus grande de la vieillesse, et Horatio, à cinquante-deux ans, éprouvait cette amertume dans toute sa cruauté.

« Je suis un homme très-vieux, Anna, » répétait-il d’un ton plaintif.

Mais Anna ne pouvait pas le trouver vieux. À ses yeux, il était et serait toujours l’élégance, la distinction faite homme. C’était le premier homme du monde qu’elle eût vu. Mme Kepp avait donné abri à d’autres locataires qui se faisaient passer pour des gentilshommes : ils avaient affecté de faire paraître de grandes façons, l’avaient pris de très-haut avec la veuve et sa fille ; mais quelle lourdeur, quelle gaucherie, quel strass comparé à ce pur diamant. Anna, avant que le seuil de l’humble habitation eût été honoré des pas d’Horatio, avait déjà vu des bottes vernies ; mais comme elles étaient grossières et vulgaires, et quels pieds de rustres avaient ceux qui les portaient ! Les mains fines et blanches de Paget, avec son cou-de-pied cambré, la courbe patricienne de son nez aquilin, la coupe parfaite de son vêtement, la grâce souple de son langage, tout cela avait troublé le petit cœur tendre d’Anna, et d’autant mieux que son héros était malheureux, abandonné. Qu’un pareil homme fût délaissé, semblait une destinée injuste et cruelle aux yeux de la douce fillette. Et alors, quand la maladie vint le saisir, le confiant à sa tendresse et à sa compassion, alors l’innocente fille prodigua tous les trésors de son cœur au gentilhomme ruiné. Elle ne pensait ni à une récompense, ni à un salaire ; elle savait que le locataire de sa mère était dans une misère complète et que ses loyers avaient été payés de moins en moins régulièrement, en commençant par des semaines pour finir par des mois de retard. Elle n’avait pas conscience de la profondeur du sentiment qui avait fait d’elle une admirable garde-malade, car sa vie était très-remplie par le travail, et elle n’avait ni le temps, ni le goût d’approfondir ses sentiments.

Elle protesta énergiquement quand le capitaine parla de son âge.

« Quelle drôle d’idée qu’un homme se croie vieux à cinquante ans ! » dit-elle.

Horatio frémit en entendant l’accent et le mauvais anglais de cette jolie fille, bien qu’ils sortissent des lèvres qui lui avaient prodigué tant de consolation.

« Vous avez encore bien des années devant vous, monsieur, s’il plaît au bon Dieu, ajouta-t-elle avec piété, et je ne doute pas que vous ne trouviez encore de bons amis pour vous venir en aide. »

Le capitaine secoua tristement la tête.

« Vous parlez comme si vous alliez me dire la bonne aventure avec un jeu de cartes. Non, ma fille, je n’aurai qu’un ami sur lequel je puisse compter si jamais je me rétablis assez pour sortir de cette maison, et cet ami c’est moi. J’ai dépensé la fortune que m’avait laissée mon père. J’ai dépensé le prix de ma commission. Je me suis défait de tous les objets de valeur que je possédais ; pour dire le mot vulgaire : Je suis décavé, Anna. Mais d’autres hommes ont dépensé toutes leurs pièces de six pence et n’en sont pas moins arrivés à vivre tranquilles pendant plus de cinquante ans après. J’ose dire que je pourrai faire ce qu’ils ont fait. Si le vent est dur pour l’agneau tondu, je crois que les vautours et les hiboux savent se tirer d’affaire. J’ai essayé ma chance comme agneau tondu, et la tempête m’a été très-sévère. J’en ai assez et vais me joindre aux vautours. »

Anna regardait avec un profond étonnement le locataire de sa mère. Elle avait l’intuition qu’il venait de proférer quelque chose de méchant, une sorte de blasphème, mais elle était trop naïve et trop innocente pour suivre la pensée de cet homme.

« Oh ! je vous en prie, ne parlez pas d’une manière aussi extravagante, monsieur, fit-elle d’un ton suppliant. Cela me rend trop malheureuse de vous entendre parler ainsi.

— Et pourquoi quelque chose de ce que je dis pourrait vous vendre malheureuse, Anna ? » demanda le locataire d’un ton sérieux.

Il y eut quelque chose dans cette interrogation qui mit le pâle visage de la jeune fille en feu, le fit tout rouge. Elle fut obligée de se pencher beaucoup sur son ouvrage pour cacher cette rougeur intempestive. Elle ne savait pas que le ton du capitaine présageait une demande sérieuse, elle ne savait pas que la grande crise de sa vie était près de s’accomplir.

