Lettres de Mlle de Lespinasse/Portrait de Condorcet

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APPENDICE


I

PORTRAIT DE M. LE Mquis DE CONDORCET
Par Mlle de Lespinasse[1].


Si vous ne cherchiez que la vérité, et non le plaisir, j’aurais le courage de faire ce que vous exigez de moi ; mais en peignant un homme supérieur, en vous faisant connaître une des productions de la nature les plus originales et les plus extraordinaires, vous exigez encore que je vous rende les contrastes qui composent cet homme rare, et que je les rende d’une manière piquante. Il ne vous suffit pas que je peigne ressemblant, il faut encore que le dessin soit exact sans être froid, et que le coloris soit agréable sans rien faire perdre à l’expression. Ah ! vous m’en demandez trop ; et si vous m’obligez à m’occuper de moi, de mon ton et de ma manière, ce sera autant d’attention que j’enlèverai à l’objet que je veux vous faire connaître. Je vais donc ne regarder que lui, ne penser qu’à lui ; je le peindrai et d’après mes observations, et d’après l’impression que j’ai reçue.

La figure de M. de Condorcet annonce la qualité la plus distinctive et la plus absolue de son âme, c’est la bonté ; sa physionomie est douce et peu animée ; il a de la simplicité et de la négligence dans le maintien. Ceux qui ne le verraient qu’en passant diraient plutôt : Voilà un bon homme, que voilà un homme d’esprit ; et ce jugement serait une sottise. Car si M. de Condorcet est bon, et s’il est bon par excellence, il n’est point ce qu’on entend par un bon homme. Ce qu’on appelle un bon homme est presque toujours faible et borné ; cette sorte de bonté ne consiste qu’à ne pas faire le mal, et assurément ce n’est point par les qualités négatives que je peindrai M. de Condorcet. Il a reçu de la nature le plus grand esprit, le plus grand talent et la plus belle âme ; son talent aurait suffi pour le rendre célèbre, et son esprit pour le faire rechercher ; mais son âme lui fait des amis de tous ceux qui le connaissent un peu particulièrement. Je ne m’étendrai pas sur son talent ; la réputation dont il jouit en Europe ne me laisse rien à dire sur un genre de mérite qui a si peu de juges, et qui cependant assure la célébrité à tout ce qu’ils apprécient et qu’ils admirent[2]. À l’égard de son esprit, on pourrait lui donner un attribut qu’on n’accorde qu’à Dieu : il est infini et présent sinon partout, du moins à tout ; il est fort et il est fin, il est clair et précis, et il est juste et délié ; il a la facilité et la grâce de celui de Voltaire, le piquant de celui de Fontenelle, le sel de celui de Pascal, la profondeur et la perspicacité de celui de Newton ; il joint enfin aux connaissances les plus étendues les lumières les plus profondes, et le goût le plus exquis et le plus sûr. Et ne dites point que c’est ici un portrait d’imagination, et que la nature n’a jamais produit un homme si extraordinaire ; je vous répondrai : La nature n’a point de bornes ; et si vous croyez que j’aie mis de l’exagération dans ce que je viens de vous dire, jugez vous-même M. de Condorcet ; causez avec lui, lisez ce qu’il a écrit ; parlez-lui philosophie, belles-lettres, sciences, arts, gouvernement, jurisprudence, et, quand vous l’aurez écouté, vous direz cent fois par jour que c’est l’homme le plus étonnant que vous ayez jamais entendu. Il n’ignore rien, pas même les choses les plus disparates à ses goûts et à ses occupations : il saura les formules du Palais et les généalogies des gens de la cour, les détails de la police et le nom des bonnets à la mode ; enfin rien n’est au-dessous de son attention, et sa mémoire est si prodigieuse qu’il n’a jamais rien oublié.

Les qualités de son âme sont analogues à celles de son esprit ; elles sont aussi étendues et aussi variées, et, ce qu’il y a de singulier, c’est que, pour peindre M. de Condorcet, on ne doit pas dire : C’est un homme vertueux, parce que le mot de vertu entraîne l’idée d’effort et de combat, et que jamais aucune de ses actions, aucun de ses mouvements ne porte ce caractère. En un mot, que vous dirai-je ? la nature semble l’avoir formé parfait, et ce n’est que la réflexion qui rend vertueux. On admire les effets de la vertu, et toutes les qualités de M. de Condorcet le font chérir. Sa bonté est universelle, c’est-à-dire que c’est un fond sur lequel doivent compter tous ceux qui en auront besoin ; mais c’est un sentiment profond et actif pour ses amis. Il a tous les genres de bonté : celle qui fait compatir, secourir, celle qui rend facile et indulgent, celle qui prévient les besoins d’une âme délicate et sensible ; enfin, avec cette seule bonté, il serait aimé à la folie de ses amis et béni par tout ce qui souffre. Avec cette bonté il pourrait se passer de sensibilité : eh bien, il est d’une sensibilité profonde, et ce n’est point une manière de parler. Il est malheureux du malheur de ses amis, il souffre de leurs maux, et cela est si vrai que son repos et sa santé en sont souvent altérés. Vous croiriez peut-être, comme Montaigne, qu’une telle amitié peut se doubler et jamais se tripler ? M. de Condorcet dément absolument la maxime de Montaigne : il aime beaucoup, et il aime beaucoup de gens. Ce n’est pas seulement un sentiment d’intérêt et de bienveillance qu’il a pour plusieurs personnes : c’est un sentiment profond, c’est un sentiment auquel il ferait des sacrifices, c’est un sentiment qui remplit son âme et occupe sa vie, c’est un sentiment qui, dans tous les instants, satisfait le cœur de celui de ses amis qui vit avec lui. Jamais aucun d’eux n’a pu désirer par delà ce qu’il lui donne, et chacun en particulier pourrait se croire le premier objet de M. de Condorcet.

