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Mélodrame ou Tragédie ? - A propos du Dédale

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Mélodrame ou Tragédie ? - A propos du Dédale
Revue des Deux Mondes5e période, tome 19 (p. 305-321).
MÉLODRAME OU TRAGÉDIE ?
A PROPOS DU DÉDALE

Nos lecteurs connaissent tous le Dédale, et ceux d’entre eux qui ne l’auraient ni vu jouer ni lu ont pu s’en former, par l’article de M. René Doumic, l’idée la plus précise et la plus juste. Mais, à propos du cinquième acte, — qui n’est pas je l’avoue, le meilleur de la pièce, — on a parlé de « mélodrame ; » et « mélodrame, » on le sait, est de nos jours le « tarte à la crème » de la critique dramatique. « Mélodrame ! » cela se sent et ne s’explique point ! Que voulez-vous qu’on dise à « mélodrame ? » « Mélodrame » n’a point d’excuse ! Et si vous demandez, avec un peu de curiosité, ce que c’est donc que « mélodrame, » on vous regarde, par-dessus l’épaule, d’un air à vous ôter l’envie d’en demander davantage. C’est cependant cette envie que je voudrais aujourd’hui satisfaire ; j’aimerais une fois savoir ce que c’est qu’un « mélodrame ; » et, n’imaginant pas de meilleure occasion de m’en enquérir que celle du Dédale, je la saisis.


Il semble, en vérité, que, pour le public de nos jours, et même pour la critique, toute action dramatique dont le dénouement est sanglant, — assassinat, meurtre ou suicide, — soit, de ce fait même, et de ce fait seul, digne du nom de « mélodrame. » On ne prend pas garde qu’à ce compte, les drames de Shakspeare, Otello, Roméo, Macbeth, et les plus tragiques d’entre les tragédies de Racine, Andromaque, Bajazet, Athalie, ne seraient donc que des mélodrames ; et quels chefs-d’œuvre, en ce cas, mériteraient le nom de tragédie ? Marie Tudor, peut-être, ou Christine à Fontainebleau ? Mais, à vrai dire, — et quelques exceptions que l’on puisse produire, de la nature de Cinna, par exemple, ou de Bérénice, qui se dénouent plus pacifiquement, — il est de l’essence de la tragédie de finir dans le sang ; et, bien loin que le caractère sanglant du dénouement la dégrade, ou la « disqualifie, » la fasse descendre de ses hauteurs au rang de mélodrame, c’est, au contraire, l’horreur de la catastrophe qui élève parfois le mélodrame à la dignité de la tragédie. Ruy Blas est-il un mélodrame ou une tragédie ?

La « condition » des personnages est-elle plus caractéristique du mélodrame ; et, peut-être, tandis que la tragédie ne se jouerait qu’entre princesses et grandes dames, empereurs, consuls, gouverneurs de province ou généraux d’armée, conquérans ou prophètes, le mélodrame ne se nouerait-il qu’entre « petites gens, » filles de ferme ou porteuses de pain, instituteurs et sous-officiers, étudians en médecine et demoiselles de magasin, professeurs, notaires et magistrats ? Je serais tenté de le croire ! et, de fait, c’est bien ce que croient la plupart de nos critiques. Mais ce n’est encore là pourtant qu’une apparence. Ni les noms de Rhadamiste et de Zénobie, ni ceux d’Orosmane et de Zaïre, ni ceux même du roi de France et de Marguerite de Bourgogne, ne sauraient empêcher les tragédies de Crébillon, celles de Voltaire, la Tour de Nesle, d’être de purs mélodrames, et, inversement, si l’on veut faire figurer les « petites gens » dans la tragédie, ne voyons-nous pas qu’il suffit de les affubler d’un déguisement convenable ? La tragédie classique est pleine de valets de chambre, et de filles suivantes, sous le nom de confidens.

C’est d’ailleurs ici qu’on aurait besoin d’un livre, qui n’existe pas, et que je suis étonné que personne encore n’ait écrit, sur l’emploi de l’histoire au théâtre. Car il y a manifestement plus d’une manière de s’en servir, et, — pour nous contenter d’exemples tout récens, — M. Victorien Sardou, dans la Sorcière, n’en a pas fait le même usage que M, Paul Hervieu dans Théroigne de Méricourt. Mais ce qui est bien certain, c’est que, toutes les fois qu’un auteur dramatique encadre dans un décor historique, ou soir disant tel, l’intrigue à la fois la plus vulgaire et la plus sanglante, ni cette vulgarité ni ce sang répandu ne suffisent plus à en faire un « mélodrame » pour nous ; le prestige de la « couleur locale » et du costume opèrent, et l’emportent ; et, tout de suite, nous parlons de drame, quand ce n’est pas de tragédie. Est-ce que tous les morts seraient censés du monde ? et du grand monde ? ou bien deux cent cinquante ans de distance donneraient-ils à toutes les figures comme un air d’aristocratie ?

