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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXLI

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 318-321).

LETTRE CXLI

Jeudi, minuit, 26 octobre 1775.

La conversation n’aura pas été interrompue longtemps, et cependant vous aurez eu le temps de respirer. Vous êtes bien heureux si vous respirez à l’aise : car pour moi cela m’est impossible, et je ne puis pas exprimer de quelle souffrance cela est ; mais c’est de vous que je veux parler, mon ami. — Je pense que vous ferez mal de quitter tout de suite M. de Saint-Germain. Dans ce premier brouhaha, il ne verra rien : rien ne fera trace, au lieu que, si vous étiez là après ce premier moment, il s’approcherait de vous ; vous pourriez lui être utile en mille choses. Cet homme tombe des nues, il aura des milliers de questions à faire, et il a assez d’expérience pour ne les pas faire au hasard. Il vous a vu si jeune, vous étiez son fils, et l’on ne craint pas de se commettre vis-à-vis d’un jeune homme qu’on aime. Enfin je puis me tromper, mais je regarde ces premiers moments comme bien importants pour vous. Voyez, mon ami ; ne mettez ni fausse générosité, ni légèreté dans votre conduite. Je vous dis comme je vois. Je sais bien qu’il y a un degré d’intérêt qui trouble la vue ; mais vous êtes encore plus près de vous que je n’en suis, ainsi défiez-vous donc de vous-même. — Vous ne dites plus rien de vos affaires ; qu’est-ce que cela prouve ? sont-elles terminées comme vous le désirez ? ou y mettez-vous autant de négligence que M. le maréchal de Duras y met de légèreté ? Oh ! les excellents négociateurs ! — M. de Vaines me fait votre éloge, mais de la meilleure manière ; c’est son âme qui vous loue. Je vous dis cela pour vous prouver que vous ne l’avez pas blessé le jour que vous lui avez parlé de moi ; mais c’est moi que vous blesseriez actuellement, si vous reveniez à la charge. Mon ami, la première règle dans l’amitié, c’est de servir nos amis comme ils veulent l’être, fussent-ils les plus bizarres du monde : l’on doit avoir la délicatesse de se plier à leur volonté sur ce qui leur est directement personnel. Cela posé, ma manière, ma manie, si vous voulez, à moi, c’est de n’être servie par personne : je tiens compte des intentions, comme les autres tiennent compte des actions. Ainsi laissez donc là votre activité, portez-la sur d’autres objets : car, je vous le répète encore, vous m’offenseriez si jamais vous veniez à vous occuper de mes intérêts. Songez donc que, si j’avais voulu, je ne serais pas resté pauvre : il faut donc que la pauvreté ne soit pas le plus grand mal pour moi. Mon ami, croyez-moi ; je dis toujours vrai, et je sais bien ce que je veux.

Vous ne m’avez point parlé des spectacles, vous ne me dites pas un mot de ce que vous faites ; vous n’avez pas besoin de causer, vous n’avez besoin que d’être partout, et de voir tout. Je voudrais que Dieu pût vous faire don de la puissance qu’il a d’être présent partout. Pour moi, je serais au désespoir d’avoir ce talent-là ; je suis bien loin de désirer d’être partout, car je voudrais bien n’être nulle part. Ah ! mon Dieu ! je voudrais avoir la chimère qu’a madame de Muy, je croirais avoir retrouvé le bonheur : elle est sûre qu’elle reverra M. de Muy ; quel appui pour une âme désolée ! — Il y a quatre ans dans ce temps-ci, que je recevais régulièrement deux lettres par jour de Fontainebleau. L’absence fut de dix jours : j’eus vingt-deux lettres ; mais c’est qu’au milieu de la dissipation de la cour, étant l’objet de la mode, étant devenu celui de l’engouement des plus belles dames, il n’avait qu’une affaire, il n’avait qu’un plaisir : il voulait vivre dans ma pensée, il voulait remplir ma vie ; et, en effet, je me rappelle que ces dix jours-là je ne sortis pas une fois : j’attendais une lettre, et j’en écrivais une. Ah ! ces souvenirs me tuent ! cependant je voudrais bien pouvoir recommencer, et à des conditions plus cruelles encore. Mon ami, si vous voyez le fond de mon âme, que vous devez me plaindre ! mais ne me le dites pas : c’est du courage que j’ai besoin ; oui, j’en ai besoin, je souffre cruellement. — Dites-moi si vous avez régulièrement des nouvelles de madame de ***. Avez-vous fait quelque chose pour ce qui l’intéressait ? vous ne me dites rien ; mais vous êtes si pressé ! — Est-ce que vous ne comptez pas suspendre votre travail sur le livre de M. Dumesnil-Durand ? M. de St-Germain y répondra peut-être en quatre mots : cela vous épargnera bien de la peine ; cependant si c’était un moyen d’ajouter à votre réputation, je le regretterais pour vous.

Le chevalier va faire jouer une pièce qu’il vient de composer ; il ne l’a fait voir à personne : cette manière lui a bien réussi pour Agathe, et je souhaite qu’il s’en trouve aussi bien cette fois-ci. Ce que c’est que le monde, le torrent de la société ! Ils jouent et font des comédies ; ils ont sans cesse des scènes entre eux qui sont d’un genre larmoyant ; ils se tourmentent du matin au soir : c’est l’amour-propre qui se plaint d’un côté, et de l’autre c’est une vanité effrénée. Je me meurs de peur qu’avec les talents qu’ils ont tous les deux pour la comédie, et même pour la tragédie, ils amènent une scène de dénouement à une pièce qui devrait finir sans éclat. Oh ! comme tout le monde est malheureux ! — Vous voyez bien que je ne peux pas vous écrire jusqu’à votre départ, surtout lorsqu’il n’est pas fixé ; je ne veux pas qu’il reste une lettre après que vous serez parti. Adieu, je vous aime partout où je suis, mais non pas partout où vous êtes. Voilà le dénouement pour nous.