Horatio était déterminé à faire un sacrifice. Le docteur lui avait dit qu’il devait la vie au dévouement de cette fille, et il eût été quelque chose de moins qu’un homme s’il ne s’était pas senti remué par un sentiment de gratitude. Dans les tristes heures de sa lente convalescence, il avait eu le temps de voir mieux la femme à qui il devait tout, en admettant que la pauvre et indigne créature valût quelque chose. Il comprit qu’elle lui était dévouée et qu’elle l’aimait plus sincèrement qu’il ne se souvenait jamais d’avoir été aimé. Il vit aussi qu’elle était belle. Le capitaine eût pu avoir de la reconnaissance pour une femme laide, mais jamais il n’aurait pensé à une femme laide comme il pensait à Anna. Ses réflexions aboutirent à ceci : elle était belle et elle l’aimait ; sa vie à lui était tout à fait misérable et solitaire ; il résolut donc de prouver sa gratitude par un sacrifice grand et noble. Avant que la jeune fille eût pu relever son visage de l’ouvrage à l’aiguille sur lequel elle s’était penchée pour cacher sa rougeur, Horatio lui avait demandé d’être sa femme. L’émotion coupa la voix de la pauvre enfant lorsqu’elle voulut répondre. Elle fit un effort sur elle-même, courut au canapé sur lequel il était couché, et d’un seul mouvement elle tomba à genoux devant le capitaine. Une mendiante choisie pour femme par un roi n’eût pas été plus émerveillée, plus profondément troublée que ne le fut cette candide et gracieuse créature, lorsqu’elle s’agenouilla aux pieds du locataire de sa mère.

« Moi, je serai votre femme ! Oh ! en vérité, monsieur, ce n’est pas là ce que vous avez voulu dire ?

— Mais si, vraiment ; je le désire du fond du cœur et de toute mon âme, ma chère ! répondit le capitaine. Je ne vous offre pas là une grande chance, Anna, car je suis à peu près aussi bas dans la vie qu’un homme puisse l’être. Mais je ne pense pas être toujours pauvre. Allons, chère enfant, ne pleurez pas, dit-il avec un peu d’impatience, car la jeune fille avait couvert son visage de ses mains et les pleurs coulaient à travers ses doigts. Voyons, levez la tête et dites-moi si vous voulez, oui ou non, accepter pour votre mari un vieux garçon fané et passé ? »

Paget avait admiré bien des femmes, dans les brillantes années de sa jeunesse. Souvent il s’était cru très-amoureux, mais il est douteux qu’une puissante passion ait jamais dominé réellement son cœur qui, froid naturellement, ne s’animait qu’au souffle des passions égoïstes. Horatio, de très-bonne heure, s’était prosterné devant une idole à lui, et avait découvert une religion. L’idole c’était Horatio, la religion c’était le plaisir d’Horatio. Il aurait pu être flatté de l’émotion qu’il inspirait à Mlle Kepp. Mais il était malade, maussade. De plus, toute sa vie, il avait eu horreur des femmes qui pleurent ; elle l’ennuya.

« Est-ce oui ou non, ma chère ? » demanda-t-il un peu contrarié.

Anna leva vers lui ses yeux pleins de larmes et d’un air effrayé :

« Oh ! oui, monsieur, si je puis vous être bonne à quelque chose, vous soigner quand vous serez malade, et travailler pour vous jusqu’à ce que mes doigts soient usés jusqu’aux os. »

Elle tordait ses mains en disant cela. Elle se voyait déjà travaillant pour son Dieu, son héros, le gentleman dont les bottes vernies avaient été comme la promesse d’un monde supérieur, plus beau cent fois que celui qu’elle habitait. Mais le capitaine modéra ses transports par un geste doux de ses blanches mains amaigries.