Il y a fort heureusement d’autres raisons de ce prestige ; il y en a plusieurs ; il y en a même tant que, si je voulais les donner toutes, c’est un autre article qu’il me faudrait écrire ; et c’est pourquoi je me borne à constater que l’illusion n’en est presque pas une. À quoi tient-elle ? Historia quoquo modo scripta… L’ai-je assez souvent cité, ce mot qui devrait servir d’épigraphe au livre que je voudrais lire sur l’emploi de l’histoire dans le drame ! Oui, l’histoire plaît toujours, de quelque manière, à quelque fin et sur quelque ton qu’elle soit écrite, quoquo modo. Nous ne nous lassons pas d’explorer le passé ! On lui sait gré d’avoir été. Ce sentiment est général. Mais les dramaturges, en particulier, lui sont reconnaissans de ce qu’il « authentique, » en les leur transmettant, les pires abominations, les forfaits de la Terreur, les horreurs de l’Inquisition, les crimes de ces guerres que le poète appelait « plus que civiles ; » et nous, spectateurs, ces abominations, elles nous paraissent nobles, si je puis ainsi dire, de leur seule authenticité. Jupillon ou Germinie Lacerteux ne sont bons qu’à mettre en mélodrame : Messaline ou Néron sont « tragiques » d’avoir existé.

Ce n’est de ne pas, à proprement parler, la « condition » des personnages, comme telle, qui distingue extérieurement le mélodrame d’avec la tragédie, mais il semble que ce soit le fait d’appartenir à l’histoire. Fausse ou vraie, la « couleur locale » nous procure des « sensations d’histoire. » Il est vrai qu’elles sont quelquefois étrangement trompeuses, et rien n’est plus déconcertant que d’en éprouver que l’on croit du XVIe siècle, en voyant jouer, par exemple, Hamlet, dont les héros vivaient aux environs du dixième, s’ils ont vécu. Mais ce n’est là qu’un détail. Ce qui semble faire le caractère éminemment tragique des personnages de l’histoire, c’est de n’être pas nos contemporains. Ils furent ! et ils ne sont plus ! Dans les perspectives lointaines du passé la réalité, la gravité, l’énormité de leurs actions s’atténue. Les dilettantes, comme Renan, jouissent de 1’« artiste » qu’ils ont découvert en Néron. Nous admirons, en sécurité, ce qu’il y avait d’« énergie, » de tempérament, de beauté même, diraient quelques-uns, dans les crimes de Cléopâtre, la Cléopâtre de Rodogune. En d’autres personnages, plus voisins de nous, tels que les hommes de la Révolution ou de l’Empire, nous pouvons même saisir le passage, la transition du mélodrame à la tragédie. Du temps de Ponsard, de Charlotte Corday et du Lion Amoureux, Marat ou Robespierre ne relevaient encore que du mélodrame : ils deviendront bientôt héros de tragédie.

Qu’est-ce donc à dire ? et, si ces réflexions sont justes, la « tragédie moderne » ou pour mieux dire encore, la « tragédie contemporaine » est-elle donc impossible à réaliser ? Tous nos auteurs dramatiques, ou presque tous, l’ont cru depuis cent ans ; et quand par hasard ils ont rencontré « sous leur main » de vrais sujets de tragédie, ou bien ils les ont déguisés en sujets historiques, ou ils les ont énervés, ou bien ils ont enfin donné, dans leurs pièces, à la peinture et à la satire plutôt encore qu’à la peinture des mœurs, une importance qui réduisait le sujet à n’être plus que le prétexte timide, la circonstance atténuante, et l’excuse de lui-même. Allez voir jouer là-dessus, si du moins on les joue encore quelque part, le Mariage d’Olympe, les Lionnes Pauvres, ou l’Etrangère.

Mais, précisément, je crois, avec l’auteur du Dédale, et je le croyais avant qu’il ne fût l’auteur du Dédale, et de l’Enigme et de la Course du flambeau ; je le croyais, et, — je le lui disais quand j’avais l’honneur de le recevoir à l’Académie française, — je crois qu’il ne s’agit que de savoir s’y prendre. Dans la vie moderne, la vie que nous vivons tous les jours, et au jour le jour, la matière tragique est diffuse, comme dans l’histoire ; et il ne s’agit que de la reconnaître. Si l’histoire est un moyen merveilleux de la mettre en valeur et en œuvre, je crois pourtant qu’il y en a d’autres. Le décor, le « milieu, » le costume, le recul du temps, la « condition » des personnages, toutes ces distinctions ne sont qu’à la surface : elles n’atteignent pas le fond de la chose. Nos passions, plus civilisées, et plus savamment contenues et tenues d’ordinaire en bride, que celles de nos pères, n’ont pas pour cela d’explosions moins violentes. Je le constate en témoin des mœurs de mon temps, si je le regrette comme moraliste ! Cela suffit à la tragédie. Et je sais parfaitement qu’en le disant je ne fais que redire ce qu’ont dit en leur temps les Diderot et les Beaumarchais ; et on ne me fera pas, je l’espère, ce tort de croire que je recommande à l’imitation de personne le Père de Famille ou la Mère coupable ; — je ne recommande même pas le Philosophe sans le savoir ; — mais je fais observer que ces grands réformateurs n’ont pas eu jusqu’au bout le courage de leur esthétique ; j’ajoute que, s’ils l’avaient eu, leurs « mélodrames » n’en vaudraient pas mieux, n’en seraient pas plus des « tragédies, » parce que la société de leur temps ressemblait beaucoup trop encore à celle dont les conditions d’existence avaient déterminé la forme de la tragédie classique ; et je dis enfin que depuis eux, cent vingt-cinq ans d’écoulés, cent vingt-cinq ans d’expérience littéraire, de critique et d’analyse, nous ont mis en état de distinguer, plus nettement qu’ils ne le pouvaient faire, le « mélodrame » d’avec le « drame, » et tous les deux d’avec la « tragédie. »

