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Les Sœurs Rondoli (recueil, Ollendorff 1904)/Suicides

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Les Sœurs RondoliOllendorff23 (p. 251-262).
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SUICIDES



À Georges Legrand.


Il ne se passe guère de jour sans qu’on lise dans quelque journal le fait divers suivant :


« Dans la nuit de mercredi à jeudi, les habitants de la maison portant le no 40 de la rue de… ont été réveillés par deux détonations successives. Le bruit partait d’un logement habité par M. X… La porte fut ouverte, et on trouva ce locataire baigné dans son sang, tenant encore à la main le revolver avec lequel il s’était donné la mort.

« M. X… était âgé de cinquante-sept ans, jouissait d’une aisance honorable et avait tout ce qu’il faut pour être heureux. On ignore absolument la cause de sa funeste détermination. »

Quelles douleurs profondes, quelles lésions du cœur, désespoirs cachés, blessures brulantes poussent au suicide ces gens qui sont heureux ? On cherche, on imagine des drames d’amour, on soupçonne des désastres d’argent et, comme on ne découvre jamais rien de précis, on met sur ces morts, le mot « Mystère ».

Une lettre trouvée sur la table d’un de ces « suicidés sans raison », et écrite pendant la dernière nuit, auprès du pistolet chargé, est tombée entre nos mains. Nous la croyons intéressante. Elle ne révèle aucune des grandes catastrophes qu’on cherche toujours derrière ces actes de désespoir; mais elle montre la lente succession des petites misères de la vie, la désorganisation fatale d’une existence solitaire, dont les rêves sont disparus, elle donne la raison de ces fins tragiques que les nerveux et les sensitifs seuls comprendront.

La voici :


« Il est minuit. Quand j’aurai fini cette lettre je me tuerai. Pourquoi? je vais tâcher de le dire, non pour ceux qui liront ces lignes, mais pour moi-même pour renforcer mon courage défaillant, me bien pénétrer de la nécessité maintenant fatale de cet acte qui ne pourrait être que différé.

J’ai été élevé par des parents simples qui croyaient à tout. Et j’ai cru comme eux.

Mon rêve dura longtemps. Les derniers lambeaux viennent seulement de se déchirer.

Depuis quelques années déjà un phénomène se passe en moi. Tous les événements de l’existence qui, autrefois, resplendissaient à mes yeux comme des aurores, me semblent se décolorer. La signification des choses m’est apparue dans sa réalité brutale ; et la raison vraie de l’amour m’a dégoûté même des poétiques tendresses.

Nous sommes les jouets éternels d’illusions stupides et charmantes toujours renouvelées.

Alors, vieillissant, j’avais pris mon parti de l’horrible misère des choses, de l’inutilité des efforts, de la vanité des attentes, quand une lumière nouvelle sur le néant de tout m’est apparue, ce soir, après dîner.

Autrefois, j’étais joyeux ! Tout me charmait : les femmes qui passent, l’aspect des rues, les lieux que j’habite ; et je m’intéressais même à la forme de mes vêtements. Mais la répétition des mêmes visions a fini par m’emplir le cœur de lassitude et d’ennui, comme il arriverait pour un spectateur entrant chaque soir au même théâtre.

Tous les jours, à la même heure depuis trente ans, je me lève ; et, dans le même restaurant, depuis trente ans, je mange aux mêmes heures les mêmes plats apportés par des garçons différents.

J’ai tenté de voyager. L’isolement qu’on éprouve en des lieux inconnus m’a fait peur. Je me suis senti tellement seul sur la terre, et si petit, que j’ai repris bien vite la route de chez moi.

Mais alors l’immuable physionomie de mes meubles depuis trente ans à la même place, l’usure de mes fauteuils que j’avais connus neufs, l’odeur de mon appartement (car chaque logis prend, avec le temps, une odeur particulière), m’ont donné, chaque soir, la nausée des habitudes et la noire mélancolie de vivre ainsi.

Tout se répète sans cesse et lamentablement. La manière même dont je mets en rentrant la clef dans la serrure, la place où je trouve toujours mes allumettes, le premier coup d’œil jeté dans ma chambre, quand le phosphore s’enflamme, me donnent envie de sauter par la fenêtre et d’en finir avec ces événements monotones auxquels nous n’échappons jamais.

J’éprouve chaque jour, en me rasant, un désir immodéré de me couper la gorge ; et ma figure, toujours la même, que je revois dans la petite glace avec du savon sur les joues, m’a plusieurs fois fait pleurer de tristesse.

Je ne puis même plus me retrouver auprès des gens que je rencontrais jadis avec plaisir, tant je les connais, tant je sais ce qu’ils vont me dire et ce que je vais répondre, tant j’ai vu le moule de leurs pensées immuables, le pli de leurs raisonnements. Chaque cerveau est comme un cirque, ou tourne éternellement un pauvre cheval enfermé. Quels que soient nos efforts, nos détours, nos crochets, la limite est proche et arrondie d’une façon continue, sans saillies imprévues et sans porte sur l’inconnu. Il faut tourner, tourner toujours, par les mêmes idées, les mêmes joies, les mêmes plaisanteries, les mêmes habitudes, les mêmes croyances, les mêmes écœurements.

Le brouillard était affreux, ce soir. Il enveloppait le boulevard où les becs de gaz obscurcis semblaient des chandelles fumeuses. Un poids plus lourd que d’habitude me pesait sur les épaules. Je digérais mal, probablement.

