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Les Villes inconnues de la Syrie

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Les Villes inconnues de la Syrie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 64-90).
LES
VILLES INCONNUES
DE LA SYRIE

I. Syrie centrale. Architecture civile et religieuse du Ier ou VIIe siècle, par M. le comte de Vogüé. — II. Inscriptions sémitiques de la Syrie, par le même. — III. Inscriptions grecques et latines de l’Asie, par M. H. Waddington.

Il y a seize ans, deux savans français, M. Henri Waddington et M. le comte de Vogüé, formèrent le dessein de visiter la Syrie. Ils se proposaient de pénétrer plus loin qu’on ne le faisait ordinairement et de chercher si, dans ces déserts que les Européens ne fréquentent guère, il ne se cachait rien qui pût intéresser l’histoire du passé. C’était un voyage pénible, dangereux, et qui, pour être profitable, demandait des connaissances étendues à ceux qui avaient le courage de l’entreprendre. Heureusement nos voyageurs y étaient tout à fait préparés par leurs études : l’un connaissait à fond l’archéologie classique, l’autre les langues de l’Orient ; celui-ci s’occupait surtout des inscriptions grecques et latines, celui-là copiait les inscriptions araméennes, et tous deux étaient très capables d’apprécier les beaux monumens sur lesquels on les avait gravées. Aussi leur moisson fut-elle très abondante ; lorsqu’après deux ans ils revinrent en France, ils y rapportaient de véritables trésors qu’ils s’occupèrent aussitôt de communiquer au public.

Comme c’est l’usage, il a été beaucoup plus long de les publier que de les recueillir. La rédaction des ouvrages savans exige d’un auteur scrupuleux de longues recherches et des vérifications minutieuses : c’est un travail qui ne finit pas. À ces lenteurs inévitables se sont joints ici des incidens imprévus : la politique a contrarié la science. Quand la France eut besoin du dévoûment de tout le monde, MM. Waddington et de Vogüé s’empressèrent de quitter leurs livres pour servir leur pays. Ils l’ont servi avec un éclat qui prouve que ces études « amies de l’ombre, » comme les appelaient les anciens, n’empêchent pas ceux qui les cultivent de paraître honorablement au grand jour. Ce qui est tout à fait méritoire, c’est que les hautes fonctions auxquelles ils ont été appelés ne les ont pas entièrement enlevés à leurs anciens travaux. Au milieu des diversions de la politique, les ouvrages commencés ont continué à paraître. Le recueil des inscriptions grecques et latines de l’Asie, que s’était réservé M. Waddington, est achevé. M. de Vogüé a terminé aussi la publication de ses inscriptions sémitiques, et il vient de nous donner, avec le concours d’un architecte de talent, M. Edmond Duthoit, deux volumes sur l’architecture civile et religieuse de la Syrie centrale. Je suis sûr que ceux qui les liront ne pourront se défendre d’éprouver une grande surprise. Ce ne sont pas des ruines ordinaires, comme on en trouve dans presque toutes les vieilles cités de l’Europe, que M. de Vogüé nous fait connaître ; il nous rapporte de cet Orient lointain des villes entières, avec leurs maisons, leurs rues, leurs tombeaux, leurs églises. Le miracle de Pompéi semble s’être renouvelé aux extrémités du monde C’est une civilisation détruite qui nous est rendue ; c’est toute une époque inconnue de l’art chrétien qui ressuscite devant nous. Je ne crois pas qu’on ait fait depuis longtemps une découverte plus intéressante et qui mérite davantage d’être mise sous les yeux des curieux.


I

La Syrie se divise en trois régions très distinctes : l’une est cette bande étroite de terre située le long de la mer et que bornent de l’autre côté l’Oronte, le Léontés et le Jourdain ; elle renferme ce qui reste des villes les plus célèbres du monde, Antioche, Tyr, Jérusalem, et reçoit tous les ans la visite de nombreux voyageurs qui n’ont presque rien laissé de nouveau à y découvrir. A l’extrémité opposée s’étendent de vastes plaines sans culture qui vont jusqu’à l’Euphrate et au golfe Persique. On n’a rien à y découvrir non plus, car elles n’ont jamais été habitées que par des tribus errantes : c’est ce qu’on appelle le grand désert de Syrie. Entre le désert et les fleuves se trouve une région intermédiaire, aujourd’hui presque dépeuplée, mais qui fut autrefois un pays riche, heureux, et qui a conservé de beaux débris de cette ancienne prospérité. M. de Vogüé la désigne sous le nom de Syrie centrale. « Cette région, dit-il, participe de la nature des deux autres ; elle est formée de montagnes parallèles à la mer et de plaines fertiles ; ses habitans sont à la fois sédentaires et nomades, cultivateurs et pâtres, indépendans et soumis, suivant les alternatives de paix ou d’anarchie, de force ou de faiblesse de la part du gouvernement, de crainte ou de hardiesse de la part des Arabes du désert. Les limites de cette zone ne sont donc pas rigoureusement déterminées ; elles dépendent de la politique plus que de la géographie, surtout du côté de l’Orient, car le désert, qui en est la frontière orientale, est une expression plus économique que géographique. Le désert de Syrie n’est pas nécessairement une plaine aride et sablonneuse, dépourvue, de végétation et impropre à la culture ; c’est, à proprement parler, l’espace parcouru par le nomade et dévasté par ses troupeaux. Quand, par suite de la faiblesse du gouvernement turc, les tribus envahissent le territoire cultivé, la population et la culture disparaissent, les villages abandonnés tombent en ruine, les champs se couvrent d’une végétation parasite, le désert gagne. Le jour où un pouvoir plus fort et plus soucieux de ses véritables intérêts aura succédé à l’administration actuelle, le désert reculera devant la civilisation. »

En attendant ce jour heureux, qui ne paraît pas être proche, les voyageurs ne se hasardent guère à parcourir la Syrie centrale. A l’exception de quelques villes célèbres, comme Damas ou Palmyre, qui attirent les plus curieux, le reste est à peu près inconnu. Ce n’est pas l’étranger seul qui fuit ce pays misérable, les rares habitans qu’on y trouve semblent n’y rester qu’à regret. Ils savent qu’ils peuvent être à chaque instant chassés par une incursion de nomades, et, comme ils ne comptent guère sur le lendemain, ils ne fondent rien de durable. Ils ne prennent pas la peine de construire des maisons qu’il leur faudrait peut-être bientôt quitter, et se contentent de loger comme ils peuvent dans les décombres en attendant qu’on vienne les forcer d’en partir. M. de Vogüé fait remarquer que, si la situation de ces pauvres gens est pénible à l’observateur civilisé, elle réserve toute sorte de bonnes fortunes à l’archéologue. Il est sûr que s’ils avaient pu bâtir des villes nouvelles, ils auraient détruit les anciennes. C’est partout l’usage que les vieux monumens servent de carrière pour les autres ; mais comme ici on n’a pas eu besoin de matériaux, n’ayant rien à construire, on les a laissé subsister ; c’est ainsi que M. de Vogüé les a retrouvés à peu près tels qu’ils étaient au VIIe siècle, quand les armées de l’empire grec furent chassées par les soldats du prophète.

La première question qu’il s’est posée en les voyant est de savoir de quelle époque ils pouvaient être. Le pays qui conserve ces belles ruines est assurément l’un de ceux dont le nom paraît le plus anciennement dans l’histoire. Il est voisin de Ninive, de Babylone, de la Judée, de l’Égypte, c’est-à-dire des plus vieilles monarchies du » monde, qui s’en sont tour à tour disputé la possession. Il a vu passer les troupeaux d’Abraham, les cavaliers de Sésostris et de Nabuchodonosor : mais de ces époques lointaines rien n’est resté. Tous ces conquérans, qui bâtissaient ailleurs de si admirables édifices, n’ont rien élevé de solide dans la Syrie centrale. Les monumens qu’on y trouve sont d’une date beaucoup plus récente ; on le voit au caractère de leur architecture et aux inscriptions qu’ils portent. Les plus anciens ne remontent qu’aux premières années de l’ère chrétienne.

À ce moment, une partie de la Syrie appartenait à la dynastie d’Hérode, le roi de Jérusalem. On sait que cette famille avait entrepris de réconcilier les Juifs avec le reste du monde et de les faire entrer, malgré eux, dans le grand courant de la civilisation occidentale ; elle voulait paraître fort éprise de l’art grec et en répandre le goût autour d’elle. Le plus ancien texte épigraphique que M. Waddington ait découvert dans la Syrie centrale est un édit du roi Hérode-Agrippa qui régnait sur ces contrées. Il n’en reste par malheur qu’un fragment assez court, mais on y voit que le prince adressait à ses sujets une véritable harangue pour les exhorter à renoncer à leur vie sauvage. « Je ne puis comprendre, leur disait-il, que vous ayez jusqu’ici vécu dans des tanières comme des bêtes fauves[1], » et il les invitait sans doute à se bâtir des demeures plus convenables. Il est probable qu’il leur en donna l’exemple, et que ceux qui l’entouraient et qui voulaient lui plaire firent comme lui. MM. Waddington et de Vogüé ont eu la chance de retrouver un des édifices qui furent construits à cette époque et sous cette impulsion. C’est un temple que des gens du pays avaient élevé à Baalsamin, divinité syrienne. Ils ont remarqué qu’il ne ressemble pas tout à fait aux autres monumens de ce genre, et qu’on y sent un effort pour approprier les enseignemens de l’art grec aux exigences d’un culte étranger. Il est l’œuvre d’artistes orientaux, prodigues d’ornemens, enclins à exagérer, mais habiles et originaux, Comme il s’éloigne, par ses dispositions générales, des édifices religieux de la Grèce, M. de Vogüé pense que l’architecte a travaillé sur un autre modèle, et il est tenté de croire qu’il imitait le dernier temple de Jérusalem, qui fut précisément bâti à la même époque. Cette particularité suffit pour recommander le temple de Baalsamin à l’attention des savans. Les fouilles qu’on entreprit pour dégager la façade furent marquées par un incident curieux : des piédestaux, debout devant la portique d’entrée, et couverts encore d’inscriptions grecques ou nabatéennes, étaient destinés à porter les statues de quelques personnages importans. L’un d’eux était le chef même de la dynastie iduméenne, Hérode, le roi du pays. Son nom, qu’on pouvait lire encore sur un piédestal, excita, comme on pense, l’attention de nos voyageurs. Un moment ils eurent l’espérance de retrouver parmi les décombres un portrait authentique du grand Hérode et d’en enrichir le musée du Louvre ; mais il n’en restait que d’informes débris. La statue avait été arrachée violemment de sa base, à laquelle un des pieds était encore attaché, et brisée en morceaux. C’était sans doute quelque chrétien, dans les premiers temps du triomphe de l’église, qui avait voulu venger le massacre des innocens sur l’effigie du meurtrier.