C’est ainsi que, brouillant assez confusément les époques et les œuvres, dont ils ne faisaient qu’un « bloc, » ils ne distinguaient qu’à peine la tragédie de Voltaire d’avec celle de Racine et celle de Corneille ; ou, quand ils les distinguaient, c’était, en général, pour donner la préférence à Crébillon. Nous savons, nous, qu’il y a, dans notre théâtre classique, des tragédies qui n’en sont point, qui ne sont même, en dépit du décor historique, du costume, et de la réalité des événemens, que de purs « mélodrames. » Il y en a également dans le théâtre de Shakspeare, et davantage encore dans celui de ses contemporains : Ben Jonson, Ford ou Webster. Ce sont celles dont les événemens ne sont pas régis par une logique intérieure, et dont les péripéties ne dépendent pas tant d’aucune « nécessité, » que du caprice ou de la fantaisie de l’auteur.

Toutes les tragédies de Crébillon et la plupart de celles de Voltaire, les meilleures ou les moins illisibles, sont de cette espèce. Elles sont « romanesques, » et ce mot ne veut pas dire qu’elles sont invraisemblables ; que les événemens en sont extraordinaires ; que les rencontres en sont singulières et rares ! Elles sont tout cela, mais ce n’est pas en cela ni pour cela qu’elles sont romanesques. Ou du moins, en ce sens, il n’y aurait donc rien de plus romanesque que l’Œdipe Roi, auquel tout le respect que j’ai pour la mémoire de Sophocle ne saurait m’empêcher de trouver quelques rapports avec un mélodrame. Mais « romanesque » veut dire que, dans ces « tragédies, » les événemens ne s’engendrent point les uns des autres ; que la succession en pourrait être autrement conçue ; qu’elle est donc arbitraire, plus personnelle à l’auteur qu’intérieure au sujet ; — et, pour en faire en passant la remarque, c’est justement ce genre de reproche que les classiques évitaient en se conformant plus ou moins à l’histoire.

Alexandre Dumas fils, dans une de ces Préfaces qu’au temps de ma jeunesse on appelait « étincelantes, » a essayé de définir le genre de nécessité qui s’oppose à ce « romanesque. » Il y disait qu’au théâtre « la vérité pouvait être absolue ou relative, selon l’importance du sujet et le milieu qu’il occupe, » — et je suppose qu’il s’entendait lui-même en écrivant ces choses, — « mais il y faut, continuait-il, une logique implacable entre le point de départ et le point d’arrivée,... une progression mathématique, inexorable, fatale, qui multiplie la scène par la scène, l’événement par l’événement, l’acte par l’acte, jusqu’au dénouement, lequel doit être le total, et la preuve. »

La « preuve » et le « total « de quoi ? C’est ce qu’on ne voit pas très bien : mais on comprend ce qu’il voulait dire ; et il ne se trompait que d’étendre à l’art dramatique tout entier ce qui n’est vrai que de la forme tragique. La Dame aux Camélias n’est, à ma connaissance, le « total » ou la « preuve » de quoi que ce soit ; et on serait fort embarrassé de trouver dans le Demi-Monde rien qui ressemble à « une progression mathématique, inexorable, et fatale. » Le caprice a d’ailleurs, comme la fantaisie, son rôle et sa place au théâtre. On ne s’est jamais plaint qu’il y eût trop de « romanesque » dans les comédies de Musset ou dans celles de Marivaux : les Fausses Confidences, le Jeu de l’Amour et du Hasard ; et, plutôt, si quelqu’un s’avisait de trouver qu’il y en eût trop dans les comédies de Shakspeare : le Marchand de Venise ou Beaucoup de bruit pour rien, ce serait lui qu’il faudrait plaindre. En revanche, il y a des sujets, dont la donnée même exige en son développement cette rigueur et cette logique ; il y en a dont l’auteur lui-même n’est plus le maître, dès qu’il en a posé les conditions ; il y en a qu’on ne saurait enfin traiter que d’une seule manière, qui est la bonne, toutes les autres n’en étant que l’ébauche ou la contrefaçon ; et ce sont les sujets tragiques. Le premier caractère de la tragédie, et on entend bien que je ne dis pas en soi, ni d’après moi, mais dans l’histoire, et dans l’histoire de toutes les littératures, est d’être « nécessaire. »

Cette « nécessité » s’appelait ordinairement le Destin ou la Fatalité chez les Grecs, quelquefois Némésis, et on la concevait sous la forme obscure d’une Puissance aveugle contre les décrets de laquelle se heurtaient inutilement les efforts de la volonté de l’homme. Nous la concevons aujourd’hui sous la forme plus précise, et quasi scientifique, du « déterminisme, » c’est-à-dire de l’inéluctable enchainement des effets et des causes. Volens quo nollem perveneram. L’exercice même de notre liberté nous soumet à ce « déterminisme, » et notre volonté, s’enveloppant dans son propre ouvrage, en devient la servante ou l’esclave. C’est alors proprement le dédale, et c’est la pièce de M. Paul Hervieu.