« Voilà qui est dit, ma belle, dit-il d’un ton languissant. Je ne suis pas encore très-fort, et tout ce qui ressemble à de l’embarras, m’est on ne peut plus pénible. Ah ! ma pauvre enfant ! si vous aviez vu un dîner chez le marquis de Hertford, vous auriez pu vous rendre compte de ce qu’on pouvait faire sans bruit et sans embarras. Mais je vous parle là de choses que vous ne comprenez pas. Vous serez ma femme et une bonne, obligeante, et obéissante petite femme, je n’en doute pas. Voilà qui est arrangé. Quant à ce qui est de travailler pour moi, mon cher amour, tout ce que ces jolies petites mains pourraient faire pour moi, ce serait de me gagner un cigare dans la journée. Or, il est rare que je n’en fume pas six par jour : donc, vous voyez que tout cela n’est que du sentiment dépourvu de sens commun, c’est de l’enfantillage. Maintenant vous pouvez éveiller votre chère mère, car j’ai besoin de faire un petit somme et je ne puis fermer l’œil tant que cette brave dame est là à ronfler d’une si effroyable façon. Mais pas un mot de nos petits engagements, Anna, jusqu’à ce que vous soyez seule avec votre mère. »

Là-dessus le capitaine étendit son mouchoir de poche sur son visage et se laissa aller au sommeil. Cette petite scène avait fatigué le capitaine, bien qu’elle eût été jouée si tranquillement que le sommeil de Mme Kepp n’en avait pas été troublé. Sa fille la réveilla peu de temps après et elle reprit son travail à l’aiguille, tandis qu’Anna prépara le thé pour son bien-aimé dormeur. Les tasses et les soucoupes firent plus de bruit ce soir-là qu’elles n’avaient coutume. Anna était toujours très-troublée : il semblait que l’émoi de son cœur se communiquât au bout de ses doigts sous l’indécision desquels la porcelaine résonnait. Il allait être son mari ! elle serait la femme d’un gentilhomme, et quel gentilhomme ! Quand on pense que des misères, des riens, comme un habit fait par un des premiers tailleurs de West End, et des bottes faites par un des premiers bottiers des mêmes parages, peuvent arriver à faire éclore cette fleur exquise de tendresse, de dévoûment, qui s’appelle l’amour d’une femme ! C’est avec raison qu’un philosophe moderne a dit que l’histoire du monde n’est qu’une question de vieux habits. Anna avait commencé par admirer la grâce des produits de MM. tels et tels, et maintenant elle était prête à engager sa vie à l’homme qui les portait !

Mlle Kepp obéit au désir de son amoureux, et ce ne fut que le jour suivant, lorsqu’elle fut seule avec sa mère dans la petite cuisine au-dessous de l’appartement du capitaine, qu’elle informa cette digne femme de l’honneur qui lui était réservé. Pour Anna commença alors la longue série de contrariétés auxquelles la condamnait son attachement pour un homme sans le sou. La veuve était une femme qui connaissait la vie. Elle s’obstina à ne pas découvrir les avantages que pouvait présenter une union avec un homme de cinquante ans, ruiné.

« Comment pourra-t-il te faire vivre, je serais bien curieuse de le savoir, disait Mme Kepp, pendant que la jeune fille se tenait rougissante devant elle après lui avoir raconté son histoire, puisqu’il ne peut même pas me payer régulièrement ? Et tu sais la peine que j’ai eue pour obtenir mon argent, Anna. Puisqu’il ne peut même pas se tirer d’affaire tout seul, comment fera-t-il lorsqu’il faudra vivre à deux ?

— Ne me parle pas ainsi, ma mère ! s’écria la jeune fille toute frémissante, qui ne se rendait pas aux arguments pratiques de sa mère. Tu parles comme si mon unique préoccupation de la vie était de me couvrir de chiffons et de bien me nourrir. D’ailleurs le capitaine ne sera pas toujours pauvre. Il m’a dit cela hier au soir quand…

— Il t’a dit cela, répéta l’honnête veuve avec une moue dédaigneuse. Est-ce qu’il ne m’a pas raconté bien souvent que j’aurais mes loyers régulièrement après cette semaine, puis après une autre, et ai-je jamais été payée régulièrement, je te le demande ? Et maintenant, est-ce que je ne le garde pas par pure charité ? Une pauvre femme veuve comme moi qui pourrait bien avant peu avoir besoin de charité elle-même… Et si cela n’avait pas été pour tes pleurnicheries, il y a trois semaines qu’il serait dehors, quand le médecin a déclaré qu’il était assez bien pour qu’on le changeât de place, car tu sais que je ne l’aime pas, cet homme !…

— Et tu l’aurais mis dehors, mère, pour l’exposer à mourir dans la rue ? s’écria Anna ; je ne te croyais pas le cœur aussi dur. »

