Les deux testaments/02

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Imprimerie de l'Indépendance (p. 9-12).

CHAPITRE II

M. Renaud, le père de Maria, avait commencé sa vie de ménage sans un sou ; mais doué d’une énergie sans pareille et d’un certain talent, il avait réussi à dompter la fortune et à se créer une bonne place au soleil.

En 1860, époque où commence notre récit, il possédait un beau magasin d’épiceries sur la rue St-Laurent, à Montréal, et son commerce allait toujours en prospérant.

C’était un homme de bons principes et sa réputation était intacte. Ses principaux défauts étaient la vanité et l’entêtement.

Quand il avait une idée dans la tête il était difficile de la lui faire mettre de côté, surtout parce qu’il était à peu près impossible de lui persuader qu’il pouvait avoir tort dans sa façon de penser.

Son extérieur était assez agréable, bien qu’il approchât la cinquantaine et qu’il fût tant soit peu chauve.

Il avait des traits réguliers, une assez longue barbe grise qui lui donnait un air vénérable, des yeux bleus assez expressifs et le teint encore vermeil.

Il aimait beaucoup sa fille, mais il l’aimait à sa manière, c’est-à-dire, tyranniquement.

Depuis quelques temps, il avait un gendre en vue. C’était un veuf, homme très sérieux, âgé d’environ 36 ans et qui passait pour posséder une certaine aisance. Très religieux et jouissant d’une excellente réputation il semblait devoir être aux yeux du père Renaud, le mari le mieux choisi pour faire le bonheur d’une femme. Aussi avait-il résolu d’en faire son gendre.

Sur ces entrefaites, Xavier LeClerc, qui possédait plus d’amour que de fortune, car ce n’était qu’un commis dans un des magasins du faubourg Québec, lui avait respectueusement demandé sa fille en mariage.

Si Xavier était peu doué sous le rapport de la fortune, il possédait un extérieur des plus sympathiques, un caractère bon et honnête et une certaine énergie qui, joint à l’amour du travail, pouvait le faire réussir dans le monde.

Mais le bonhomme s’était fâché tout rouge, avait refusé net et Xavier s’était retiré bien découragé.

Le dimanche suivant, il s’était cependant rendu, comme à l’ordinaire, chez sa bien aimée, qu’il avait eu le bonheur de trouver seule à la maison et avec laquelle il avait eu la conversation que nous avons rapportée plus haut.

Ayant quitté la maison, il marcha d’un pas rapide dans la direction de sa demeure.

Il était si absorbé dans ses pensées qu’il ne remarqua point un homme qui venait du côté opposé. Mais cet homme qui n’était autre que le veuf Bernier, lui-même, ne manqua pas de le remarquer, et son visage prit une expression de haine qui aurait bien étonné ceux de ses amis qui le considéraient presque comme un saint.

Il passa près de Xavier comme s’il ne l’avait pas vu, lui non plus, et poursuivit son chemin vers la demeure de M. Renaud, où il arriva bientôt et où le père et la mère lui firent un accueil des plus sympathiques. Mais la jeune fille ne lui porta pas beaucoup d’attention.

Cependant le soir arriva et le veuf n’étant pas parti on l’invita cordialement à souper. Il accepta sans se faire prier.

De temps en temps, pendant le repas, ses yeux gris pierre se fixaient sur le visage de Maria avec une intensité qui aurait effrayé celle-ci si elle s’en était aperçue. Mais elle était rêveuse, car elle ne songeait qu’à Xavier.

Le veuf aimait cette belle jeune fille avec toute la fougue d’une première passion, car il n’avait jamais aimé sa défunte femme qu’il n’avait épousée que par intérêt.

Il se disait en regardant Maria :

— Décidément, elle n’éprouve aucune amitié pour moi.

Elle n’aime que ce jeune fou que j’ai rencontré cette après-midi et elle ne songe qu’à lui.

Mais, je l’aurai, oui, je l’aurai !

Qu’elle m’aime ou qu’elle ne m’aime pas, elle sera ma femme !

