Les Oiseaux de proie (Braddon)/Livre 07/Chapitre 03

La bibliothèque libre.
Traduction par Charles Bernard-Derosne.
Hachette (tome IIp. 199-206).

CHAPITRE III

AVEU DE VALENTIN À GEORGE SHELDON

Haukehurst, tout en faisant [sa cour, ne perdait pas de temps ; il était même devenu persévérant ; il avait abandonné la bannière de la grande armée de Bohême ; il éprouvait le besoin de s’endormir dans les rangs des respectables citoyens, qui aiment leurs femmes et leurs enfants, et vont le dimanche à l’église. Il avait un stimulant qui jusqu’alors avait manqué à sa vie : il était aimé et il voulait que la femme qui l’aimait fût fière de lui.

Il sentit que le premier pas qu’il avait à faire dans la voie honnête devait la séparer de Paget ; mais, pour le moment, une rupture avec ce gentleman lui paraissait imprudente. Si quelque mauvaise action avait été commise, lors de l’excursion à Ullerton, si quelque connivence existait entre le capitaine et Goodge, il serait assurément bon pour Valentin de continuer un genre de vie qui le mettait à même d’être assez bien informé des mouvements du souple Horatio. Dans tous les actes extérieurs de la vie l’opportunité doit être la règle qui gouverne, et l’opportunité s’opposait à une rupture immédiate avec le capitaine.

« Quoi que vous fassiez, ayez toujours l’œil sur le capitaine, lui avait dit George dans l’une de leurs nombreuses entrevues au sujet de la succession Haygarth. S’il y a quelque chose sous main entre lui et Philippe, il faudra que vous ayez l’intelligence très-étroite si vous ne parvenez pas à vous en apercevoir. Je regrette beaucoup que vous ayez rencontré Charlotte dans le Nord, car, bien certainement, Philippe doit avoir entendu parler de votre apparition dans le comté d’York. Cela doit l’étonner d’autant plus que sans doute Paget lui aura raconté l’histoire de Dorking. Il a prétendu vous avoir vu au moment où vous quittiez la ville pour vous rendre à Ullerton ; mais je suis porté à croire que ce n’est qu’une ruse de sa part.

— Je ne pense pas que M. Sheldon ait encore connaissance de mon séjour dans le comté d’York.

— Vraiment ! Mlle Charlotte ne tient pas à avoir son beau-père pour confident, à ce qu’il paraît. Entretenez-la dans cette disposition. Si vous savez vous servir de vos cartes, vous pouvez l’amener à se marier avec vous sans en rien dire à ce qui que ce soit.

— Je ne pense pas que cela soit possible. En fait, je suis certain que Charlotte ne se mariera pas sans le consentement de sa mère, répondit Valentin d’un air grave.

— Et bien entendu cela veut dire le consentement de mon frère, s’exclama George avec une dédaigneuse impatience. Quel lent et maladroit garçon vous faites ! Vous avez devant vous une immense fortune qui vous attend, une jeune fille qui vous aime, et vous perdez votre temps, vous hésitez, comme s’il s’agissait d’aller chez un dentiste pour vous faire arracher une dent. Vous avez rencontré une position que tout homme envierait, et il semble que vous soyez tout à fait incapable d’estimer à sa juste valeur la bonne chance qui s’offre à vous.

— Eh bien, peut-être suis-je lent à me faire à l’idée de ma bonne fortune, répondit Valentin d’un air encore plus rêveur ; mais, voyez-vous d’abord, je ne puis surmonter une sorte de doute à l’égard de cette succession des Haygarth. Elle est trop pareille à l’étoffe dont on fabrique les rêves et les romans. En second lieu, j’aime si sincèrement Mlle Halliday que je ne puis supporter l’idée que mon mariage avec elle puisse en aucune façon faire partie du traité qui existe entre vous et moi. »

Sheldon contempla son associé avec un dédain non dissimulé.

« N’essayez pas de jouer ce jeu avec moi, dit-il. Ce biais sentimental peut très-bien réussir avec quelques hommes, mais je suis le dernier de tous qu’il puisse tromper. Vous jouez à qui perd gagne avec moi, vous voulez me mettre dehors… comme mon frère, s’il en trouvait le moyen.

