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Les Sœurs Rondoli (recueil, Ollendorff 1904)/La Patronne

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Les Sœurs RondoliOllendorff23 (p. 65-80).

LA PATRONNE



Au docteur Baraduc.


J’habitais alors, dit Georges Kervelen, une maison meublée, rue des Saints-Pères.

Quand mes parents décidèrent que j’irais faire mon droit à Paris, de longues discussions eurent lieu pour régler toutes choses. Le chiffre de ma pension avait été fixé à deux mille cinq cents francs, mais ma pauvre mère fut prise d’une peur qu’elle exposa à mon père : « S’il allait dépenser mal tout son argent et ne pas prendre une nourriture suffisante, sa santé en souffrirait beaucoup. Ces jeunes gens sont capables de tout. »

Alors, il fut décidé qu’on me chercherait une pension, une pension modeste et confortable, et que ma famille en payerait directement le prix, chaque mois.

Je n’avais jamais quitté Quimper. Je désirais tout ce qu’on désire à mon âge et j’étais disposé à vivre joyeusement, de toutes les façons.

Des voisins, à qui on demanda conseil, indiquèrent une compatriote, Mme Kergaran, qui prenait des pensionnaires. Mon père donc traita par lettres avec cette personne respectable, chez qui j’arrivai, un soir, accompagné d’une malle.

Mme Kergaran avait quarante ans environ. Elle était forte, très forte, parlait d’une voix de capitaine instructeur et décidait toutes les questions d’un mot net et définitif. Sa demeure, tout étroite, n’ayant qu’une seule ouverture sur la rue, à chaque étage, avait l’air d’une échelle de fenêtres, ou bien encore d’une tranche de maison en sandwich entre deux autres.

La patronne habitait au premier avec sa bonne ; on faisait la cuisine et on prenait les repas au second ; quatre pensionnaires bretons logeaient au troisième et au quatrième. J’eus les deux pièces du cinquième.

Un petit escalier noir, tournant comme un tire-bouchon, conduisait à ces deux mansardes. Tout le jour, sans s’arrêter, Mme Kergaran montait et descendait cette spirale, occupée dans ce logis en tiroir comme un capitaine à son bord. Elle entrait dix fois de suite dans chaque appartement, surveillait tout avec un étonnant fracas de paroles, regardait si les lits étaient bien faits, si les habits étaient bien brossés, si le service ne laissait rien à désirer. Enfin, elle soignait ses pensionnaires comme une mère, mieux qu’une mère.

J’eus bientôt fait la connaissance de mes quatre compatriotes. Deux étudiaient la médecine, et les deux autres faisaient leur droit, mais tous subissaient le joug despotique de la patronne. Ils avaient peur d’elle comme un maraudeur a peur du garde champêtre.

Quant à moi, je me sentis tout de suite des désirs d’indépendance, car je suis un révolté par nature. Je déclarai d’abord que je voulais rentrer à l’heure qui me plairait, car Mme Kergaran avait fixé minuit comme dernière limite. À cette prétention, elle planta sur moi ses yeux clairs pendant quelques secondes, puis elle déclara :

— Ce n’est pas possible. Je ne peux pas tolérer qu’on réveille Annette toute la nuit. Vous n’avez rien à faire dehors passé certaine heure.

Je répondis avec fermeté : « D’après la loi, madame, vous êtes obligée de m’ouvrir à toute heure. Si vous le refusez, je le ferai constater par des sergents de ville et j’irai coucher à l’hôtel à vos frais, comme c’est mon droit. Vous serez donc contrainte de m’ouvrir ou de me renvoyer. La porte ou l’adieu. Choisissez. »

Je lui riais au nez en posant ces conditions. Après une dernière stupeur, elle voulut parlementer, mais je me montrais intraitable et elle céda. Nous convînmes que j’aurais un passe-partout, mais à la condition formelle que tout le monde l’ignorerait.

Mon énergie fit sur elle une impression salutaire et elle me traita désormais avec une faveur marquée. Elle avait des attentions, des petits soins, des délicatesses pour moi, et même une certaine tendresse brusque qui ne me déplaisait point. Quelquefois, dans mes heures de gaieté, je l’embrassais par surprise, rien que pour la forte gifle qu’elle me lançait aussitôt. Quand j’arrivais à baisser la tête assez vite, sa main partie passait par-dessus moi avec la rapidité d’une balle, et je riais comme un fou en me sauvant, tandis qu’elle criait : « Ah ! la canaille ! je vous revaudrai ça ».

Nous étions devenus une paire d’amis.


Mais voilà que je fis la connaissance, sur le trottoir, d’une fillette employée dans un magasin.

