Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 06/Chapitre 04

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Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 121-131).
Livre VI

CHAPITRE IV

DANS LE PARADIS

« Nous nous retrouvâmes face à face, ma Charlotte et moi, devant la grille aux barreaux blancs. Le vieux toit couvert en tuiles rouges que j’avais aperçu de loin, abritait celle que j’aimais. La ferme solitaire que j’avais longtemps regardée était la maison de ma bien-aimée. C’était là, au milieu des montagnes, qu’elle était venue en quittant la somptueuse villa de Bayswater. Quel bonheur de la rencontrer là, loin de son glacial beau-père, là, en pleine nature, j’allais dire en pleine liberté.

« Je crains d’avoir été assez présomptueux pour m’imaginer que j’étais aimé, ce jour où nous nous sommes séparés dans les jardins de Kensington. Un regard, une inflexion de voix, qui ne sauraient se définir, m’avaient rempli d’un espoir soudain et si magnifique, qu’il ne m’avait pas paru pouvoir se réaliser.

« — Elle est coquette, m’étais-je dit à moi-même ; la coquetterie est une des grâces que la nature a dévolues à ces séduisantes créatures. Ce petit coup-d’œil involontaire qui a si violemment agité mon faible cœur lui est sans doute familier.

« C’est là ce que je m’étais mille fois répété depuis que ma Charlotte et moi étions séparés ; mais quelle vivante chose que l’espérance ! Le sens commun a beau se battre les flancs, il ne saurait en calmer l’invincible essor ! Elle était demeurée intacte en mon cœur, en dépit de toutes mes réflexions philosophiques, et elle s’épanouissait, à la seule vue de Charlotte ! Elle m’aimait ! elle était heureuse de me voir ! C’est ce que me disait sa figure radieuse, et pouvais-je faire moins que de croire à un aussi doux aveu ! Dans les premiers moments nous pûmes à peine parler ; mais après quelques secondes, la conversation commença tant bien que mal.

« Elle me dit sa surprise lorsqu’elle m’avait aperçu. J’osais à peine avouer qu’une affaire m’avait amené à Huxter’s Cross, de sorte que je fus obligé de faire un mensonge stupide à ma bien-aimée, en lui déclarant que j’étais venu prendre dans les montagnes quelques jours de congé.

« — Et comment se fait-il que vous ayez choisi Huxter’s Cross ? me demanda-t-elle naïvement.

« Je lui répondis que j’avais entendu parler de ce lieu par une personne de la Cité, songeant à l’innocent Sparsfield.

« — Et vous ne pouviez choisir mieux ! s’écria-t-elle, bien que l’on prétende que ce soit le lieu le plus triste du monde. Cette maison était celle de ma chère tante… la sœur de papa, vous savez. Grand-papa avait deux fermes. Celle-ci en était une, et l’autre la ferme de Hiley. Celle de Hiley était beaucoup plus grande et plus importante que celle-ci. Elle a été laissée à papa, qui l’a vendue peu de temps avant de mourir.

« Sa figure devint triste.

« — Je ne puis encore en parler sans chagrin, dit-elle doucement, quoique je n’eusse encore que neuf ans à cette époque ; mais à neuf ans on peut déjà beaucoup souffrir.

« Puis après une légère pause elle se remit à parler de son habitation.

« — Ma tante et mon oncle sont bien bons pour moi… Cependant ni l’un ni l’autre ne sont réellement mes parents. Ma tante est morte très-jeune, à la naissance de son premier baby, et le pauvre baby est mort lui-même peu de temps après ; l’oncle Mercer a eu la ferme comme héritier de sa femme, vous comprenez. Il s’est remarié deux ans après, et sa seconde femme est bien la meilleure, la plus aimable créature qu’il y ait au monde. Je l’appelle toujours ma tante, car je ne me souviens pas du tout de la pauvre sœur de papa, et jamais il n’a existé de meilleure tante que ma tante Dorothée. Je suis très-heureuse ici, dit-elle, c’est si bon de ne plus être à La Pelouse… bien que certainement j’aie été fâchée de quitter maman, ajouta-t-elle en manière de parenthèse c’est si bon d’être débarrassée de ces déjeuners où l’on ne dit pas un mot, où l’on n’entend que le bruit des journaux que M. Sheldon déplie, replie, et qui font un bruissement exaspérant, tout le temps, s’il vous plaît ; et des dîners, donc ! quels dîners ! avec une femme de chambre qui ne cesse de vous examiner, qui vous apporte des légumes qu’on ne lui demande pas, et qui oublie le sel ou le poivre qu’on lui demande. Ici, c’est le pays de la liberté. Mon oncle Joé, c’est le mari de ma tante Dorothée, est le meilleur des hommes. C’est en toutes choses le contraire de M. Sheldon. Je ne veux pas dire que mon beau-père soit méchant, vous comprenez ; oh ! non ; il a toujours été excellent pour moi ; beaucoup plus que je ne le mérite assurément, mais les façons de mon oncle sont si différentes. Je suis certaine que vous l’aimerez. Je suis sûre aussi qu’il vous prendra en affection. Il aime tout le monde, le cher homme. Vous viendrez nous voir très-souvent, n’est-ce pas ? La ferme de Newhall est la maison du bon Dieu, les portes en sont ouvertes à l’étranger qui y est toujours bien accueilli.