À partir de ce moment, il y eut des discussions continuelles entre la mère et la fille, qui jusque-là avait été la plus soumise des enfants. Les fanatiques ne pardonnent jamais aux insensés qui refusent de croire à la divinité de leur Dieu et les femmes qui aiment sont des fanatiques. La jeune fille ne pouvait pardonner à sa mère de dénigrer son idole, et la mère ne pouvait pas pardonner à sa fille ce qu’elle appelait sa folie. Enfin, après bien des scènes, après bien des mots durs, cruels, amers, échangés entre les deux femmes, après bien des pleurs, des insomnies, des misères, Anna, un beau matin, pendant que sa mère était au marché, s’enfuit avec le capitaine. Mlle Kepp laissa une petite lettre piteuse pour sa mère, pleine de fautes d’orthographe, mais pleine aussi de tendresse, de bons sentiments. Elle suppliait sa mère de lui pardonner, elle avait beaucoup lutté, son amour avait été le plus fort, etc., etc.

« Oh, mère ! si tu savais combien il est nauble, tu ne pourrais pas m’en vouloire de l’aimer comme je le fais, et nous viendrons te retrouver après notre mariage, et tu seras payée de ce qu’on te doit jusqu’au dernier sou. »

Après avoir écrit cette épître dans la cuisine, avec une décision que le capitaine jugea peut-être excessive chez la femme de son choix, Anna mit sa plus belle robe, sauta en fiacre, et, en compagnie d’Horatio, dit adieu à la maison maternelle. Elle aurait bien voulu emporter une petite caisse de bois blanc où reposait sa garde-robe, mais après l’avoir examinée, le capitaine lui dit qu’une boîte de cette taille les compromettrait partout.

« Vous pouvez vous passer quelque temps de bagages, chère enfant, mais gardez-vous bien d’emporter celui-ci. »

La jeune fille obéit sans comprendre. Elle ne comprenait pas souvent ce que son amant voulait dire, et il ne paraissait pas tenir beaucoup à ce qu’elle le comprît. Il lui parlait plutôt du ton dont on parle à un ami fidèle, quand cet ami est un chien.

Le capitaine dénicha de suite une paroisse où le nouveau code du mariage lui permettait de s’unir à Mlle Kepp sans façon, en présence du cocher de fiacre et d’une femme qui balayait le devant de la porte. Le capitaine subit cette courte cérémonie aussi tranquillement que s’il se fût agi de prendre un abonnement à la compagnie des eaux. Les pleurs de la pauvre Anna qui coulaient sous son petit voile noir l’exaspérèrent. Il avait oublié l’anneau nuptial, mais il ôta une petite bague en onyx de son doigt pour la passer au doigt plus grossier de son épouse. C’était le dernier, absolument le dernier de ses bijoux ; des brocanteurs imbéciles et peu versés dans les choses de l’art antique, avaient jugé la bague sans valeur. C’est toujours d’un mauvais augure, un futur qui oublie ce simple anneau d’or, symbole de l’union éternelle ! Une personne superstitieuse eût pu s’effrayer, en voyant quel était le sujet gravé sur la bague du capitaine. Elle représentait la femme de Néron, qui ne fut pas une femme heureuse le moins du monde. Mais comme Anna pas plus que le clerc, le cocher, ou la brave femme au balai n’avaient jamais entendu parler de Néron, et que de plus Paget était trop indifférent pour être superstitieux, personne n’en tira de conclusions fâcheuses, et Anna partit gaillardement avec le gentilhomme. Cette fois, il était bien son mari. Elle était enchantée, très-fière, et son bonheur eût été parfait, si de temps en temps l’image de sa mère indignée n’était venue en troubler la quiétude.

Le capitaine conduisit sa femme dans un charmant appartement dans Mayfair, et elle fut surprise de l’entendre dire à la propriétaire que lui et sa femme arrivaient du comté de Devon, et qu’ils avaient l’intention de rester une semaine ou deux à Londres, en passant, avant de se rendre sur le Continent.

