Aller au contenu

Les Voyages de Cyrus/Discours sur la mythologie/II

La bibliothèque libre.


G.-F. Quillau (2p. 93-164).


SECONDE PARTIE.

De la Mythologie des Anciens.



LES hommes abandonnés à la seule lumiere de leur raison ont toujours regardé le mal moral & physique, comme un phénoméne choquant dans l’ouvrage d’un Etre infiniment sage, bon & puissant. Pour expliquer ce phénoméne, les Philosophes ont eû recours à plusieurs hypothéses.

La raison leur dictoit à tous, que ce qui est souverainement bon, ne peut rien produire de méchant, ni de malheureux. De-là ils concluoient que les ames n’étoient pas ce qu’elles avoient été d’abord ; qu’elles s’étoient degradées par quelque faute qu’elles avoient commise dans un état precedent ; que cette vie est un lieu d’exil & d’expiation ; & qu’enfin tous les Etres seroient retablis dans l’ordre.

Ces idées philosophiques avoient cependant une autre origine. La tradition s’unissoit à la raison ; & cette tradition avoit répandu dans toutes les Nations certaines opinions communes sur les trois états du monde. C’est ce que je vais faire voir dans cette seconde Partie, qui sera comme un abregé de la doctrine traditionelle des Anciens.

Je commence par la Mythologie des Grecs & des Romains. Tous les Poëtes nous depeignent le siecle d’or ou de Saturne comme un état heureux, où il n’y avoit ni malheurs, ni crimes, ni travail, ni peines, ni maladies, ni mort.[1]

Ils nous représentent au contraire le siecle de fer, comme le commencement du mal physique & moral. Les souffrances, les vices, tous les maux cruels sortent de la boëte fatale de Pandore, & inondent la terre.[2]

Ils nous parlent du siecle d’or renouvellé, comme d’un temps où Astrée doit revenir sur la terre, où la justice, la paix & l’innocence doivent reprendre leurs premiers droits ; & où tout doit être rétabli dans sa perfection primitive.[3]

Enfin ils chantent par-tout les exploits d’un fils de Jupiter qui abandonne l’Olympe pour vivre parmi les hommes. Ils lui donnent des noms différens selon ses différentes fonctions. Tantôt c’est Apollon qui combat Python & les Titans. Tantôt c’est Hercule qui détruit les monstres, & les Geans, & qui purge la terre de leurs fureurs, & de leurs crimes. Quelquefois c’est Mercure ou le Messager des Dieux qui vole par-tout pour executer leurs volontés. D’autres fois c’est Persée qui délivre Andromede ou la nature humaine, du monstre qui sortit de l’abyme pour la dévorer. C’est toujours quelque fils de Jupiter qui livre des batailles, & qui remporte des victoires.

Je n’insiste point sur ces descriptions poëtiques, parcequ’on peut les regarder comme des fictions faites au hazard, pour embellir un poëme & pour amuser l’esprit. L’illusion est à craindre dans les rapports & les explications allegoriques. Je me hâte d’exposer la doctrine des Philosophes & sur-tout celle de Platon. C’est la source où Plotin, Proclus, & les Platoniciens du troisiéme siécle, ont puisé leurs principales idées.

Commençons par le dialogue de Phedon ou de l’immortalité, dont voici l’analyse. Phedon raconte à ses amis l’état où il vit Socrate en mourant. Il sortoit de la vie, dit-il, avec une joye paisible, & une intrepidité genereuse. Ses amis lui en demanderent la cause. « J’espere, leur repond Socrate, me réunir aux Dieux bons & parfaits, & à des hommes meilleurs que ceux que je laisse sur la terre.[4] »

Cebes lui ayant dit que l’ame se dissipe après la mort comme une fumée, & s’aneantit tout-à-fait, il combat cette opinion en tachant de prouver que l’ame a eu une existence réelle dans un état heureux avant que d’animer un corps humain.[5]

Il attribue cette doctrine à Orphée.[6] « Les disciples d’Orphée, dit-il, appelloient le corps une prison, parceque l’ame est ici dans un état de punition, jusqu’à ce qu’elle ait expié les fautes qu’elle a commises dans le ciel. »

« Les ames, continue Platon,[7] qui se sont trop adonnées aux plaisirs corporels, & qui se sont abruties, errent sur la terre, & rentrent dans de nouveaux corps. Car toute volupté & toute passion attachent l’ame au corps, lui persuadent qu’elle est de même nature, & la rendent, pour ainsi dire, corporelle ; de sorte qu’elle ne peut s’envoler dans une autre vie ; mais impure & appesantie, elle s’enfonce de nouveau dans la matiere, & devient par-là incapable de remonter vers les pures régions, & d’être réunie à son Principe. »

Voilà la source de la Metempsycose que Platon represente dans le second Timée comme une allégorie, & quelquefois comme un état réel, où les ames qui se sont rendues indignes de la suprême beatitude, séjournent & souffrent successivement dans les corps des differens animaux, jusques à ce qu’elles soient purgées de leurs crimes par les peines qu’elles subissent. C’est ce qui a fait croire à quelques Philosophes, que les ames des bêtes étoient des intelligences dégradées.

« Les ames pures, ajoute Platon, qui ont travaillé ici-bas à se dégager de toute souillure terrestre, se retirent après la mort dans un lieu invisible, qui nous est inconnu, où le pur s’unit au pur, le bon s’unit à son semblable, & notre essence immortelle à l’essence divine. »

Il appelle ce lieu la premiere Terre où les ames faisoient leur demeure avant leur dégradation. « La terre est immense,[8] dit-il, nous n’en connoissons & n’en habitons qu’un petit coin. Cette terre étherée, ancien séjour des ames, est placée dans les pures régions du ciel, où sont les astres. Nous qui vivons dans ces abîmes profonds, nous nous imaginons que nous sommes dans un lieu élevé, & nous appellons l’air le ciel, semblables à un homme qui du fond de la mer voyant le Soleil & les astres au travers des eaux, croiroit que l’Ocean est le ciel même. Mais si nous avions des aîles pour nous élever en-haut, nous verrions que c’est-là le vrai ciel, la vraye lumiere & la vraye terre. Comme dans la mer tout est troublé, rongé & défiguré par les sels qui y abondent ; de même dans notre terre presente tout est difforme, corrompu, délabré, en comparaison de la terre primitive. »

Platon fait ensuite une description pompeuse de cette terre étherée dont la nôtre n’est qu’une croute détachée.[9] « Il dit que tout y étoit beau, harmonieux, transparent ; des fruits d’un goût exquis y croissoient naturellement ; il y couloit des fleuves de Nectar ; on y respiroit la lumiere comme nous respirons l’air, & l’on y buvoit des eaux qui étoient plus pures que l’air même. »

Cette idée de Platon s’accorde avec celle de Descartes sur la nature des planettes. Ce Philosophe moderne croit qu’elles étoient d’abord des Soleils, qui contracterent ensuite une croute épaisse & opaque ; mais il ne parle point des raisons morales de ce changement, parcequ’il n’examine le monde qu’en Physicien.