« À ce moment, mon devoir m’obligeait à retourner à Huxter’s Cross aussi vite que mes jambes pourraient m’y porter, afin d’arriver à temps pour prendre le véhicule hybride qui devait me conduire à Hidling, et cela, hélas ! au moment même où la chère enfant me demandait de rester, me promettait un bon accueil dans cette maison que sa seule présence transformait pour moi en paradis.

« Je regardai à ma montre : il était impossible que je pusse arriver à Huxter’s Cross assez à temps. Ma conscience me dit tout bas que je pourrais louer le dog-cart de mon hôtesse avec un garçon pour me conduire à Hidling ; mais les chuchotements de la conscience sont bien faibles et l’amour me criait tout haut :

« — Reste avec Charlotte : un suprême bonheur s’offre à toi pour la première fois de ta vie, tu serais bien fou de laisser échapper une pareille occasion. »

« Ce fut ce dernier conseil que j’écoutai : les intérêts de Sheldon furent mis de côté et je restai à causer avec Charlotte, auprès de la grille blanche, jusqu’à ce qu’il fût trop tard pour écouter fructueusement les reproches de ma conscience, au sujet du dog-cart.

« Ma Charlotte… oui, je l’appelle hardiment ainsi maintenant… ma Charlotte chérie est très-forte en agriculture. Elle éclaira mon esprit citadin au sujet des fermes situées dans les pays de montagnes, me disant comme quoi les terres de son oncle et de sa tante étaient pauvres et sablonneuses, exigeant très-peu de drainage, mais produisant aussi de très-maigres récoltes. L’endroit est très-pittoresque, et il a un air comme il faut que je trouvais tout à fait de mon goût : la maison est située au milieu de prairies parsemées de bouquets d’arbres, ce qui leur donne l’air d’un parc. Il est vrai que de paisibles moutons, au lieu de cerfs majestueux, y broutent l’herbe verdoyante ; l’on voit aussi fort peu de carrosses rouler le long de l’allée sinueuse et sablée qui conduit à la maison.

« Je me sentais une soif ardente pour l’agriculture, pendant que j’écoutais ma Charlotte. J’aurais désiré qu’une place de gardeur de troupeaux se fût trouvée vacante à la ferme de Newhall. Quel emploi, si modeste qu’il fût, n’aurais-je pas été heureux de remplir pour l’amour d’elle ? Oh ! combien j’aurais voulu être au temps de Jacob, chez ce patriarche des usuriers, afin de servir sept années encore pour obtenir ma bien-aimée !

« Je restai près de la grille, ne pensant plus du tout aux intérêts de mon patron, n’ayant plus conscience du temps, de l’espace, de rien. Je ne voyais, ne comprenais que ceci : j’étais avec Charlotte ; et je n’aurais pas échangé ma position contre celle de Lord Chancelier d’Angleterre.

« Sur ces entrefaites arriva l’oncle Joé avec une figure rubiconde, rayonnant sous un grand chapeau de feutre. Il venait dire à Charlotte que le dîner était prêt. Je lui fus immédiatement présenté.

« — M. Mercer, mon cher oncle Joseph… M. Haukehurst, un ami de mon beau-père… dit Charlotte.

« Deux ou trois minutes après nous suivions tous les trois ensemble l’allée de l’espèce de parc conduisant à la ferme ; l’idée que j’aurais pu m’en aller avant dîner eût paru tout à fait déplacée à mon hôte. Abstraction faite de la partialité dont mes yeux ne peuvent se défendre en faveur de la maison habitée par Charlotte, je ne crains pas d’affirmer que la ferme de Newhall est la plus charmante des vieilles maisons. Les chambres sont hautes, ont de profondes embrasures, de larges fenêtres ; les cheminées aussi n’en finissent pas ; les foyers sont énormes ; un monde de pièces perdues, de dégagements faciles, cinq ou six escaliers ; de grands meubles, avec de l’air, de l’espace, de la clarté. Tout cela est grand, propre, et rappelle le vieux temps.

