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Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXXXIV

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 300-303).

LETTRE CXXXIV

Ce lundi, 4 heures, 16 octobre 1775.

Mon ami, je vous écris ce matin, parce que je crains de ne le pas pouvoir ce soir. Hier j’avais la fièvre assez fort, et cette nuit, à deux heures, j’ai pensé mourir d’un accès de toux, suivi d’un étouffement qui réellement m’a mise aux prises avec la mort. L’effroi de ma femme de chambre me faisait penser qu’il faut en effet que la mort soit bien redoutable : son visage en était renversé ; et lorsque j’ai pu parler, je lui ai demandé la cause de son trouble ; elle ne m’a jamais dit autre chose, sinon : J’ai cru que vous alliez mourir ; car elle avait du courage de reste pour me voir souffrir. Je suis encore dans mon lit : il ne me reste qu’un peu d’oppression avec mes maux accoutumés. — N’êtes-vous pas, ou n’allez-vous pas à Montigny ? Madame de Boufflers ne vous y a-t-elle pas donné rendez-vous ? Elle est partie aujourd’hui avec l’abbé Morellet, et elle revient jeudi. L’archevêque de Toulouse y doit arriver ce soir. Quelqu’un qui connaît beaucoup madame de B…, me disait hier : elle se fait victime de la considération, et à force de courir après, elle en perd. Je parie, me disait cet homme, qu’elle fera l’impossible pour se trouver, non pas au dîner des rois, comme Candide à Venise, mais au dîner des ministres à Montigny. Il me disait cela comme une conjecture, et ce matin j’ai reçu de lui ces deux lignes : Me croirez-vous sur les gens que je connais ? vous vous moquiez de moi hier ; eh bien ! elle est partie ce matin, et elle va tomber au milieu de gens qui sont à peine ses connaissances. Vanité des vanités ! Mon ami, si c’est pour vous y aller trouver, elle a bien fait : elle doit chérir l’homme à qui elle a pu se résoudre à parler une fois avec vérité. Ce doit être pour elle un grand soulagement que de quitter le masque. Comment vit-on dans cette contrainte perpétuelle ? La vanité est donc ce qui a le plus de force dans la nature ! Mon ami, dites-moi donc qui vous croyez qui sera ministre de la guerre. Ce sera, à ce que l’on dit, le baron de Breteuil, qui a passé sa vie dans les affaires étrangères. C’est absolument comme dans l’Avare.

Aviez-vous déjà beaucoup lu pour commencer votre grand ouvrage ? Vous n’avez eu que huit jours ; mais vous faites tout si vite, que huit jours ont peut-être suffi pour faire ce qu’un autre ne ferait pas en huit mois. Avez-vous vu M. Turgot ? C’est dans ce moment-ci où le travail que vous avez fait pour lui peut lui être d’une grande utilité. Vous le verrez à Montigny ; je voudrais que vous causassiez avec lui, et vous verriez qu’il est bien supérieur aux gens qui le jugent avec prévention et avec passion. — Il y a quelques jours que vous me mandiez, sans doute pour me ravir jusqu’au ciel : c’est d’ici que je vous dis que je vous aime, d’ici où je suis aimé, où je suis occupé, tranquille, etc., etc. Eh, mon ami ! cela court les rues que d’être aimé lorsqu’on est jeune, lorsqu’on a une figure aimable, lorsqu’on a les soins et les manières d’un homme qui prêtent à plaire, et lorsque surtout toutes les actions de sa vie prononcent que l’on ne tient fortement à rien ; et, comment ne seriez-vous pas aimé ? les fats et les sots le sont bien ! M. de B… est adoré de sa femme qui est jeune, jolie et aimable ; et ce qui me confond, c’est qu’il n’a pas la tête tournée : il ne croit pas comme le comte de C…, qu’il aurait été choisi ; il se souvient que ce sont 25,000 liv. de rente qui ont fait son mariage. Mais savez-vous ce qui est piquant, ce qui est rare, ce qui est extraordinaire, ce qui tient du prodige, quoiqu’il y en ait quelques exemples, comme ceux de Diane de Poitiers, de madame de Maintenon, de mademoiselle Clairon ? c’est de pouvoir dire : je suis aimée, lorsqu’on est vieille, laide, triste, malade et abîmée dans le malheur, et surtout lorsqu’on peut se dire : je suis aimée d’un homme aimable et honnête, et qui est dans cette saison de la vie où l’on est plus délicat et plus difficile, et où l’on est cependant en droit de prétendre à tout et de mériter d’être préféré : voilà, mon ami, ce qui vaut la peine d’être dit, parce que cela est miraculeux. Mais tirer vanité d’être aimé de sa femme, lorsqu’on est charmant, et que, du matin jusqu’au soir, et du soir au matin, on veut lui persuader et lui prouver qu’on en est passionnément amoureux ! eh ! fi donc ; cela est si commun. Le comte de C… dit de même et jouit de même ; mais, à la vérité, je ne crois pas qu’il y ait aucune créature qui soit tentée de se mettre en tiers, et qui soit assez abandonnée pour réclamer le surplus de cette grande passion. Adieu, mon ami : je ne sais pourquoi j’ai été vous entretenir de tout cela. Si j’ai de la fièvre, je n’en ai pas assez pour que ce soit du délire ; mais j’ai du plaisir à causer avec vous, et je dis tout ce qui me vient. Écrivez-moi donc, j’ai besoin d’être consolée et soutenue ; mon âme et mon corps sont dans un déplorable état. Mon ami, vous êtes à quatorze lieues : c’est bien loin, et cela serait bien près, si… Mais adieu.