Aller au contenu

Les Sciences au XVIIIe siècle/I/VII

La bibliothèque libre.
Librairie Germer Baillière (p. 79-92).

CHAPITRE VII

Voltaire à la cour de Prusse. — L’Académie de Berlin. — Querelle avec Maupertuis. — Le principe de la moindre action. — Diatribe du docteur Akakia. — Voltaire quitte Frédéric. — Affaire de Francfort-sur-le-Mein.

Après la mort de madame du Châtelet, Voltaire céda aux sollicitations du roi de Prusse, qui l’appelait auprès de lui. Il alla s’établir à Postdam au mois de juin 1750. Depuis longtemps Frédéric et l’auteur de la Henriade étaient en coquetterie réglée. En prose, en vers, sur tous les tons, ils échangeaient l’expression enthousiaste de leur admiration mutuelle.

— Tu es Platon, écrivait le monarque.

— Tu es Marc-Aurèle, répondait le poète.

— Vous êtes la philosophie sur le trône, les délices du genre humain, disait Voltaire.

— Vous êtes le roi des intelligences, le flambeau de l’humanité, ripostait Frédéric.

Tout se passa d’une façon digne de cette ardeur réciproque pendant les premiers temps du séjour de Voltaire à Postdam. Le roi lui avait donné la croix du Mérite, une charge de chambellan, une pension de 20 000 francs ; il avait même offert une autre pension à la nièce de Voltaire, madame Denis, si elle voulait venir en Prusse tenir la maison de son oncle comme elle la tenait à Paris.

« Enfin me voici, écrivait Voltaire avec enthousiasme au comte d’Argental, dans ce séjour autrefois sauvage (Postdam) et qui est aujourd’hui aussi embelli par les arts qu’ennobli par la gloire. Cent cinquante mille soldats victorieux, point de procureurs, opéra, comédie, philosophie, poésie, un héros philosophe et poète, grandeur et grâces, grenadiers et muses, trompettes et violons, repas de Platon, société et liberté ! »

L’ami de Frédéric menait auprès du roi une vie tranquille et conforme à ses goûts, dispensé de tout service et de toute étiquette, travaillant tout le jour, s’abstenant des dîners de la cour pour économiser un temps précieux, ne paraissant qu’à ces petits soupers qui se faisaient dans la fameuse salle de la Confidence et qui étaient comme les agapes de la philosophie. Jamais on n’avait vu un si tendre commerce entre un roi et un philosophe.

Pendant deux heures de la matinée, Voltaire restait auprès de Frédéric, dont il corrigeait les ouvrages, ne manquant point de louer vivement ce qu’il y rencontrait de bon, effaçant d’une main légère ce qui blessait la grammaire ou la rhétorique.

Cette fonction de correcteur royal était, à vrai dire, l’attache officielle de Voltaire. En l’appelant auprès de lui, Frédéric avait sans doute eu pour premier mobile la gloire de fixer à sa cour un génie célèbre dans toute l’Europe ; mais il n’avait pas été non plus insensible à l’idée de faire émonder sa prose et ses vers par le plus grand écrivain du siècle. Pour celui-ci, cet exercice pédagogique n’était pas une besogne de nature bien relevée. Il s’en dégoûta vite quand les premiers enchantements du début furent passés, et il mit une certaine négligence à revoir les écrits du roi.

Passe encore à la rigueur pour la prose ou la poésie royale ; mais les amis, les généraux de Frédéric, venaient aussi demander à l’auteur de la Henriade de corriger leurs mémoires. C’est à une prière de ce genre faite par le général Manstein, que Voltaire répondit dans un moment de mauvaise humeur : « J’ai le linge sale de votre roi à blanchir, il faut que le vôtre attende. »

La science n’intervient point directement dans les rapports de Frédéric et de Voltaire, et, sans les incidents qui marquèrent leur séparation, nous aurions pu nous abstenir de parler du séjour à Potsdam. Le roi n’avait pas le goût des sciences, et ne s’en occupait pas par lui-même.