Que si maintenant vous y ajoutez la fatalité passionnelle, nous atteignons à des effets « tragiques » d’une intensité extraordinaire, et, précisément, c’est ce que nous voyons au troisième acte du Dédale. Rappelez-vous ce troisième acte. Il est très fort, et parfaitement beau. Les effets qui en font la beauté tiennent essentiellement à ceci qu’ayant gardé tout au fond d’elle-même, et pour ainsi parler, dans cette partie de nous, — profonde et reculée, — qui nous demeure toujours inconnue, la mémoire ineffaçable de son premier amour et du mystère de sa maternité, l’héroïne du Dédale, Marianne de Pogis, a vu se fermer une à une toutes les issues par lesquelles elle s’était flattée d’échapper à cette fatalité dont elle sentait confusément la menace ; et la plus forte impression qu’elle éprouve eu retombant aux bras de son premier mari, c’est manifestement celle de l’inévitable. Ce n’est pas elle qui l’a voulu, c’est une autre ! Sa faute n’est qu’à peine la sienne. Elle n’est pas l’ouvrière de sa chute ! Et nous, spectateurs attentifs, nous rendant compte avec elle que quelque chose de plus fort qu’elle a passé dans sa vie, pour la dévaster, l’impression que nous en ressentons est proprement celle de l’horreur tragique.

Remarquez tout de suite que nous ne l’éprouverions pas, si Marianne de Pogis n’était pas d’ailleurs l’honnête femme qu’elle est, une « conscience » et une « volonté, » qui, tout en subissant l’ascendant de la fatalité, n’y souscrivent point. Elle pourrait y souscrire, et, à défaut de la « société, » le théâtre contemporain est plein d’héroïnes qui ne s’en feraient pas un scrupule. Nous-mêmes, que l’on appelle en quelque sorte à la juger, lui en voudrions-nous beaucoup, et, au contraire, ne l’absoudrions-nous pas d’ensevelir au fond d’elle son remords d’une aventure qu’avec un peu de complaisance elle pourrait qualifier d’attentat ? Mais elle a beau n’être pas l’ouvrière de sa chute, elle sent bien, elle sait, elle se rend compte qu’elle n’en a pas moins été la complice un moment volontaire ; que, de cette complicité, de nouvelles obligations, un autre devoir est né pour elle ; qu’elle achèverait, en les niant, de se dégrader à ses propres yeux ; — et ceci encore est éminemment « tragique. » Un second caractère de la tragédie est la claire conscience que les personnages y ont de la valeur morale et objective de leurs actes.

Les personnages du mélodrame, à l’exemple de l’Hernani d’Hugo, ou des « grandes dames » du vieux Dumors, sont des « forces qui vont. » Où vont-elles ? Elles vont où leur instinct les pousse. Ont-elles conscience de leurs mobiles ou de leurs motifs d’agir ? C’est ce qu’il est difficile de croire quand on admire leur surprise devant les conséquences de leurs propres actions. Ils ne les avaient point prévues, ni à plus forte raison calculées. Leur étonnement est extrême de tomber dans le piège qu’ils avaient tendu, Triboulet n’en revient pas, et don Salluste en perd jusqu’à la faculté de se défendre. C’est ce qu’on exprime en disant que l’un des caractères du mélodrame est de « manquer de psychologie. » Le mélodrame, le bon mélodrame, — le drame romantique, si vous voulez, — consiste en une succession de scènes fortes, violentes et horribles, touchantes ou sentimentales, dont les acteurs qui en sont les instrumens ou les victimes ne comprennent pas généralement le sens. Mais, inversement, dans la tragédie, selon le mot d’Hermione, « on veut tout ce qu’on fait, » et comme le dit Polyeucte :


On le ferait encor s’il fallait le refaire.


Le sentiment d’une fatalité, toujours présente et toujours menaçante, non seulement n’atténue pas celui de la responsabilité, mais encore il l’exalte. En subissant les arrêts du destin on n’impute qu’à soi-même de ne les avoir pas évités. Dans la course à la fortune, au pouvoir, à l’amour, on n’est pas étonné de rencontrer la mort : on savait qu’elle fait partie des conditions du jeu. Les personnages de la tragédie sont des volontés qui s’analysent en s’exprimant, qui se connaissent en agissant, et qui se jugent en succombant.

C’est pourquoi, dans le Dédale, avec autant de soin qu’il a fermé l’une après l’autre toutes les issues par où son héroïne eût pu se dérober à son destin, l’une après l’autre aussi, M. Paul Hervieu lui a comme enlevé toutes les excuses qu’elle eût pu invoquer. M. de Pogis n’a rien pour lui que d’avoir été le premier mari de sa femme. La mère de Marianne lui a remontré ce qu’il y avait encore d’amour ou de passion dans les accens de haine que lui arrache le souvenir d’une union, à vrai dire, non moins regrettée qu’abhorrée. Le second mari, avec toutes les qualités que l’autre n’avait pas, n’a aucun des défauts dont Mme de Pogis a souffert. Paulette, son amie — dans une admirable scène, où les répliques se croisent, se répondent, et se pressent comme dans un dialogue de Corneille — lui a dénoncé le danger qu’elle courait, ou pour mieux dire, et sans le savoir, sans se douter de ce qu’elle faisait, elle l’a obligée d’en reconnaître l’imminence. Et rien de tout cela ne l’empêche, non plus que les femmes de Racine, de courir où son destin l’appelle ! mais cela fait qu’elle ne se paie d’aucune vaine raison pour étouffer en elle ses remords, ou pour éviter les conséquences de son acte ; cela fait qu’elle en accepte ou qu’elle en prend la responsabilité tout entière ; et encore une fois cela fait d’elle un personnage « tragique. »