Vous savez ce que sont ces amourettes de Paris. Un jour, comme on allait à l’École, on rencontre une jeune personne en cheveux qui se promène au bras d’une amie avant de rentrer au travail. On échange un regard, et on sent en soi cette petite secousse que vous donne l’œil de certaines femmes. C’est là une des choses charmantes de la vie, ces rapides sympathies physiques que fait éclore une rencontre, cette légère et délicate séduction qu’on subit tout à coup au frôlement d’un être né pour nous plaire et pour être aimé de nous. Il sera aimé peu ou beaucoup, qu’importe ? Il est dans sa nature de répondre au secret désir d’amour de la vôtre. Dès la première fois que vous apercevez ce visage, cette bouche, ces cheveux, ce sourire, vous sentez leur charme entrer en vous avec une joie douce et délicieuse, vous sentez une sorte de bien-être heureux vous pénétrer, et l’éveil subit d’une tendresse encore confuse qui vous pousse vers cette femme inconnue. Il semble qu’il y ait en elle un appel auquel vous répondez, une attirance qui vous sollicite ; il semble qu’on la connaît depuis longtemps, qu’on l’a déjà vue, qu’on sait ce qu’elle pense.

Le lendemain, à la même heure, on repasse par la même rue. On la revoit. Puis on revient le jour suivant, et encore le jour suivant. On se parle enfin. Et l’amourette suit son cours, régulier comme une maladie.

Donc, au bout de trois semaines, j’en étais avec Emma à la période qui précède la chute. La chute même aurait eu lieu plus tôt si j’avais su en quel endroit la provoquer. Mon amie vivait en famille et refusait avec une énergie particulière de franchir le seuil d’un hôtel meublé. Je me creusais la tête pour trouver un moyen, une ruse, une occasion. Enfin, je pris un parti désespéré et je me décidai à la faire monter chez moi, un soir, vers onze heures, sous prétexte d’une tasse de thé. Mme Kergaran se couchait tous les jours à dix heures. Je pourrais donc rentrer sans bruit au moyen de mon passe-partout, sans éveiller aucune attention. Nous redescendrions de la même manière au bout d’une heure ou deux.

Emma accepta mon invitation après s’être fait un peu prier.

Je passai une mauvaise journée. Je n’étais point tranquille. Je craignais des complications, une catastrophe, quelque épouvantable scandale. Le soir vint. Je sortis et j’entrai dans une brasserie où j’absorbai deux tasses de café et quatre ou cinq petits verres pour me donner du courage. Puis j’allai faire un tour sur le boulevard Saint-Michel. J’entendis sonner dix heures, dix heures et demie. Et je me dirigeai, à pas lents, vers le lieu de notre rendez-vous. Elle m’attendait déjà. Elle prit mon bras avec une allure câline et nous voilà partis, tout doucement, vers ma demeure. À mesure que j’approchais de la porte, mon angoisse allait croissant. Je pensais : « Pourvu que Mme Kergaran soit couchée ! »

Je dis à Emma deux ou trois fois : « Surtout ne faites point de bruit dans l’escalier. »

Elle se mit à rire : « Vous avez donc bien peur d’être entendu ? »

— Non, mais je ne veux pas réveiller mon voisin qui est gravement malade.

Voici la rue des Saints-Pères. J’approche de mon logis avec cette appréhension qu’on a en se rendant chez un dentiste. Toutes les fenêtres sont sombres. On dort sans doute. Je respire. J’ouvre la porte avec des précautions de voleur. Je fais entrer ma compagne, puis je referme, et je monte l’escalier sur la pointe des pieds en retenant mon souffle et en allumant des allumettes bougies pour que la jeune fille ne fasse point quelque faux pas.

En passant devant la chambre de la patronne, je sens que mon cœur bat à coups précipités. Enfin, nous voici au second étage, puis au troisième, puis au cinquième. J’entre chez moi. Victoire !

Cependant, je n’osais parler qu’à voix basse et j’ôtai mes bottines pour ne faire aucun bruit. Le thé, préparé sur une lampe à esprit de vin, fut bu sur le coin de ma commode. Puis je devins pressant… pressant… et peu à peu, comme dans un jeu, j’enlevais un à un les vêtements de mon amie, qui cédait en résistant, rouge, confuse, retardant toujours l’instant fatal et charmant.

Elle n’avait plus, ma foi, qu’un court jupon blanc quand ma porte s’ouvrit d’un seul coup, et Mme Kergaran parut, une bougie à la main, exactement dans le même costume qu’Emma.

J’avais fait un bond loin d’elle et je restais debout effaré, regardant les deux femmes qui se dévisageaient. Qu’allait-il se passer ?

La patronne prononça d’un ton hautain que je ne lui connaissais pas : « Je ne veux pas de filles dans ma maison, monsieur Kervelen. »

Je balbutiai : « Mais, madame Kergaran, mademoiselle n’est que mon amie. Elle venait prendre une tasse de thé. »

La grosse femme reprit : « On ne se met pas en chemise pour prendre une tasse de thé. Vous allez faire partir tout de suite cette personne. »

Emma, consternée, commençait à pleurer en se cachant la figure dans sa jupe. Moi, je perdais la tête, ne sachant que faire ni que dire. La patronne ajouta avec une irrésistible autorité : « Aidez mademoiselle à se rhabiller et reconduisez-la tout de suite. »

Je n’avais pas autre chose à faire, assurément, et je ramassai la robe tombée en rond comme un ballon crevé, sur le parquet, puis je la passai sur la tête de la fillette, et je m’efforçai de l’agrafer, de l’ajuster, avec une peine infinie. Elle m’aidait, en pleurant toujours, affolée, se hâtant, faisant toutes sortes d’erreurs, ne sachant plus retrouver les cordons ni les boutonnières ; et Mme Kergaran impassible, debout, sa bougie à la main, nous éclairait dans une pose sévère de justicier.