Il avait pourtant parlé de physique autrefois, à l’époque où la physique faisait fureur à Cirey. C’était le temps où il n’était encore que prince royal et où il témoignait pour les châtelains de Cirey une admiration sans bornes. Il ne put donc pas rester insensible à leurs travaux sur Newton ; il lut les Éléments dans sa résidence de Remusberg, il s’initia à l’attraction, et fit même à certains moments ses objections aux physiciens de Cirey.

Un jour, par exemple, il demande des explications sur le vide qui, selon Newton, constitue les espaces célestes. Newton a dit que les rayons du soleil sont de la matière, et qu’il faut que l’espace soit vide pour que ces rayons parviennent dans un temps si court. Frédéric fait remarquer que, si les rayons sont matériels, ils doivent occuper tout l’espace. « Tout cet intervalle se trouve donc rempli de cette matière lumineuse, et la matière subtile de Descartes, ou l’éther, comme il vous plaira de la nommer, est remplacée par votre lumière. Que devient donc le vide ?… » Il se hâte d’ajouter modestement : « Ce trait sent bien le jeune homme qui, pour avoir pris une légère teinture de physique, se mêle de proposer des problèmes aux maîtres de l’art. » L’objection avait pourtant sa valeur, et le cénacle de Cirey n’était guère en mesure d’y répondre.

Un autre jour, Frédéric rend compte à Voltaire et à madame du Châtelet d’expériences qu’il vient de faire. Il a mis une montre ouverte dans la pompe d’une machine pneumatique pour voir si le mouvement s’accélère ou se retarde. Il étudie aussi la vertu productrice de l’air. Il a pris une portion de terre dans laquelle il a planté un pois ; il a enfermé le tout dans le récipient de la machine, et il a pompé l’air. « Je suppose, dit-il, que le pois ne croîtra pas, parce que j’attribue à l’air cette vertu productrice et cette force qui développent les semences. »

Dès qu’on reçoit l’avis de ces expériences à Cirey, on se hâte de les y répéter. « La montre est actuellement sous cloche, écrit Voltaire au prince royal ; je crois m’apercevoir que le balancier a pu aller peut-être un peu plus vite, étant plus libre dans le vide ; cette accélération est très-peu de chose et dépend probablement de la nature de la montre. »

Mais ces passe-temps physiques ne furent de la part de Frédéric que des velléités tout à fait momentanées, et il ne s’appliqua pas à l’étude des sciences. Ce fut lui pourtant qui développa l’Académie de Berlin, fondée en 1700 par Frédéric Ier et qui y appela un certain nombre de savants étrangers, parmi lesquels on peut citer Maupertuis, l’ancien ami de Voltaire ; le marquis d’Argens, un Gascon qui, au milieu d’une vie assez aventureuse, s’était acquis un certain renom d’ingénieur ; Algarotti, l’auteur du Newtonianismo per le donne ; Euler, enfin, l’illustre géomètre que la Russie n’avait pas su retenir.

Cette Académie des sciences était, pendant le séjour de Voltaire en Prusse, le siège de beaucoup d’intrigues. Comme il arrive d’ordinaire auprès des monarques absolus, la faveur du roi y était la principale affaire, et la science ne venait qu’en seconde ligne ; de là mille petites querelles intestines que Frédéric, tout philosophe qu’il était, entretenait volontiers, parce qu’elles tournaient au profit de son autorité.

C’est ainsi que commencèrent entre Maupertuis et Voltaire les célèbres démêlés à la suite desquels celui-ci quitta la cour de Prusse.

Maupertuis était président de l’Académie. Arrivé auprès de Frédéric avant Voltaire, il n’avait pas vu sans jalousie cet hôte illustre venir s’emparer de la familiarité du roi. Voltaire avait des faveurs qui étaient refusées à Maupertuis ; il était comme l’ami de Frédéric, dont Maupertuis n’était que le serviteur ; il régnait dans les petits soupers, où Maupertuis n’était pas même toujours admis.