— Je ne joue pas à qui perd gagne avec vous, répondit Valentin, insolent et impassible. J’ai travaillé pour vous fidèlement. J’ai gardé votre secret, quelques tentations que j’aie éprouvées de le révéler. C’est vous qui avez fait le marché avec moi et j’ai exécuté à la lettre mes engagements ; mais si vous comptez que nous ferons un marché pour hâter mon mariage avec Mlle Halliday vous vous trompez complètement. Cette jeune fille m’épousera quand cela lui conviendra, mais je ne chercherai jamais pour votre convenance particulière à l’entraîner dans un mariage clandestin.

— Oh ! est-ce là votre ultimatum ? dit l’avocat en se rongeant les ongles avec fureur et en lançant à son partenaire un regard provocateur. Je suis surpris que vous n’alliez pas jusqu’au bout en disant qu’un homme qui spécule sur l’affection d’une femme pour l’accroissement de sa fortune mérite d’être… d’être escofié, comme on dit dans notre argot moderne. Par conséquent, je dois comprendre que vous refusez de précipiter la chose ?

— Je m’y refuse très-positivement.

— Et l’affaire Haygarth devra rester en suspens aussi longtemps que Mlle Halliday en restera aux platoniques satisfactions d’une cour sentimentale ?

— Je le présume.

— Hum !… voilà qui est agréable pour moi.

— Pourquoi attendez-vous que Mlle Halliday soit mariée pour faire valoir ses droits ? Pourquoi ne pas les faire connaître immédiatement ?

— Parce que je ne veux pas me fier à Philippe. Le jour où vous me montrerez votre acte de mariage avec Mlle Halliday, ce jour-là seulement j’entamerai l’affaire. Je vous ai déjà dit l’autre jour que je préférais traiter avec vous plutôt qu’avec mon frère.

— Et quelle espèce de traité comptez-vous faire avec moi, lorsque j’aurai épousé Mlle Halliday ?

— Je vais vous le dire, répliqua l’avocat en se carrant, avec ses coudes sur la table, dans son attitude favorite et regardant son collaborateur en face. J’aime à être franc et ouvert, quand cela se peut, et avec vous je veux aller droit au but. J’entends avoir une moitié complète de la fortune de Haygarth, et je crois être parfaitement fondé à demander cette moitié. L’héritage ne peut être obtenu qu’à l’aide des documents qui en sont en ma possession, et sans moi, il eût pu rester jusqu’au jour du jugement dernier complétement ignoré, même des descendants de Matthieu Haygarth. Considérez la chose à tel point de vue que vous voudrez, vous devrez reconnaître, je pense, que ma demande est juste, légitime.

— Je ne dis pas qu’elle soit injuste, bien qu’elle puisse paraître un peu usuraire. Quoi qu’il en soit, si Charlotte était ma femme et qu’elle consentît à abandonner la moitié de sa fortune, je ne suis pas homme à discuter sur le montant de la récompense qui vous est due. Lorsque le moment sera venu de passer un traité, vous n’aurez pas de peine à vous entendre avec moi.

— Et quand puis-je espérer qu’aura lieu votre mariage avec Mlle Halliday ? demanda George, en frappant sur la table d’un air d’impatience ; du moment où vous entendez conduire les choses dans le grand style, attendre le consentement de maman, le consentement de papa, et Dieu sait quelles absurdités, je suppose que le délai devra être très-long.

— Je l’ignore complétement. Ce n’est pas moi qui chercherai à retarder le moment où je pourrai dire que cette chère enfant est à moi. Je lui ai demandé d’être ma femme avant de savoir qu’elle avait dans les veines du sang des Haygarth, et la connaissance de ses droits à cette fortune ne saurait me la rendre plus chère, tout pauvre diable que je suis. Si vous aviez le moindre sentiment poétique, vous comprendriez que l’amour d’un homme pour une honnête femme vaut généralement mieux que lui-même. Il peut être un vaurien, et néanmoins son amour pour une parfaite créature peut être aussi pur et aussi parfait que possible. C’est un mystère psychologique inconnu dans Gray’s Inn, n’est-il pas vrai ?

