Les Sceptiques grecs/Livre I/Chapitre II

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Impr. nationale (p. 40-50).

CHAPITRE II.

LES ORIGINES DE L’ANCIEN SCEPTICISME.


De toutes les écoles philosophiques de l’antiquité, l’école pyrrhonienne est certainement celle dont les doctrines nous sont le mieux connues. Plus favorisé que ses rivaux, le stoïcisme et l’épicurisme, c’est par un livre authentique, œuvre d’un de ses principaux représentants, Sextus Empiricus, que le pyrrhonisme est arrivé jusqu’à nous, et ce livre n’est pas un abrégé ou un manuel, comme les κυρίαι δόξαι d’Épicure. Platon lui-même et Aristote n’ont pas eu cette heureuse fortune de laisser après eux un exposé clair, systématique et complet de leur doctrine. Mais, s’il n’y a aucun doute sur ce qu’ont pensé les philosophes qui doutaient de tout, il n’en est pas de même de leurs personnes et de leurs biographies. Ni sur Pyrrhon, ni sur Ænésidème, ni sur Sextus Empiricus, nous n’avons des renseignements suffisants. Tous ces philosophes se sont en quelque sorte effacés derrière leur œuvre : l’oubli profond où ils sont tombés est comme la rançon de la renommée qui s’est attachée à leur doctrine. C’est à peine si la physionomie de l’un d’entre eux, de celui qui a donné son nom à la secte, peut être à peu près retrouvée. Mais les origines, l’histoire intime de sa pensée nous échappent presque entièrement : on ne peut les atteindre que par conjecture. Il faut pourtant essayer, dans la mesure où nous le pouvons, d’indiquer les causes de l’apparition du scepticisme et les liens qui le rattachent aux doctrines antérieures.


I. Parmi les causes qui provoquèrent l’apparition du scepticisme, il faut certainement signaler au premier rang la diversité et l’opposition des systèmes auxquels s’étaient arrêtés les philosophes antérieurs. Il est nécessaire ici de se défendre d’une sorte d’illusion d’optique. Nous nous figurons volontiers que, parmi tant de systèmes, ceux de Platon et d’Aristote, si différents par certains détails, si semblables au fond, étaient les seuls avec lesquels il fallût compter. À la distance où nous sommes, nous voyons ces grands systèmes s’élever au-dessus des autres, à peu près comme à mesure qu’on s’éloigne d’une chaîne de montagnes, on voit se détacher plus nettement l’imposante majesté des plus hauts sommets. Il n’en était pas ainsi au temps où ils prirent naissance : ils paraissaient tous à peu près au même niveau. Quand les plus anciens historiens, Sotion et Hippobotus, essayent de les classer, ils nomment ensemble, dans un pêle-mêle et avec un sans-façon qui nous offensent, le mégarisme, le cyrénaïsme, le platonisme, le péripatétisme, le cynisme. Diogène Laërce, dans son grand ouvrage, consacre bien un livre entier à Platon, mais il ne fait pas à Aristote le même honneur. Cicéron lui-même énumère une foule de systèmes : ceux de Démocrite, d’Empédocle, de Platon, d’Aristote, sans avoir l’air de faire entre eux une bien profonde différence. La diversité et l’opposition des systèmes étaient donc, au temps de Pyrrhon, bien plus frappantes que nous ne sommes à présent tentés de le supposer, et on comprend que des esprits d’ailleurs éclairés et ouverts, tiraillés en tous sens, assourdis, comme le dira Timon, par les cris discordants des écoles qui se disputent les adeptes, aient cherché le repos dans l’abstention et le doute.