Le président de l’Académie de Berlin entreprit de miner sourdement le crédit de son brillant rival. Il excita d’abord contre lui, le jeune La Beaumelle, qui, vers la fin de 1751, venait d’arriver de Copenhague à Berlin dans l’intention d’y chercher fortune. La Beaumelle commença dès lors contre Voltaire ces attaques incessantes qui se continuèrent longtemps après, et qui ont fini par donner à son nom une certaine célébrité. Mais la guerre éclata bientôt directement entre Voltaire et Maupertuis, et l’occasion de leur rupture fut une discussion d’ordre essentiellement scientifique.

C’est un principe géométrique, le principe de la moindre action, qui mit le feu aux poudres.

Maupertuis avait formulé depuis quelques années un théorème auquel il attachait une importance extrême, et dont il voulait faire le fondement de la mécanique. Ce théorème est resté dans la science, mais sans conserver l’importance et la généralité qu’il lui attribuait. Si l’on considère un ensemble de points matériels soumis à des forces diverses, on peut se demander quelle est la somme du travail mécanique que les diverses parties du système accomplissent pendant que le système entier passe d’une position à une position voisine. Maupertuis, en se posant ce problème, trouvait que le travail mécanique ainsi développé est toujours, dans la nature, le plus petit qu’il puisse être. Il en concluait que la nature « va à l’épargne », c’est-à-dire qu’elle emploie pour ses opérations un minimum d’action.

Présenté sous cette forme générale, le théorème de Maupertuis était fait pour frapper les géomètres. Il semblait qu’on eût pris sur le vif le secret de la mécanique naturelle.

Dans le temps où Maupertuis était le plus fier de sa découverte, il se trouva un adversaire qui vint la lui contester. C’était un disciple de Leibniz, le professeur Kœnig, ancien hôte de Cirey, et le propre maître de madame du Châtelet en philosophie leibnizienne. Kœnig, alors retiré à la Haye, où il était bibliothécaire de la princesse d’Orange, publia dans le Journal de Leipzig, au mois de mars 1752, une dissertation où il réduisait à sa véritable valeur le principe de la moindre action. Il montrait qu’il n’y avait point là une loi générale ; qu’il fallait, pour que le principe fût vrai, faire certaines hypothèses sur la nature des forces appliquées aux points matériels, et qu’on ne retrouvait en définitive dans les résultats que la conséquence évidente de ces hypothèses primitives. Leibniz, au dire de Kœnig, avait connu ce principe de moindre action, mais il avait su le réduire aux cas spéciaux où il est applicable, et il avait pris soin de prémunir les géomètres contre l’entraînement de cette doctrine. Or c’était là une précaution bien caractéristique de la part du philosophe qui faisait profession de déclarer que tout est pour le mieux dans le monde. Kœnig, pour établir l’opinion de son maître, citait un fragment de lettre où celui-ci formulait le principe de la moindre action pour en contester la généralité.

En voyant produire sous le nom de Leibniz ce qu’il regardait comme son œuvre propre, Maupertuis ne se sent point de colère ; il accuse Kœnig d’avoir forgé à plaisir la lettre de Leibniz, il le somme de produire la pièce originale.

Kœnig répond qu’il n’en a qu’une copie, que l’original est entre les mains d’un autre élève de Leibniz, le vieux Henzi, retiré en Suisse.

On cherche ce savant : il était mort, et ses papiers étaient dispersés.

Maupertuis triomphe alors ; il assemble l’Académie de Berlin, dont Kœnig était membre correspondant, et le fait rayer de la liste des académiciens, après l’avoir fait déclarer « faussaire en philosophie. »

C’est ici que Voltaire intervient dans la querelle. Ce n’est pas qu’il fût resté en fort bons termes avec Kœnig, ni qu’il eût une opinion bien arrêtée sur la moindre action ; mais il était irrité contre Maupertuis, et il saisit l’occasion qui s’offrait de lui déclarer la guerre en prenant vivement la défense de Kœnig.