La même doctrine de Platon est encore développée dans son Timée. Là il nous raconte que Solon dans ses voyages entretint un Prêtre Egyptien sur l’antiquité du monde, sur son origine, & sur les révolutions qui y sont arrivées, selon la Mythologie des Grecs. Alors le Prêtre Egyptien lui dit,[10] « ô Solon, Solon, vous autres Grecs vous êtes toujours enfans, & vous ne parvenez jamais à un âge mur ; votre esprit est jeune, & n’a aucune vraye connoissance de l’antiquité. Il est arrivé plusieurs inondations & conflagrations sur la terre causées par le changement des mouvemens celestes. Votre histoire de Phaëton qui paroît une fable, n’est pourtant pas sans quelque fondement veritable. Nous autres Egyptiens nous avons conservé la memoire de ces faits dans nos monumens, & dans nos temples ; mais ce n’est que depuis peu que les Grecs ont connu les Lettres, les Muses, & les Sciences. »

Ce discours donne occasion à Timée d’expliquer à Socrate, l’origine des choses, & l’état primitif du monde.[11] « Tout ce qui a été produit, dit-il, a été produit par quelque cause. Il est difficile de connoître la nature de cet Architecte, & de ce pere de l’univers ; & quand vous la découvririez, il vous seroit impossible de la faire comprendre au Vulgaire. »

« Cet Architecte, continue-t-il, a eu quelque modéle selon lequel il a tout produit, & ce modéle c’est lui-même. Comme il est bon, & que ce qui est bon n’est jamais touché d’aucune envie, il a fait toutes choses autant qu’il étoit possible, semblables à son modéle. Il a fait le monde un tout parfait, composé de parties toutes parfaites, & qui n’étoient sujettes ni à la maladie, ni à la vieillesse. Le pere de toutes choses[12] voyant enfin cette belle image de lui-même se plut dans son ouvrage, & cette joye lui inspira le desir de rendre cette image de plus en plus semblable à son modéle. »

Dans le dialogue appellé le Politique, Platon nomme cet état primitif du monde, le regne de Saturne, & voici comme il le décrit.[13] « Dieu étoit alors le prince & le pere commun de tous ; il gouvernoit le monde par lui-même, comme il le gouverne à présent par les Dieux inferieurs. Alors la fureur, ni la cruauté ne regnoient point sur la terre ; la guerre & la sédition n’étoient point connues. Dieu nourrissoit les hommes lui-même ; il étoit leur gardien & leur pasteur : Il n’y avoit ni Magistrats ni Politique comme à present. Dans ces heureux temps, les hommes sortoient du sein de la terre qui les produisoit d’elle-même, comme les fleurs & les arbres. Les campagnes fertiles fournissoient des fruits, & des bleds sans les travaux de l’agriculture ; les hommes ne couvroient point leur corps, parcequ’on ne sentoit point encore l’inclemence des saisons ; ils prenoient leur repos sur des lits de gazons toujours verds.

« Sous le regne de Jupiter, le maître de l’univers ayant comme abandonné les rénes de son empire, se cacha dans une retraite inaccessible. Les Dieux inferieurs qui gouvernoient sous Saturne, se retirerent aussi, & le monde secoué jusqu’aux fondemens par des mouvemens contraires à son principe & à sa fin, perdit sa beauté, & son éclat. Alors les biens furent mêlés avec les maux : Mais à la fin de peur que le monde ne soit plongé dans un abyme éternel de confusion, Dieu auteur du premier ordre reparoîtra & reprendra les rénes. Alors il changera, corrigera, embellira, & retablira tout, en détruisant la vieillesse, les maladies, & la mort. »

Dans le dialogue appellé Phedrus, Platon recherche les causes secrettes du mal moral qui a produit le mal physique.[14] « Il y a en chacun de nous, dit-il, deux ressorts dominans. Le désir du plaisir, & l’amour du bon, qui sont les aîles de l’ame. Quand ces aîles se séparent, quand l’amour du plaisir & l’amour du bon se divisent ; alors les ames tombent dans des corps mortels : & voici selon lui les plaisirs que les intelligences goutent dans le ciel, & comment les ames déchurent de cet état heureux. »

«[15] Le grand Jupiter, dit-il, animant son char aîlé marche le premier suivi de tous les Dieux inferieurs & des Genies. Ils parcourent ainsi les cieux dont ils admirent les merveilles infinies ; mais lorsqu’ils vont au grand festin, ils s’élevent au haut du ciel au-dessus des Spheres. Aucun de nos Poëtes n’a chanté jusqu’ici, ni ne peut chanter suffisamment ce lieu sublime.[16] Là les ames contemplent par les yeux de l’esprit, l’essence vrayement existente qui n’est ni colorée ni figurée, ni sensible, mais purement intelligible. Là elles voyent la vertu, la verité, la justice non comme elles sont ici bas, mais comme elles existent dans celui qui est l’Etre même. Là elles se rassasient de cette vûe jusques à ce qu’elles n’en puissent plus soutenir l’éclat ; alors elles rentrent dans le ciel, où elles se repaissent d’Ambroisie & de Nectar. Telle est la vie des Dieux. »