Tout en ruminant ces pensées, il causait avec M. et Mde Renaud ; il parlait de la procession du Saint Sacrement qui devait avoir lieu le dimanche suivant, de la maladie d’un curé en renom — il était lié d’amitié avec plusieurs prêtres — du pèlerinage de Ste Anne que devait organiser une certaine congrégation ; enfin sa conversation roulait sur toutes sortes de sujets de ce genre.

Le père Renaud contrastait en lui même ces graves discours avec le langage léger et irréfléchi des jeunes gens ordinaires.

Il disait souvent à sa femme en parlant du veuf.

— Vois tu, vieille, cet homme là est religieux et bon ; il n’a pas les défauts de tant d’autres hommes et une femme ne pourrait manquer d’être parfaitement heureuse avec lui. Il occupe une bonne position ; il a des avances, et avec cela, il est tout probable qu’il héritera d’une partie des biens de sa belle-mère qui l’aime comme un fils. Ce que j’aime surtout en lui, c’est qu’il est de la tempérance.

Le père Renaud avait l’ivrognerie en aversion. En cela il avait bien raison, du reste, et c’est dommage que tout le monde ne soit pas de son avis.

Le plus grand mal qu’on pouvait lui dire d’un homme, c’était de lui apprendre qu’il aimait à boire. même un peu.

Le veuf savait cela, et tout en mangeant avec une gourmandise dissimulée des confitures de framboises que Mde Renaud savait faire à la perfection, il se mit à dire tout naturellement.

— J’ai rencontré Xavier LeClerc sur la rue Mignonne, cette après-midi.

Maria leva les yeux et devint attentive.

Le veuf continua.

— Il était près de la maison du vieux Picard, et ma foi, je crois qu’il s’y dirigeait.

— Ça, c’est un vieux bon à rien, dit sentencieusement Mde Renaud.

— Il est certain que c’est un fier ivrogne, ajouta le père avec conviction, et je ne comprends pas pourquoi un bon garçon comme Xavier LeClerc s’amuse à aller dans cette maison.

— Ah ! pour cela, dit doucereusement le veuf, il a des jolies filles, le bonhomme Picard, bien qu’elles soient pas mal effrontées, et puis, il y a toujours, là, une bande de jeunes gens aimant le plaisir. La jeunesse, vous savez, ça aime le tapage.

— Ce n’est pas une excuse, ça, dit le père Renaud qui commençait à s’exciter. Si j’avais pensé que Xavier allait chez des gens de cette espèce, je ne lui aurais jamais permis l’entrée de ma maison.

— Mais, papa ! osa dire Maria, M. Bernier ne dit pas qu’il a vu Xavier entrer chez les Picard. Il l’a seulement rencontré près de leur maison. Comment pouvez-vous savoir qu’il y est allé ?

— Et toi, répondit le père d’un ton bourru, comment peux-tu savoir qu’il n’y soit pas entré ?

Marin ne sut quoi répondre et garda un silence indigné.

Le repas achevé, on se rendit à l’évêché pour assister à l’office de l’archiconfrérie.

L’ancien évêché ayant été détruit par le feu en 1851 on avait élevé à sa place, en attendant la construction de la cathédrale, l’édifice peu imposant qui subsiste encore.

Maria aurait préféré rester à la maison, mais elle n’osa pas le faire, dans la crainte de froisser ses parents.

M. Renaud donna le bras à sa femme et le veuf ayant offert le sien à Maria, elle ne put se dispenser de l’accepter, bien qu’elle le fit avec une répugnance instinctive.

Mais arrivée à l’église elle oublia complètement le veuf pour ne songer qu’à Xavier pour qui elle pria avec ferveur, la tête inclinée et les yeux pleins de larmes.

Xavier était aussi dans l’église, et il avait vu Maria entrer au bras du rival détesté. Cette vue avait rempli son cœur d’une jalousie cruelle.

Ah ! s’il avait pu lire dans le cœur de Maria, comme ses craintes se seraient dissipées ! Combien de chagrin leur aurait été épargné à tous deux !