Son premier acte d’hostilité fut la fameuse Diatribe du docteur Akakia, où il tournait en ridicule les idées et les ouvrages de Maupertuis.

Frédéric lui-même descendit alors dans la lice : il prit ouvertement parti pour le président de son Académie ; il rédigea d’abord des brochures pour le défendre, puis, recourant à des moyens plus despotiques, il fit brûler la Diatribe du docteur Akakia par la main du bourreau (24 décembre 1752). Voltaire put assister à cette exécution, de la fenêtre d’une maison de Berlin, où il était venu s’établir pour fuir le séjour de Potsdam.

Cette diatribe, qui causa tant d’émoi à Berlin, et qui eut un si grand succès dans toute l’Europe (le premier jour où elle fut mise en vente à Paris, on en débita six mille exemplaires), nous paraît un pamphlet des plus médiocres, maintenant que nous la lisons en dehors des passions du moment. La forme en est froidement plaisante, et le fond ne rachète pas ce défaut. Le docteur fait une course vagabonde à travers les œuvres et les opinions scientifiques de Maupertuis sans montrer un jugement bien sûr ; préoccupé de tourner tout en ridicule, il ne sait pas réserver son ironie pour ce qui la mérite réellement.

Tant qu’il attaque directement le caractère de son ennemi, les traits portent juste et ferme. Il flétrit la conduite de Maupertuis dans l’affaire Kœnig, dévoile les procédés d’intimidation dont il a usé pour arracher à l’Académie de Berlin un jugement aussi injuste que bizarre, et dénonce les lettres qu’il écrivait à la princesse d’Orange pour obtenir qu’elle imposât silence à son bibliothécaire. Il signale l’humeur insociable de Maupertuis, sa jalousie toujours éveillée à l’égard de tout ce qui brille dans les sciences ou dans les lettres ; il rappelle l’indélicatesse de ses procédés dans l’expédition de Laponie, comment Maupertuis a manœuvré au détriment de ses collaborateurs pour recueillir seul les fruits du travail commun, comment depuis cette époque il a exploité à outrance l’effet produit en Europe par la mesure des degrés polaires.

Sur tous ces points, le docteur a beau jeu ; mais il réussit moins quand il cherche à jeter le ridicule sur toutes les idées de son adversaire. Maupertuis veut absolument disséquer « des cerveaux de géants hauts de douze pieds et des hommes velus portant queue », pour y découvrir les secrets de l’âme et sonder la nature de l’intelligence humaine. Il propose sérieusement de faire un voyage droit aux deux pôles ; il veut bâtir une ville où tout le monde parlera latin, « jusqu’aux cuisiniers, blanchisseuses et balayeurs des rues » ; il demande des ouvriers pour creuser un grand trou jusqu’au centre de la terre. Il déclare que l’homme ne meurt que parce qu’il mûrit trop vite, et il propose, pour empêcher cette maturation précoce, de lui enduire les pores de poix résine, « de telle sorte qu’il se conserve comme un œuf frais ». Il veut que chaque médecin ne traite qu’un seul genre d’infirmité, « de sorte que si un homme a la goutte, la fièvre, le dévoiement, mal aux yeux et mal à l’oreille, il lui faille payer cinq médecins au lieu d’un ». Il regarde les phénomènes embryonnaires, la formation du fœtus, comme déterminés par l’influence de la gravitation ; c’est la force de gravité qui fait que dans l’utérus « la jambe gauche va trouver la jambe droite, et que l’œil droit se rapproche de l’œil gauche ». Il croit enfin à la naissance spontanée de certaines espèces animales : il a fait servir aux dames, dans une fête académique, « une collation de pâtés d’anguilles toutes enfermées les unes dans les autres et nées subitement d’un mélange de fariné délayée » ; il y a joint « de grands plats de poissons qui se formaient sur-le-champ de grains de blé germé, à quoi les dames ont pris un singulier plaisir ».