« Or, continue Platon,[17] toute ame qui suit Dieu fidellement dans ce lieu sublime, demeure pure & sans tache ; mais si elle se contente de Nectar, & d’Ambroisie sans accompagner le char de Jupiter, pour aller contempler la verité ; elle s’appesantit, elle rompt ses aîles, elle tombe sur la terre, & entre dans un corps humain, plus ou moins vil, selon qu’elle a été plus ou moins élevée. Les ames moins dégradées habitent dans les corps des Philosophes ; les plus méprisables animent les Tyrans & les mauvais Princes. Leur sort change après la mort & devient plus ou moins heureux, suivant qu’elles ont aimé la vertu ou le vice pendant leur vie. Ce n’est qu’après dix mille ans que les ames se réuniront à leur principe. Leurs aîles ne croissent & ne se renouvellent que dans cet espace de temps. »

Telle est la doctrine que Platon opposoit à la secte profane de Démocrite & d’Epycure, qui nioient la providence éternelle à cause du mal physique & moral. Ce Philosophe nous fait un magnifique tableau de l’univers. Il le considere comme une Immensité remplie d’intelligences libres qui habitent & qui animent des mondes infinis. Ces intelligences sont capables d’une double felicité. L’une en contemplant l’essence divine ; l’autre en admirant ses ouvrages. Lorsque les ames ne font plus consister leur bonheur dans la connoissance de la verité, & que les plaisirs inferieurs les détachent de l’amour de l’essence suprême, elles sont précipitées dans quelque planette pour y subir des peines expiatrices, jusqu’à ce qu’elles soient guéries par les souffrances. Ces planettes sont par consequent selon Platon comme des lieux ordonnez[18] pour la guerison des intelligences malades. Voilà la Loi établie[19] pour conserver l’ordre dans les Spheres celestes.

Cette double occupation des esprits celestes, est une des plus sublimes idées de Platon, & marque la profondeur admirable de son genie : C’est par ce systême que les Philosophes Payens ont tâché de nous expliquer l’origine du mal. Voici comme ils raisonnoient. Si les ames pouvoient contempler sans cesse l’essence divine par un regard immédiat, elles seroient impeccables : La vûe du bien souverain entraîneroit nécessairement tout l’amour de la volonté. Pour expliquer donc la chute des esprits, il falloit supposer un intervalle, où l’ame sort de la présence divine, & quitte le lieu sublime, pour admirer les beautés de la nature, & se rassasier d’Ambroisie, comme d’une nourriture moins délicate, & plus convenable à sa nature finie. C’est dans ces intervalles qu’elle devint infidelle.

Pythagore avoit puisé la même doctrine chez les Egyptiens. Il nous en reste un précieux monument dans les Commentaires de Hieroclès sur les vers dorés attribués à ce Philosophe.

« Comme notre éloignement de Dieu, dit cet auteur, & la perte des aîles qui nous élevoient vers les choses celestes, nous ont précipités dans cette région de mort où tous les maux habitent ; de même le dépouillement des affections terrestres & le renouvellement des vertus, font renaître nos aîles, & nous élevent au séjour de la vie où se trouvent les véritables biens sans aucun mêlange de maux. L’essence de l’homme tenant le milieu entre les Etres qui contemplent toujours Dieu, & ceux qui sont incapables de le contempler, peut s’élever vers les uns, ou se rabaisser vers les autres.[20] »

« Le méchant, dit ailleurs Hieroclès, ne veut pas que l’ame soit immortelle, de peur de ne vivre après la mort que pour souffrir ; Mais il n’en est pas de même des Juges des enfers. Comme ils forment leurs Jugemens sur les regles de la verité, ils ne prononcent pas que l’ame doit n’être plus, mais qu’elle doit n’être plus vicieuse. Ils travaillent à la corriger, & à la guérir, en ordonnant des peines pour le salut de la nature ; de même que les Medecins guérissent par des incisions, les ulceres les plus malins. Ces Juges punissent le crime pour chasser le vice. Ils n’aneantissent pas l’essence de l’ame, mais ils la ramenent à exister véritablement, en la purifiant de toutes les passions qui la corrompent. C’est pourquoi quand on a péché, il faut courir au-devant de la peine, comme au seul remede du vice.[21] »

Il paroît donc manifestement par la doctrine des plus célèbres Philosophes Grecs, 1o. Que les ames préexistoient dans le Ciel. 2o. Que le Jupiter conducteur des ames avant la perte de leurs aîles, & celui à qui Saturne a confié les rénes de son empire depuis l’origine du mal, est distinct de l’essence suprême, & par conséquent qu’il ressemble fort au Mythras des Perses & à l’Orus des Egyptiens. 3o. Que les ames ont perdu leurs aîles, & qu’elles ont été précipitées dans des corps mortels, parcequ’au lieu de suivre le char de Jupiter, elles s’étoient trop arrêtées à la jouissance des plaisirs inferieurs. 4o. Qu’au bout d’un certain periode de temps les aîles de l’ame renaîtront, & que Saturne reprendra les rênes de son Empire, pour retablir l’univers dans son premier éclat.

Examinons à present la Mythologie Egyptienne qui est la source de celle des Grecs. Je ne veux point soutenir les explications mystiques que le pere Kircher donne de la fameuse table Isiaque, & des Obelisques qui se voyent à Rome. Je me borne à Plutarque qui nous a conservé un monument admirable de cette Mythologie. Pour en faire sentir les beautés, je vais faire une analyse courte & claire de son Traité d’Isis & d’Osiris, qui est une lettre écrite à Clea Prêtresse d’Isis.

«[22] La Mythologie Egyptienne, dit Plutarque, a deux sens ; l’un sacré & sublime ; l’autre sensible & palpable. C’est pour cela que les Egyptiens mettent des Sphinx à la porte de leurs Temples. Ils veulent nous faire entendre que leur Théologie contient les secrets de la Sagesse, sous des paroles énigmatiques. C’est aussi le sens de l’inscription qu’on lit à Saïs sur une statue de Pallas ou d’Isis : Je suis tout ce qui est, qui a été, & qui sera, & jamais mortel n’a levé le voile qui me couvre. »

«[23] Il raconte ensuite la fable d’Isis & d’Osiris. Ils naquirent tous deux de Rhéa & du Soleil. Tandis qu’ils étoient encore dans le sein de leur mere, ils s’unirent & procréerent le Dieu Orus, image vivante de leur substance. Typhon ne naquit point, mais il perça les flancs de Rhéa, par un violent effort. Il se révolta ensuite contre Osiris, remplit l’univers de ses fureurs, déchira le corps de son frere, en decoupa les membres, & les répandit par-tout. Depuis ce temps-là Isis erre sur la terre pour ramasser les membres épars de son frere & de son époux. L’ame d’Osiris éternelle & immortelle, mena son fils Orus aux Enfers, où elle l’instruisit à combattre & à vaincre Typhon. Orus retourna sur la terre, combattit & defit Typhon ; mais il ne le tua pas. Il se contenta de le lier, & de lui ôter la puissance de nuire. Le mechant s’echapa enfin, & le desordre alloit recommencer ; mais Orus lui livra deux sanglantes batailles, & l’extermina tout-à-fait. »

[24] Plutarque continue ainsi : « Quiconque applique ces allégories à la Nature divine, immortelle & bienheureuse, mérite qu’on le traite avec mépris. Il ne faut pas croire pourtant qu’elles soient de pures fables, vuides de sens, semblables à celles des Poëtes. Elles nous dépeignent des choses qui sont véritablement arrivées.