Vers le temps même où Hérode-Agrippa essayait d’arracher ses sujets’ à la barbarie, commence, dans une contrée tout à fait voisine, la prospérité de Palmyre[2]. Là aussi, c’est la civilisation grecque qui séduit les Syriens ; ils veulent l’imiter, et se mettent à construire sur ce modèle ces temples, ces avenues, ces palais qu’admirent les voyageurs. Cette ville célèbre est tous les jours plus visitée et mieux connue. On y avait trouvé déjà treize inscriptions araméennes, M. de Vogüé en rapporte cent trente-quatre nouvelles, et nous les explique. En général, ce sont des décrets rendus en l’honneur de quelques citoyens riches et puissans. Les éloges qu’on leur donne et le genre de services dont on les remercie nous aident à comprendre les raisons qui donnèrent à Palmyre tant de fortune et de grandeur. C’est de là que partaient les caravanes qui traversaient le désert pour aller jusqu’aux bords du Tigre ou de l’Euphrate ; c’est là qu’au retour, quand elles n’avaient pas rencontré de pillards sur la route, elles rapportaient les marchandises de la Perse et de l’Inde. Palmyre était ainsi devenue le centre d’un grand commerce que Pline évalue pour Rome seule à 100 millions de sesterces par an. Ceux qui organisaient ces caravanes et se chargeaient de les conduire étaient des personnages importans du pays, Syriens ou Arabes, à la fois commerçans, diplomates et soldats, qui avaient dans leur dépendance ou leur amitié des tribus entières de nomades. C’était une grande affaire de réunir les vivres nécessaires à tant de personnes pour un voyage de deux mois, de savoir choisir une escorte de gens résolus, de s’entendre avec les Arabes, de les gagner en les payant, ou de leur faire peur. Quand on savait qu’un de ces chefs puissans, en qui l’on pouvait avoir confiance, allait partir pour traverser le désert, tous les petits marchands se joignaient à lui, et au retour, s’il avait conduit la troupe au gré des voyageurs, s’il lui avait fait éviter les mauvaises rencontres, s’il s’était montré généreux pour les plus pauvres, qui avaient peine à payer le passage, on lui élevait une statue le long d’une grande rue ou sur quelque place de la ville, on inscrivait son nom et celui de ses parens sur le piédestal, et on y ajoutait les remercîmens de ses compagnons de route. Les statues n’existent plus, mais les inscriptions sont restées, et M. de Vogüé nous les fait connaître. On voit, en les lisant, que la prospérité de Palmyre commence avec l’ère chrétienne et qu’elle arrive à son apogée quand les Romains sont les maîtres de l’Asie. À ce moment, elle demande et obtient le titre de colonie romaine, dont elle se pare avec orgueil. Sous ce nom respecté, son commerce s’étend et se fortifie, et elle devient bientôt assez puissante pour tenir tête aux rois des Par thés.

C’est, du reste, ce qui est arrivé dans toute la Syrie centrale : quelques essais avaient été tentés pour la civiliser par les successeurs d’Alexandre ou les rois iduméens ; mais le succès ne fut complet que quand Rome se chargea de l’entreprise. La domination romaine est la même partout, elle se manifeste dans tous les pays par les mêmes bienfaits, et nous la retrouvons aux extrémités de l’Orient comme elle était dans la Gaule ou en Espagne ; mais là, Rome a été remplacée plus tard par des royautés puissantes qui ont en partie effacé ses traces : en Syrie, elle n’a pas eu de successeurs ; aussi semble-t-il qu’elle y soit restée plus vivante. On y voit mieux qu’ailleurs et par des preuves irrécusables ce qu’elle faisait pour les peuples qu’elle avait soumis. Profitons de l’occasion qui nous est offerte pour rappeler une fois de plus quels furent dans les provinces même les plus éloignées les effets de sa conquête.

La Syrie centrale, avant les Romains, n’avait jamais connu la paix. Elle était à la fois déchirée par des désordres intérieurs et sans défense contre les ennemis du dehors. Rome la délivra de ces deux fléaux : dès qu’elle en prit possession, elle imposa l’obéissance et la tranquillité à tout le monde ; elle força les tribus rivales qui l’habitaient à se respecter ; elle y établit, ce qui était encore inconnu dans ces contrées et ce qu’on n’y a pas revu depuis, un gouvernement ferme, intègre, vigilant. Une inscription copiée par M. Waddington montre combien les Romains avaient l’œil ouvert sur les moindres abus et le soin qu’ils prenaient de les réprimer. Il a trouvé dans les ruines d’une petite ville la lettre suivante que le gouverneur de Syrie lui avait écrite et que les habitans avaient fait graver en beaux caractères : « Julius Saturninus aux citoyens de Phœna, salut. Si quelque soldat ou quelque étranger de passage vous fait quelque violence, ne manquez pas de me l’écrire pour qu’il soit puni ; car vous ne devez aucune contribution à ceux qui passent par chez vous. Du moment que vous avez établi une hôtellerie publique[3] on ne peut pas vous forcer à recevoir personne dans vos maisons. C’est pourquoi vous afficherez cette lettre en quelque endroit de votre ville où il soit facile de la voir, afin qu’aucun inculpé ne puisse se défendre en arguant de son ignorance. » Ce qui présentait plus de difficultés encore que d’établir la paix intérieure dans la Syrie, c’était d’empêcher les nomades de la ravager. Elle était ouverte de tous les côtés aux incursions de ces ennemis audacieux et il ne semblait guère possible de prévenir leurs attaques ou de les punir. Ils arrivaient à l’improviste, ils repartaient sans qu’on pût les atteindre et allaient se cacher avec leur butin dans les profondeurs du désert où il n’était pas possible de les suivre. Mais les Romains ne souffraient pas qu’aucune des nations qui s’abritaient sous leur autorité fût insultée par ses voisins. Ils voulaient que tout le monde vécût en paix dans leur empire ; aussi s’empressèrent-ils de prendre des mesures efficaces pour arrêter les maraudeurs. Ils firent la police du désert comme on n’a plus su la faire après eux. Toute une ligne de postes fut établie sur la frontière et jusque dans le territoire des Arabes vagabonds. Les uns ne se composaient que d’une tour, et ne contenaient que quelques soldats qui ont écrit, pour se distraire, leur nom et celui de leur pays sur les murailles où on peut encore les lire après quinze siècles écoulés. D’autres étaient plus considérables et formaient de véritables camps retranchés où pouvaient tenir une cohorte d’auxiliaires, une aile de cavalerie, ou de soldats montés sur des dromadaires (dromedarii). M. de Vogüé a retrouvé un de ces camps à l’extrémité orientale du Haouran. Il était placé au milieu d’un pays sauvage, où le sol est tantôt couvert de pierres noires et arrondies, projetées par des éruptions volcaniques, tantôt traversé par des coulées de lave. Le cratère qui a produit tous ces bouleversemens s’élève au milieu de cette plaine désolée : c’est un tronc de cône qui peut avoir 60 mètres de hauteur et dont l’intérieur est creux, comme celui du Vésuve. Au pied de la montagne, une grande dépression qui s’est produite forme un lac que remplissent les pluies de l’hiver et que dessèchent vite les premières ardeurs de l’été. Le camp romain est une vaste enceinte carrée de 35 mètres de côté, entourée de murailles qui ont plus de 2 mètres d’épaisseur. Il est flanqué de tours rondes et protégé par un fossé. Derrière ces murs solides, des troupes disciplinées sous les ordres d’officiers résolus pouvaient tenir tête à tous les Arabes du désert. Un peu plus bas, sur les bords du lac, on trouve les restes assez bien conservés de bains destinés aux soldats, et quelques débris de maisons qui, selon l’usage, s’étaient groupées autour de la garnison romaine. Au sommet du cratère, un poste avancé dominait toute la plaine, et permettait de voir de loin si quelque ennemi s’approchait, a Ce point, dit M. de Vogüé, forme la limite extrême de notre excursion dans le désert de Syrie : aucun Européen avant nous n’en avait troublé les solitudes. »