Si nous allons chercher les idées mêmes de Maupertuis sous ces travestissements plus ou moins grotesques, nous trouvons sans doute des fantaisies critiquables et des erreurs manifestes : ainsi Maupertuis ne soupçonne ni la nature ni l’importance des fonctions de la peau ; l’esprit de système le porte à simplifier ridiculement les phénomènes embryonnaires ; mais, sur la plupart des points, ses vues n’ont rien qui puisse nous paraître déraisonnable. La physiologie cérébrale croit s’éclairer de nos jours par les dissections dont rit Voltaire, et la science anthropologique attache précisément aujourd’hui une certaine importance aux crânes des Patagons, qui sont tout justement les géants dont parlait Maupertuis. L’idée d’atteindre les pôles nous est devenue familière. Sans prétendre à gagner le centre de la terre, nous savons le prix des fouilles géologiques. La spécialisation des études médicales est devenue une conséquence des progrès de la science ; nous sommes habitués à voir de grands praticiens se circonscrire dans une seule branche de la pathologie. Enfin les questions relatives à la génération spontanée étaient encore assez incertaines au milieu du xviiie siècle pour que Maupertuis pût sans déraison se déclarer hétérogéniste, et nous pouvons même ajouter que nous ne les regardons pas encore, à l’heure qu’il est, comme tellement tranchées, qu’on ne puisse avec honneur combattre dans les deux camps opposés.

En somme, la Diatribe du docteur Akakia nous montre Voltaire tel que nous le retrouverons dans tout ce qui touche à ces sciences qu’on appelle plus particulièrement les sciences naturelles. Il faut faire la part, et une grande part, à son animosité contre Maupertuis : elle l’aveugle et lui fait dépasser le but ; mais, à côté de ce motif d’exagération, nous trouvons chez lui cette tendance à laquelle il sera fidèle quand il traitera de sang-froid des sciences naturelles, cette aversion prononcée pour toute explication systématique des phénomènes. Il réagit contre l’habitude invétérée qui portait les savants de son siècle à ne regarder la nature qu’à travers des théories. Dès qu’on tente d’expliquer les faits, il se défie et se rebiffe.

Au reste, nous le verrons tout à l’heure juger plus explicitement quelques-uns des sujets qu’il ne fait ici qu’effleurer, et nous pourrons mieux indiquer ce qu’il y a de juste et ce qu’il y a d’exagéré dans cette tendance que nous signalons à propos de sa querelle avec Maupertuis.

À l’époque où Frédéric fit brûler la Diatribe d’Akakia les rapports étaient déjà tendus entre le roi et le philosophe. Celui-ci avait grand soin d’envoyer ses fonds hors de Prusse ; ayant à disposer de trois cent mille livres, il les avait placées sur les terres que le duc de Virtemberg possédait en France : le roi, qui le savait, ne voyait pas cette précaution sans dépit. D’un autre côté, un propos déplaisant du roi était venu aux oreilles de Voltaire. Comme on se plaignait de la faveur du nouveau chambellan : « Laissez faire, avait dit Frédéric, on exprime le jus de l’orange, et on la jette ensuite. » Depuis ce moment, Voltaire songeait sérieusement à mettre en sûreté « les pelures de l’orange » ; il cherchait un prétexte pour quitter la Prusse.

Aussitôt après l’exécution juridique de la Diatribe, il renvoya au roi le brevet de sa pension et sa clef de chambellan ; mais Frédéric l’obligea à les reprendre, et le départ de Voltaire se trouva retardé de quelques semaines.

Il avait quitté Potsdam, comme nous l’avons dit, et s’était retiré à Berlin, d’abord dans une maison au centre de la ville, puis dans une sorte de ferme située à l’extrémité d’un faubourg, afin d’être mieux en mesure de fuir clandestinement, si les circonstances venaient à l’exiger. Cependant il sollicitait la permission d’aller soigner sa santé en France ; Frédéric répondait en lui envoyant des médicaments. Voltaire déclarait que les eaux de Plombières lui étaient nécessaires ; le roi assurait qu’il y en avait de bien meilleures à Glatz, en Moravie.