Ajoutons, pour finir, une dernière condition. Pourquoi telles pièces de Dumas ou d’Augier, qui se terminent elles aussi dans le sang, le Mariage d’Olympe ou l’Etrangère, ne sont-elles pourtant que des mélodrames ? C’est qu’après tout le sujet n’en est qu’une anecdote, ou, si l’on le veut, et en d’autres termes, la signification n’en dépasse pas la donnée. Beaumarchais écrivait, dans son Essai sur le drame sérieux : « Que me font à moi, sujet paisible d’un État monarchique du XVIIIe siècle, les révolutions de la Grèce et de Rome ? quel véritable intérêt puis-je prendre à la mort d’un tyran du Péloponnèse ? au sacrifice d’une jeune princesse en Aulide ? Il n’y a dans tout cela rien à voir pour moi, aucune moralité qui me convienne. » On pourrait dire pareillement : « Que nous importe à nous que le noble sang des Puygiron se mêle à celui d’Olympe Taverny ? ou qu’un brasseur d’affaires accoure du fond du Dakota pour rendre à Mlle Mauriceau la liberté d’épouser l’ingénieur Gérard ? » Ce ne sont là que des faits divers, de l’espèce la plus commune et toutefois de nulle portée.

Mais, au contraire, comme dans le Dédale, — et je dirai. comme dans le Passé de M. de Porto-Riche, — la question de savoir ce qu’un premier amour a noué de liens indestructibles entre deux êtres humains, ou encore ce que la maternité crée de nouveaux devoirs à une femme envers le père de son enfant, et dans quelle mesure cette maternité même lui enlève le droit de disposer désormais de sa personne, voilà qui nous importe à tous, et, la réponse variant selon les circonstances et selon les personnes, voilà qui ne cessera jamais de nous intéresser. Seulement, et tandis que l’auteur du Passé, pour des raisons d’art que l’on pourrait donner, avait fait tout ce qu’il fallait pour « particulariser » sa thèse, la déguiser ou la dissimuler, l’auteur du Dédale a cru devoir, lui, dans son troisième acte, notamment, nous la proposer selon toute son ampleur, et c’est ce qui fait l’originalité de sa pièce. La thèse est devenue sienne, et elle est tragique pour l’audace tranquille avec laquelle il en a lui-même souligné la signification. Et, en effet, dans le théâtre ancien ou moderne, dans le théâtre de Shakspeare comme dans celui de Corneille ou de Racine, quelle est la tragédie, vraiment digne de ce nom, qui ne pose pas un de ces problèmes que l’on croyait depuis longtemps résolus ? et, tout à coup, voici qu’on s’aperçoit que la solution généralement adoptée n’en avait pas prévu tous les cas.

Or, il peut y avoir des vaudevilles sans importance, et des mélodrames sans portée : le Mariage d’Olympe en est un, la Femme de Claude en est un autre. Il n’y a pas de véritable « comédie » sans thèse ; et on ne me citera pas une véritable tragédie qui ne pose la thèse sous la forme d’un cas de conscience. « Que peut-on faire ? Que doit-on faire ? Que faut-il faire ? » C’est ce que se demandent Oreste et Antigone, Hamlet et Chimène, Andromaque et Titus ; et c’est ce que nous nous demandons avec eux. La deuxième de ces questions : « Que doit-on faire ? » est la question tragique par excellence. Elle l’est à ce point que, de toute pièce où elle ne se pose pas, ni le prestige de l’histoire, ni l’horreur de la catastrophe, ni la beauté de la déclamation ne sauraient faire des tragédies. Le Roi s’amuse et Ruy Blas, en dépit d’Hugo, ne seront toujours que des « mélodrames. » En revanche, des pièces bourgeoises, telles que par exemple le Supplice d’une femme, ou la Julie de Feuillet, et généralement le théâtre de l’auteur de Monsieur de Camors, étaient en route vers la tragédie. Étonnerai-je beaucoup de gens, en disant qu’autant que de Dumas fils, c’est, littérairement, de Feuillet que procède M. Paul Hervieu ? Mais ce n’est pas aujourd’hui le temps d’insister sur cette comparaison.