Ce système habile de défense eut pour résultat de fermer la frontière aux Arabes. Derrière ces tours et ces camps retranchés, que gardaient de braves soldats et des officiers vigilans, la Syrie se sentit pour la première fois en sûreté. Les champs se peuplèrent ; de grandes constructions furent entreprises pour rendre le pays plus sûr ou plus riche, et, selon l’usage, l’armée romaine en donna l’exemple. A peine les états nabatéens venaient-ils d’être soumis à l’empire que le légat Cornélius Palma, qui les gouverna le premier, s’empressa de légitimer sa conquête par des travaux utiles : on le voit occuper ses soldats à conduire les eaux des montagnes dans les plaines arides du Harouan, et faire graver des inscriptions sur des stèles qui existent encore pour nous dire « que le canal a été creusé en L’honneur de l’empereur Trajan. » Les plaines, mieux arrosées, devinrent plus fertiles ; la richesse amena le goût du bien-être ; de belles maisons de pierre, larges et commodes, remplacèrent partout les huttes et les tanières d’autrefois. Si l’on veut savoir ce que devenaient des pays barbares quand ils étaient gouvernés par les Romains, il suffit de jeter les yeux sur les planches qui accompagnent l’ouvrage de M. de Vogüé. La transformation qu’ils firent subir à la Syrie centrale est incroyable. Le désert s’y peupla de villes et de villages ; des gens qui vivaient de rapines et habitaient des cavernes prirent goût aux plaisirs les plus délicats des peuples civilisés. On a retrouvé à Bostra les restes d’un des théâtres les plus beaux et les plus grands qu’aient construits les Romains. Les gradins sont presque tous en place, la scène est décorée de ces portes monumentales qui donnaient accès aux acteurs ; plusieurs des colonnes de la galerie supérieure où se tenaient les femmes sont encore debout : c’est même le seul théâtre antique qui les ait conservées. Les dessins de M. de Vogüé nous montrent aussi des ruines de thermes, de basiliques, de palais. Il y en a un à Chaqqa dont plusieurs salles sont intactes ; les Arabes le désignent encore par son ancien nom de Quaisarieh (Cœsareum). A Phœna, aujourd’hui Mousmieh, se trouve un très beau prétoire, qui a été construit en l’honneur de Marc-Aurèle, sous la direction d’Egnatius Fuscus, centurion de la troisième légion. C’est un édifice qui, par sa forme, ressemble beaucoup aux anciennes basiliques. Les arcs des voûtes, hardiment jetés d’un mur à l’autre, reposent sur des colonnes élégantes ; le fond se compose d’une tribune ou abside surmontée d’une large conque, et les murs latéraux portent des consoles destinées à recevoir les portraits des officiers de la légion. N’est-il pas curieux de voir ces soldats bâtir de si beaux monumens aux frontières du monde civilisé, et l’art grec s’emparer des pays barbares grâce à la conquête romaine ?

Mais les maisons particulières sont encore plus intéressantes à étudier que les monumens publics. Elles nous montrent à quel point le goût du bien-être et l’amour du luxe s’étaient répandus dans les rangs inférieurs de cette société. Ce ne sont pas seulement des édifices isolés que M, de Vogüé a retrouvés dans son voyage ; il a pu voir des villes entières, il en a parcouru les rues et les places, et les planches de son livre les reproduisent avec tant de fidélité qu’il nous semble en les regardant que nous les parcourons avec lui. Il nous suffit de rapprocher ces dessins l’un de l’autre pour que le tableau soit complet. Voilà bien une ville antique, comme nous les présentent les récits des historiens. Autour d’elle s’étendent de vastes nécropoles, et, selon l’usage, le séjour des morts précède la demeure des vivans. Pour arriver aux premières maisons, il faut traverser plusieurs rangées de tombes. En Syrie, comme partout, ce sont des édifices fort soignés, dont la forme varie suivant la région. Ici on les creuse dans le roc, et pour y pénétrer il faut descendre les larges dalles d’un escalier qui conduit à des portes de basalte ornées de moulures et de festons. Les gens riches surmontent ces chambres souterraines de petits portiques ou de colonnes accouplées qui indiquent au loin l’emplacement de leur tombeau. Souvent aussi la sépulture se trouve au-dessus du sol ; elle est composée d’édicules carrés que termine une sorte de pyramide avec de petits rebords saillans. M. de Vogüé pense que ces rebords étaient destinés à porter des lampes allumées, « car l’illumination des tombeaux à certains jours faisait et fait encore partie du rituel oriental. » D’autres fois, ce sont des tours élevées, dont les étages inférieurs contenaient des sarcophages et dont le haut servait de colombier, « en sorte, dit une épitaphe grecque, qu’elles abritaient à la fois la mort et la vie. »

Au-delà des tombeaux commence la ville. Ici, tout est si bien conservé qu’on peut presque sans effort se croire au vie siècle de notre ère. On s’engage dans des rues étroites que de belles maisons bordent des deux côtés. Elles ont été souvent ébranlées par les tremblemens de terre si fréquens dans ce pays ; leurs toits se sont partout effondrés, mais en général leurs murailles résistent, et quelques-unes possèdent encore leurs trois étages. C’est là le grand intérêt que présentent pour nous ces ruines. « Partout ailleurs, dit M. de Vogüé, si ce n’est à Pompéi, la vie privée des anciens n’a, pour ainsi dire, pas laissé de traces : en Grèce, en Assyrie, en Égypte, la demeure de l’individu a disparu. C’est à la littérature, à la peinture, à la sculpture, que nous devons les quelques notions que nous possédons sur l’habitation humaine ; c’est par un effort spéculatif que nous en reconstruisons les lignes ; le contact immédiat nous fait défaut, la perception directe nous manque. Dans la Syrie centrale, au contraire, la vie privée apparaît dans tous ses détails matériels. La demeure subsiste à tous les degrés de l’échelle sociale, avec ses accessoires somptueux ou modestes, dans toutes ses relations soit avec la vie publique, soit avec la vie religieuse, soit enfin avec la mort. » M. de Vogüé vient de prononcer le nom de Pompéi : c’est un souvenir que rappellent inévitablement les ruines des villes syriennes. Dans les plaines du Haouran, comme au pied du Vésuve, un hasard heureux nous a conservé des témoins de la vie antique, qui la remettent sous nos yeux ; mais là s’arrêtent les ressemblances. Autant les maisons de Pompéi sont élégantes et gracieuses, autant celles de la Syrie ont un aspect sérieux et dur. Ce qu’on peut dire, c’est que les unes et les autres conviennent tout à fait aux lieux où elles sont placées. Celles de Pompéi étaient faites pour embellir les horizons charmans de la baie de Naples ; on comprend que tout y soit riant et joyeux. Les autres sont voisines du désert ; elles s’élèvent au milieu de sites grandioses, mais austères, dans des plaines qui sont souvent sans eau, sans verdure, sans ombrage. Il est naturel qu’elles aient quelque chose de triste et de rude comme le pays qui les entoure. D’ailleurs, ceux qui les ont bâties ne disposaient pas de tous les matériaux qu’on trouve en si grande abondance dans les contrées heureuses de la Campanie. Le bois est rare, ou même tout à fait absent dans la Syrie centrale ; il faut le remplacer par la pierre. Tout est en pierre dans les édifices du Haouran, même les battans des portes et les volets des fenêtres. Avant de construire une maison, on creuse dans le rocher, à une assez grande profondeur, des caves et des citernes, et les matériaux qu’on en retire servent à élever les murailles. Ce genre de construction, où n’entrent ni le bois, ni la brique, et qui ne se composent que de grands blocs posés l’un sur l’autre, ne permet guère les agrémens et les caprices. La grandeur, mais une grandeur un peu monotone et raide, en est la qualité dominante. « Ce sont, dit M. de Vogüé, de hardis et habiles tailleurs de pierre que les architectes de ce temps et de ce pays. Rarement, si ce n’est en Égypte et dans les civilisations primitives de l’Orient, on a vu attaquer le rocher avec cette vigueur. » Dans certaines régions, au nord par exemple, le voisinage des grandes villes grecques du littoral a donné le goût d’une architecture un peu plus élégante. La façade des maisons y est ornée de deux rangs de portiques superposés que soutiennent, suivant la fortune du maître, des colonnes ou des piliers monolithes. Les appartemens communiquent entre eux par ces galeries extérieures qui leur donnent ainsi l’ombre et le frais. Ailleurs, l’aspect des édifices est beaucoup moins agréable ; plus de galeries, de grands murs sans fenêtres, qui n’ont d’autre ouverture sur la rue qu’une porte étroite et quelques balcons élevés : c’est déjà l’Orient d’aujourd’hui, où la vie domestique est si rigoureusement concentrée dans l’intérieur des habitations et ne se manifeste pas au dehors. Ce qui remplace en Syrie l’inévitable atrium des maisons de Pompéi, c’est une grande salle qui occupe en général presque tout le rez-de-chaussée ; elle était destinée aux réunions de la famille et aux réceptions des étrangers. L’étage supérieur, auquel conduit un escalier de pierre, placé quelquefois dans la grande salle, contient les chambres à coucher et les appartenons intimes. On y trouve des enfoncemens ménagés dans les murs pour servir d’alcôves et d’armoires. Plusieurs de ces maisons sont si bien conservées qu’on les habite encore. M. de Vogüé raconte qu’il en a trouvé une dans un petit village du Haouran où logeait le cheikh de l’endroit. « Il l’habite, nous dit-il, comme l’habitait son prédécesseur du IIIe siècle ; les femmes et les enfans, le hurem en haut ; les divers services dans les chambres du bas ; la vie publique dans la salle. C’est dans cette salle que nous fûmes reçus, mes compagnons et moi, avec les cheikhs du voisinage, que le repas du soir nous fut servi sur un large plateau posé à terre, à la lueur fumeuse d’une lampe d’argile alimentée avec du beurre fondu, et qu’ensuite chacun de nous s’étendit pour la nuit sur le tapis et les coussins rangés le long du mur. » A côté des appartemens du maître, ces vieilles maisons contiennent le logement des serviteurs. La cuisine est taillée dans le roc, sous la maison ; une sorte de table de pierre creuse forme le foyer ; au-dessus, un trou circulaire percé dans le plafond laisse entrer le jour et sortir la fumée. Tout autour, des anneaux, des niches, des auges, servaient à suspendre, à ranger, à laver les ustensiles de ménage. Tous ces petits détails curieux, qui peuvent sembler d’abord sans importance, rendent le passé plus vivant. Un peu plus loin, dans une aile séparée, se trouvent les écuries, avec des auges de pierre pour faire boire les chevaux, et des trous dans les piliers pour les attacher ; à côté de l’écurie, les caves, les celliers, les pressoirs pour l’huile et pour le vin. Un de ces pressoirs, qui existe encore à El-Barra, se composait d’une sorte de cuve ou d’entonnoir placé à l’extérieur de la maison, par où les vendangeurs jetaient le raisin qu’on foulait ensuite dans le cellier. Au-dessus de la cuve, sous un large auvent qui la protège, le propriétaire a fait graver deux vers latins qu’on peut lire encore, où il célèbre « les présens de Bacchus que donne la vigne quand elle est mûrie par un soleil ardent ; » et nous dit que son raisin produit « une liqueur semblable au nectar. » Les anciens nous apprennent en effet que les raisins d’El-Barra méritaient ces éloges ; ils étaient renommés dans tout l’Orient, et l’empereur Élagabale, qui les appréciait beaucoup, en faisait venir à Rome à grands frais pour les donner à ses chevaux.

