Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 03/Chapitre 03

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome Ip. 153-160).
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Livre III

CHAPITRE III

PERSPECTIVES D’AVENIR DE GEORGE SHELDON

Les années qui s’étaient écoulées avaient apporté très-peu d’amélioration dans la position de fortune de George. Il continuait d’occuper, dans Gray’s Inn, sa vieille et sombre résidence, devenue plus noire encore par l’effet du temps. Il avait coutume de s’asseoir, pendant les chaudes journées d’été, près d’une fenêtre du second étage, fumant solitairement son cigare, et écoutant le croassement des corbeaux qui se mêlait aux cris des enfants qui jouaient dans le jardin au-dessous de lui, surveillés par leurs mères qui, elles aussi, faisaient du bruit. Dans les après-midi des dimanches, l’avocat se livrait volontiers à la méditation, se demandant quelle sorte d’homme avait été lord Bacon, et comment il avait pu se trouver compromis pour avoir reçu des cadeaux, lorsque tant d’autres l’avaient fait avec la plus parfaite tranquillité, avant lui et après lui. La casuistique d’Escobar l’entretenait dans cet ordre de réflexions, tout doucement.

Les perspectives d’avenir de Sheldon ne lui promettaient rien de satisfaisant. Depuis longtemps il voyait l’étoile de son frère s’élever avec une persistance charmante dans le firmament financier ; mais sauf un dîner par-ci par-là, il n’avait pas gagné grand’chose à la prospérité de l’agent de change. George avait souvent rappelé à son frère, et avec insistance, cette vague promesse que Philippe lui avait faite, dans les jours difficiles, de venir à son aide, si une chance heureuse lui advenait. Mais s’il n’est pas facile d’empêcher un homme qui y est disposé à se soustraire à l’engagement le plus formel, il l’est encore bien moins d’obtenir l’exécution d’une parole en l’air, dite par un frère à son frère.

Dans la première année de son mariage, Philippe avait donné à son frère cent livres pour l’aider dans une grande entreprise dans laquelle l’avocat se trouvait engagé, et qui, si elle réussissait, devait l’enrichir bien plus sûrement que les milliers de livres de Georgy. Malheureusement l’entreprise ne réussit pas, et les cent livres s’étant trouvées perdues. George s’adressa de nouveau à son frère en lui rappelant une fois de plus sa promesse. Dana cette circonstance, Philippe déclara nettement à George qu’il ne pouvait rien faire de plus pour lui.

« C’est à vous à vous tirer d’affaire de votre côté, comme je l’ai fait du mien, dit-il à George.

— Merci, Philippe, dit le plus jeune frère, j’aimerais mieux m’en tirer autrement. »

Après quoi ils se regardèrent avec une fixité extraordinaire, comme ils l’avaient déjà fait plusieurs fois.

« Vous êtes bien avare de l’argent de Tom, reprit George. Si je m’étais adressé au pauvre Tom lui-même, je suis bien sûr qu’il ne m’eût pas refusé de me prêter deux ou trois cents livres.

— Il est regrettable alors que vous ne les lui ayez pas demandées à lui-même, répondit Philippe avec une extrême froideur.

— Je l’aurais fait certainement si j’avais pu croire qu’il dût mourir aussi subitement. Ce fut un jour fatal pour moi et pour lui aussi que celui où il est venu à Londres.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda vivement Philippe.

— Je pense que vous pouvez aisément deviner ce que je veux dire, répondit George d’un ton de mauvaise humeur.

— Je ne le puis nullement, et qui plus est, je n’ai pas l’intention de chercher à le faire. À mon tour, je veux vous dire votre fait. Maître George, depuis quelque temps vous me fatiguez de vos allusions et de vos malveillantes insinuations. Il faut que vous me connaissiez bien peu pour ne pas savoir que je suis l’homme du monde le moins disposé à supporter cela de vous ou d’aucun autre. Vous avez essayé de prendre avec moi le ton d’un homme qui sait qu’il a le moyen d’en dominer un autre. Vous auriez dû comprendre que cela ne prendrait pas. Si vous aviez vraiment un moyen de me dominer, il y a longtemps que vous vous en seriez servi. Comment n’avez-vous pas saisi tout de suite que je vois clair dans votre jeu ? »

George regarda son frère avec une expression de surprise qui frisait l’admiration,

« Eh bien ! vous êtes un esprit fort, Philippe ! » dit-il.