« Dans un coin, un rouet, si vieux que son fuseau pourrait être contemporain de celui de la Belle au Bois Dormant ; dans un autre, un fauteuil du temps de la Reine Anne ; de vieilles indiennes à fleurs garnissent les fenêtres et les lits, les sofas sont bas, lourds ; les secrétaires mignons, fouillés ; les bureaux, sveltes et raides, étincellent sous les cuivres qui simulent des feuilles. Une odeur de lavande, de rose, flotte, sèche et douce, partout.

« Chaque coin de la vieille demeure m’est devenu familier depuis, mais le premier jour, ce fut surtout son grand air antique et son confort extérieur qui me frappèrent.

« Je restai à dîner à la même table simple et bien garnie où ma Charlotte s’était assise bien des années auparavant sur une chaise haute, alors qu’elle connaissait à peine l’usage des fourchettes et des couteaux : l’oncle et la tante me le dirent avec cet agréable ton amical qui leur était ordinaire, pendant que la chère enfant, assise près de moi, toute rougissante, souriait avec des petites mines exquises. Les mots seraient impuissants à exprimer la joie que j’éprouvais à les entendre parler de l’enfance de ma bien-aimée : ils s’exprimaient si affectueusement sur sa douceur, ils s’étendaient avec un tel enthousiasme sur son humeur gracieuse, ses douces petites façons. Ses douces petites façons !… Ah ! quelle chose fatale pour le genre humain lorsqu’une femme est douée par la nature de ces douces petites façons-là ? De l’esclavage produit par un nez grec ou par des yeux castillans, il peut y avoir espoir de délivrance, mais à l’enchantement de cette indescriptible magie, il n’est aucun moyen de se soustraire.

« Je mis de côté mon Sheldon sans aucune espèce de remords et me laissai aller au sentiment du bonheur avec autant d’abandon que si j’eusse été le maître et seigneur de bon nombre de vallées et de montagnes avec dix mille livres de revenu à offrir a Charlotte en même temps que le cœur qui l’aimait si tendrement. Je n’ai aucune idée de ce que nous eûmes pour dîner ; je sais seulement qu’il était abondant et que l’hospitalité de mes nouveaux amis ne connaissait pas de bornes. Nous étions tout à fait à l’aise les uns avec les autres, et nos éclats de rire s’élevaient jusqu’aux solives massives qui supportaient le vieux plafond. Si j’avais encore possédé la moindre parcelle de mon cœur, je l’aurais offert sans hésitation à ma tante, pardon ! à la tante de ma Charlotte qui est bien la plus gaie, la plus vive, la meilleure matrone que j’aie jamais rencontrée, avec un esprit naturel qui éclate dans ses purs yeux bleus.

« Charlotte paraît avoir tendrement aimé son père, le pauvre garçon qui est mort dans la maison de Sheldon, au grand déplaisir de celui-ci, je le crois. Les Mercer parlent beaucoup de Thomas Halliday, pour lequel ils paraissent avoir une très-grande affection ; ils s’expriment également avec une très-grande bonté sur les deux Sheldon, qu’ils ont connus jeunes mais je ne crois pas que ni l’oncle ni la tante soient bien capables de sonder les profondeurs des eaux dormantes de l’intelligence de Sheldon.

Après le dîner nous avons été, avec l’oncle, faire un tour dans la ferme : la dernière gerbe de blé avait été engrangée, de sorte que le personnel de la ferme jouissait d’une sorte de repos. Nous entrâmes dans un bâtiment carré, garni de nids pour les poules, et où je vis plus de bêtes emplumées que je n’en avais vu de ma vie ; nous fûmes ensuite visiter la porcherie, et l’inspection même de ces grognards turbulents m’était agréable, puisque Charlotte était là : sa vivacité joyeuse donnait de la gaieté même aux choses les plus vulgaires. Combien j’aurais aimé à être fermier, comme l’oncle, et à dévouer ma vie à Charlotte en même temps qu’à l’agriculture.

« Lorsque l’oncle eut fait les honneurs des cours de sa ferme ainsi que de ses machines à battre le blé, il nous quitta pour vaquer à ses devoirs de l’après-midi, et nous allâmes errer ensemble sur le coteau voisin, au gré de notre fantaisie, de sa fantaisie pour mieux dire, car pouvais-je faire autre chose que de la suivre partout où il lui plaisait de me conduire ?