Figurons-nous tous ces monumens intacts et toutes ces maisons habitées. Relevons par la pensée ces pans de muraille abattus, ces voûtes renversées ; remettons dans ces villes le mouvement et la vie qui s’y trouvaient il y a quinze siècles, et il nous sera aisé de comprendre combien cette animation et cette prospérité, qui succédaient d’une façon si merveilleuse à la barbarie et à la solitude, devaient surprendre les peuplades voisines. Les Arabes nomades, qui tournaient sans cesse autour des frontières et n’y pouvaient plus pénétrer, en furent plus frappés que les autres. Cette civilisation, qu’ils apercevaient de loin, finit par les attirer, et plusieurs de leurs tribus souhaitèrent jouir aussi de « la paix romaine. » Rome les accueillit bien et sut profiter d’eux. Elleen fit des soldats qui comptèrent bientôt parmi les plus braves de ses armées. Elle les associa à son œuvre et ils furent en général chargés de protéger les caravanes qu’ils avaient si longtemps pillées. Plusieurs d’entre eux se firent vite remarquer dans ce nouveau métier ; ils conquirent par leur intelligence et leur valeur des grades élevés, et même il y en eut un qui devint empereur. C’était Philippe, que sa naissance ne semblait pas destiner au trône, car il était le fils d’un chef de brigands. Après son élévation à l’empire, il n’oublia ni son pays ni même son père, quoiqu’il eût quelque intérêt à ne pas s’en souvenir pour le faire oublier aux autres. Il fonda une grande ville à l’endroit où il était né et l’appela de son nom ; quant à son père, il lui fit solennellement décerner l’apothéose. L’ancien voleur devint dieu comme un autre, et on lui éleva des autels. Les personnes qui souhaitaient quelque faveur du fils avaient l’air de croire à la divinité du père, et M. Waddington a copié dans le pays quelques inscriptions où il est dévotement invoqué. Il a retrouvé aussi d’une manière certaine les ruines de Philippopolis, sur la position. de laquelle on n’était pas d’accord. « C’était une grande ville, entourée de murailles qui forment une enceinte rectangulaire, percée de deux grandes voies pavées qui se coupent en croix, ornée d’un théâtre, d’un aqueduc, de bains, de temples et de nombreux édifices publics. Tous ces édifices sont de la même époque ; la ville a été pour ainsi dire bâtie d’un coup, et une portion de son périmètre n’a même jamais été occupée par des maisons. » Comme Philippe ne régna que six ans, il eut peu de temps pour la construire, et il n’est pas surprenant qu’il ne l’ait pas achevée. Par un hasard singulier, c’est sous son règne que tombait le millième anniversaire de la fondation de Rome. On nous raconte qu’il donna à cette occasion des fêtes magnifiques qui durèrent plusieurs jours et où l’on offrit aux curieux toute sorte de spectacles ; mais n’est-il pas étrange que le césar qui célébrait ainsi l’an mil de la ville éternelle fût un Arabe ?

Il fallait certes que cette civilisation eût de grands attraits pour conquérir aussi vite des nations qui semblaient en être d’abord si éloignées. Quand nous venons de voir les miracles qu’a produits la domination romaine dans des pays barbares, nous avons quelque peine à nous expliquer les sombres tableaux qu’on en a quelquefois tracés. Soyons sûrs que, si elle avait été si pesante qu’on le dit, le monde ne l’aurait pas si aisément acceptée. Le mouvement qui a entraîné vers Rome tant de peuples différens, et qui s’étaient montrés jusque-là si ennemis de la domination étrangère, nous semblerait peut-être difficile à comprendre si nous n’avions pas vu quelque chose de semblable s’accomplir sous nos yeux. Il y a des momens où les petites nations tiennent avant tout à leur existence individuelle et séparée, où il leur plaît de se gouverner par leurs lois, de s’isoler de leurs voisins, de s’enfermer en elles-mêmes et d’être maîtresses chez elles ; il y en a d’autres au contraire où elles sont prêtes à renoncer à leurs institutions, à leurs souvenirs, à leurs haines, à se mêler et se confondre avec leurs rivaux les plus détestés, à perdre leurs lois, leurs mœurs, leur indépendance et leur nom. C’est qu’elles sont alors travaillées d’ambitions nouvelles : elles veulent être un grand peuple, faire partie d’un grand état ; pour se sentir puissantes et respectées, pour avoir leur part des hommages que tout le monde est obligé de rendre à une grande nation, elles se résignent aux plus douloureux sacrifices. L’orgueil que leur cause la gloire de leur nouvelle patrie les paie de tout. C’est ce que l’Europe a vu plus d’une fois avec surprise dans ces dernières années ; probablement aussi c’est ce qui était déjà arrivé vers le premier siècle de notre ère. Que de petits peuples ont été heureux alors de se perdre dans l’unité romaine ! comme ils ont volontiers échangé leur nom inconnu pour ce titre glorieux que respectait l’univers ! Sur un rocher du désert, près du Sinaï, on a trouvé, gravée en caractères grossiers, cette fanfaronnade de soldat : Cessent Syri ante latinos Romanos ! Il est probable que celui qui écrivait ces mots était un Arabe de naissance[4], mais le plaisir qu’il trouvait à servir sous les enseignes romaines lui faisait oublier son pays, et il était fier de se dire « un Romain de Rome. » Ces sentimens sont souvent exprimés dans les inscriptions de la Gaule et de l’Espagne ; ils étaient communs, ce qui ne surprend pas, dans les pays de l’Occident, plus rapprochés de Rome et depuis longtemps familiarisés avec elle ; les travaux de MM. Waddington et de Vogüé nous montrent qu’on les retrouve jusqu’au milieu du désert de Syrie.


II

En même temps que la domination romaine s’établissait en Syrie, le christianisme y faisait des progrès rapides. Le terrain, comme nous Talions montrer, était bien préparé pour lui, et il y devint vite le maître. On a vu que tous les monumens qui existent dans ce pays sont des six premiers siècles de notre ère, mais ils appartiennent surtout à la fin de cette période, c’est-à-dire à une époque où le christianisme était dominant. Ils ont donc été presque tous construits sous son inspiration, et ils en portent la marque.

C’est ici que les planches de M. de Vogüé et les inscriptions de M. Waddington vont nous être d’un grand profit. Nous leur devrons des enseignemens que nous ne pourrions pas trouver ailleurs. On ne possède presque plus de monumens chrétiens de ces époques reculées ; la plupart ont dû périr dans les bouleversemens effroyables de l’invasion. Ceux qu’on a sauvés des barbares dans quelques villes privilégiées, comme Rome, n’ont pas échappé tout à fait à un autre péril : ils ont été victimes de la dévotion même des fidèles. On les a si souvent embellis, renouvelés, mis à la dernière mode, qu’on ne peut presque plus les reconnaître. S’il en est dans le nombre qu’un hasard heureux ait protégés et qui se soient conservés assez intacts, ils sont rares, isolés, et cet isolement nous empêche quelquefois de les bien comprendre. Nous possédons sans doute quelques beaux types de l’art des divers siècles, mais les intermédiaires nous manquent. Nous voyons le résultat auquel on est arrivé ; nous ne connaissons pas la route qu’on a suivie pour l’atteindre, nous ne pouvons plus savoir par quels essais et quels tâtonnemens on a passé avant de produire les œuvres qui nous restent. En Syrie au contraire, on a retrouvé à peu près toutes les églises qui ont été bâties depuis le ive siècle jusqu’à Justinien ; la série entière de ces monumens primitifs existe ; on les voit pour ainsi dire sortir les uns des autres et l’on saisit leur filiation. C’est un grand art qui naît et grandit sous nos yeux. Nous le prenons à ses débuts, aucun des progrès importans qu’il a faits ne nous échappe, nous voyons de quels élémens étrangers il s’est formé et comment il les a modifiés pour les accommoder à son génie, nous le suivons enfin pas à pas depuis ses origines jusqu’au jour où une invasion vint brusquement arrêter sa croissance.