Mais j’écrirais un livre, et ce ne serait plus un portrait, si je continuais de détailler les effets de toutes ses qualités. Il y en a que je me contenterai d’énoncer. Par exemple, je dirai que son âme est noble et élevée, qu’elle est ennemie de l’oppression, qu’elle méprise les esclaves et hait les tyrans, qu’elle ne connaît ni l’intérêt ni l’envie. Je dirai que son âme est grande et forte ; elle sait souffrir et non plier. Les privations de la pauvreté ne sont rien pour lui, et les soins qu’il faudrait pour rendre sa fortune meilleure lui seraient antipathiques. Il n’a pas cet orgueil qui fait qu’on se met au-dessus des autres ; mais il a cette noble fierté qui fait craindre la dépendance qu’imposent les services et les obligations ; il recevrait de son ami, et il ne demanderait rien à un homme en place.

Mais je vous entends dire : il n’a donc pas de défauts ? où sont donc les contrastes que vous m’aviez promis ? Tout ce que vous venez de me dire est du même ton et de la même couleur : après m’avoir peint une bonne qualité, vous m’avez montré une vertu. La vue se lasse, et on veut des ombres et du repos dans tout ce qui fixe l’attention, et surtout dans ce qu’on doit admirer. Ah ! c’est ici où l’art d’écrire ajouterait de l’intérêt à ce que j’ai à dire ; mais il faut y suppléer par la simplicité, il faut se résoudre à tracer d’une manière commune les traits piquants qui caractérisent et distinguent M. de Condorcet. Il y a des portraits aussi ressemblants sur le pont Notre-Dame que dans le cabinet de La Tour. Écoutez-moi donc avec indulgence. Je ne me suis engagée qu’à peindre ressemblant ; si je réussis, ma tâche est remplie.