À côté de ces causes d’ordre intellectuel, il faut sans aucun doute faire une place aux influences extérieures et politiques. L’époque où apparut le scepticisme ancien est celle qui suivit la mort d’Alexandre. Les hommes qui vivaient alors avaient été témoins des événements les plus extraordinaires et les plus propres à bouleverser toutes leurs idées. Ceux d’entre eux surtout qui avaient, comme Pyrrhon, accompagné Alexandre n’avaient pu passer à travers tant de peuples divers sans s’étonner de la diversité des mœurs, des religions, des institutions. On l'a remarqué souvent, il n’y a rien de tel que le contact des peuples étrangers pour inspirer aux âmes les mieux trempées des doutes sur leurs croyances, même les plus invétérées. C’est ainsi que notre Descartes, pour avoir roulé à travers le monde, « se délivra de beaucoup d’erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle et nous rendre moins capables d’entendre raison[1] ». Les voyages sont une école de scepticisme.

Mais surtout c’étaient les conquêtes d’Alexandre qui donnaient une ample matière aux réflexions des philosophes. L’empire du grand roi, qui, en dépit de toutes ses faiblesses, étonnait encore les Grecs par sa puissance et sa richesse, s’était écroulé en quelques mois sous les coups d’un jeune conquérant. Chose plus extraordinaire encore pour des esprits grecs, ce jeune conquérant avait voulu se faire adorer, et il y avait réussi. On sait quelle résistance les Grecs, les philosophes surtout (sauf Anaxarque), opposèrent à Alexandre quand il lui prit fantaisie de se déclarer fils de Jupiter. Il en coûta la vie à Callisthènes. Les survivants durent se résigner et garder pour eux leurs réflexions. Mais ils avaient vu comment on fait un dieu.

Ce fut bien autre chose encore quand les successeurs d’Alexandre se disputèrent le monde. Toutes les idées les plus chères à des esprits grecs reçurent des événements les plus cruels démentis. Jamais peuple n’avait été jusque-là plus profondément attaché à la liberté : Platon, l’aristocrate, Aristote, l’ami d’Alexandre, ne parlent de la tyrannie qu’avec dédain ou ironie ; tous les Grecs, d’un commun accord, la regardent comme le plus abject gouvernement. C’est la tyrannie pourtant qui triomphe partout. Après une tentative malheureuse d’Athènes pour reconquérir la liberté, la lourde main d’Antipater retombe sur la ville : la guerre lamiaque a mis fin aux dernières espérances ; il faut décidément obéir à un Polysperchon, à un Cassandre, à un Démétrius Poliorcète.

On avait déjà vu bien des fois succomber la justice et le bon droit, mais il était réservé à ce temps de voir le plus insolent triomphe de la force brutale. Démosthènes et Hypéride sont morts ; Léosthènes a succombé ; Phocion boit la ciguë. Mais, après Démétrius de Phalère, Démétrius Poliorcète s’installe triomphalement dans Athènes, souille le temple de Minerve de débauches sans nom et introduit ouvertement en Grèce la dépravation orientale. Toute la Grèce est en proie à une horde de soldats avides et sans scrupules ; partout la trahison, la fraude, l’assassinat, des cruautés honteuses, inconnues jusque-là dans l’Occident. Et ce n’est pas seulement la Grèce, c’est l’univers entier, livré aux lieutenants d’Alexandre, qui donne ce lamentable spectacle.

Si encore on avait pu laisser passer la tourmente et attendre des temps meilleurs ! Mais l’espérance même est interdite. L’avenir est aussi sombre que le présent. Le peuple d’Athènes est si profondément corrompu qu’il n’y a plus rien à attendre de lui : l’arbre est pourri à sa racine. C’est ce temps, en effet, où les Athéniens se déshonorèrent par d’indignes flatteries à Démétrius Poliorcète ; ils changent la loi, chose inouïe, pour lui permettre de s’initier avant l’âge aux mystères d’Éleusis ; ils chantent en son honneur l’Ityphallus et le mettent au-dessus des dieux : « Ce que commande Démétrius est saint à l’égard des dieux, juste à l’égard des hommes[2]. On élève des temples à ses maîtresses et à ses favoris. Les choses en viennent à ce point que Démétrius lui-même déclare qu’il n’y a plus à Athènes une seule âme noble et généreuse[3] et on voit des philosophes tels que Xénocrate[4] refuser le droit de cité dans Athènes.