On peut donc dire que les travaux de MM. de Vogüé et Waddington ont ce mérite de nous faire mieux connaître les transitions : et pour commencer par la première et la plus importante de toutes, il me semble que nous leur devons de saisir plus clairement comment se fit dans ces contrées le passage du paganisme aux croyances chrétiennes. Nulle part peut-être il ne dut être plus facile que là. Les inscriptions qu’on y a trouvées nous montrent que le paganisme y avait pris un caractère qui le rapprochait d’une manière sensible de la foi nouvelle. On y adorait sans doute, comme partout, un très grand nombre de dieux, mais leur personnalité y était devenue vague, leurs formes indécises, leurs contours moins précis, et ils tendaient de plus en plus à se confondre ensemble. C’étaient des attributs de la Divinité plutôt que des dieux véritables, et il était aisé de les faire rentrer les uns dans les autres pour recomposer l’unité divine. On sentait bien que cette sorte de monothéisme inconscient n’opposerait pas une très grande résistance à un monothéisme rigoureux. C’est ce qui est surtout remarquable dans les inscriptions religieuses de Palmyre, On y invoque d’ordinaire un dieu sans nom qu’on appelle le Bon ou le Clément. L’habitant de Palmyre qui veut demander la santé ou la fortune pour lui et les siens, ou qui remercie le ciel d’une faveur qu’il croit avoir reçue, élève un petit autel et y inscrit une prière qui commence toujours par ces mots : « Qu’il soit béni dans l’éternité, le Bon, le Miséricordieux ! » M. de Vogüé fait remarquer avec raison que cette formule convenait à tous les cultes et qu’ils pouvaient tous s’en accommoder. Le païen, en s’exprimant ainsi, croyait sans doute s’adresser à l’une de ses divinités ordinaires, au dieu-soleil Malakbel, ou à Baalsamin, le seigneur du monde ; il les désignait sous le nom de Miséricordieux, de Clément, comme à Rome on appelait Jupiter le Très-Bon et le Très-Grand (Optimus, Maximus). De son côté, le juif pouvait très bien abriter sous cette phrase générale une invocation au Dieu jaloux d’Israël. M était même à la rigueur permis aux chrétiens de l’employer sans scrupule, et l’on croit avoir la preuve qu’au besoin ils s’en sont servis. M. de Vogue a retrouvé un petit autel élevé en l’an 135 « à Celui qui est béni dans l’éternité » par Salmon, fils de Nésa, pour son salut et celui de ses enfans. Jusqu’ici rien ne distingue cette inscription des autres ; mais elle est encadrée des deux côtés par des signes qui ressemblent beaucoup au monogramme du Christ. Salmon était donc probablement un chrétien ; il se servait d’une formule païenne qui lui rappelait le Sit nomen Domini benedictum de ses livres sacrés, comme à la même époque les sculpteurs et les peintres des catacombes employaient la figure d’Orphée ou le pasteur de Cal&mis pour représenter le Sauveur. Ce petit autel de Palmyre, avec son inscription qui pouvait convenir aux trois cultes à la fois, nous fait voir les points de contact qu’ils avaient ensemble et comment il était possible de passer presque insensiblement de l’un à l’autre.

Les inscriptions grecques et araméennes copiées par MM. Waddington et de Vogüé nous apprennent encore que la race qui habitait la Syrie était l’une des plus religieuses de l’ancien monde. Sur les tombes élevées par la ville de Palmyre à ses principaux citoyens, l’éloge qu’on fait d’eux est double. « Ils ont aimé leur pays, dit l’inscription, et craint les dieux. » Ces deux qualités sont mises sur la même ligne et complètent le citoyen. La piété des gens de ce pays n’est pas tout à fait la même que celle des peuples de l’Occident. Elle ne consiste pas seulement dans l’accomplissement régulier de certaines pratiques minutieuses, il s’y joint un élan du cœur vers la Divinité qui aurait surpris et mécontenté un de ces vieux Romains à qui tous ces sentimens violens étaient suspects. Le Syrien se représente quelque part « louant Dieu chaque jour, » et quelques-unes de ses prières, dont nous avons conservé des fragmens, ont un accent religieux qui contraste avec les formules ordinairement si longues et si froides des autres rituels païens. C’est un salut adressé au dieu dont on visite le temple, une requête passionnée à Baal-Marcod afin d’obtenir son secours, une invocation au soleil levant pour lui demander de venir au plus vite luire sur le monde. Les tombeaux anciens sont très nombreux dans la Syrie : sur aucun d’eux on ne trouve ces paroles de doute ou ces assurances cyniques d’un anéantissement absolu qui sont si fréquentes en d’autres pays. Tout y est simple et grave, et l’on y sent une sorte de recueillement pieux devant la mort. La certitude de la vie future y paraît encore plus claire et plus ferme qu’ailleurs. « Divin Sabinus, dit une gracieuse inscription grecque, le sommeil s’est emparé de toi, mais tu n’es pas mort. Tu reposes sous ces arbres, dans ta tombe, sans que la vie t’ait quitté, car les âmes des gens pieux vivent toujours. »

Cette piété des Syriens les disposait d’avance à bien accueillir le christianisme. La foi nouvelle avait peu de prise sur les indifférons et les sceptiques ; elle attirait au contraire les âmes religieuses qui pratiquaient avec sincérité les anciens cultes. Partout ce sont les païens fervens qui sont devenus le plus vite des chrétiens convaincus. D’ailleurs la Syrie centrale est voisine de Jérusalem où le christianisme est né, d’Antioche où il a fait de si rapides conquêtes et reçu le nom qu’il porte ; il est naturel qu’il s’y soit répandu aussi de très bonne heure. On le suit pour ainsi dire pas à pas, dans les inscriptions de M. Waddington, depuis le moment où il pénètre dans le pays jusqu’à son triomphe définitif. L’une d’elles, qui contient des symboles chrétiens mêlés à des formules païennes, semble être d’un temps où les fidèles avaient besoin de dissimuler leurs croyances. Une autre rappelle l’époque des persécutions. Il y est dit « que Chosté, femme d’Inus le martyr, a porté des présens à la maison de la prière. » Dans une autre, il est question d’une de ces hérésies qui furent si fréquentes pendant les premiers siècles. Le linteau sur lequel elle est écrite était placé au-dessus de la porte d’une chapelle qui n’existe plus ; on y lit ces mots : « Synagogue des Marcionistes du bourg de Lebada, élevée au Seigneur et au Sauveur Jésus par le prêtre Paul. » C’est le seul monument de ce genre qui nous soit parvenu. « Il est d’un grand intérêt, dit M. Waddington, parce qu’il constate l’existence d’un lieu de culte public consacré à une hérésie, et antérieur aux monumens datés les plus anciens du culte public des catholiques. » Une autre inscription, curieuse aussi par les souvenirs qu’elle rappelle, devait surmonter un temple que des païens fidèles construisaient « par l’ordre divin de leur maître, le césar Jullien. » Le monument et l’inscription même sont inachevés. Julien ne vécut pas assez pour terminer son œuvre. Les temples qu’il faisait bâtir ou qu’il relevait furent interrompus par sa mort, et après lui la doctrine qu’il avait combattue avec tant de passion ne trouva plus de résistance.

La Syrie pratiqua le culte nouveau avec encore plus de ferveur que l’ancien. Les églises et les chapelles y sont en très grand nombre et presque toutes contiennent des inscriptions pieuses. Sur la porte, celui qui les a bâties les offre à Dieu pour le salut de son âme. Quelquefois il refuse de se nommer par humilité et se contente de dire : « Souviens-toi, Seigneur, du chrétien qui a construit ce monument et dont tu sais le nom[5]. » A l’intérieur, on lit les prières de ceux qui s’adressent aux bienheureux George et Michel ou « au saint et misérable Job, » si populaire dans ces contrées. Ils leur demandent humblement de les protéger, de les conserver, d’obtenir le repos éternel pour les parens ou les amis qu’ils ont perdus. C’était déjà l’usage d’écrire des prières semblables sur les murs des temples païens. On en a précisément trouvé une en Syrie qui est ainsi conçue : « Jupiter invincible, élève Uranius le pieux ! » On voit qu’on ne parlait pas du même ton à Jupiter qu’à saint George, et qu’on ne lui demandait pas les mêmes bienfaits. Ce ne sont pas seulement les édifices sacrés qui renferment de ces inscriptions religieuses, il y en a beaucoup aussi dans les maisons particulières. Sur la porte d’entrée, le propriétaire a fait quelquefois écrire ces paroles qui sont empruntées à un psaume de David : « Voici la porte du Seigneur par laquelle entrent les justes. » Ailleurs, on lit : « Seigneur, secourez cette maison et ceux qui l’habitent. » Ou bien : « Si Dieu est pour nous, qui sera contre lui ? Gloire à lui dans l’éternité ! » D’autres fois : « Si le Seigneur ne sauve la ville, c’est en vain que le gardien veillera pour la protéger. » A côté de ces inscriptions, les symboles chrétiens, le monogramme du Christ et la croix, se retrouvent partout. Ils sont prodigués sur les murailles, dans les appartemens, au-dessus des colonnes et parmi les sculptures des frises, comme si les gens de cette époque éprouvaient le besoin d’attester à tout propos leur croyance. On sent qu’ils gravent ces signes avec plaisir ; qu’ils sont fiers, qu’ils sont heureux de faire une profession publique et répétée de leur foi. C’est ainsi qu’on voit un peintre ignoré, qui décore un tombeau, après avoir tracé l’image de la croix, saisi d’une sorte d’enthousiasme, ajouter, en paraphrasant la devise du Labarum : « τοῦτο νικᾷ, ceci triomphe ! »