Emma, maintenant, précipitait ses mouvements, se couvrait éperdument, nouait, épinglait, laçait, rattachait avec furie, harcelée par un impérieux besoin de fuir ; et sans même boutonner ses bottines, elle passa en courant devant la patronne et s’élança dans l’escalier. Je la suivais en savates, à moitié dévêtu moi-même, répétant : « Mademoiselle ! mademoiselle ! »

Je sentais bien qu’il fallait lui dire quelque chose, mais je ne trouvais rien. Je la rattrapai juste à la porte de la rue, et je voulus lui prendre le bras, mais elle me repoussa violemment, balbutiant d’une voix basse et nerveuse : « Laissez-moi… laissez-moi, ne me touchez pas. »

Et elle se sauva dans la rue en refermant la porte derrière elle.

Je me retournai. Mme Kergaran était restée au haut du premier étage, et je remontai les marches à pas lents, m’attendant à tout, et prêt à tout.

La chambre de la patronne était ouverte. Elle m’y fit entrer en prononçant d’un ton sévère : « J’ai à vous parler, monsieur Kervelen. »

Je passai devant elle en baissant la tête. Elle posa sa bougie sur la cheminée puis, croisant ses bras sur sa puissante poitrine que couvrait mal une fine camisole blanche :

— Ah ça, monsieur Kervelen, vous prenez donc ma maison pour une maison publique ! »

Je n’étais pas fier. Je murmurai : « Mais non, madame Kergaran. Il ne faut pas vous fâcher, voyons, vous savez bien ce que c’est qu’un jeune homme. »

Elle répondit : « Je sais que je ne veux pas de créature, chez moi, entendez-vous. Je sais que je ferai respecter mon toit et la réputation de ma maison, entendez-vous ? Je sais… »

Elle parla pendant vingt minutes au moins, accumulant les raisons sur les indignations, m’accablant sous l’honorabilité de sa maison, me lardant de reproches mordants.

Moi — l’homme est un singulier animal —, au lieu de l’écouter, je la regardais. Je n’entendais plus un mot, mais plus un mot. Elle avait une poitrine superbe, la gaillarde, ferme, blanche et grasse, un peu grosse peut-être mais tentante à faire passer des frissons dans le dos. Je ne me serais jamais douté vraiment qu’il y eût de pareilles choses sous la robe de laine de la patronne. Elle semblait rajeunie de dix ans, en déshabillé. Et voilà que je me sentais tout drôle, tout… Comment dirai-je ?… tout remué. Je retrouvais brusquement devant elle ma situation… interrompue un quart d’heure plus tôt dans ma chambre.

Et, derrière elle, là-bas, dans l’alcôve, je regardais son lit. Il était entr’ouvert, écrasé, montrant, par le trou creusé dans les draps, la pesée du corps qui s’était couché là. Et je pensais qu’il devait faire très bon et très chaud là-dedans, plus chaud que dans un autre lit. Pourquoi plus chaud ? Je n’en sais rien, sans doute à cause de l’opulence des chairs qui s’y étaient reposées.

Quoi de plus troublant et de plus charmant qu’un lit défait ? Celui-là me grisait, de loin, me faisait courir des frémissements sur la peau.

Elle parlait toujours, mais doucement, maintenant, elle parlait en amie rude et bienveillante qui ne demande plus qu’à pardonner.

Je balbutiai : « Voyons… voyons… madame Kergaran… voyons… » Et comme elle s’était tue pour attendre ma réponse, je la saisis dans mes deux bras et je me mis à l’embrasser, mais à l’embrasser, comme un affamé, comme un homme qui attend ça depuis longtemps.

Elle se débattait, tournait la tête, sans se fâcher trop fort, répétant machinalement selon son habitude :

« Oh ! la canaille !… la canaille !… la ca… »

Elle ne put pas achever le mot, je l’avais enlevée d’un effort, et je l’emportais, serrée contre moi. On est rudement vigoureux, allez, en certains moments !

Je rencontrai le bord du lit, et je tombai dessus sans la lâcher…

Il y faisait en effet fort bon et fort chaud dans son lit.

Une heure plus tard, la bougie s’étant éteinte, la patronne se leva pour allumer l’autre. Et comme elle revenait se glisser à mon côté, enfonçant sous les draps sa jambe ronde et forte, elle prononça d’une voix câline, satisfaite, reconnaissante peut-être : « Oh !… la canaille !… la canaille !… »