L’autorisation finit pourtant par être accordée, et le philosophe alla prendre congé de son maître. Il fut reçu avec amitié, et passa six jours à Potsdam, pendant lesquels il soupa tous les soirs avec Frédéric. C’étaient, disait-il, « des soupers de Damoclès. »

Enfin, le 26 mars 1753, il put prendre la route de Leipzig, non sans avoir promis de revenir quand les eaux de Plombières l’auraient guéri ; mais c’était là une promesse qu’il se proposait bien de ne pas tenir.

Aussi se donna-t-il le plaisir de lancer à Maupertuis la flèche du Parthe : c’était le projet comique d’un Traité de paix à conclure entre le président de l’Académie de Berlin et le professeur Kœnig. Toutes les plaisanteries de la Diatribe y étaient répétées.

Il s’éloigna d’ailleurs à petites journées, et s’arrêta trois semaines à Leipzig pour prendre le temps de se concerter avec ses amis de Paris et avec sa nièce madame Denis.

C’est pendant ce séjour à Leipzig qu’il reçut une espèce de cartel de Maupertuis, dont le Traité de paix avait ravivé la colère. Il y répondit en faisant mettre dans les papiers publics un avertissement grotesque ; il invitait les autorités municipales à le protéger contre son ennemi, dont il donnait le signalement en ces termes : « C’est un philosophe qui marche en raison directe de l’air distrait et de l’air précipité, l’œil rond et petit, la perruque de travers, le nez écrasé, la physionomie mauvaise, ayant le visage plat et l’esprit plein de lui-même, portant toujours scalpel en poche pour disséquer les gens de haute taille. Ceux qui en donneront connaissance auront mille ducats de récompense, assignés sur les fonds de la ville latine que ledit quidam fait bâtir. »

C’est sans doute à cette dernière incartade qu’est due, au moins en partie, la misérable et ridicule affaire de Francfort-sur-le-Mein. On sait comment Voltaire, après avoir encore séjourné quelques semaines à la cour de la grande-duchesse de Saxe-Gotha, « la meilleure princesse de la terre, la plus douce, la plus sage, la plus égale, et qui, Dieu merci, ne faisait pas de vers », fut, à son passage à Francfort, arrêté par un agent subalterne du roi de Prusse. C’était un nommé Freytag, banni de Dresde, s’il faut en croire Voltaire, « après y avoir été mis au carcan et condamné à la brouette, devenu depuis agent du roi de Prusse, qui se servait volontiers de tels ministres, parce qu’ils n’avaient de gage que ce qu’ils pouvaient attraper aux passants ». Freytag réclamait à son prisonnier la croix du Mérite, la clef de chambellan et « l’œuvre de poëshie du roi son gracieux maître ». C’était un volume tiré à peu d’exemplaires et distribué seulement à quelques intimes ; le roi avait réfléchi que ce livre contenait plus d’un passage blessant pour des personnages puissants en Europe, et que son ancien ami pourrait en abuser. Malheureusement Voltaire n’avait pas avec lui « cette œuvre de poëshie » ; elle était restée à Leipzig avec la masse de ses papiers, et il fallut plusieurs jours pour la faire venir. C’est pendant ce temps qu’il fut en butte, ainsi que madame Denis, qui était venue le rejoindre, à des traitements grossiers dont il conserva toujours le plus amer souvenir, même quand il eut fait plus tard sa paix avec Frédéric.

Un incident tragi-comique termine ainsi cette phase de l’existence de Voltaire, où il a essayé de vivre dans la familiarité d’un roi.

Il alla prendre enfin les eaux de Plombières, et y but par la même occasion « celles du Léthé » ; puis il s’occupa de se faire roi chez lui, afin de pouvoir traiter désormais de puissance à puissance avec ses admirateurs couronnés.