Mais ce qui est plus important et plus curieux que le reste, c’est d’étudier, dans les nombreuses églises que M. de Vogüé a reproduites, le développement de l’art chrétien. Il a bien raison de nous dire que le grand intérêt de son ouvrage est de nous faire assister à tout ce mouvement architectural qui commence avec la victoire du christianisme, sous Constantin, et s’arrête pour la Syrie au VIIe siècle. La religion nouvelle, quand elle se vit maîtresse, chercha d’abord à se loger dans les monumens qui existaient. Les temples étaient déserts et inutiles ; il est naturel qu’elle ait eu l’idée de s’en emparer. C’est ainsi qu’en Syrie un petit édicule, construit par les habitans d’un village « pour le salut et la victoire de l’empereur Probus, » fut plus tard consacré à saint George et à ses compagnons. Mais les temples païens étaient en général si étroits qu’ils pouvaient à peine, dans la nouvelle religion, servir de chapelles ; elle exigeait pour ses cérémonies des édifices plus vastes ; elle devait d’ailleurs, au moins dans les premières années, éprouver quelque répugnance pour des lieux où s’était célébré si longtemps le culte des idoles. Aussi prit-elle l’habitude, quand elle occupa les temples, de commencer par en modifier tout à fait la disposition, ou même de les démolir et de construire avec les débris des monumens nouveaux. C’est ce qui est notamment arrivé dans une ville assez importante de la Syrie, à Ezra. On y lit, en dehors de la porte de l’église, l’inscription suivante : « Le rendez-vous des démons est devenu la maison du Seigneur ; la lumière du salut éclaire le lieu qu’obscurcissaient les ténèbres ; les sacrifices idolâtriques sont remplacés par les chœurs des anges ; où se célébraient les orgies d’un dieu se chantent les louanges de Dieu. Un homme qui aime le Christ, le notable Jean, fils de Diomède, a offert à Dieu, de ses deniers, ce magnifique monument, dans lequel il a placé la précieuse relique du saint vainqueur martyr, George, le saint lui étant apparu, a lui Jean, non en songe, mais en réalité. » L’église d’Ezra était donc élevée sur l’emplacement d’un temple païen ; elle fut achevée en 515 et sert encore aujourd’hui au culte pour lequel elle a été bâtie il y a douze siècles. Le notable Jean l’avait si solidement construite qu’elle a résisté à tous les assauts du temps et des hommes, et que les bombes mêmes d’Ibrahim-Pacha, qui pendant la guerre de Syrie ont traversé la coupole, n’ont pu la renverser. Elle a la forme d’un octogone inscrit dans un carré, huit piliers reliés par des arcades soutiennent la coupole ; les quatre angles sont occupés par des chapelles, dans l’une desquelles se trouve encore le tombeau de saint George, objet de la vénération des chrétiens et des musulmans.

Plutôt que de s’établir dans les temples, l’église, on le sait, choisit pour y célébrer son culte ces monumens que les anciens appelaient des basiliques, et où l’on rendait la justice. Ils convenaient parfaitement à ses cérémonies et elle n’eut presque pas de changement à y faire pour se les approprier. C’est ce qu’a montré M. de Vogüé en reproduisant dans ses planches une basilique païenne, celle de Chaqqa, qui est antérieure à Constantin, et une église qui a été bâtie dans la même forme un siècle plus tard. On verra, en jetant les yeux sur les dessins de M. de Vogüé, combien les deux édifices se ressemblent. L’architecte chrétien n’a pas eu besoin de se mettre en frais d’invention ; il s’est contenté d’ajouter une abside assez grossière, et de flanquer sa façade d’une tour à trois étages. Voilà pourtant le commencement de l’art chrétien en Syrie ; c’est, comme on voit, un début assez timide. Mais l’église ne devait pas rester longtemps fidèle au type des basiliques païennes qu’elle avait d’abord exactement reproduit ; elle s’en détache vite pour créer des monumens d’un genre nouveau et qui lui appartiennent davantage. M. de Vogüé fait très bien remarquer qu’en Syrie la situation particulière dans laquelle les architectes se trouvaient placés les força d’être originaux. On a vu que le pays ne produit presque pas de bois ; la seule roche dont on puisse se servir est un basalte très dur et très difficile à tailler. C’était une grande difficulté pour les architectes ; ils surent la faire tourner à leur avantage. « Cette nécessité toute matérielle, en exerçant leur sagacité et leur savoir, leur fit trouver des principes nouveaux. » L’arc était la seule combinaison capable de relier avec des pierres deux supports éloignés ; il devint le principal élément de leurs constructions. Elles se composent toujours d’une série d’arcs parallèles supportant les larges dalles du plafond. Quand l’espace à couvrir était trop grand pour la longueur des dalles ordinaires, on eut recours à la coupole. De là de grandes modifications dans l’art de bâtir : pour balancer l’effet de la poussée des arcs, il fallut établir des contre-forts, ces contre-forts qui sont si nombreux et quelquefois si élégans dans nos édifices du moyen âge ; de même, quand on voulut faire tenir une coupole sur un plan carré, on fut amené à trouver la forme des pendentifs sphériques qui sont le trait particulier du style qu’on appelle byzantin. Toutes ces inventions n’appartiennent pas entièrement aux artistes chrétiens, elles avaient été entrevues et essayées avant eux. Il y a des voûtes et des coupoles hardies dans les édifiées du second siècle, et M. de Vogüé montre qu’on peut trouver dans le petit monument élevé en l’honneur de l’empereur Probus le principe des pendentifs. L’art était donc entré dans les voies nouvelles avant le christianisme, mais on peut croire que par l’élan qu’il donna aux esprits il le fit marcher plus vite. Peut-être aurait-on sans lui hésité et tâtonné plus longtemps avant d’imaginer ces conceptions auxquelles il arriva presque d’un coup. Si l’on veut voir avec quelle rapidité le chemin fut parcouru et quels progrès on a faits en quelques années, il suffit de comparer les premières basiliques chrétiennes si timidement imitées de l’antique avec les coupoles élégantes et audacieuses des églises d’Ezra ou de Bostra.

Gardons-nous de croire que ces monumens ne soient curieux que pour un archéologue et qu’ils n’aient d’autre intérêt que de nous apprendre comment s’est formé l’art chrétien. Ce sont souvent des œuvres remarquables et qui font grand honneur aux artistes qui les ont exécutées. Pour qu’on puisse estimer ces artistes autant qu’ils le méritent, je demande à reproduire, malgré quelques détails un peu techniques, une page de M. de Vogüé où il apprécie leurs qualités et le caractère de leurs ouvrages : « Les architectes, dit-il, qui élevèrent les monumens innombrables de cette contrée appartenaient à la bonne tradition grecque, moins par les formes qu’ils ont adoptées que par les principes qu’ils appliquent. On ne retrouve plus dans leurs œuvres La délicatesse de goût ni l’exquise perfection de l’époque classique, mais on y constate l’esprit pratique, logique et sincère qui a inspiré les premières productions de la Grèce. Ennemis, eux aussi, de tout artifice de construction, rejetant l’emploi du mortier, ils demandaient aux lois de l’équilibre les conditions de solidité de leurs œuvres et le principe de leurs tracés ; s’ils empruntaient aux ordres grecs les motifs de leur décoration, s’ils prenaient en même temps aux Romains l’arc et la voûte, ils les employaient avec un grand discernement, retranchant les membres inutiles et subordonnant leurs dimensions non pas à une règle uniforme de proportion, mais à la nature des matériaux dont ils disposaient et au programme qu’ils avaient à remplir. Comme ils ne voulaient se servir pour les supports que de monolithes, ils n’excédaient jamais une certaine hauteur, et donnaient à leurs ouvertures des dimensions presque invariables, quelle que fût d’ailleurs la grandeur de l’édifice. Si la colonne n’était pas assez haute pour le but proposé, ils la plaçaient sur un piédestal ou surhaussaient l’arc qu’elle était destinée à porter. Quant aux arcs eux-mêmes, ils les appuyaient directement et sans intermédiaire sur le chapiteau. Ils déterminaient la saillie et le profil des corniches extérieures non plus d’après des modèles consacrés, mais d’après l’inclinaison des toits, l’écoulement des eaux ou toute autre condition pratique. Enfin, ils faisaient de la bonne et solide architecture, dans laquelle chaque membre était appelé par une fonction nettement accusée, dont la décoration était sobre et originale, et qui, essentiellement logique et raisonnée, ne manquait ni de fermeté ni d’élégance. »

Ainsi l’art était florissant dans la Syrie centrale du IIIe au VIIe siècle ; pendant ces époques qui nous semblent si tristes et si sombres, il y avait, dans ce coin ignoré du monde, « des écoles d’artistes intelligens qui maintenaient les bonnes traditions et les renouvelaient par des innovations heureuses. » Voilà ce qu’on aurait grand’peine à soupçonner, si les dessins de M. de Vogüé ne nous forçaient à le croire. On se demande, en les regardant, comment ces progrès accomplis dans les arts, cet élan de jeunesse qui fait produire de si beaux ouvrages, se concilient avec les misères de toute sorte qui accablent alors l’empire grec, et s’il est possible que le même pays, à la même époque, nous offre des spectacles si opposés. Pour le comprendre, rappelons-nous que l’empire d’Occident, quelques années plus tôt, nous présente aussi les mêmes contrastes. Parmi les désastres d’une invasion que rien ne peut arrêter, au milieu de la tristesse d’une civilisation qui se sent mourir, les lettres et les arts se raniment après un sommeil d’un demi-siècle, il naît des poètes, des orateurs, moins parfaits sans doute que ceux des époques classiques, mais qui possèdent la première de toutes les qualités, le mouvement, la vie, qui mettent dans les anciennes formes littéraires des idées nouvelles ou qui même inventent des genres inconnus. C’est le même monde pourtant et la même société qui nous offrent ces aspects divers, mais cette société se compose pour son malheur de deux élémens contraires, une vieille monarchie dont tous les ressorts sont usés, et une religion jeune qui est en train de renouveler un peuple. De là ces oppositions qui étonnent, cet air de jeunesse et cette caducité, ces progrès surprenans et cette décadence inévitable, ces ombres et cet éclat. Il en est de même en Orient, quoique l’Orient ait su plus longtemps se défendre contre les barbares ; là aussi la mort et la vie sont accouplées ensemble. Les hontes et les faiblesses de la cour byzantine, les révolutions misérables dans lesquelles elle s’épuise et s’éteint sont l’héritage qu’elle a reçu du vieil empire des césars, et pendant que cet empire achève de mourir lentement aux bords du Bosphore, après avoir succombé sur le Tibre, le christianisme, l’élément jeune et rénovateur, trouve la force de créer un art nouveau près du désert de Syrie.