« Ce seroit aussi une erreur dangereuse, & une impieté manifeste d’attribuer, avec Evhemere le Messenien, tout ce qu’on dit des Dieux, aux anciens Rois, & aux grands Capitaines. Ce seroit anéantir la Religion, & éloigner les hommes de la Divinité. »

«[25] Ceux-là, ajoute-t-il, ont mieux pensé, qui ont écrit que tout ce qu’on raconte de Typhon, d’Osiris, d’Isis & d’Orus, doit s’entendre des Génies & des Démons.[26] C’étoit l’opinion de Pythagore, de Platon, de Xenocrate & de Chrysippe, qui suivoient en cela les anciens Theologiens. Tous ces grands hommes soutiennent que ces Génies étoient fort puissans, & très-supérieurs aux mortels. Ils ne participoient pourtant pas de la Divinité d’une maniere pure & simple ; mais ils étoient composés d’une nature spirituelle & corporelle, & par-là capables de plaisirs & de peines, de passions & de changemens : car parmi les Génies comme parmi les hommes, il y a des vertus & des vices. De-là viennent les fables des Grecs sur les Tytans & les Géans ; les combats de Python contre Apollon ; les fureurs de Bacchus, & plusieurs fictions semblables à celles d’Osiris & de Typhon : de-là vient qu’Homere parle de bons & de mauvais Démons. Platon appelle les premiers Dieux Tutelaires, parcequ’ils sont Médiateurs entre la Divinité & les hommes, & qu’ils portent les prieres des mortels vers le Ciel, & de-là nous rapportent la connoissance & la révelation des choses cachées & futures. »

[27] Empedoclès, continue-t-il, dit, « que les mauvais Démons sont punis des fautes qu’ils ont commises. Le Soleil les précipite d’abord dans l’air ; l’air les jette dans la mer profonde ; la mer les vomit sur la terre ; de la terre ils s’élevent enfin vers le Ciel. Ils sont ainsi transportés d’un lieu à un autre, jusqu’à ce qu’étant punis & purifiés, ils retournent dans le lieu qui est conforme à leur nature. »

Après avoir donné ainsi une explication theologique des allégories Egyptiennes, Plutarque en raconte les explications physiques ; mais il les rejette toutes, & revient à sa premiere doctrine.[28] « Osiris n’est ni le Soleil, ni l’eau, ni la terre, ni le Ciel ; mais tout ce qu’il y a dans la nature de bien disposé, de bien ordonné, de bon & de parfait, est l’image d’Osiris. Typhon n’est ni la sécheresse, ni le feu, ni la mer ; mais tout ce qu’il y a dans la nature de nuisible, d’inconstant, & de déreglé. »

Plutarque va plus loin dans un autre Traité, & nous explique l’origine du mal par un raisonnement également solide & subtil ;[29] le voici. « L’Ouvrier parfaitement bon fit d’abord toutes choses, autant qu’il étoit possible, semblables à lui-même. Le monde reçut en naissant de celui qui le fit, toutes sortes de biens. Il tient d’une disposition étrangere tout ce qu’il a de malheureux & de méchant. Dieu ne peut pas être la cause du mal, parcequ’il est souverainement bon. La matiere ne peut pas être la cause du mal, parcequ’elle n’a point de force : mais le mal vient d’un troisiéme principe qui n’est ni si parfait que Dieu, ni si imparfait que la matiere. Ce troisiéme Etre c’est la nature intelligente, qui a au-dedans de soi une source, un principe, & une cause de mouvement. »

J’ai déja fait voir que les Ecoles de Pythagore & de Platon soutenoient la liberté. Le premier l’exprime par la nature de l’ame qui peut s’élever ou s’abaisser ; l’autre par les aîles de l’ame, c’est-à-dire, par l’amour du beau & le goût du plaisir, qui peuvent se séparer. Plutarque suit les mêmes principes, & fait consister la liberté dans l’activité de l’ame, par laquelle elle est la source de ses déterminations.

Ce sentiment ne doit donc pas être regardé comme nouveau. Il est tout à la fois naturel, & philosophique. L’ame peut toujours separer & rassembler, rappeller & comparer ses idées ; & c’est de cette activité que dépend sa liberté. Nous pouvons toujours penser à d’autres biens qu’à ceux auxquels nous pensons actuellement. Nous pouvons toujours suspendre notre consentement, pour voir si le bien dont nous jouissons, est, ou n’est pas le vrai bien. Notre liberté ne consiste pas à vouloir, sans raison de vouloir, ni à preferer le moindre bien, à ce qui nous paroît le plus grand ; mais à examiner si le bien present est un bien réel, ou s’il est un bien imaginaire. L’ame n’est libre que lorsqu’elle est placée entre deux objets qui paroissent dignes de quelque choix. Elle n’est jamais entraînée invinciblement par l’impression d’aucun bien fini, parcequ’elle peut penser à d’autres biens plus grands ; & par là decouvrir un attrait superieur, qui suffit pour l’enlever au bien apparent & trompeur.

J’avoue que les passions par le sentiment vif qu’elles nous causent, occupent quelquefois toute la capacité de l’ame, & l’empêchent de refléchir. Elles l’aveuglent & l’entraînent. Elles déguisent, & transforment les objets. Mais quelques fortes qu’elles soient, elles ne sont jamais invincibles. Il est difficile, mais il n’est point impossible de les surmonter. Il est toujours dans notre pouvoir d’en diminuer peu à peu la force, & d’en prévenir les excès. Voilà le combat de l’homme sur la terre, & le triomphe de la vertu.