Si maintenant l’observation de ces trois conditions suffit à distinguer, — et je crois qu’elle y suffit, — le « mélodrame » d’avec la « tragédie, » suffit-elle d’autre part à rendre possible une « tragédie moderne » et « contemporaine ? » L’auteur des Tenailles, de la Loi de l’homme, de la Course du flambeau, de l’Enigme l’a cru, et l’auteur du Dédale ne le croit pas d’une foi moins robuste. Nulle autre intention, plus apparente, n’est aussi marquée plus profondément dans son œuvre. Elle l’est dans le choix des sujets ; — où ce n’est pas seulement de la situation et de la fortune des personnages qu’il y va, mais de leur honneur et même de leur vie. Elle l’est dans le choix des moyens ; — auxquels ce qu’on a pu le plus souvent et le plus justement reprocher, c’est de courir à leur but avec une rigueur et une hâte mathématiques. Elle l’est dans la disposition de l’intrigue ; — où la probité de l’auteur n’a point ménagé d’occasions de rire à la frivolité des publics « bien parisiens. » Je ne dis rien du vaudeville classique, pour ainsi parler, celui de Labiche ou de Gondinet ; mais les Tenailles, la Loi de l’homme, l’Énigme, le Dédale, ont mis en déroute le vaudeville « sérieux, » celui de Dumas et d’Augier, de l’espèce de Denise ou des Fourchambault, mélange équivoque du mélodrame, de la comédie de mœurs, et de la satire sociale. On ne rit pas d’un œil en pleurant de l’autre, et ce n’est pas le moment à un auteur d’étaler son esprit, entre deux scènes qu’il destine à nous émouvoir. Elle se marque encore, l’intention tragique, dans la gravité de l’accent, dans la qualité du dialogue, dans le pessimisme de l’observation. Mais, avec tout cela, puisque M. Paul Hervieu lui-même les appelle toujours des « pièces, » la Loi de l’homme ou le Dédale, sont-ce enfin de vraies tragédies ? et s’il y manque encore quelque chose de ce qui leur en ferait universellement reconnaître le caractère, donnent-elles du moins l’idée qu’ « une » tragédie moderne, que « la » tragédie moderne soit possible, et prochaine ?

Nous n’hésitons pas à répondre affirmativement, et si la réalisation de cette forme dramatique nouvelle rencontre quelque obstacle, nous avons essayé de montrer que ce ne serait ni dans la tradition, ni même dans l’habitude que nous avons contractée de lier en quelque manière l’idée même de la tragédie à l’encadrement du décor historique. Ce qui l’entravera plutôt dans la liberté de son développement, — oserai-je me servir de ce mot savant et barbare ? — c’est la raréfaction de la matière tragique, à la suite, et comme conséquence, d’une évolution de nos idées morales.


Tous ces crimes d’État qu’on fait pour la couronne,
Le ciel nous en absout alors qu’il nous la donne.


C’est ainsi qu’on pensait, qu’on sentait au temps de Corneille. On n’en voulait guère à un prince des moyens qu’il avait pris pour se frayer un chemin au trône et — mieux encore, ou pis que cela ! — si les crimes des rois ne perdaient pas leur nom de crimes, on n’en parlait pourtant toujours qu’avec une sévérité... respectueuse et presque admirative. La sensualité féroce et sanguinaire d’un Henri VIII d’Angleterre ne le « disqualifiait » pas ; et, d’avoir les mains teintes du sang de ses femmes, cela ne l’empêchait pas d’être un « héros de tragédie. » C’est ainsi que le théâtre de Corneille est plein de criminels, de la force de sa Cléopâtre, en laquelle il ne peut se défendre d’admirer « quelque grandeur d’âme, » et, — dans l’histoire, — il n’a pas tort.

Mais je dis : « dans l’histoire, » et dans l’histoire seulement ! Nous n’admettrions pas aujourd’hui qu’une ambition, tendue vers la conquête du pouvoir actuel, y allât par de semblables moyens, par l’empoisonnement ou par l’assassinat. En d’autres termes encore : il y a pour nous des crimes, toute une catégorie de crimes, auxquels l’ambition, qui, dans l’histoire, les a souvent « justifiés » au regard des contemporains, ne saurait servir aujourd’hui d’excuse. Il y en a d’autres qu’un manteau royal ne saurait ni cacher ni couvrir de sa splendeur. Ceci ne revient-il pas à dire que tout un ordre de passions qui se satisfaisait autrefois d’une manière, ne va plus de nos jours à son assouvissement par les mêmes moyens ? De nos jours, les « tragédies » de l’ambition ne peuvent être situées que dans l’histoire ; et la réalité de la vie contemporaine ne saurait guère nous en donner que le « mélodrame » ou la « comédie. » Et, comme on en peut dire presque autant des « tragédies de la famille ; » comme il y a, — et heureusement ! — peu de fils parmi nous qui combinent de venger le meurtre de leur père par celui de leur mère, ce qui est la situation d’Oreste et d’Hamlet ; et comme nous ne supporterions pas, s’il y en avait, qu’on les représentât sur la scène en redingote ou en veston court, la tragédie moderne se trouve ainsi privée de ce qui faisait l’un des alimens de l’ancienne, et réduite aux tragédies de l’amour ou de la haine. Il y a peut-être aussi les tragédies de l’honneur ; et la race n’est pas tout à fait morte, — espérons-le du moins, — de ceux « à qui l’honneur est plus cher que le jour. »

On fera donc moins de tragédies « modernes » que l’on n’en a fait autrefois d’« historiques ; » mais on en pourra faire ; et déjà je ne crains pas de dire qu’il s’en faut de bien peu que la Course du flambeau, que l’Énigme, que le Dédale n’en méritent le nom. Il ne s’en faut, dans le Dédale, que de la qualité du dénouement, trop mélodramatique, si l’on le veut, mais surtout trop romantique, trop analogue au dénouement des premiers romans de George Sand : Indiana, Valentine ou Jacques. Deux choses surtout nous le gâtent, qui sont le décor et le corps à corps. Mais, dans l’Énigme, il ne s’en fallait que d’un peu plus d’ampleur dans le développement, et cette observation, si le lecteur ou le spectateur ne la trouvent pas injustifiée, nous mettra sur la trace d’une dernière distinction.