« Ma femme a passé la plus grande partie de sa vie à la campagne, dit le capitaine, il faut donc que je lui fasse voir un peu Londres, malgré cet horrible temps. Mais le diable s’en mêle, mon domestique n’a pas compris mes ordres, et il est parti tout droit pour Paris avec mes bagages. Nous pouvons cependant réparer tout cela demain. »

Rien ne peut rendre les mines courtoises et humbles avec lesquelles la propriétaire accueillit les paroles du capitaine. Celui-ci lui avait d’ailleurs offert des répondants, et les gens qu’il avait cités étaient tout bonnement les premiers du pays. Le capitaine connaissait assez la nature humaine pour savoir que si les répondants en imposent souvent, il est très-rare qu’on aille les chercher.

À dater de ce jour, jusqu’à l’heure de sa mort, Anna n’entendit que très-rarement son mari dire une chose qui fût vraie. Il s’était rangé parmi les bêtes de proie. C’était un gentilhomme pauvre qui s’était couché malade chez Mme Kepp, mais c’était un bandit, un homme prêt à tout, une sorte de fauve qui s’était levé de son lit de douleurs.

Alors commença une vie nouvelle, faite de fraudes, de guet-apens, d’expédients honteux. Comme le loup-cervier rôde autour des bergeries, prêt à enfoncer ses griffes et ses crocs dans les chairs des pauvres agneaux sans défense, ainsi cet aventurier prit ses mesures, ses plans. Ses douces façons le servirent singulièrement dans l’exploitation qu’il fit de l’imprévoyance, de l’imprudence humaine. Désormais Horatio ne vécut plus qu’aux dépens de la faiblesse de ses semblables. Il y avait certainement de mauvais jours quand les moutons étaient lents à venir se prendre au piège. C’était chose assez commune pour le capitaine de tomber des splendeurs de Mayfair ou de Saint James, mais jamais il ne retourna à Tulliver’s Terrace, bien que Anna lui eût souvent demandé d’un ton suppliant de vouloir bien acquitter sa dette envers sa mère. Quand son mari était en fonds, il lui prenait la tête entre ses mains, la caressait et lui répondait au sujet du billet de Mme Kepp, qu’il verrait. Si, au contraire, sa bourse était maigrement garnie, il lui disait avec mauvaise humeur qu’il avait mieux à faire que de s’occuper des prétendus droits de sa mère, quand il ne savait lui-même comment il se tirerait d’affaire.

Le billet de Mme Kepp ne fut jamais payé, et jamais Anna ne put revoir sa mère. Mme Paget était une créature douce, aimante, mais essentiellement craintive et molle. Elle ne pouvait se résoudre à se retrouver en face de sa mère, sans lui apporter l’argent que lui devait le capitaine. Elle ne pouvait se résigner à affronter les reproches de la veuve, elle redoutait ses questions, ne savait comment elle y répondrait, avait peur de l’indignation de son cœur de mère. Son beau rêve, hélas ! avait été bien court ! Elle trouvait alors que sa mère avait eu raison, et qu’elle payait bien cher la pauvre gloire d’avoir épousé Paget. Elle connut peu le bonheur durant les quelques années de sa vie conjugale. Être menée d’un endroit à un autre ; dîner aujourd’hui dans Mayfair et demain dans un restaurant à un shilling ; porter des beaux habits qui n’ont pas été payés et se les enlever de sur les épaules quand le prêteur l’exige pour sa garantie ; savoir que son existence est un mensonge, un piège perpétuel ; sentir à ses côtés grandir le mépris, voilà le bilan d’une femme dont le mari vit des ressources de son intelligence. Et par-dessus toutes ces misères, Mme Paget avait à endurer les caprices du caractère d’Horatio. Quand les victimes tombaient dans le piège et semblaient de bonne prise, le capitaine était très-bon pour sa femme à sa manière, c’est-à-dire qu’il la faisait sortir. Et après lui avoir fait un sermon sur le chapeau fané qu’elle portait et qui l’agaçait, il lui en achetait un autre ; puis il lui faisait faire un dîner qui la rendait malade, après quoi il la renvoyait chez elle en fiacre, tandis qu’il allait finir la soirée dans une société où ses goûts étaient plus aisément satisfaits. Mais quand la chasse était mauvaise, oh ! alors, quel triste compagnon c’était que cet élégant Horatio ! Après avoir souri tout le jour de son rire menteur, tandis que la colère et l’ennui lui rongeaient le cœur, c’était une sorte de soulagement pour le capitaine que de se montrer violent, furieux dans l’intimité. Il avait alors vraiment quelque chose de la bête fauve. L’homme qui vit aux dépens de ses semblables a besoin d’endurcir son cœur ; car un sentiment de compassion, un atome d’humaine pitié briseraient ses plans les mieux conçus à l’heure du succès. Horatio et la compassion se brûlèrent de bonne heure la politesse dans le cours de la carrière peu scrupuleuse du capitaine.