Ici se présente une question importante à laquelle M. de Vogüé a touché sans prétendre la traiter à fond : après qu’on a constaté le mérite de cette école d’architecture et la beauté des œuvres qu’elle a produites, il est naturel de se demander quelle action elle exerça sur l’art chrétien et jusqu’où son influence s’est étendue. Doit-on penser qu’elle s’est enfermée dans la Syrie et l’Orient ? Si elle en est sortie, a-t-elle pu pénétrer jusque chez nous ? Est-il possible qu’elle ait contribué à la renaissance occidentale du XIIe siècle, et faut-il lui attribuer quelque part dans la formation de notre art français du moyen âge ?

La réponse ne semble pas douteuse à M. de Vogüé, et je crois qu’elle ne le paraîtra pas non plus à tous ceux qui jetteront les yeux sur les planches qui accompagnent son livre : entre les monumens de la Syrie centrale et certaines églises romanes du midi de la France les analogies sont frappantes. M. de Vogüé les fait ressortir par des rapprochemens curieux. On les retrouve aussi bien dans l’aspect général des édifices que dans les détails de leur construction ; et il est difficile d’admettre que le hasard seul ait pu les produire. Elles avaient été déjà remarquées par M. Viollet-Le-Duc, qui n’hésita pas à reconnaître que les architectes français avaient dû imiter en certaines circonstances les artistes de l’Orient ; il supposa seulement que ces imitations étaient postérieures aux croisades. Selon lui, ce furent les guerres saintes qui donnèrent pour la première fois aux Occidentaux l’occasion de voir les églises de la Syrie ; ils en furent naturellement très frappés, et de retour chez eux ils s’approprièrent ce qu’ils venaient d’admirer. Ce n’est pas tout à fait l’opinion de M. de Vogüé, qui pense que ces relations remontent beaucoup plus haut. Il en trouve des traces dans quelques-unes de nos églises du ixe siècle, notamment dans Saint-Gabriel de Tarascon, dans le porche de Notre-Dame-des-Doms à Avignon, et dans celui de Saint-Sauveur à Aix. Il lui semble d’ailleurs qu’à l’époque des croisades l’architecture française avait trouvé sa voie définitive. C’est alors un art complet et achevé ; les élémens divers qui le forment y sont si bien fondus qu’il faut admettre que ce travail d’assimilation a demandé de grands efforts et beaucoup de temps ; il devait donc y avoir longtemps que ces influences orientales qu’on y remarque s’y étaient introduites pour la première fois. De quelle façon et à quel moment précis y sont-elles entrées, quel hasard a pu amener les architectes de l’Occident en présence des basiliques syriennes, on l’ignore ; mais M. de Vogüé affirme que directement ou non ils ont dû les connaître, que s’ils ne les ont pas visitées elles-mêmes, ils en ont vu des dessins ou des copies. Sans doute, nous dit-il, l’architecture du moyen âge est sortie naturellement de celle des Romains ; des maîtres tels que M. Viollet-Le-Duc et M. Quicherat l’ont démontré. « Entre les deux systèmes de construction, l’enchaînement est logique, l’évolution est rationnelle, surtout si on la suppose conduite par des esprits méthodiques et réfléchis. Les architectes du XIIe siècle avaient ces qualités ; néanmoins, quelque avisés qu’on les suppose, ils n’ont pu tout tirer de leur propre fonds ; ils n’auraient pas su à eux tout seuls renouer la tradition interrompue. L’imitation intelligente des ruines romaines ne suffit pas à expliquer leurs rapides progrès. Ils ont trouvé le terrain préparé par trois siècles d’efforts peu connus, de tâtonnemens multipliés, d’emprunts faits au seul pays qui pût alors fournir des maîtres, à l’Orient. Pour ma part, ajoute M. de Vogüé, c’est dans cette période préparatoire et obscure que je placerais l’action directe des écoles orientales sur l’Occident, action qui s’est exercée non-seulement par les relations commerciales et l’importation des objets de luxe, mais par l’émigration des artistes qui fuyaient les iconoclastes ou qu’appelaient les protecteurs éclairés de l’art. » Il faut donc supposer, selon M. de Vogüé, que bien avant les croisades, quand l’Occident faisait ses premiers efforts pour sortir de la barbarie, il a eu quelque connaissance des monumens syriens et qu’il en a su profiter[6]. L’un de ces monumens où les ressemblances entre l’art oriental. et nos cathédrales du moyen âge se manifestent avec le plus d’évidence est le célèbre couvent de Saint-Siméon, situé entre Antioche et Alep, au nord de la Syrie centrale. C’est peut-être le plus beau des édifices dont M. de Vogüé a retrouvé les ruines, c’est assurément le plus vaste et le plus curieux par les débris qui en sont restés et les souvenirs qu’il rappelle. Qui ne connaît saint Siméon Stylite ? qui n’a entendu parler de l’étrange pénitence qu’il s’imposa, et du spectacle qu’il donna pendant plus d’un tiers de siècle aux fidèles accourus pour le visiter ? C’était un homme pieux, né dans ces pays de l’Orient où l’ardeur du climat enflamme la dévotion et à une époque où la foi étant plus jeune était naturellement plus vive. Il était venu s’enfermer dans un couvent de Syrie, mais bientôt les austérités ordinaires ne lui suffirent pas. Il demanda et obtint de son supérieur de s’infliger un supplice qu’on n’avait pas encore imaginé. Pour se faire une solitude sans quitter son couvent et trouver le désert au milieu du monde, il résolut de vivre au sommet d’une colonne. Peut-être la tradition conservait-elle le souvenir de ces prêtres de la déesse syrienne qui, dans ces mêmes contrées, restaient des semaines entières, sans dormir, sur un phallus de trente brasses, et que les dévots venaient voir et consulter, convaincus qu’ils conversaient de là avec les dieux et qu’étant plus rapprochés d’eux ils s’en faisaient mieux entendre. Siméon voulut y passer toute sa vie. Ses disciples taillèrent dans le roc et dressèrent sur la montagne voisine une colonne de 30 coudées, au sommet de laquelle on construisit pour lui une petite cellule. Il s’y établit et y vécut trente-sept ans, sans en descendre. Autour de la colonne, qu’il avait fallu protéger par une balustrade de pierre, la foule se pressait pour entendre les paroles du saint homme et solliciter ses conseils. Quand il fut mort en 459, son corps fut transporté en grande pompe à Antioche et enseveli dans l’église qu’avait bâtie Constantin. Mais l’élan était donné ; les pèlerins continuèrent à visiter la colonne où il avait vécu, et à venir consulter les autres stylites qui, suivant l’exemple du maître, s’étaient construit sur la montagne des ermitages aériens. La foule devint bientôt si nombreuse qu’une ville entière se forma dans les environs du couvent ; elle se composait surtout de maisons destinées à loger les visiteurs. Une de ces hôtelleries conserve encore sur sa porte l’inscription qu’y a gravée le propriétaire : après avoir mis sa demeure sous la protection du Christ, il nous apprend qu’elle a été construite en 479, c’est-à-dire vingt ans après la mort du saint. Vers la même époque on bâtit autour de la colonne une magnifique église qu’un historien byzantin, Évagrius le scholastique, visita au milieu du VIe siècle et dont il nous a laissé la description.