Il y a, dans l’histoire du théâtre, plusieurs sortes de tragique ; et, particulièrement, il y en a deux que l’on ne saurait trop souhaiter de voir unies ensemble, mais qui, dans la réalité, se sont moins souvent confondues qu’elles ne se sont opposées l’une à l’autre. On pourrait appeler l’une le « tragique de situations ; » et l’autre le « tragique de caractères. » Si le premier consiste dans la force des situations, et de situations que les héros de la tragédie ne se sont point faites à eux-mêmes, — comme dans le Cid de Corneille, et généralement, je crois que l’on peut dire comme dans le théâtre espagnol, — on voit sans doute qu’il confine encore au mélodrame. Il aspire à s’en dégager ; il n’en est pas encore entièrement affranchi ! C’est le cas de ces « tragédies » dont nous parlions tout à l’heure, qui ne se sont sauvées d’être traitées du nom fâcheux de « mélodrame » qu’en se déguisant à la grecque ou à la romaine, à la babylonienne, ou à la chinoise. On les reconnaît à ce signe que, si la situation qui en fait le fond ne s’était pas produite, il n’y aurait plus de pièce. Que resterait-il du Cid même, si Rodrigue n’était le meurtrier du père de Chimène, ou d’Horace, si le lien de famille ne joignait le mari de Sabine au fiancé de Camille ?

Mais si Phèdre n’aimait pas Hippolyte, elle en aimerait un autre, puisque son amour n’est en elle qu’un effet de la vengeance de Vénus, — entendez un effet de la fatalité passionnelle ; — et la même pièce en ressortirait, puisqu’elle est tout entière dans la personne de Phèdre. C’est ce que j’appelle le « tragique de caractère. » Il ne dépend pas tant de la rencontre ou de la circonstance que de la psychologie des personnages. Encore qu’ils n’en soient pas les maîtres, leur destin est cependant en eux, et ils le créent, pour ainsi dire, du fond de leur passion, à mesure qu’ils en subissent la loi. C’est le cas de Polyeucte et c’est le cas de Bérénice. Les situations où ils s’embarrassent, pour finir par y succomber, ne sont pas l’œuvre du hasard, ou de la fortune, mais uniquement de leur caractère. Quand ils seraient en toute sécurité du côté des choses au des autres hommes, ils seraient encore pour eux-mêmes, et eux-mêmes, par leurs qualités ou par leurs défauts, une perpétuelle menace. Et, au lieu que leur situation détermine enfin leur caractère, c’est leur caractère qui, d’une situation commune et ordinaire, leur fait une situation singulière, extraordinaire et tragique.

Il n’y avait guère que de ce tragique de situation » dans l’Énigme : il y en a peut-être encore plus que de « tragique de caractères » dans le Dédale.

M. Brisson, dans le Temps, a trouvé que Marianne de Pogis était une « nature exceptionnelle ; » M. Faguet, dans le Journal des Débats, l’a trouvée, lui, « moyenne » et quelconque : M. Faguet a raison ; mais M. Brisson n’a pas tort. C’est la situation qui est « exceptionnelle, » et dont le caractère d’exception se communique à Marianne, pour la rendre capable d’un acte qu’elle n’eût jamais cru d’elle-même. Mais, cependant, on ne saurait dire ce qui distingue Marianne un peu profondément d’une autre femme qu’aurait surprise l’imprévu de la même situation ; et son caractère, en ce sens, manque d’individualité. N’en pourrait-on pas dire autant de son premier mari, M. de Pogis, et du second, M. Le Breuil ? Je me suis laissé conter que, de son troisième ou de son quatrième acte, l’auteur du Dédale ne savait pas lui-même lequel il préférait. Son hésitation paternelle ne me surprendrait pas. Au troisième acte, c’est la situation qui domine les caractères. Au quatrième acte, c’est le caractère qui domine ou qui devrait dominer la situation.

En ne s’attachant qu’au tragique de caractère, M. Paul Hervieu, de ce quatrième acte, eût pu tirer une pièce entière. Il y a une première pièce dans les trois premiers actes : il y en a une seconde, il pouvait y en avoir une dans le quatrième. La situation de Marianne entre M. Le Breuil et M. de Pogis était, à elle seule, toute une tragédie. Car, au fond, que pense-t-elle d’elle-même, la malheureuse femme ? — et je ne veux pas dire, s’absout-elle ou se condamne-t-elle ? A la question ainsi posée, la réponse est très simple, et nous la connaissons ; — mais comment, par quelles raisons, à elle, s’explique-t-elle sa chute ? qu’y trouve-t-elle quand elle s’examine ? quelle surprise des sens ? quel ressouvenir du passé ? quels sentimens à l’égard de M. de Pogis ? Quelles raisons encore a-t-elle de faire à M. Le Breuil le tragique aveu que l’on sait ? est-ce un effet comme involontaire du dégoût qu’elle éprouve d’elle-même ? ou l’impossibilité de garder pour elle ce douloureux et honteux secret ? ou une manière de se délivrer du remords de sa faute en courant au-devant de l’expiation ? ou une hâte d’élever une infranchissable barrière entre elle et ce second mari ? Mais, si c’est peut-être à la fois tout cela ; si ce l’est même certainement ; si sa conscience est le lieu d’angoisse où tous ces sentimens tumultueux et confus se heurtent et, alternativement, se contrarient ou se confondent, l’analyse de ces sentimens et leur traduction scénique, ne serait-ce pas toute une tragédie, et une tragédie de « caractères ? » Il y aurait renversement des rapports ; la situation ne serait plus qu’un prétexte, une convention initiale nécessaire ; la crise d’âme ferait le principal intérêt de la pièce ; et c’est alors sans doute que, le dénouement du Dédale soulevât-il encore plus de critiques qu’il n’a soulevées, il ne viendrait plus à l’idée de personne de lui reprocher d’être « mélodramatique. » Si l’on peut constituer la « tragédie moderne » ce sera surtout par le moyen de ce « tragique de caractères. » Pour le réaliser, le dramaturge de l’Enigme et du Dédale n’aura qu’à se souvenir du romancier de l’Armature et de Peints par eux-mêmes.

