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Louÿs — Littérature, Livres anciens, Inscriptions et belles lettres/Livres anciens 11.

La bibliothèque libre.
Slatkine reprints (p. 163-167).

LA PHRASE INOUBLIABLE


Un soir, j’avais ouvert Les Martyrs au hasard, et cette page était sous mes yeux :

L’aquillon mugissoit au loin et arrachoit du tronc des arbres des touffes de lierre et de mousse. Velléda parut tout à coup.
« Tu me fuis, me dit-elle… mais c’est en vain : l’orage t’apporte Velléda, comme cette mousse flétrie qui tombe à tes pieds. »

L’admirable langage ! Ce mugissement de la rafale qui aboutit à un mot déchirant : « arrachoit » ; puis ces douces syllabes qui tombent : « touffes de lierre et de mousse » ; et l’apparition fulgurante de Velléda ; et enfin cette image immense de la dernière ligne, qui part des profondeurs du ciel avec l’orage, traverse tout l’horizon, fait surgir Velléda, la symbolise en mousse, la flétrit et la jette aux pieds du héros… Une telle puissance de style, un si juste choix des forces verbales est peut-être sans autre exemple dans notre littérature.

Pour mieux comprendre la vision et la placer dans son cadre, je me mis à lire la page précédente et je m’arrêtai bientôt devant une autre phrase, d’un caractère tout différent, une phrase sans art et sans style et qui pourtant me saisit d’un autre frisson.

C’était encore Velléda qui parlait :

« Pourquoi m’as-tu traitée avec tant de douceur ? Je suis vierge, vierge de l’île de Sayne. Que je garde ou que je viole mes vœux, j’en mourrai. Tu en seras la cause. Voilà ce que je voulais te dire. Adieu. »

Je relisais lentement, en essayant d’analyser ce que j’éprouvais : une impression de dissonance. « Voilà ce que je voulois te dire ». Comment cette petite banalité s’introduisait-elle dans le récit ?… Il y avait là une cassure… Un sentiment, d’abord très vague dans mon esprit, se dessina peu à peu, hésita, s’offrit, s’imposa tout à coup : — la phrase n’était pas de Châteaubriand.

Non, elle n’était pas de lui. Il avait arrangé le début et, pour le travestir, ajouté « l’île de Sayne » ; mais maintenant je voyais clairement ce n’était pas de son style et je le détachais du reste : « Que je garde ou que je viole mes vœux, j’en mourrai. Tu en seras la cause. Voilà ce que je voulais te dire. Adieu.

Mais si elle n’était pas de lui, de qui était-elle, cette phrase terrible ?

D’un autre écrivain ? Hypothèse absurde, ne méritait pas d’être examinée. — Non.

C’était une phrase que Châteaubriand avait entendue ; une phrase inoubliable qu’on lui avait dite à lui-même. Je le sentais ; J’en étais sûr.

À certaines étapes du raisonnement, la pensée devient très rapide. Le lecteur a déjà deviné la solution évidente : — c’est la phrase qui manque au « fragment » de René.

Conviction sans preuves ? En de pareilles matières, la preuve est difficile à donner, mais nous pouvons éprouver la thèse en la retournant, c’est-à-dire en plaçant la phrase de Velléda dans le rôle d’Amélie et en jugeant ce que devient l’histoire de René.

Elle s’adapte si bien au récit du poète, cette phrase plus souffrante encore que cruelle, et au milieu d’un roman obscur elle apporte tant de clarté qu’on ne peut plus l’en distraire quand on l’y a inscrite.

La plupart des lecteurs (et Sainte-Beuve parmi eux) avaient soupçonné Lucile-Amélie de faiblesses et de repentir. Le moins que l’on puisse dire de cette conjecture est qu’elle n’explique ni le caractère du jeune homme, ni surtout celui de la jeune fille, tels qu’ils sont décrits. Je ne dis pas que l’hypothèse soit invraisemblable en soi, ni qu’elle étonnerait un confesseur ; mais je la trouve en contradiction avec l’esprit du livre et il me semble que, loin d’éclaircir le mystère, elle en augmenterait la complexité.

Le sentiment seul explique le drame. Par imprudence, par jeunesse, par inexpérience de cœur, René rend Lucile amoureuse de lui ; mais non par dessein. Elle s’en aperçoit la première et lorsqu’il est déjà trop tard pour lutter. Si elle reste auprès de son frère, elle le séduira fatalement. Elle, son aînée. Cela est monstrueux. Donc, elle le quittera. Elle brisera sa propre vie. Mais du moins ce ne sera pas sans lui avoir dit : « Pourquoi m’as-tu traitée avec tant de douceur ? » Et à l’instant où elle s’enfuit, elle finira par lui crier… la phrase atroce, la phrase qu’il n’oubliera plus, et suffit bien, je pense, à expliquer enfin l’état d’âme de René : « J’en mourrai. TU EN SERAS LA CAUSE. Voilà ce que je voulois te dire. Adieu. »

Châteaubriand ajoute ici (toujours dans le texte des Martyrs) :

Elle se leva, prit sa lampe et disparut.
Jamais, seigneurs, je n’ai éprouvé une douleur pareille. Rien n’est affreux comme le malheur de troubler l’innocence. Je m’étais endormi au milieu des dangers, content de trouver en moi la résolution du bien… Cette tiédeur devoit être punie : j’avois bercé dans mon cœur les passions avec complaisance, il étoit juste que je subisse le châtiment des passions.

Ceci est exactement un commentaire de René. Dès lors, comment supposer que, si peu d’années après avoir publié ce « fragment » de son histoire il ait mis en scène un second épisode si bien comparable au premier, sans puiser aux mêmes souvenirs de son douloureux passé ?

« Tu en seras la cause » : tel est le mot qui jeta l’ombre sur toute sa jeunesse. René accepta la responsabilité sans aller jusqu’au remords. Cette tragédie l’épouvanta : « Jamais je n’ai éprouvé une douleur pareille ». Mais s’il en était la cause il n’en était pas le coupable, et nous comprenons désormais les antinomies singulières qui rendaient si mystérieuse la mélancolie de René.

Il quitta, l’Europe. Il partit pour la Louisiane, y voyagea, revint en Angleterre, sans même espérer l’oubli. À son retour il écrivit la tragique histoire de sa sœur et le tableau de ses propres pensées et sans doute la scène finale, textuellement, jusqu’aux derniers mots quelconques, jusqu’au « Voilà ce que je voulois te dire » qui avait précédé l’Adieu.

Mais un pareil récit n’était pas publiable en 1802. Lucile vivait encore. Il retrancha du drame la scène principale qui, seule, expliquait tout le reste. Quand parurent les Martyrs, Lucile était morte ; nul ne pouvait plus reconnaître les paroles de Velléda.