Lettres de Mlle de Lespinasse/Lettre CXXXVI

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (p. 306-309).

LETTRE CXXXVI

Mercredi au soir, 18 octobre 1775.

Enfin, vous voilà à Fontainebleau. Je vous y attends depuis dimanche 13. Je vous y ai écrit tous les jours ; deux lettres chez M. d’Aguesseau, et une à M. de Vaines à Montigny, où je croyais que vous seriez. Mon ami, ne fût-ce que pour les jeter au feu réclamez ces trois lettres, je vous en prie. Mandez-moi, si vous le savez, le jour que vous comptez repartir, pour que je m’arrange de manière à ne pas être encore à Fontainebleau lorsque vous en serez parti. J’aime bien à vous suivre, mais non pas à rester derrière vous, parce que vous avez tant d’autres intérêts, que vous ne vous avisez guère de retourner la tête. — Vous m’écrivez une lettre courte, mon ami, mais vous êtes bien aimable : si vous ne pouvez pas m’ôter le sentiment de mon malheur, vous m’ôtez souvent la force de m’en plaindre. Mon Dieu ! qu’il m’aurait été doux de vous devoir la consolation de ma vie, et de ne plus connaître de plaisir que par vous ! mais vous avez tout détruit, jusqu’à l’espérance. Hélas ! je ne méritais pas d’être ménagée : j’étais déjà si malheureuse quand vous m’avez connue ! vous en avez trop fait, je ne méritais pas l’intérêt que vous m’avez marqué. Il m’a égarée, je me suis précipitée dans un abîme, vous m’y avez conduite, vous m’y avez poussée ; et il n’y a plus de moyen d’y apporter secours. Il faut subir mon horrible destinée, souffrir, vous aimer, et mourir bientôt. Ah ! non, mon ami, je ne veux plus peser sur votre âme, je ne veux plus la fatiguer : il y a de la lâcheté et de la cruauté à faire partager des maux qui n’ont plus de remède. La nécessité de souffrir me rendra généreuse. Mon ami, votre bonheur et votre repos seront, si je le puis, mon unique intérêt. Mais je n’ose répondre de moi : la durée de la douleur rend si faible ; et puis, quand on a absolument renoncé au bonheur pour soi, on juge souvent que la contrainte serait sottise ou folie. Enfin, je ferai comme je pourrai ; et vous, avec un peu de morale et beaucoup de bonté, vous subirez la peine attachée au mal que vous m’avez fait : vous penserez, pour soutenir votre patience et votre courage, que je m’en vais, et que vous, vous commencez une carrière qui vous promet du bonheur, et qui vous fait goûter le plaisir. Ah ! l’on est bien fort, quand on est parvenu à étouffer tant de regret, et qu’il ne reste plus qu’à plaindre une malheureuse créature qui ne se plaint plus, et qui est parvenue au point d’éteindre en elle jusqu’au désir et à l’espérance vague que conservent tous les malheureux. Oui, mon ami, cela est vrai : en me recherchant bien, en me regardant de bien près, en m’interrogeant sur ce que je veux, sur ce qui reste pour moi dans la nature, je ne trouve rien à me répondre, sinon ce que demanderait un voyageur bien las, un gîte, et je vois le mien à S. Sulpice. Mais mon talent est d’être toujours hors de propos. Voyez quel ton, quelles images à présenter à un homme qui quitte le plaisir, qui vient occuper de mille affaires, qui ne sait auquel entendre, à qui la reine, le roi ont parlé avec une bonté, avec une grâce infinies ! Mon ami, quand j’y pense bien, si vous me faisiez justice, vous auriez tout à la fois du mépris et de l’horreur pour moi. — Mais pour changer de ton, je veux vous dire que, dans une de mes longues insomnies, je suis venue à penser à la C… de B..... Je me demandais ce qui faisait qu’avec beaucoup d’esprit, de grâces et d’agréments, elle faisait, en général, aussi peu d’effet et surtout aussi peu d’impression ; je crois en avoir trouvé la raison. N’allez pas être bête, et me dire que je n’ai pas eu assez d’esprit pour expliquer ma pensée. Écoutez-moi : ne convenez-vous pas qu’il y a tout un vrai de convention ; il y a le vrai de la peinture, le vrai du spectacle, le vrai du sentiment, le vrai de la conversation, etc. Eh bien ! madame de B..... n’a le vrai de rien ; et cela explique comment elle a passé sa vie sans toucher, ni intéresser, même les gens à qui elle a eu le plus d’envie de plaire. Voulez-vous voir le revers de la médaille ? Vous connaissez une personne qui a été toute la vie dénuée des agréments de la figure, et des grâces qui peuvent plaire, intéresser et toucher, et cependant cette personne a eu plus de succès, et a été mille fois plus aimée qu’elle ne pouvait le prétendre. Savez-vous le mot de cela ? C’est qu’elle a toujours eu le vrai de tout, et qu’elle y a joint d’être vraie en tout. Despréaux a mis en résultat ce que je viens de délayer dans un tas de paroles :

Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable.
Il doit régner partout, et même dans la fable.

Mon ami, si vous m’avez d’abord trouvée un peu bête, je me suis rendue ensuite assommante. Après vous avoir fait pleurer de tristesse, je vous ferai bâiller d’ennui. En vérité, je m’épuise tellement avec vous, que je n’écrirai à personne ce soir, quoique je doive des réponses à Fontainebleau à des gens que je ne fais pas bâiller. Mais c’est qu’ils ont un grand fonds d’indulgence : car il ne faut pas toujours être vaine, quoiqu’il y ait encore bien du vrai là-dedans. Oh, mon ami ! ce qui est de première vérité, c’est que je vous aime avec autant d’âme, que si vous aviez fait à mon repos et à mon plaisir le sacrifice de votre bonheur. Oui, mon malheur me paraît d’autant plus accablant, que c’est à vous que j’aurais voulu devoir d’être heureuse. Je ne vous écrirai plus que demain jeudi, parce que j’imagine que vous partirez samedi. La cour aurait-elle plus d’attrait que ?…