Quant à l’utilité de ressusciter ou de restaurer dans notre littérature contemporaine une forme dramatique abolie, dont on n’aperçoit pas très bien la convenance avec nos mœurs, si quelque sceptique la mettait en doute, on pourrait aisément lui répondre.

Et d’abord, si le théâtre est quelque imitation ou représentation de la vie, les événemens tragiques ne sont pas plus rares, on veut dire ici moins fréquens, de nos jours qu’autrefois. L’art, en général, et l’art dramatique, en particulier, n’est-il qu’une forme du jeu ? C’est ce que prétendent quelques philosophes ; et on sait que de nombreux journalistes, sans compter la foule des « mondains, » s’accordent volontiers avec eux pour ne voir dans le théâtre qu’un « divertissement. » Mais encore y a-t-il « divertissement » et « divertissement ; » et n’est-il pas permis d’en rêver de plus nobles ou de moins vulgaires que le vaudeville ou l’opérette ? Il convient d’ajouter que, notre expérience à chacun étant toujours très courte, nous avons besoin de la vérifier, de la contrôler, de l’étendre, de la fortifier, de la rectifier au moyen de l’expérience des autres, et peut-être la littérature n’a-t-elle pas de fonction plus haute, ni plus « sociale » surtout, que d’être ainsi, d’un homme aux autres hommes, cette communication de l’expérience. À ce titre, en ce sens, la tragédie, comme genre littéraire, a sa raison d’être ou sa justification dans la réalité du drame de la vie commune ; et il serait assurément regrettable que, pour ne pas troubler la digestion de quelques épicuriens, ou ne pas s’exposer aux railleries de quelques dilettantes, on en vînt à exclure de la représentation de la vie tout ce qui fait qu’elle n’est pas un jeu. Il est bon de rappeler aux hommes « qu’on ne badine pas avec l’amour, » par exemple, ou généralement avec les passions ; et que, si les suites en sont quelquefois comiques, et quelquefois indifférentes ou inoffensives, elles en sont aussi quelquefois honteuses ou sanglantes. Vous en douteriez-vous, à voir les peintures ou plutôt les caricatures qu’on en donne sur nos théâtres ?

Nous sommes très fiers en France de ce que nous appelons la « continuité » de notre production dramatique, et, en effet, depuis deux cent cinquante ans, il semble que nos théâtres n’aient jamais chômé de « pièces « à représenter. Mais ces « pièces, » que valent-elles ? et si je prenais, au hasard, ou à peu près, la liste de celles qui, dans un temps donné, — de 1750 à 1800, par exemple, ou de 1800 à 1850, — ont vu les feux de la rampe, combien en nommerais-je qui survivent, qui se jouent encore sur nos scènes, ou seulement que l’on lise ? Dieu sait pourtant quels applaudissemens accueillirent, en leur nouveauté, quelques-unes d’entre elles ; et la réputation qu’elles valurent à leurs auteurs ; et même la louange que ne leur ménagea pas la critique ! Croirons-nous donc avec Dumas « qu’un homme sans aucune valeur comme penseur, comme moraliste, comme philosophe, comme écrivain, — c’est nous qui soulignons, — puisse être un homme de premier ordre comme auteur dramatique ? » Ce serait une explication ; et le théâtre de Scribe ou celui de Labiche, à cet égard, ne nous en donnerait pas le démenti. Mais ce qui est encore plus vrai, c’est que, l’industrie dramatique subordonnant nécessairement la question d’art à... d’autres, peu d’auteurs ont le courage de sacrifier le succès d’un jour à la réalisation d’un idéal littéraire. Ce courage, l’auteur du Dédale est au premier rang de ceux qui l’ont parmi nous ; il le doit à la préoccupation d’art dont son œuvre est l’éloquent, décisif et un peu hautain témoignage ; et quand cette préoccupation d’art l’incite à faire revivre, de toutes les formes dramatiques, celle qui peut-être a le plus honoré le théâtre français, voilà pourquoi nous souhaitons ardemment qu’il y réussisse, et qu’il nous rende, avec les moyens d’aujourd’hui, la tragédie d’autrefois. L’objet de cet article n’était que de montrer qu’un semblable dessein n’a rien de chimérique ; et que déjà l’auteur des Tenailles, de la Loi de l’homme, de la Course du flambeau, de l’Énigme, et du Dédale, peut se flatter, sans présomption, de l’avoir en quatre pas plus d’à moitié réalisé.


FERDINAND BRUNETIERE.