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Mémoires historiques/Appendice 8

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Volume V Appendice II
Le voyage au pays de Si - wang - mou
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Volume V Appendice II

Le voyage au pays de Si - wang - mou.


p.480 Dans un mémoire récent intitulé « Mu wang und die Königin von Saba » (Mitteilungen des Seminars für Orientalische Sprachen zu Berlin, Jahrgang VII, 1904), M. A. Forke a cherché à démontrer l’identité de Si-wang-mou et de la reine de Saba ; sans entreprendre une réfutation de cette théorie, je voudrais préciser en quelques mots ma propre opinion, puisque M. Forke me reproche, à la fin de son article (p. 172), d’avoir soutenu que la visite à Si-wang-mou était une tradition d’origine étrangère qui fut rattachée artificiellement à l’histoire de Chine par l’introduction du roi Mou primitivement absent de cette légende (101).


Considérons d’abord le nom de Si-wang-mou que je tiens pour être à l’origine le nom d’une tribu barbare de l’Ouest. Dans le Tchou chou ki nien, il est dit que, « la neuvième année de l’empereur Choen, Si-wang-mou vint rendre hommage »

De même, on lit dans les Rites de Tai l’aîné (Ta Tai li, § 76, chao-kien) que, au temps de l’empereur Choen, « Si-wang-mou vint offrir son tube de jade blanc (au moyen duquel on observait les émanations). »

L’empereur Choen est un personnage mythique de la très haute antiquité : les chronologies traditionnelles le font vivre un millier d’années environ avant le roi Mou ; par conséquent, si on trouve p.481 mentionné le nom de Si-wang-mou à la fois à l’époque de Choen et à celle du roi Mou, les textes qui, comme les Annales écrites sur bambou, contiennent cette double mention supposent implicitement que Si-wang-mou est, non une personne, mais un peuple, ou un prince désigné par le nom de son peuple. C’est déjà la remarque qu’avait faite le critique chinois Hou Yng-lin (fin du XVIe siècle) qui dit (102) : « Si-wang-mou figure déjà ici (sous le règne de Choen) ; ce n’est (donc) pas pour la première fois (que ce nom apparaît) au temps du roi Mou, de la dynastie Tcheou. A mon avis, ce nom doit désigner un prince d’un royaume étranger ». Cette hypothèse se trouve d’ailleurs confirmée par le passage suivant du Eul ya (§ 9, che ti) : « Le Kou-tchou (au nord), le Pei-hou (au sud), le Si-wang-mou (à l’ouest) et le Je-Hia (103) (à l’est) sont ce qu’on appelle les quatre régions extrêmes ».

Le Mou t’ien tse tchoan qui, de même que les Annales écrites sur bambou fut trouvé dans la tombe de Ki, et qui est donc un texte certainement antérieur à l’année 299 av. J.-C., est un journal de route où sont consignées les lointaines pérégrinations au cours desquelles le Fils du Ciel Mou visita le pays de Si-wang-mou ; il peut donc nous servir à déterminer la position de ce pays. A l’examiner de près, cette relation traite de deux voyages successifs ; le premier, qui dure 643 jours, nous ramène en fin de compte dans le Tcheou ancestral (104), nom par lequel on désignait la ville de Kao (auj. s.-p. de Tch’ang-ngan, faisant partie de la ville préfectorale de Si-ngan fou) ; quatre jours plus tard, le Fils du Ciel quitte cette localité pour une nouvelle tournée qui dure 634 jours, et qui se termine à Nan-Tcheng, à quelque p.482 distance au nord de la préfecture secondaire actuelle de Hoa. Entre la ville de Hao et celle de Nan-Tcheng, la distance n’est guère que de 160 li ; on voit donc que ces deux voyages aboutissent tous deux au même territoire qui devait être celui où le Fils du Ciel Mou avait sa résidence habituelle. Nous ne nous occuperons ici que du premier voyage qui seul nous intéresse pour la localisation du royaume de Si-wang-mou. On peut suivre l’itinéraire au-delà de la grande boucle du Hoang-ho jusqu’à la rivière Noire qui paraît être la rivière de Cha-tcheou (105) ; trente-huit jours plus tard, les voyageurs arrivent au royaume de Si-wang-mou ; comme l’a bien montré Terrien de Lacouperie dans une des études les plus pondérées et les plus précises qu’il ait jamais écrites (106), ce royaume paraît, d’après les indications même du Mou t’ien tse tchoan, avoir été situé dans la région qui s’étend entre Karachar et Koutcha.

D’après 1e Mou t’ien tse tchoan, l’aller et le retour durèrent en tout 643 jours. D’après les Annales au contraire, le roi Mou serait allé dans le pays de Si-wang-mou en la dix-septième année de son règne, et le chef de Si-wang-mou lui aurait rendu sa visite dans le courant de la même année. Il est vraisemblable que le Mou t’ien tse tchoan est ici plus digne de créance que les Annales, mais le témoignage de ce dernier ouvrage prouve du moins que le pays de Si-wang-mou ne passait pas pour être situé à la formidable distance que suppose M. Forke en le plaçant dans l’Arabie Heureuse et en Éthiopie. Si le voyage tel que le relate le Mou t’ien tse tchoan dura fort longtemps, c’est parce que le prince s’arrêta souvent dans sa tournée pour recevoir des chefs locaux porteurs de tribut, pour leur offrir des banquets, pour chasser et pour faire des sacrifices.