La conversation en resta là. À partir de ce moment, les deux frères semblèrent les meilleurs amis du monde, et George vint à la maison gothique toutes les fois qu’on l’y invita à dîner. Les dîners étaient bons et les convives étaient des gens très-bien posés dans leur monde. George ne dédaignait pas les bons dîners en même temps qu’il n’était pas fâché de se rencontrer avec des hommes honorables ; mais il renonça à emprunter de l’argent à son frère.

Il resta autant qu’il put chez lui. Il avait un petit courant d’affaires principalement alimenté par des gens qui avaient besoin d’argent, ou dont les pas chancelants devaient être guidés dans le dédale de la Cour des Faillites. Il parvenait à grand’peine avec ce genre d’affaires à vivre tant bien que mal et à rester inscrit sur le tableau des avocats ; mais la grande aspiration de sa vie ne se réalisait pas ; elle était comme une ombre fuyante qu’il cherchait vainement à fixer, à faire solide et vivante.

L’idée dominante de George était qu’il y a de par le monde de grandes fortunes qui n’attendent qu’une occasion de s’offrir à quelque propriétaire entreprenant. Il trouvait juste que ce fussent les plus habiles et les plus intelligents qui provoquassent cette occasion, et il estimait qu’il était parmi ceux-là. C’est pour cette raison qu’il étudiait à fond les vieilles chroniques des comtés et fouillait sans cesse les vieux documents, touchant aux choses de l’état civil. Ses recherches l’avaient amené à connaître toutes sortes d’histoires extraordinaires. C’étaient des laboureurs enlevés à la charrue à qui l’on avait appris qu’ils étaient les légitimes propriétaires d’un revenu de quarante mille livres ; des vieillards mourant de faim dans de misérables taudis qui auraient pu prétendre à des fortunes incalculables, s’ils avaient su s’y prendre ; de pauvres femmes décrépites qui avaient couru le monde entier avec leurs sacs remplis de paperasses usées établissant leurs droits et les injustices dont elles étaient victimes, calomniées et repoussées, jusqu’à l’heure où elles rencontraient un avocat subtil, entreprenant, opiniâtre qui savait faire triompher leur cause.

George avait lu tant d’aventures de cette sorte qu’il s’était mis en tête qu’une chance pareille ne pouvait manquer d’arriver à celui qui aurait mis toute son énergie à la poursuivre. Il avait pris en main plusieurs affaires de successions dans lesquelles, à force de travail et d’efforts obstinés, il était arrivé à renouer tous les anneaux un à un ; il avait compulsé les registres des paroisses, pris des notes, fait des copies, et la froide atmosphère des sacristies lui était devenue aussi familière que l’air de Gray’s Inn ; mais le fil de toutes ces affaires s’était toujours trouvé brisé à un moment donné. Après avoir dépensé beaucoup de temps, de patience, et d’argent, soit en voyages, soit en gratifications à des gens de bas étage ; après avoir écouté sans se lasser les divagations des clercs ou des vieux habitants de différentes paroisses, George avait fini par renoncer successivement à toutes ses espérances. Un homme moins persévérant eût été las bien plus vite et eût planté là bien plutôt les arbres morts des généalogies.

Mais les idées de George Sheldon étaient tenaces, et il en poursuivait la réalisation avec une opiniâtreté qui touchait au génie. Il voyait le succès de son frère et contemplait les splendeurs de la villa gothique avec plus de scepticisme que d’envie. Combien cela durerait-il ; combien de temps l’agent de change flotterait-il triomphalement sur cette étonnante marée produite par le flux et le reflux des valeurs cotées ?

« Cela va très-bien tant qu’un homme garde sa tête et son sang-froid, pensait George ; mais d’une manière ou d’une autre les gens de bourse arrivent toujours à perdre l’une et l’autre plus tôt qu’il ne faudrait. Un de ces jours mon frère, avec toute sa sagesse, finira par tomber dans le gouffre comme un autre. À tout prendre, je préfère encore mes chances aux siennes, car je ne risque guère autre chose que mes peines, et je resterai sur pied lorsque sonnera l’heure de réaliser une plus belle fortune que celle qu’il peut faire à la Bourse avec la hausse et la baisse. »

Pendant ce même été où Charlotte avait dit adieu à la pension et à ses études, George avait entrepris une besogne au bout de laquelle il espérait être largement indemnisé de tous ses travaux de toutes ses veilles passées.