C’est cette église que M. de Vogüé a retrouvée. Elle est située sur une colline d’où l’on aperçoit au loin le lac d’Antioche et la chaîne de l’Amanus. On y arrive en passant sous un arc de triomphe, hardi et bien conservé, qui annonçait l’approche du lieu sacré. La colline est entourée d’une enceinte flanquée de tours. Elle contenait d’un côté un vaste monastère, avec les cellules des moines, la chapelle, la salle de réunion, et une maison ornée d’un portique à trois étages, qu’habitait sans doute le supérieur. L’autre côté est occupé par l’église, dont la façade principale, avec ses trois portes rondes surmontées de frontons triangulaires, est l’une des plus élégantes qui se trouvent dans ces contrées. « Il est impossible, dit M. de Vogüé, de n’y pas reconnaître tous les élémens du portique de nos cathédrales romanes. » L’église de Saint-Siméon est construite dans un système très original, et parfaitement appropriée au dessein pour lequel on l’avait bâtie. C’est une de ces immenses croix, à branches inégales, qu’on appelle « croix latine. » La partie centrale, où venaient se croiser et se réunir toutes les nefs, forme une cour octogonale découverte, de 30 mètres de diamètre, au milieu de laquelle s’élevait la colonne, qu’on avait pieusement conservée et qui pouvait ainsi se voir de partout. La branche orientale de l’église, qui contenait l’autel et où l’on célébrait les cérémonies religieuses, avait à elle seule 42 mètres de longueur ; elle est fermée par trois absides où revivent toutes les bonnes traditions de l’art antique, et qui sont en même temps, selon M. de Vogüé, « le prototype des absides rhénanes et françaises du XIIe siècle. » La cour centrale, dont un contemporain nous dit « qu’elle était travaillée avec un art merveilleux, » a malheureusement plus souffert que le reste. Elle est encombrée de grosses pierres qui proviennent de la chute des combles. La colonne de saint Siméon n’est plus debout comme autrefois ; les tremblemens de terre l’ont renversée et elle s’est brisée en tombant. Cependant M. de Vogüé en a retrouvé la base, qui était taillée dans le roc, et l’extrémité du tambour inférieur, bloc informe mutilé par les fidèles qui sont venus pieusement en enlever des morceaux. Il a calculé d’après ces débris que la plate-forme supérieure, sur laquelle habitait le saint, devait avoir 4 mètres carrés d’étendue. C’est donc sur un espace de 4 mètres carrés qu’il a vécu pendant trente-sept ans ! Pour voir les lieux où s’était accompli ce véritable miracle, les pèlerins accouraient de tous les pays de l’Asie. Il est aisé de se figurer la surprise qu’ils devaient éprouver en parcourant ces beaux et vastes édifices qui s’étaient élevés autour du pauvre couvent de Siméon. Ils admiraient dans les quatre branches de l’église la richesse des mosaïques, la hardiesse des voûtes, l’élégance des colonnes. Pour exciter encore leur dévotion, on leur montrait à l’une des fenêtres les plus élevées de la cour octogonale une étoile miraculeuse, dont la clarté ne pâlissait jamais et qui semblait avoir été placée là par le ciel pour honorer la mémoire du saint solitaire. Surtout ils ne pouvaient se lasser de regarder la vénérable colonne « où, selon l’expression d’Évagrius, l’ange incarné passa sur la terre sa vie céleste. » Comme elle formait, par une combinaison heureuse, le centre même de l’église, tous les regards se dirigeaient vers elle de tous les côtés de l’édifice.

Ce concours de pieux visiteurs dura jusqu’à la fin du VIe siècle. A ce moment tout semble s’être arrêté d’un coup. Ce pays avait été jusque-là prospère ; les beaux monumens retrouvés par M. de Vogüé le prouvent. Malgré les malheurs de l’empire, les habitans paraissaient heureux de leur sort ; l’un d’eux avait transcrit, au-dessus de sa porte, le passage suivant d’un psaume de David : « Seigneur, vous avez donné la joie à mon âme ; des fruits du blé, de la vigne, de l’olivier, nous avons été comblés en paix. » A partir du VIIe siècle, la Syrie centrale disparaît de l’histoire ; la civilisation et la vie l’abandonnent à la fois. Ce brusque changement ne peut s’expliquer que par l’invasion musulmane ; c’est en 637 que les Arabes sont définitivement maîtres de la contrée ; dès lors on cesse d’y élever des couvens et des églises. Quelques maisons y sont encore bâties ou réparées dans les premières années, et sur l’une d’elles le propriétaire, qui espérait sans doute que la domination des infidèles ne serait qu’un court interrègne, qui n’osait plus se dire sujet de l’empereur grec et ne voulait pas reconnaître l’autorité du khalife, écrit ces mots : « Le Seigneur Jésus étant roi. » Mais bientôt on ne prend plus même la peine de bâtir des maisons nouvelles, car les habitans manquent pour les anciennes, et en quelques années le pays entier redevient inculte et désert. Tels furent, pour la Syrie centrale, les résultats de la conquête musulmane.

L’islamisme a trouvé de nos jours d’ardens apologistes ; les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié qu’un auteur anglais, dont M. Réville les a entretenus, a déclaré qu’on l’avait trop sévèrement jugé et qu’il a rendu de grands services au monde. C’est une opinion qui ne me semble pas aisée à soutenir quand on songe à ce qu’il a fait des pays où il est le maître. Que de contrées riches, heureuses, que Rome avait conquises à la civilisation et que l’islamisme a replongées dans la barbarie ! Il a trouvé l’Afrique pleine d’une population intelligente, éclairée, qui aimait les arts, qui cultivait les lettres, qui fournissait Rome, depuis trois siècles, de poètes et d’orateurs. C’était le pays de Fronton, d’Apulée, de Tertullien, de Lactance, de saint Augustin. La culture romaine y était si étendue et si profonde qu’elle avait résisté même à l’invasion des Vandales ; ces conquérans, tout sauvages qu’ils étaient, commençaient à se laisser vaincre par elle, comme les Wisigoths de l’Espagne et les Francs de la Gaule. Il est probable qu’il s’y serait fondé, si rien n’était survenu, une société latine, sœur de la nôtre, entraînée dans le même courant que nous et vivant de notre vie. Les musulmans ont tout détruit sans rien mettre à la place, et l’Afrique est redevenue, avec eux, ce qu’elle était du temps de Jugurtha. Le livre de M. de Vogüé nous fait assister au même spectacle dans une autre partie du monde. La Syrie centrale, comme l’Afrique, devait sa prospérité à la domination romaine ; sous la garde vigilante des légions, grâce à une administration sévère, le désert s’était couvert de moissons et peuplé de villes. Le christianisme avait conquis non-seulement les Grecs d’origine ou les Syriens de naissance, mais il s’était répandu aussi parmi les Arabes, nomades ou sédentaires, qui s’étaient mis à la solde de Rome. Des historiens qui ont pour toute philosophie d’ériger les faits accomplis en lois nécessaires prétendent que l’islamisme est la seule religion qui convienne aux Arabes et qui soit faite pour eux ; il est bien difficile de l’admettre quand on les voit devenir si aisément chrétiens et chrétiens fervens au VIe siècle, bâtir des chapelles en l’honneur de saint Jean ou de saint Julien, et avoir soin d’écrire sur la porte, dans des inscriptions qui existent encore, « qu’ils les ont construites pour le salut de leur âme, et celui de leur femme et de leurs enfans[7]. » Depuis lors la race n’a pas changé, les tribus qui parcourent aujourd’hui ces pays désolés sont les mêmes qui les habitaient quand ils étaient prospères. Elles vivent dans les mêmes plaines, elles portent encore le même nom ; ces pans de muraille devant lesquels elles passent sans les regarder sont les ruines des villes qu’avaient élevées leurs pères. Elles étaient donc susceptibles d’être civilisées, et la barbarie n’est pas chez elles un vice de nature. Si elles y sont retournées après en être sorties, si le désert a reconquis cette région qu’on lui avait péniblement arrachée, la faute n’en peut être qu’à l’islamisme. C’est lui qui a rendu tant d’efforts stériles et ramené tout un peuple à l’état sauvage. Quand on vient de lire le livre de M. de Vogüé, de parcourir avec lui ces villes autrefois si belles, d’admirer cette civilisation brillante et les beaux ouvrages qu’elle était en train de produire, on ne pardonne pas aisément à ceux qui l’ont détruite et qui n’ont pas su la remplacer.


GASTON BOISSIER.

  1. Ces tanières existent encore. On les retrouve comme Josèphe les a décrites, avec leur entrée étroite, où l’on ne peut passer que l’un après l’autre, mais qui s’élargit bientôt jusqu’à former de vastes salles, où des tribus peuvent se réfugier avec leurs familles et leurs troupeaux. Elles servaient alors d’asile aux brigands de la contrée, elles ont encore aujourd’hui la même destination. Depuis que les Arabes sont revenus aux habitudes de leurs pères, ils ont repris possession de ces cavernes qu’habitaient leurs aïeux et dont le roi Agrippa voulait les faire sortir.
  2. Le plus ancien monument daté qui reste de Palmyre est du commencement de notre ère.
  3. Cette hôtellerie publique devait être ce qu’on appelle « une caserne des passagers. »
  4. C’est du moins ce que M. Renan conjecture de la tournure de la phrase.
  5. Un de ces architectes a trouvé un moyen assez curieux de concilier sa dévotion de chrétien avec sa vanité d’artiste. Il a inscrit ces mots sur la maison qu’il avait construite : « La puissance de Dieu et du Christ l’a élevée ; Domnos architecte. »
  6. Ces monumens n’ont pas été inutiles non plus à l’art arabe. M. de Vogüé y note à plusieurs reprises des détails de construction ou des ornemens décoratifs qui se retrouvent dans les plus anciennes mosquées. Il est naturel de croire que les musulmans les ont empruntés aux églises de la Syrie, les premières qu’ils eurent sous les yeux lorsqu’ils envahirent l’empire grec. Ce pays du reste avait des affinités avec eux : il était habité par une race de leur sang ; ils y retrouvaient quelques-uns de leurs instincts et de leurs goûts particuliers. Les travaux de M. de Vogüé, qui nous ont mieux fait saisir comment s’opéra en Syrie le passage de l’ancienne religion au christianisme, nous rendent encore le service de nous montrer les points qui, au milieu de tant de différences, pouvaient rapprocher le christianisme syrien de l’islamisme. On est d’abord frappé de voir combien l’architecture syrienne a peu de goût pour les figures sculptées ; par cette absence de statues sur les façades et même dans l’intérieur, les églises de la Syrie se rapprochent déjà des mosquées. Une observation plus importante, c’est que ce pays avait longtemps partagé les opinions d’Arius et qu’il lui en était resté quelque chose ; or on a montré que l’arianisme était une sorte de préparation aux doctrines de l’islam. On est frappé, dans certaines inscriptions de la Syrie, de l’insistance avec laquelle se reproduit cette formule : Il n’y a qu’un Dieu. C’est presque la première partie de la profession de foi des musulmans.
  7. Une de ces inscriptions est écrite en arabe ; on n’en connaît pas de plus ancienne. N’est-il pas singulier que la première inscription arabe qu’on ait trouvée soit tracée sur la porte d’une église chrétienne ?