Le capitaine ne se montrait pas constamment malveillant envers la femme dont il avait daigné lier le sort au sien. La conscience qu’il avait conféré un très-grand honneur à Anna, en lui offrant sa main et une part dans sa vie difficile, ne l’abandonnait jamais. Il ne fit aucun effort pour élever la pauvre fille ignorante au rang de sa compagne. Il tressaillait lorsqu’il l’entendait faire un cuir, et s’éloignait d’elle d’un ton maussade en maugréant et en jurant ; mais bien qu’il trouvât désagréable de la voir aussi peu éduquée, il aurait trouvé plus ennuyeux encore de refaire son éducation. Or, l’ennui était une chose pour laquelle Horatio professait une aristocratique aversion. L’idée que son genre de vie pouvait répugner à sa femme, que cette fille roturière et d’une éducation plus qu’inférieure pouvait éprouver des scrupules qu’il n’avait jamais soupçonnés et pouvait connaître les tortures du remords et de la honte que sa nature grossière à lui ne connaîtrait jamais, ne lui put entrer dans la cervelle. C’eût été, en effet, une absurdité trop grande chez la fille du pauvre Kepp d’affecter une susceptibilité de conscience inconnue au descendant des Paget.

Anna avait peur de son élégant mari et elle l’adorait et le servait dans un doux silence, gardant le secret de ses propres chagrins et le gardant si bien qu’il ne devina jamais les nombreuses causes de sa pâleur et de son regard maladif. Elle lui avait donné une jolie petite fille, aux grands yeux noirs un peu étranges. Elle eût voulu que cette enfant fût l’espoir et la consolation de sa triste existence. Mais le loup n’est point un animal domestique, et un enfant pouvait devenir une entrave dans les évolutions rapides auxquelles le capitaine Paget et sa femme avaient coutume de se livrer. Avant que l’enfant fût âgée de huit jours, le capitaine faisait paraître une annonce dans un journal quotidien, et moins de quinze jours après, Anna fut forcée de remettre son trésor à une vieille femme de bel embonpoint, qui avait consenti à élever l’enfant au biberon dans un misérable quartier, très-éloigné.

Anna livra l’enfant sans un murmure, avec autant de douceur qu’elle se fût livrée elle-même si le capitaine avait amené à son intention un bourreau masqué dans la pièce voisine. Elle n’avait pas la moindre idée de résistance envers son mari. Elle supporta son existence cinq ans environ après la naissance de son enfant, et pendant ces malheureuses années, l’unique effort de sa vie était d’assurer le minime salaire payé pour l’entretien de la petite fille. Mais avant le cinquième anniversaire de la naissance de l’enfant, la mère mourut subitement. Elle s’éteignit dans une sorte de galetas, dans les bras de son hôtesse, qui la consolait dans ses heures de misère comme elle avait consolé le gentilhomme ruiné. Au moment de la mort de sa femme, le capitaine était à la prison pour dettes, et il fut bien étonné de ne pas la voir le matin lui apporter des petites douceurs comme elle avait coutume de le faire.

Il ne l’avait pas vue depuis huit jours. Il lui avait envoyé deux lettres ; la seconde était irritée. Un petit garçon mal tenu et mal peigné, vêtu d’un habit en velours de coton à côtes, vint le trouver dans la salle de la prison.

Ce petit garçon avait reçu ses instructions. Il devait bien faire attention à la manière dont il annoncerait la triste nouvelle au pauvre cher gentilhomme ; mais le petit bonhomme se mit à trembler devant le nez crochu du capitaine et ses yeux gris scrutateurs, et raconta sa petite affaire tout d’une haleine, sans la moindre attention.

« La dame est morte à deux heures du matin, monsieur, et ma mère m’a dit que je devais venir vous en informer. »

Le capitaine Paget chancela.

« Grand Dieu ! s’écria-t-il en tombant sur une pauvre chaise qui craqua sous son poids, et je ne savais même pas qu’elle fût malade ! »

Il sut encore moins que toute la vie de la pauvre créature depuis son mariage jusqu’à sa mort n’avait été qu’un long martyre du cœur, une lente agonie, faite de honte et de remords.