« Nous parlâmes de beaucoup de choses : du père qu’elle avait aimé si tendrement, et dont le souvenir était encore si cher et si présent à sa mémoire ; de son ancienne demeure à Hiley ; de ses visites chez les bons Mercer ; du temps qu’elle avait passé en pension ; de sa résidence actuelle, qui lui déplaisait, la brillante villa de Bayswater. Jamais, elle ne m’avait témoigné autant de confiance, et lorsque nous revînmes, ramenés par le déclin d’un soir d’automne, je lui avais avoué que je l’aimais, j’avais obtenu, oui… j’avais obtenu d’elle le doux aveu que j’étais aimé !

« Je n’avais jamais ressenti de bonheur pareil à celui que j’éprouvai pendant notre retour à la maison… oui, désormais cette vieille ferme devait être ma maison comme la sienne, car dans toute habitation préférée par elle, ma pensée devait la suivre. Le calme de la réflexion m’a fait sentir depuis combien ma conduite a été légère et imprudente dans toute cette affaire ; mais quand l’amour et la prudence ont-ils jamais marché d’accord ? Nous étions deux enfants, Charlotte et moi, dans cette bienheureuse après-midi, et nous nous sommes dit notre amour comme des enfants auraient pu le faire, sans nous soucier autrement de l’avenir. Depuis, nous sommes devenus plus sages l’un et l’autre ; nous avons reconnu notre folle imprudence ; mais tout en cherchant à envisager l’avenir de la façon la plus sérieuse, nous sommes trop heureux dans le présent pour être bien en état de nous rendre compte des difficultés et des dangers qui pourront se rencontrer sur notre chemin.

« Il doit certainement y avoir une providence pour les amants imprudents.

« La soirée de novembre était humide et froide à l’heure où nous rentrions : cette tristesse de l’atmosphère m’était pénible ; elle était tellement en contradiction avec l’ardeur croissante de mon cœur ! Je serrai plus près de ma poitrine la petite main de ma chérie, et n’eus pas plus conscience à ce moment de l’existence d’aucun obstacle à notre bonheur futur que du terrain sur lequel je marchais ; il me semblait que j’avais des ailes.

« Nous trouvâmes nos chaises qui nous attendaient à la table à thé de la tante Dorothée ; et je jouis de ce délicieux banquet, dans des dispositions d’esprit qui s’élevèrent pour moi à la hauteur d’un repas olympien.

« Après le thé, nous fîmes une partie de whist. Je suis obligé d’avouer que ma chère déesse jouait affreusement mal ; elle dédaignait constamment de répondre aux invites de son partenaire et mettait sur les cartes de l’adversaire ses plus petits atouts, économie mal entendue qui est toujours une cause de perdition.

« Je restai jusqu’à dix heures, sans m’inquiéter du pays inconnu que j’avais à traverser pour retourner à La Pie ; après quoi je me mis en route à la faible clarté des étoiles, seul et à pied, bien que mon aimable hôte m’eût offert de me prêter un dog-cart. Les bonnes gens de ce pays se prêtent l’un à l’autre un dog-cart aussi volontiers que les gens de Londres s’offrent un parapluie. Je revins seul, et cette longue promenade solitaire fut pour moi une chose charmante.

« La vue des étoiles qui brillaient au-dessus de ma tête me remit en mémoire cette vieille chanson :

Si vous étiez la terre et si j’étais le ciel,
Mon amour brillerait sur vous comme un soleil,
Je vous regarderais avec dix mille yeux
Jusqu’à la fin du monde ou la chute des deux.

« J’eus amplement le temps de réfléchir pendant ce long trajet nocturne. Je ne pouvais revenir de ma surprise en pensant à ce que j’étais à pareille époque l’année précédente, en me rappelant mes soirées oisives dans des cafés de troisième ordre de la rive gauche de la Seine, jouant aux dominos, parlant l’argot de la bohème parisienne, et me détruisant la santé en avalant de l’absinthe falsifiée, tandis que maintenant je me délectais avec des gâteaux et du miel, je trouvais un bonheur céleste à jouer au whist, par amour, dans le parloir d’un fermier. Je suis de dix ans plus jeune que je ne l’étais il y a douze mois.

« Ah ! laissez-moi rendre grâce à Dieu qui m’a accordé cette régénération bienheureuse !

« Je levai mon chapeau, et ma prière monta vers le ciel, J’étais presque honteux en entendant le son de ma propre voix. J’étais comme un pauvre petit enfant qui prononce le nom de son père pour la première fois.