Les philosophes même ne sont pas exempts de reproche. Outre que la philosophie est devenue trop souvent une sorte d’amusement accessible même aux courtisanes[5], on a vu des philosophes devenir des tyrans[6] et se signaler par leurs cruautés. Théophraste est l’ami de Démétrius de Phalère, et Ariston[7] se fait le flatteur d’Antigone Gonatas.

Quoi d’étonnant si, en présence d’un tel spectacle, quelques-uns se sont laissés aller à désespérer de la vertu et de la vérité, à déclarer que la justice n’est qu’une convention ? Il fallait une vertu plus qu’humaine pour résister à de telles commotions. Cette vertu, ce sera l’éternel honneur du stoïcisme d’en avoir donné l’exemple au monde. Mais on ne saurait être surpris si d’autres, moins énergiques et moins fiers, se sont découragés, ont renoncé à la lutte, et dit, comme le fera plus tard Brutus, que la vertu n’est qu’un nom.

On se représente habituellement les sceptiques comme ayant contribué à produire, par leurs subtilités et leurs négations, cet affaiblissement de la philosophie et des mœurs publiques. Ils seraient, à en croire beaucoup d’historiens, les auteurs des malheurs de leurs temps. Ils en sont plutôt les victimes. Au moment où le scepticisme paraît, Athènes n’a plus une vertu à perdre. Il ne s’agit plus alors, comme au temps de la sophistique, de saper sourdement les anciennes croyances : elles sont en ruine. Le sceptique, nous le montrerons plus loin, n’est pas à cette époque, un railleur, qui ne songe qu’à détruire, à s’enrichir ou à étonner ses contemporains : c’est un désabusé, qui ne sait plus où se prendre. Il est plus voisin du stoïcisme que de l’épicurisme : aussi voyons-nous que Cicéron nomme toujours Pyrrhon avec les stoïciens. Comme les stoïciens en effet, il s’isole d’un monde dont il ne peut plus rien attendre : il ne compte que sur lui-même : il renonce à toute espérance, comme à toute ambition. Se replier sur soi-même, afin de donner au malheur le moins de prise possible, vivre simplement et modestement, comme les humbles, sans prétention d’aucune sorte, laisser aller le monde, et prendre son parti de maux qu’il n’est au pouvoir de personne d’empêcher, voilà l’idéal du sceptique. Philosophie égoïste et bornée, sans doute ! Il y avait mieux à faire même en ces temps troublés. Mais à tout prendre il faut convenir que comparés à leurs contemporains, les pyrrhoniens doivent encore être rangés parmi les meilleurs. Il y a dans leur attitude une certaine dignité, et une véritable force. Ils ont manqué de vertu : du moins ils n’ont pas eu de vices. Ils sont à peu près comme ce personnage moderne à qui l’on demandait ce qu’il avait fait pendant la Terreur et qui répondait : « J’ai vécu. »

Cette résignation et ce renoncement qui sont les caractères distinctifs du scepticisme primitif, Pyrrhon en avait trouvé les exemples sur les rives de l’Indus : c’est encore un point par où l’expédition d’Alexandre a exercé sur les destinées du scepticisme une influence que nous croyons capitale. Il nous est expressément attesté que Pyrrhon a connu les gymnosophistes, ces ascètes qui vivaient étrangers au monde, indifférents à la souffrance et à la mort. Nul doute qu’il n’ait été vivement frappé d’un spectacle si étrange ; et il s’en souvint, lorsque revenu dans sa patrie, il vit à quels misérables résultats avaient abouti tant d’efforts tentés par les philosophes, tant de victoires remportées par le plus glorieux des conquérants. La dialectique lui avait peut-être appris le néant de la science telle qu’elle existait de son temps : il apprit des gymnosophistes le néant de la vie, et crut, avec un autre sage de l’Orient, que tout est vanité.