Je vous ai dit que M. de Condorcet avait tous les genres d’esprit ; vous en concluez que sa conversation est animée et pleine d’agrément. Eh bien, il ne cause point en société : il y parle quelquefois, mais peu, et il ne dit jamais que ce qui est nécessaire aux gens qui le questionnent et qui ont besoin d’être instruits sur quelque matière que ce puisse être. On ne peut donc pas dire qu’il soit de bonne conversation, au moins en société ; car il y paraît toujours ou distrait ou profondément occupé. Mais ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que rien ne lui échappe ; il a tout vu, tout entendu, et il a le tact le plus sûr et le plus délié pour saisir les ridicules et pour démêler toutes les nuances de la vanité ; il a même une sorte de malignité pour les peindre, qui contraste d’une manière frappante avec cet air de bonté qui ne l’abandonne jamais. Il dédommage. bien, dans l’intimité, du silence qu’il garde en société ; c’est alors que sa conversation a tous les tons. Il a de la gaieté, de la méchanceté même, mais de celle qui ne peut nuire, et qui prouve seulement qu’il pense tout haut avec ses amis, et que rien de ce qui tient à la connaissance des hommes ne peut échapper à la justesse de son esprit et à la finesse de son goût. Je vous ai peint la sensibilité de M. de Condorcet et les effets de cette sensibilité profonde ; les gens qui ne le connaissent pas intimement doivent le croire insensible et froid. Il n’a peut-être jamais dit à aucun de ses amis, Je vous aime, mais il n’a jamais perdu une occasion de le leur prouver. Il ne loue jamais ses amis, et sans cesse il leur prouve qu’il les estime et qu’il se plaît avec eux ; il ne connaît pas plus les épanchements de la confiance que ceux de la tendresse. On ne fait point une confidence à M. de Condorcet, on n’ira point le chercher pour lui dire son secret ; mais jamais on n’emploie aucune réserve avec lui ; on ne lui montre pas son âme, mais on la lui laisse voir. On a avec lui cette sorte d’abandon qu’on a avec soi-même ; on ne craint pas son jugement parce qu’on est sûr de son indulgence : on ne lui confie pas le secret de son cœur, mais on lui ferait la confession de sa vie. Enfin jamais personne n’a inspiré tant de sûreté, et cependant on ne s’avise pas de le louer de sa discrétion, car la discrétion fait taire et cacher ce qu’on sait, et M. de Condorcet n’a aucun de ces deux mouvements ; il reçoit et il garde. Il écoutera le récit d’un malheur avec un visage calme et qui vous paraîtra quelquefois riant, et s’il peut soulager le malheureux dont vous lui parlez, il y volera sur-le-champ sans vous le dire. On lira devant lui une tragédie qui transportera tout le monde d’admiration ou d’attendrissement, et lui n’aura pas eu l’air de recevoir la plus légère impression, on doutera même qu’il ait écouté : et au sortir de cette lecture, il rendra compte de cette pièce, et ce sera avec enthousiasme qu’il en citera les beautés. Il aura retenu les plus beaux vers. Il aura tout senti et tout jugé, car il donnera les conseils les plus justes et les plus éclairés à l’auteur, et il sera en état de faire l’extrait de la pièce de manière à la rendre intéressante aux gens qui ne l’auront pas entendue ; en un mot, aucun des mouvements de son âme ne se peint sur son visage ni dans ses actions : on le croirait impassible ; son activité est entièrement concentrée. En travaillant dix heures par jour il ne semble pas attacher beaucoup de prix au temps : il a l’air de le perdre, de le donner au premier venu ; il agit sans cesse, et il a toujours l’air du repos et de n’avoir rien à faire. On ne l’entend jamais se plaindre des importuns et il est accessible à tout le monde. Jamais sa porte n’est fermée, parce que son premier besoin est d’être utile aux gens qui viennent le consulter. Il a renoncé à la vie des gens du monde ; il a fait plus encore, car il a sacrifié à son travail la société des gens de lettres qui le chérissent le plus, et avec qui il se plaît de préférence. On dirait qu’après un tel renoncement à ses goûts, il doit être contrarié quand quelques circonstances changent l’arrangement de sa vie ? il ne paraît pas seulement s’en apercevoir. S’il agit pour rendre service à quelqu’un ou pour faire plaisir à son ami, il ne voit plus que cela, et il retrouve dans cet intérêt de quoi le dédommager du sacrifice qu’il fait. Jamais on n’a été moins personnel, moins occupé de soi, plus prêt à abandonner son plaisir et ses goûts. Il ne tient fortement qu’à ses affections, il y sacrifierait tout, et, pour les satisfaire, il s’est affranchi de ce qu’on appelle si improprement devoirs de société. Il ne fait point de visites, il vit avec ses amis, et il va voir les gens qu’il peut servir ou ceux à qui il a affaire. Il aimait les spectacles, il n’y va point parce que cela prendrait sur les heures qu’il a consacrées à l’amitié, c’est-à-dire au premier besoin de son âme. Quoiqu’il soit peu caressant et peu affectueux, cependant si par quelques circonstances il a été séparé des gens qu’il aime, il a besoin en les revoyant de leur donner une marque de tendresse ; il embrasse son ami non parce que c’est l’usage, mais parce que son cœur a besoin de se rapprocher de lui.

Cette âme calme et modérée dans le cours ordinaire de la vie, devient ardente et pleine de feu, s’il s’agit de défendre les opprimés, ou de défendre ce qui est plus cher encore, la liberté des hommes et la vertu des malheureux ; alors son zèle va jusqu’à la passion ; il en a la chaleur et le tourment, il souffre, il agit, il parle, il écrit, avec toute l’énergie d’une âme active et passionnée.

À l’égard de la vanité, qui est dans presque tous les hommes le fond le plus solide de toute leur existence et le mobile le plus commun de toutes leurs actions, je ne sais pas où s’est placée celle de M. de Condorcet ; je n’en ai jamais pu découvrir en lui ni le germe ni le mouvement. Je n’ose pourtant affirmer qu’il n’en ait point, parce que je crois qu’elle est de l’essence de la nature humaine : mais tout ce que je puis faire, c’est de vous promettre d’observer encore M. de Condorcet, et si jamais je découvre en lui un seul mouvement de vanité, je l’ajouterai en note à cette longue rapsodie. J’ajoute encore que, s’il est exempt de vanité et s’il remarque si finement celle des autres, il ne la blesse jamais : les sots, les gens ridicules, les ennuyeux, tous les défauts qu’on rencontre dans la société, ne l’incommodent ni ne l’importunent ; il laisse tout passer, et il dirait volontiers, comme Helvétius, qu’il n’est pas plus étonnant que les hommes fassent et disent des sottises, qu’il ne l’est qu’un poirier porte des poires. Aussi n’affiche-t-il jamais aucun principe, aucune maxime de morale ; il ne donne ni conseil, ni précepte ; il observe, il pense, car je crois en vérité que la nature ne lui a rien laissé à faire ; elle semble avoir pris plaisir à le créer pour le bonheur de tout ce qui devoit être en liaison avec lui. C’est une production rare dont elle a bien voulu faire jouir quelques gens qui en sont dignes pour le prix qu’ils y attachent.

  1. Œuvres de Condorcet, Paris, 1847-49, t. I, p. 626.
  2. Condorcet n’était alors connu que par ses travaux mathématiques, et en particulier par son Essai sur le Calcul intégral.