Les Payens ayant senti cette tyrannie des passions, reconnurent par la seule lumiere naturelle, la necessité d’une puissance céleste pour les vaincre. Ils nous representent toujours la vertu comme une force divine qui descend du ciel. Ils introduisent sans cesse dans leurs poëmes des Divinités protectrices qui nous inspirent, nous éclairent, & nous fortifient ; pour marquer que les vertus heroïques ne peuvent venir que des Dieux seuls. C’est par ces principes que la sage Antiquité a toujours combattu la Fatalité, qui détruit également la Religion, la Morale, & la Societé. Revenons aux Egyptiens.

Leur doctrine, selon Plutarque, suppose, 1o. Que le monde fut créé d’abord sans aucun mal physique, ni moral, par celui qui est infiniment bon. 2o. Que plusieurs Génies, par l’abus de leur liberté, se sont rendus criminels, & par-là malheureux. 3o. Que ces Génies souffriront des peines expiatrices, jusqu’à ce qu’ils soient purgés & rétablis dans l’ordre. 4o. Que le Dieu Orus fils d’Isis & d’Osiris, qui combat le mauvais Principe, est un Dieu subalterne semblable à Jupiter fils de Saturne.

Consultons à present la Mythologie des Orientaux. Plus nous approcherons de la premiere origine des Nations, plus nous trouverons leur Theologie épurée.[30] Zoroastre, dit Plutarque, enseignoit « qu’il y a deux Dieux d’operations contraires : l’un auteur de tous les biens ; l’autre auteur de tous les maux. Il appelle le bon Principe, Oromaze, & l’autre, le Démon Arimane.[31] Il dit que l’un ressemble à la lumiere & à la vérité ; l’autre aux ténébres & à l’ignorance. De plus, il y a un Dieu mitoyen entre les deux, nommé Mythras, que les Perses appellent Intercesseur, ou Médiateur.[32] Les Mages ajoutent qu’Oromaze est né de la plus pure lumiere, & Arimane des ténébres ; qu’ils se font la guerre l’un à l’autre, & qu’Oromaze a fait six Génies, la Bonté, la Vérité, la Justice, la Sagesse, l’Abondance, & la Joye ; & qu’Arimane leur en a opposé six autres, la Malice, la Fausseté, l’Injustice, la Folie, la Disette, & la Tristesse. Oromaze s’étant éloigné de la Sphére d’Arimane autant que le Soleil l’est de la terre, orna le Ciel d’astres & d’étoiles. Il créa ensuite vingt-quatre autres Génies, & les mit dans un œuf (par lequel les Anciens désignent la terre ;) Arimane & ses Génies percerent cet œuf brillant ; aussi-tôt les maux furent confondus avec les biens : Mais il viendra un tems fixé par le Destin où Arimane sera totalement détruit & exterminé ; la terre changera de forme, & deviendra unie & égale, & les hommes heureux n’auront plus qu’une même vie, une même langue, & un même gouvernement. Theopompe écrit aussi que, suivant la doctrine des Mages, ces Dieux doivent se combattre pendant neuf mille ans, l’un détruisant ce que l’autre a fait, jusqu’à ce qu’enfin l’enfer soit aboli. Alors les hommes seront bienheureux, & leurs corps deviendront transparens. Le Dieu qui a tout produit, se cache jusqu’à ce temps : Cet intervalle n’est pas trop long pour un Dieu ; mais il est semblable à un moment de sommeil. »

Nous avons perdu les anciens livres des premiers Perses. Pour juger de leur Mythologie, il faut avoir recours aux Philosophes Orientaux de nos jours, & voir s’il reste encore parmi les disciples de Zoroastre quelques traces de l’ancienne doctrine de leur Maître. Le celebre M. Hyde Docteur de l’Eglise Anglicane, qui a voyagé dans l’Orient, & qui sçavoit parfaitement la langue du pays, a traduit de Sharisthani Philosophe Arabe du quinziéme siécle, les principes suivans.[33] « Les premiers Mages ne regardoient point les deux Principes comme coéternels ; mais ils croyoient que la lumiere étoit éternelle, & que les ténebres avoient été produites. Voici comme ils expliquent l’origine de ce mauvais Principe. La lumiere ne peut produire que la lumiere, & ne peut jamais être l’origine du mal. Comment donc a été produit le mal ? La lumiere, disent-ils, produisit plusieurs Etres, tous spirituels, lumineux, & puissans ; mais leur Chef nommé Ahriman ou Arimane, eut une mauvaise pensée contraire à la lumiere. Il douta, & par ce doute il devint ténebreux. De-là sont venus tous les maux ; la Dissention, la Malice, & tout ce qui est opposé à la lumiere. Ces deux Principes se combattirent l’un l’autre. Ils firent ensuite la paix, à condition que le Monde inférieur seroit soumis à Arimane pendant sept mille ans. Après cet espace de tems, il rendra le Monde à la lumiere. »

Voilà, ce me semble, les quatre idées dont je parle dans mon Ouvrage. 1o. Un état avant que les biens & les maux fussent mélangés. 2o. Un état après qu’ils furent mêlés & confondus. 3o. Un état où le mal sera totalement détruit. 4o. Un Dieu mitoyen entre le bon & le mauvais Principe.

Comme la doctrine des Mages Persans est une suite de la doctrine des Brachmanes des Indes, il faut consulter l’une pour éclaircir l’autre. Il nous reste peu de traces de l’ancienne Theologie des Gymnosophistes ; mais celles que Strabon nous a conservées, supposent les trois états du Monde.