Car une bonne digestion est tout dans la vie. C’est elle qui donne l’inspiration à l’artiste, les désirs amoureux aux jeunes gens, des idées claires aux penseurs, la joie de vivre à tout le monde, et elle permet de manger beaucoup (ce qui est encore le plus grand bonheur). Un estomac malade pousse au scepticisme, à l’incrédulité, fait germer les songes noirs et les désirs de mort. Je l’ai remarqué fort souvent. Je ne me tuerais peut-être pas si j’avais bien digéré ce soir.

Quand je fus assis dans le fauteuil où je m’asseois tous les jours depuis trente ans, je jetai les yeux autour de moi, et je me sentis saisi par une détresse si horrible que je me crus près de devenir fou.

Je cherchai ce que je pourrais faire pour échapper à moi-même ? Toute occupation m’épouvanta comme plus odieuse encore que l’inaction. Alors, je songeai à mettre de l’ordre dans mes papiers.

Voici longtemps que je songeais à cette besogne d’épurer mes tiroirs ; car depuis trente ans, je jette pêle-mêle dans le même meuble mes lettres et mes factures, et le désordre de ce mélange m’a souvent causé bien des ennuis. Mais j’éprouve une telle fatigue morale et physique à la seule pensée de ranger quelque chose que je n’ai jamais eu le courage de me mettre à ce travail odieux.

Donc je m’assis devant mon secrétaire et je l’ouvris, voulant faire un choix dans mes papiers anciens pour en détruire une grande partie.

Je demeurai d’abord troublé devant cet entassement de feuilles jaunies, puis j’en pris une.

Oh ! ne touchez jamais à ce meuble, à ce cimetière des correspondances d’autrefois, si vous tenez à la vie ! Et, si vous l’ouvrez par hasard, saisissez à pleines mains les lettres qu’il contient, fermez les yeux pour n’en point lire un mot, pour qu’une seule écriture oubliée et reconnue ne vous jette d’un seul coup dans l’océan des souvenirs ; portez au feu ces papiers mortels ; et, quand ils seront en cendres, écrasez-les en une poussière invisible… ou sinon vous êtes perdu… comme je suis perdu depuis une heure.

Ah ! les premières lettres que j’ai relues ne m’ont point intéressé. Elles étaient récentes d’ailleurs, et me venaient d’hommes vivants que je rencontre encore assez souvent et dont la présence ne me touche guère. Mais soudain une enveloppe m’a fait tressaillir. Une grande écriture large y avait tracé mon nom ; et brusquement les larmes me sont montées aux yeux. C’était de mon plus cher ami, celui-là, le compagnon de ma jeunesse, le confident de mes espérances ; et il m’apparut si nettement, avec son sourire bon enfant et la main tendue vers moi qu’un frisson me secoua les os. Oui, oui, les morts reviennent, car je l’ai vu ! Notre mémoire est un monde plus parfait que l’univers : elle rend la vie à ce qui n’existe plus !

La main tremblante, le regard brumeux, j’ai relu tout ce qu’il me disait, et dans mon pauvre cœur sanglotant j’ai senti une meurtrissure si douloureuse que je me suis mis à pousser des gémissements comme un homme dont on brise les membres.

Alors j’ai remonté toute ma vie ainsi qu’on remonte un fleuve. J’ai reconnu des gens oubliés depuis si longtemps que je ne savais plus leur nom. Leur figure seule vivait en moi. Dans les lettres de ma mère, j’ai retrouvé les vieux domestiques et la forme de notre maison et les petits détails insignifiants où s’attache l’esprit des enfants.

Oui, j’ai revu soudain toutes les vieilles toilettes de ma mère avec des physionomies différentes suivant les modes qu’elle portait et les coiffures qu’elle avait successivement adoptées. Elle me hantait surtout dans une robe de soie à ramages anciens ; et je me rappelais une phrase, qu’un jour, portant cette robe, elle m’avait dite : « Robert, mon enfant, si tu ne te tiens pas droit, tu seras bossu toute ta vie. »

Puis soudain, ouvrant un autre tiroir, je me retrouvai en face de mes souvenirs d’amour : une bottine de bal, un mouchoir déchiré, une jarretière même, des cheveux et des fleurs desséchées. Alors les doux romans de ma vie, dont les héroïnes encore vivantes ont aujourd’hui des cheveux tout blancs, m’ont plongé dans l’amère mélancolie des choses à jamais finies. Oh ! les fronts jeunes où frisent les cheveux dorés, la caresse des mains, le regard qui parle, les cœurs qui battent, ce sourire qui promet les lèvres, ces lèvres qui promettent l’étreinte !… Et le premier baiser…, ce baiser sans fin qui fait se fermer les yeux, qui anéantit toute pensée dans l’incommensurable bonheur de la possession prochaine !

Prenant à pleines mains ces vieux gages des tendresses lointaines, je les couvris de caresses furieuses et dans mon âme ravagée par les souvenirs, je revoyais chacune à l’heure de l’abandon, et je souffrais un supplice plus cruel que toutes les tortures imaginées par toutes les fables de l’enfer.

Une dernière lettre restait. Elle était de moi et dictée de cinquante ans auparavant par mon professeur d’écriture. La voici :

« Ma petite maman chérie,

« J’ai aujourd’hui sept ans. C’est l’âge de raison, j’en profite pour te remercier de m’avoir donné le jour.

« Ton petit garçon qui t’adore,

« ROBERT. »


C’était fini. J’arrivais à la source, et brusquement je me retournai pour envisager le reste de mes jours. Je vis la vieillesse hideuse et solitaire, et les infirmités prochaines et tout fini, fini, fini ! Et personne autour de moi !

Mon revolver est là, sur la table… Je l’arme… Ne relisez jamais vos vieilles lettres. »


Et voilà comment se tuent beaucoup d’hommes dont on fouille en vain l’existence pour y découvrir de grands chagrins.