— Si vous voulez me faire le plaisir de parler pendant cinq minutes le langage du sens commun, vous pourrez ensuite appliquer votre puissante intelligence à l’étude des mystères psychologiques pendant un mois et plus si cela vous convient, s’exclama l’avocat qui n’en pouvait plus d’agacement.

— Et ne voyez-vous pas que je m’efforce de conserver ma tête et de parler raison, s’écria Valentin ; mais quand un homme est éperdûment amoureux, il lui est difficile de maintenir ses idées sous une morale infaillible. Vous me demandez quand j’épouserai Charlotte. Demain, si cela dépendait de moi. Mme Sheldon connaît notre engagement. Elle y a donné son consentement, mais non sans protester. Je n’ose espérer que Charlotte puisse être séparée de sa mère avant quelque temps. Oui, cela durera longtemps. En attendant, je travaille ferme pour me faire une position dans la littérature ; car, avant de me marier, je veux être assuré d’un revenu sans avoir à compter sur Matthieu Haygarth, et je suis admis au privilège de faire à La Pelouse des visites régulières.

— Mais on n’a rien dit à Philippe ?

— Rien, jusqu’à présent. Je rends mes visites pendant qu’il est à la Cité, et comme je venais souvent à la villa avant mon engagement, il n’est pas probable que la mention de mon nom comme visiteur puisse lui inspirer aucun soupçon.

— Et pensez-vous réellement qu’il ne soit pas mieux instruit… mon frère qui mettrait à l’envers la cervelle d’un homme après une demi-heure de conversation ? Faites bien attention à ceci, cet homme joue simplement avec vous comme le chat avec la souris. Il s’est trouvé souvent avec Charlotte et vous avant votre voyage, et il a pu voir l’état des choses aussi clairement que moi. Il a eu connaissance de vos visites à la villa depuis votre retour, et il en a tenu compte et a dû en tirer des conclusions, soyez-en bien sûr. Quelque beau jour, pendant que vous et la jolie Mlle Charlotte jouirez de votre joli paradis des fous, il sautera sur vous deux comme le chat sur la souris. »

Cela était assez alarmant, d’autant plus que Valentin était disposé à considérer la prévision comme n’étant que trop fondée.

« M. Sheldon peut jouer le rôle du chat autant qu’il lui plaira, répliqua-t-il, après avoir réfléchi un moment ; ceci est une circonstance dans laquelle il n’osera pas montrer ses griffes. Il n’a aucun droit de contrôle sur les actions de Mlle Halliday.

— Peut-être non ; mais il saurait trouver des moyens pour empêcher son mariage s’il était dans son intérêt de le faire. Il n’est pas votre frère, mais il est le mien et j’en sais long sur son compte. Peut-être cependant n’aura-t-il pas intérêt à faire obstacle au mariage de sa belle-fille avec un homme dans votre position. Il serait possible même qu’il le préférât. Cela, dans sa pensée, pourrait simplifier les comptes qu’il lui faudra faire quant à l’argent du pauvre Halliday, qu’il espère très-certainement garder en totalité. Si ses cartes sont préparées pour un mariage de ce genre, il vous ouvrira ses bras en qualité de gendre et vous donnera sa bénédiction en même temps que sa belle-fille. Je pense donc que si vous pouviez vous arranger de manière à l’informer de votre engagement sans lui donner connaissance de votre visite dans le comté d’York, cela pourrait être un coup de haute diplomatie. Il pourrait se faire qu’il fût heureux de se débarrasser de la fille et arrivât à conclure le mariage de sa propre volonté. »

… Se débarrasser de la fille !

Aux oreilles de Valentin ces mots firent l’effet d’un blasphème. Pouvait-il y avoir sur la terre quelqu’un, fût-ce un Sheldon, capable de ne pas savoir apprécier le privilège d’avoir cette divine créature auprès de lui ?