Après que cet Historien a décrit la vie & les mœurs des Brachmanes, il ajoute,[34] « Ces Philosophes regardent l’état des hommes pendant cette vie, comme celui des enfans dans le sein de leur mere. La mort est, selon eux, une naissance à une véritable & heureuse vie. Ils croyent que tout ce qui arrive aux mortels, ne mérite le nom ni de bien ni de mal. Conformes aux Grecs en plusieurs choses, ils pensent que le monde a commencé, & qu’il finira ; que Dieu qui l’a produit, & qui le gouverne, est present par-tout à son ouvrage. »

« Onesecrite, continue le même Auteur, ayant été envoyé par Alexandre le Grand, pour apprendre la vie, les mœurs, & la doctrine de ces Philosophes, trouva un Brachmane nommé Calanus, qui lui enseigna les principes suivans. Autrefois l’abondance regnoit par-tout. Le lait, le vin, le miel & l’huile, couloient des fontaines ; mais les hommes ayant abusé de ce bonheur, Jupiter les en priva, & les condamna à travailler pour conserver leur vie : Quand la temperance & les autres vertus reviendront sur la terre, alors l’ancienne abondance se rétablira.[35] »

Pour juger de la doctrine des anciens Gymnosophistes, j’ai consulté ce qui a été traduit du Vedam qui est le Livre sacré des Bramines d’aujourd’hui. Quoique son antiquité ne soit pas peut-être aussi grande qu’on l’a dit, on ne peut nier cependant qu’il ne contienne les anciennes Traditions de ces Peuples & de leurs Philosophes.

Il est constant par ce Livre[36] « que les Bramines reconnoissent un seul & souverain Dieu qu’ils appellent Vistnou ; que sa premiere & plus ancienne production fut un Dieu secondaire nommé Brama ; que le souverain Dieu le tira d’une fleur qui flotoit sur la surface de l’abîme avant la création de ce monde ; & enfin que Vistnou donna à Brama, à cause de sa vertu, de sa reconnoissance & de sa fidelité, le pouvoir de créer l’univers. »

Ils croyent de plus[37] « que les ames sont émanées de l’Essence divine de toute éternité, ou du moins qu’elles ont été produites long-temps avant la création du monde ; que dans cet état pur elles pécherent ; & que depuis ce temps elles furent envoyées dans les corps des hommes & des bêtes, chacune selon ses mérites ; de sorte que le corps où l’ame habite, est comme un cachot ou une prison. »

Ils enseignent enfin « qu’après un certain nombre de metempsycoses, toutes les ames seront réunies à leur origine, rentreront dans la compagnie des Dieux, & seront divinisées.[38] »

Je n’aurois pas regardé ces Traditions comme autentiques, & je ne me serois point fié aux Traducteurs du Vedam, si cette doctrine n’étoit pas parfaitement conforme à celle de Pythagore que je viens d’exposer. Ce Philosophe ne fit qu’enseigner aux Grecs ce qu’il avoit appris des Gymnosophistes.

La découverte de ces sentimens uniformes, & semblables dans la Grece, dans l’Egypte, dans la Perse, & dans les Indes, m’a donné envie de pénetrer plus avant dans l’Orient, & de porter mes recherches jusques à la Chine. Je me suis adressé à ceux qui entendoient la langue de ce pays, qui y avoient demeuré plusieurs années de suite, & qui en avoient étudié les Livres originaux. Ils m’ont communiqué les Traits suivans qu’ils ont traduits des anciens Livres Chinois qu’on a apportés dans l’Europe, & dont ceux qui entendent cette langue peuvent vérifier la traduction.

Dans les anciens Commentaires sur le Livre Yking, c’est-à-dire, le Livre des Changemens, on parle sans cesse d’un double Ciel, d’un Ciel primitif, & d’un Ciel postérieur ; & voici comment on y décrit le premier Ciel. « Toutes choses étoient alors dans un état heureux, tout étoit beau, tout étoit bon ; tous les Etres étoient parfaits dans leur espece. Dans ce siecle heureux le ciel & la terre unissoient leurs vertus pour embellir la Nature. Il n’y avoit aucun combat dans les élemens, nulle intemperie dans les airs. Toutes choses croissoient sans travail. Une fécondité universelle regnoit par tout. Les vertus actives & passives conspiroient d’elles-mêmes sans effort & sans combat à produire & à perfectionner l’univers. »

Dans les Livres que les Chinois appellent King ou Sacrés, on lit les paroles suivantes : « Pendant le premier état du Ciel une pure volupté, & une tranquillité parfaite, regnoient par-tout. Il n’y avoit ni travaux, ni peines, ni douleurs, ni crimes. Rien ne résistoit à la volonté de l’homme. »

Les Philosophes qui ont suivi ces Traditions antiques, & sur-tout Tchouangsé disent, « que dans l’état du premier Ciel l’homme étoit uni au dedans à la souveraine raison, & qu’au dehors il pratiquoit toutes les œuvres de la justice. Le cœur se réjouissoit dans la vérité. Il n’y avoit en lui aucun mélange de fausseté. Alors les quatre saisons de l’année suivoient un ordre reglé sans confusion. Il n’y avoit ni vents impétueux, ni pluyes excessives. Le Soleil & la Lune, sans s’obscurcir jamais, fournissoient une lumiere plus pure & plus éclatante qu’aujourd’hui. Les cinq Planettes suivoient un cours reglé sans inégalités. Rien ne nuisoit à l’homme, & l’homme ne nuisoit à rien. Une amitié & une harmonie universelle regnoient dans toute la nature. »

D’un autre côté le Philosophe Hoainantsé dit en parlant du Ciel postérieur : « Les colonnes du Ciel furent rompues ; la terre fut ébranlée jusques aux fondemens. Le Ciel s’abbaissa du côté du Nord. Le Soleil, la Lune, & les Astres changerent leurs mouvemens. La terre s’écroula ; les eaux renfermées dans son sein sortirent avec violence, & l’inonderent. L’homme s’étant révolté contre le Ciel, le systême de l’univers fut dérangé ; le Soleil s’obscurcit ; les Planettes changerent leur route, & l’harmonie universelle fut troublée. »

Les Philosophes Ventsé & Lietsé qui vivoient long-temps avant Hoainantsé, parlent le même langage : « La fécondité universelle de la nature, disent ces anciens Auteurs, dégenera dans une horrible stérilité. Les herbes se fanerent ; les arbres se dessécherent ; la nature désolée & éplorée refusa de répandre ses dons. Toutes les créatures se déclarerent la guerre les unes aux autres ; les maux & les crimes inonderent la face de la terre. »

Tous ces maux sont venus, dit le Livre Likiyki, parceque « l’homme méprisa le souverain Empire. Il voulut disputer du vrai & du faux ; & ces disputes bannirent la raison éternelle. Il regarda ensuite les objets terrestres, & les aima trop ; de-là naquirent les passions : peu-à-peu il fut transformé dans les objets qu’il aimoit, & la celeste raison l’abandonna tout-à-fait. Voilà la source primitive de tous les crimes ; ce fut pour les punir, que le Ciel envoya tous les maux. »

Ces mêmes Livres parlent d’un temps où tout doit être rétabli dans la premiere splendeur, par l’arrivée d’un Heros nommé Kiuntsé, qui signifie Pasteur & Prince, à qui ils donnent aussi les noms de Très-Saint, de Docteur universel & de Vérité souveraine. C’est le Mythras des Perses, l’Orus des Egyptiens, le Mercure des Grecs, & le Brama des Indiens.