II. Ces influences extérieures suffisent-elles à expliquer l’apparition de Pyrrhon, ou faut-il chercher un lien plus étroit entre sa doctrine et les philosophies antérieures ? À première vue, on peut être tenté de croire qu’il y a une parenté intime entre la sophistique et le scepticisme ; que, malgré les efforts de Socrate et de Platon, la sophistique n’a jamais entièrement disparu, qu’elle n’a pas cessé de vivre, reléguée au deuxième plan ; qu’en un mot, Pyrrhon est le véritable continuateur de Gorgias et de Protagoras. Mais nous avons déjà indiqué[8] les différences profondes qui séparent les sophistes et les pyrrhoniens : c’est par une véritable injustice de l’histoire qu’on a trop longtemps poursuivi des mêmes railleries et des mêmes invectives ces deux sectes philosophiques. Pyrrhon, on le verra plus loin, était l’ennemi déclaré des sophistes, et tout ce que nous savons de son caractère et de sa vie confirme sur ce point ce témoignage formel de celui qui l’a le mieux connu, son disciple Timon.

Les sophistes aimaient les honneurs et l’argent : ils menaient une existence brillante, et on peut dire, au moins de quelques-uns d’entre eux, que leur scepticisme mettait leur conscience à l’aise, et les allégeait d’un certain nombre de scrupules. Pyrrhon au contraire est resté pauvre : il n’a point tiré parti de son doute : sa vie est simple, austère, irréprochable : elle a tout le sérieux et la gravité qui ont toujours manqué aux sophistes.

En outre, la sophistique est avant tout une doctrine d’action. Si elle déclare la science impossible, elle cultive avec une confiance souvent excessive toutes les sciences, ou plutôt tous les arts : elle appartient à la jeunesse du génie grec. Pyrrhon est par-dessus tout indifférent ou apathique ; il ne prend intérêt à rien ; il se laisse vivre. C’est une doctrine de vieillard.

Enfin les sophistes sont une race essentiellement disputeuse : ils excellent tous dans la dialectique. Pyrrhon renonce à toutes les discussions, qu’il trouve également vaines. Si on peut dire qu’il y a du scepticisme dans la sophistique, il n’y a rien de sophistique dans le scepticisme, du moins dans celui de Pyrrhon : c’est ce qu’on verra plus clairement dans la suite de cette étude.

À défaut de la sophistique, est-ce à une autre école qu’il faut rattacher le pyrrhonisme ?

Logiquement, on peut trouver un lien entre lui et toutes les écoles antérieures : c’est en effet une chose digne de remarque, que presque toutes, par des chemins différents, aboutissent au scepticisme : l’éléatisme, sans parler de Gorgias, par Eubulide, Diodore et les éristiques ; l’héraclitéisme, par Cratyle et Protagoras ; le cyrénaïsme, dès le temps d’Aristippe ; le cynisme, du vivant d’Antisthènes ; le platonisme lui-même, par la nouvelle Académie.

Historiquement, il y a un double lien de filiation directe entre Pyrrhon, et, d’une part, l’école de Mégare, d’autre part l’école de Démocrite. Né à Élis, Pyrrhon a certainement connu la dialectique de l’école d’Élis-Érétrie, qui continuait celle de Mégare. On compte parmi ses maîtres Bryson, qui fut peut-être disciple d’Euclide. Toutefois, si cette école a pu exercer quelque influence sur les origines du pyrrhonisme, nous ne croyons pas qu’il en dérive directement[9]. Sans parler des difficultés que présente la question de savoir quel a été ce Bryson[10], maître de Pyrrhon, on verra plus tard que Pyrrhon a été l’ennemi des sophistes, plutôt que leur imitateur : Timon a souvent des mots durs pour les mégariques. Sa doctrine a été une réaction contre les abus du raisonnement : et s’il s’est servi de la dialectique, c’est probablement pour combattre les dialecticiens.