Tout au commencement de l’année avait paru dans le journal l’Observer le court avis suivant :

— « Le Révérend John Haygarth, ancien vicaire de Tilford Haven, comté de Kent, est décédé récemment sans laisser de testament, ni aucun parent pour recueillir sa succession s’élevant à cent mille livres sterling environ. La Couronne a réclamé l’héritage. La Cour des Prérogatives de Canterbury, lors de sa dernière réunion, a rendu un arrêt duquel il résulte que M. Paul a été nommé administrateur comme représentant de la Couronne. »

Quelques mois après, un autre avis ainsi conçu avait été publié dans le journal le Times :

— « Un proche parent. — Si les alliés ou proches parents du Révérend John Haygarth, décédé vicaire de Tilford Haven, dans le comté de Kent, laissant une fortune d’environ cent mille livres sterling veulent s’adresser personnellement ou par écrit à Stephen Paul, Esq., solicitor pour les affaires de la Trésorerie de Sa Majesté, à la Trésorerie Royale, Whitehall, à Londres, il leur sera fait une communication qui les intéresse. Feu le révérend John Haygarth est présumé avoir été le fils de Matthieu Haygarth, demeurant en dernier lieu sur la paroisse de Sainte-Judith, à Ullerton, et de Rebecca, sa femme, née Rebecca Caufield, ayant également résidé dans la même paroisse ; tous deux depuis longtemps décédés. »

Sur la foi de cet avis, George commença ses recherches. Sa théorie était qu’il existe toujours un héritier quelque part et qu’il faut seulement avoir assez de patience pour le découvrir : c’est pourquoi il attribuait ses insuccès passés plutôt à un manque de persévérance de sa part qu’à la faiblesse de sa théorie.

En cette circonstance, il se mit à l’œuvre avec plus de résolution que jamais.

Cette chance est la plus belle que j’aie jamais eue, se dit-il à lui-même, et je serais pire qu’un fou si je la laissais échapper de mes mains. »

C’était un travail aussi aride qu’insupportable : il s’agissait de consulter une interminable série de registres, de questionner les plus vieux habitants, et ces vieux habitants étaient si bêtes, les renseignements fournis par les registres si obscurs ! George se mit à examiner l’une après l’autre toutes les lignes ascendantes, collatérales, de parenté de l’intestat, ainsi que de ses ancêtres ; celles des frères et sœurs de son aïeul. À ce dernier degré, la famille Haygarth se perdait dans l’impénétrable nuit des temps. Ce n’était pas une haute et puissante race de chevaliers ou de savants, d’hommes d’église ou d’hommes de robe, ce qui eût facilité la tâche de George, car Burke en aurait probablement parlé, et, après Burke, la tradition aurait dit son mot. Mais, hélas ! les Haygarth étaient une brave famille provinciale de commerçants, et ils n’avaient pas laissé d’autres traces de leur passage dans ce monde que les inscriptions sur les registres des naissances, mariages, et décès dans de pauvres églises, ou un nom jeté par hasard sur quelque feuille d’une Bible de famille.

George n’en était encore qu’au commencement. Les père et grand-père, les oncles et grands-oncles, et toute leur progéniture, formaient devant lui un imbroglio qu’il devait démêler. En même temps, il fallait s’occuper de sa petite clientèle, et il sentait que son œuvre ne serait accomplie qu’après des années peut-être. Il avait une peur terrible que, pendant ce temps, quelque autre aussi habile et non moins infatigable que lui, ne prît en main le même écheveau et ne parvînt à le débrouiller. Cela le fit réfléchir, et il se décida à chercher un collaborateur digne de lui. Ce n’était pas commode de trouver un pareil auxiliaire ; car, au cas où l’affaire réussirait, il pourrait réclamer une trop forte part dans les bénéfices, ce qui n’allait pas à l’avocat. Cela n’empêche pas que le temps marchait et que le travail n’avançait guère. Sheldon était perplexe, troublé, il se demandait si un concurrent plus heureux ne l’épiait pas, ne le surveillait pas lorsqu’il entrait dans les églises, en sortait, questionnait les habitants : cette pensée le tourmentait, jour et nuit, sans paix ni trêve.