Les Livres Chinois parlent même des souffrances & des combats de Kiuntsé, comme les Syriens de la mort d’Adonis qui devoit ressusciter pour rendre les hommes heureux,[39] & comme les Grecs des travaux & des exploits pénibles de ce Fils de Jupiter qui étoit descendu sur la terre pour combattre les Monstres. Il paroît que la source de toutes ces allégories est une très-ancienne tradition commune à toutes les nations, que le Dieu mitoyen à qui elles donnent toutes le nom de Soter ou Sauveur, ne détruiroit les crimes qu’en souffrant lui-même beaucoup de maux : Mais je n’insiste point sur cette idée. Je ne veux parler que des vestiges qu’on trouve dans toutes les Religions d’une nature élevée, tombée, & qui doit être réparée par un Heros divin.

Ces quatre vérités regnent donc également dans les Mythologies des Grecs, des Egyptiens, des Perses, des Indiens, & des Chinois. Voyons à present la Mythologie Hébraïque.

J’entens par-là, le Rabbinisme, ou la Philosophie des Docteurs Juifs, & sur-tout des Esseniens. Ces Philosophes enseignoient, selon le témoignage de[40] Joseph & de Philon,[41] « que le sens litteral du Texte sacré n’étoit qu’une image des vérités cachées. Ils changeoient les paroles & les préceptes de la Sagesse en allegories, selon la coutume de leurs peres, qui leur avoient laissé plusieurs livres de cette science. »

C’étoit le goût universel des Orientaux, de peindre sous des images corporelles les proprietés & les operations des Intelligences.

Ce stile symbolique semble même être autorisé par les Ecrivains sacrés. Le Prophéte Daniel nous représente la Divinité sous l’image de l’Ancien des jours. Les Mythologistes Hebreux, & les Cabalistes, qui sont une suite de l’Ecole des Esseniens, prirent de-là occasion d’expliquer les attributs divins, comme les membres du corps de l’Ancien des jours. On voit cette allégorie portée jusqu’à l’extravagance dans les livres des Rabbins. On y parle de la rosée qui sort du cerveau du Vieillard, de son crane, de ses cheveux, de son front, de ses yeux, & sur-tout de sa barbe merveilleuse.

Ces comparaisons sont sans doute absurdes & indignes de la Majesté de Dieu. Mais les Philosophes Cabalistes prétendent les autoriser par des idées métaphysiques.

La création selon eux, est un tableau des perfections divines. Tous les Etres créés sont par conséquent des images de l’Etre suprême, plus ou moins parfaites, selon qu’elles ont plus ou moins de rapport avec leur original.

Il suit de-là que toutes les Créatures sont en quelque chose semblables les unes aux autres ; & que l’homme ou le Micro-cosme ressemble au grand monde, ou au Macro-cosme ; le monde materiel, au monde intelligible ; & le monde intelligible, à l’Archetype, qui est Dieu.

C’est sur ces principes que sont fondées les expressions allégoriques des Cabalistes. En dépouillant leur Mythologie de ce mysterieux langage, on y trouve des idées sublimes, & semblables à celles que nous venons d’admirer dans les Philosophes Payens. Voici quatre de ces idées que je trouve assez clairement enoncées dans les ouvrages des Rabbins Irira, Moschech & Jitzack, dont Rittangelius nous a donné les traductions dans sa Cabale dévoilée.

1o. « Toutes les substances spirituelles, les Anges, les ames des hommes, & même l’ame du Messie,[42] furent créées dès le commencement du monde. Le premier Pere par conséquent dont parle Moyse, représente non un individu, mais le genre humain entier gouverné par un seul Chef. Dans ce premier état tout étoit éclatant & parfait : Rien ne souffroit dans l’univers, parceque le crime y étoit inconnu. La nature étoit une image sans ombre & sans tache des perfections divines. » C’est le regne d’Osiris, d’Oromaze & de Saturne.

2o. « L’ame du Messie parvint par sa constance dans l’amour divin à une union étroite avec la pure Divinité, & mérita d’être le Roy, le Chef & le Conducteur de tous les Esprits. »[43] Cette idée a quelque rapport à celles que les Perses avoient de Mythras, les Egyptiens d’Orus, & les Grecs de Jupiter Conducteur, qui menoit les ames dans le lieu sublime.

3o. « La vertu, la perfection, & la beatitude des esprits ou des Sephirots, consistoit à recevoir & à rendre sans cesse les rayons qui émanent du centre infini, afin qu’il y eût dans tous les esprits une circulation éternelle de lumiere & de bonheur.[44] Deux sortes de Sephirots manquerent à cette Loy éternelle. Les Cherubins qui étoient d’un ordre supérieur, ne rendirent point cette lumiere, la retinrent au dedans d’eux-mêmes, s’enflerent, & devinrent comme des vases trop pleins ; enfin ils se briserent en pieces, & leur sphere se changea en un cahos ténebreux. Les Ischim qui étoient d’un ordre inférieur, fermerent les yeux à cette lumiere, en se tournant vers les objets sensibles ;[45] oublierent la suprême beatitude de leur nature, & se contenterent de la jouissance des plaisirs créés. Ils tomberent par-là dans des corps mortels. »

4o. « Les ames passent par plusieurs révolutions, avant que de revenir à leur premier état ; mais après l’avenement du Messie, tous les esprits seront rétablis dans l’ordre, & jouiront de l’ancien bonheur dont ils jouissoient avant le péché du premier Pere.[46] »

Je laisse à décider si ces quatre idées ne ressemblent point à celles que nous avons trouvées en Perse, en Egypte, & en Grece. C’est cette ressemblance qui m’a autorisé à donner les quatre tableaux mythologiques qui se trouvent dans mon ouvrage.