Entre le pyrrhonisme et la philosophie de Démocrite, les liens sont beaucoup plus étroits[11], Il est certain que Pyrrhon avait lu Démocrite, et qu’il garda toujours pour ce philosophe un goût très vif. Timon ne parle de Démocrite qu’avec éloges. En outre, Pyrrhon fut l’ami et le compagnon d’Anaxarque, qu’on range quelquefois parmi les sceptiques[12], et Anaxarque était lui-même le disciple de ce Métrodore de Chio, disciple de Démocrite, et qui disait[13] : « Nous ne pouvons rien savoir, pas même si nous savons quelque chose ou rien. » Enfin, Diogène Laërce, qui probablement reproduit l’opinion de l’alexandrin Sotion[14], range Pyrrhon parmi les philosophes de l’école italique, et le place à la suite d’Anaxarque, de Protagoras, de Démocrite, qu’il rattache lui-même à l’école d’Élée.

On peut être d’autant plus tenté de faire dériver le pyrrhonisme de Démocrite, que Démocrite lui-même a souvent employé des formules sceptiques. Mais nous avons vu plus haut[15] ce qu’il faut penser du prétendu scepticisme de Démocrite. Il est possible que Pyrrhon ait été particulièrement frappé des arguments par lesquels Démocrite récusait le témoignage des sens : mais comme des idées analogues se retrouvaient chez bien d’autres philosophes, il n’y a point là de raison suffisante pour affirmer un lien de parenté plus étroit entre le pyrrhonisme et l’école de Démocrite. Tous les philosophes de cette école ont pu exprimer des doutes, comme Métrodore, avoir des boutades sceptiques : on n’est pas pour cela en droit de les ranger ni parmi les sceptiques, ni parmi les ancêtres du scepticisme. Autrement, il faudrait en faire autant pour Socrate, qui a dit à peu près les mêmes choses.

Quant au témoignage de Sotion, la classification étrange dont cet historien s’est contenté ôte toute autorité à ses paroles : nous n’avons pas à en tenir compte.

Enfin les relations de Pyrrhon avec Anaxarque n’impliquent nullement que le second ait partagé les idées du premier. Entre l’austère Pyrrhon, et celui qui fut un des plus vils flatteurs d’Alexandre, il y a des différences de caractère assez notables pour qu’on soit autorisé à penser qu’il n’y avait pas entre eux une communion d’idées fort intime.

Il est un point pourtant par où Démocrite et Pyrrhon se touchent de plus près : c’est la morale. Nous voyons en effet que pour Démocrite, le bien suprême est la bonne humeur (εὐθυμία), l’absence de crainte (ἀθαμβία), la tranquillité, l’ataraxie[16]. Pyrrhon dira à peu près la même chose. Il est possible que les livres de Démocrite qu’il lisait le plus volontiers fussent des traités comme le Περὶ εὐθυμίης[17] ou le Περὶ τύχης[18]. Toutefois, il ne paraît pas que Démocrite ait érigé l’adiaphorie et l’apathie[19] en système, et on ne trouve chez Pyrrhon rien d’analogue à la théorie de Démocrite sur le plaisir et la douleur considérés comme critérium de l’utile et du nuisible[20]. Enfin, s’il y a des ressemblances entre les deux philosophes, il faut rappeler que l’éthique de Démocrite se relie assez mal au reste de son système[21].

On pourrait aussi trouver d’assez frappantes analogies entre Pyrrhon et Socrate. Il est certain que les pyrrhoniens se donnaient eux-mêmes pour des socratiques[22] Et nous verrons que Pyrrhon, comme Socrate, s’est proposé avant tout de trouver le secret du bonheur. Comme lui, il renonce à la science théorique pour tourner toutes ses préoccupations du côté de la vie pratique. Comme lui aussi, il prêche d’exemple, et fait plus d’impression sur ses disciples par sa conduite que par ses discours. Mais ici encore les différences l’emportent de beaucoup sur les ressemblances. Socrate croit toujours à la science, et s’il lui assigne pour but la recherche du souverain bien, s’il la confond avec la morale, du moins il ne désespère pas d’atteindre une vérité universelle et absolue. Socrate est plein d’ardeur et de confiance ; Pyrrhon est un désabusé, et c’est en fin de compte dans une sorte de routine, fondée sur la coutume et la tradition, qu’il trouve le bonheur. Pyrrhon a eu peut-être des vertus personnelles qui permettent de le comparer à Socrate ; mais entre la force d’âme telle que la conçoit Socrate, et l’indifférence pyrrhonienne, il y a un large intervalle : entre la piété du maître de Platon, et celle du grand prêtre d’Élis, il y a toute la distance qui sépare une foi éclairée et vaillante d’un empirisme vulgaire.