Dans tous ces systêmes on voit que les Philosophes anciens, pour refuter les objections des impies sur l’origine & la durée du mal, avoient adopté la doctrine de la préexistence des Ames, & de leur rétablissement. Plusieurs Peres de l’Eglise ont enseigné la premiere opinion comme le seul moyen philosophique d’expliquer le péché originel ; & Origene s’est servi de la derniere, pour combattre les impies de son temps.

A Dieu ne plaise que je veuille défendre ces deux erreurs condamnées par l’Eglise ; je ne m’en suis servi que pour montrer les ressources que la sage Antiquité avoit trouvées contre l’impieté, & pour faire sentir que même avec la seule raison, on peut confondre les Philosophes qui refusent de croire sans comprendre.

C’est pour cette raison que je fais parler à Daniel un autre langage qu’à Eleazar. Ce Prophete conseille à Cyrus d’oublier toutes les spéculations subtiles, & de laisser à Dieu le soin de justifier les démarches incomprehensibles de sa Providence. Il le replonge dans une obscurité plus salutaire & plus convenable à la foiblesse humaine, que toutes les conjectures des Philosophes. Il réduit ce qu’il faut croire sur ces matieres à ces quatre vérités principales.

1o. Dieu souverainement bon, n’ayant pû produire des Etres méchans & malheureux, il faut que le mal moral & physique qu’on voit dans l’univers, vienne de l’abus que font les hommes de leur liberté.

2o. La nature humaine est déchûe de la premiere pureté dans laquelle elle fut créée ; & cette vie mortelle est un état d’épreuve, où les ames se guérissent de leur corruption, & méritent l’immortalité heureuse par leur vertu.

3o. La Divinité s’est unie à la nature humaine, pour expier le mal moral par son sacrifice. Le Messie viendra enfin dans sa gloire pour détruire le mal physique, & renouveller la face de la terre.

4o. Ces vérités nous ont été transmises de siecle en siecle depuis le déluge jusques à present par une tradition universelle. Les autres nations ont obscurci & alteré cette tradition par leurs fables. Elle n’a été conservée dans sa pureté que dans les Livres sacrés, dont on ne sçauroit disputer l’autorité avec aucune ombre de raison.

On croit ordinairement que toutes les traces qu’on voit de la Religion naturelle, & revelée, dans les Poëtes & les Philosophes Payens, se doivent originairement à la lecture des Livres de Moyse ; mais il est impossible de répondre aux objections que les incrédules font contre cette opinion. Les Juifs, & leurs Livres furent trop long-temps cachés dans un coin de la terre pour devenir la lumiere primitive des Nations. Il faut remonter plus haut jusques au déluge même. Il est étonnant que ceux qui sont persuadés de l’autenticité des Livres sacrés, n’ayent pas profité de cette idée pour faire sentir la vérité de l’histoire Mosaïque sur l’origine du monde, le déluge universel, & le rétablissement de la race humaine par Noé. Il est difficile d’expliquer autrement que par la doctrine que je mets à la bouche de Daniel, l’uniformité de sentimens, qui se trouve dans la Religion de toutes les Nations.

Voilà, ce me semble, les grands principes du Christianisme ; & voilà l’hommage que j’ai voulu lui rendre en justifiant ses dogmes contre les vaines subtilités des esprits témeraires, & contre les préjugés superstitieux des ames foibles.


F I N.



  1. Voyez Hesiod. de Sœcul. aureo. Orph. apud Proclum Theol. Plat. Lib. V. Cap. 10. Lucret. Lib. 5. Ovid. Metamorp. Lib. 1. fab. 3. Virg. Georg. Lib. 2. vers. 336.
  2. Ovid. Met. Lib. 1. fab. 4. 5. & 6. Virg. Georg. Lib. 1. vers. 126. Juven. Satir. 6.
  3. Virg. Egl.4. Senec. Trag. Oedip. Act. 2.
  4. Pag. 48. 11.
  5. Pag. 57.
  6. Plat. Cratyl. p. 276.
  7. Phedon p. 61. 62. 63.
  8. Pag. 81.
  9. Pag. 82.
  10. Tim. p. 1043.
  11. Pag. 1047.
  12. Pag. 1051.
  13. Pag. 537. 538.
  14. Pag. 1216.
  15. Pag. 1222.
  16. Ὑπερουράνιος τόπος.
  17. Page 1223.
  18. Νοσοκομεῖοι.
  19. Θεσμὸς Ἀδραστείας.
  20. Hierocl. Comm. in aurea Carm. p. 187. Edit. Cant. 1709.
  21. Ibid. Carm. p. 120.
  22. Pag. 354.
  23. Pag. 365.
  24. Pag. 358.
  25. Pag. 358.
  26. Page 360.
  27. Page 361.
  28. Page 376.
  29. Plut. de anim. format. p. 1015.
  30. De Isid. & Osirid. page 370.
  31. Ibid.
  32. Διὸ καὶ Μίθρην Πέρσαι τὸν μεσίτην ὀνομάζουσιν.
  33. Hyde Rel. ant. Pers. cap. IX. p. 163. & cap. XXII. p. 294.
  34. Lib. XV. p. 713. 714. Ed. Lut. Par. 1620.
  35. Ὑπῆρξον est le premier aoriste du Verbe ὑπαρχῶ sum, & doit être traduit fiat, & nullement facta est, comme a fait Xylandre qui n’entendoit pas l’idée de Calanus.
  36. Voyez Abrah. Roger de la Rel. de Bram. liv. 2. part. 1. chap. 1. & Kircher. Sina illustr.
  37. Ibid. Roger. part. 2. chap. VII.
  38. Ab. Kircher Sina. illustr.
  39. Voyez la description que Julius Firmicus fait des fêtes, des céremonies & des mysteres d’Adonis, & Lucien de Dea Syria. p. 1058. Ed. Lud. Par.
  40. Joseph. de bello Jud. lib. 2. cap. XII.
  41. Phil. de legis alleg. lib. 2. pag. 53.
  42. Vision. Ezechiel. Mercav. Exp. apud Rittang. pag. 225. tom. 3.
  43. Ibid. pag. 226.
  44. Ibid. de revol. anim. part. 1. cap. 1. pag. 244.
  45. Phil. Cabal. dissert. 8. cap. 13. pag. 173. tom. 3. Rittang.
  46. De revol. anim. pag. 307.