En résumé, la philosophie de Pyrrhon ne dérive véritablement d’aucune philosophie antérieure : c’est une doctrine originale. L’éducation de Pyrrhon, ses voyages, surtout ses relations, en Asie, avec les gymnosophistes, l’avaient préparé à se désintéresser de toutes choses. Le spectacle des discordes des philosophes et les événements politiques dont il fut le témoin achevèrent de le détacher de toute croyance. Il a pu se rencontrer alors sur quelques points avec ses prédécesseurs ; c’est une simple coïncidence. Sa doctrine est un premier commencement : elle apporte une idée nouvelle, une nouvelle manière de résoudre les problèmes philosophiques.


  1. Méth., I.
  2. Plut., Démétr., 24.
  3. Athén., VI, 62, 63, p. 253 ; Plut., Démétr., 26.
  4. Plut., Phoc., 29.
  5. Athén., XIII, p. 583 ; VII, p. 279.
  6. Athén., V, p. 215 ; XI, p. 508.
  7. Athén., VI, p. 251, d’après Timon.
  8. Voir ci-dessus, p. 16.
  9. On trouve il est vrai, chez Timon, le successeur de Pyrrhon, quelques idées qui semblent provenir d’une source mégarique. Voir ci-dessous, p. 88.
  10. Voir ci-dessous, p. 59.
  11. Toutes les raisons qu’on peut donner pour rattacher Pyrrhon à Démocrite ont été présentées avec beaucoup de force par Hirzel (Untera. zu Cicero’s philosoph. Schriften, Theil III, p. 3, Leipzig, Hirzel, 1883). Toutefois il nous semble que Hirzel tient trop peu de compte de l’originalité de Pyrrhon. Pyrrhon a subi à un haut degré l’influence de Démocrite, nous l’accordons, mais nous nous refusons à voir en loi un simple disciple.
  12. Pseud. Gal., Hist. phil. III, p. 234, édit. Kuhn. Cf. Sextus, M., VII, 48, 87.
  13. Aristoc. ap. Euseb., Præp. evang., XIV, xix, 8. Cf. Sext., M., VII, 88 ; Diog., IX, 58. Cic., Ac., II, xxiii, 73.
  14. Sur les sources auxquelles a puisé Diogène, voir : Nietzsche, De Diog. Laert. fontibus, Rhein. Mus. 1868 ; Bahnach, Quæstionum de Diog. Laert. fontibus initis, Gambinæ, 1868, diss. inaug. ; Rœper, Philologus, t. III, p. 22, 1848 ; Victor Egger, De fontibus Diogenis Laertii, Bordeaux, Gounouilhou, 1881.
  15. Voir p. 9.
  16. Cic. Fin., V, xxix, 87 ; Diog., IX, 45 ; Stob., Ecl., II, 76.
  17. Diog., IX, 46 ; Sén., Tr. an., 2, 3.
  18. Mullach, Fragm. philos. Grœc., I, p. 341.
  19. Nous montrerons plus loin que c’est bien l’apathie et non pas, comme le veut Hirzel, l’ataraxie qu’enseigna Pyrrhon.
  20. Stob., Flor., III, 34.
  21. Voir Zeller, La philos. des Grecs, t. i, trad. Boutroux, p. 349.
  22. Cic, De orat., III, 17 : « Fuerunt etiam alia genera philosophorum qui se omnes fere Socraticos dicebant, Eretriorum, Herilliorum, Megaricorum, Pyrrhoneorum. »