Il est à remarquer que, tant dans le Mou t’ien tse tchoan que dans les Annales, rien ne peut faire supposer que Si-wang-mou soit une femme (107). Cependant les caractères mêmes dont on s’était p.483 servi pour transcrire ce nom étranger donnèrent bientôt lieu à une étymologie populaire qui fut l’origine de toutes les légendes relatives à la « Mère reine d’Occident ». Le même phénomène s’est passé à une époque beaucoup plus récente pour le royaume laotien de Pa-po-si-fou [a][b][c][d] (Xieng-hong et Xieng-mai) qui, dans l’imagination du vulgaire, est devenu le royaume des « huit cents épouses », alors que selon toute vraisemblance les caractères [a][b] sont la transcription d’un mot indigène signifiant « homme » (108). Cette transformation du personnage de Si-wang-mou paraît s’être produite antérieurement à Se ma Ts’ien, car dans une composition littéraire de Se-ma Siang-jou (d. 117 av. J.-C.), Si-wang-mou est représentée comme une immortelle dont la tête toute blanche est surmontée d’une aigrette, parure féminine (109).

Si le Mou t’ien tse tchoan nous semble être la relation d’un voyage qui eut effectivement lieu et qui eut pour aboutissement la région de Karachar et de Koutcha, faut-il admettre que le héros de ce voyage fut le roi Mou ? Je ne le crois pas, et voici pourquoi : dans les Annales principales des Tcheou, lorsque Se-ma Ts’ien parle du p.484 roi Mou (tome I, p. 250-265), il ne mentionne pas le fameux voyage et se borne à rappeler en quelques mots (p. 259) une expédition assez malheureuse que le roi Mou fit contre les K’iuen-Jong ; d’autre part, il traite au contraire assez longuement de ce voyage dans les chapitres consacrés aux royaumes de Ts’in (tome II, p. 5-9) et de Tchao (tome V, p. 8-10). Je crois pouvoir en conclure que Se-ma Ts’ien, qui est un compilateur fort attentif à ne pas altérer ses sources, n’a pas relevé d’allusion au voyage du roi Mou dans les textes provenant du pays des Tcheou, tandis qu’il a trouvé la tradition de ce voyage très vivace dans les pays de Ts’in et de Tchao ; il nous indique ainsi où nous devons chercher l’origine de ce récit.

Les princes de Ts’in occupèrent, dès le VIIIe siècle avant notre ère, le Chàn-si actuel ; les princes de Tchao, dont la fortune fut plus tardive, dominèrent à partir du Ve siècle avant notre ère, dans le centre et le nord de la province actuelle de Chan-si. Ces deux familles, dont les territoires étaient contigus, étaient issues, comme l’indique Se-ma Ts’ien (110), du même ancêtre. Elles se trouvaient placées dans une position intermédiaire entre les États proprement chinois au Sud et à l’Est, et les peuplades nomades, de race vraisemblablement turque, au Nord et à l’Ouest. Auquel de ces deux groupes ethniques se rattachaient-elles ? Sans doute elles avaient subi profondément l’influence chinoise qui devait finir par les transformer d’une manière radicale ; mais un certain nombre de faits donnent à penser qu’elles étaient sorties de cet immense océan des tribus turques dont le flux et le reflux incessants ont, au cours des siècles, tantôt recouvert, tantôt abandonné la Chine septentrionale (111). Voici quelques-uns de ces faits : les princes de Ts’in jusque vers le milieu du IVe siècle avant notre ère, n’étaient pas considérés comme faisant partie des Royaumes du milieu ; on les traitait comme des barbares (112). De même, en 307 av. J.-C., le roi Ou-ling, de Tchao, adopta formellement les vêtements et les coutumes des peuples guerriers du Nord, mesure que l’historien présente comme inspirée par des raisons politiques, mais qui n’était p.485 vraisemblablement qu’un retour aux anciennes mœurs (113). C’est dans le pays de Ts’in qu’apparaît pour la première fois en 678 av. J.-C., la détestable pratique d’enterrer avec un prince défunt ses plus fidèles serviteurs (114) ; cette coutume est signalée chez les Hiong-nou (Mém. hist., chap. CX, p. 5 r°), et nous savons par Hérodote (IV, 71) que c’était là aussi un usage des Scythes. Dans le pays de Tchao, on voit un prince faire du crâne de son ennemi mort une coupe à boire ; nous retrouvons encore la même particularité chez les Hiong-nou qui sont de race turque (115). Tous ces indices concourent à montrer que les pays de Ts’in et de Tchao, voisins et parents l’un de l’autre, appartenaient à la grande famille des peuplades turques.

Si maintenant nous considérons la tradition relative au voyage du roi Mou, nous y remarquons le rôle important joué par des coursiers merveilleux qui, au nombre tantôt de quatre, tantôt de huit, sont cités par leurs noms. Or ces noms ne signifient rien en chinois ; ils sont orthographiés d’une manière différente dans Se-ma Ts’ien et dans le Mou t’ien tse tchoan (116) : ils ont tout l’aspect de mots étrangers transcrits en caractères chinois. D’autre part, le fait même que ces coursiers sont associés aux exploits du voyageur, nous rappelle invinciblement cette fameuse inscription turque de Kul tegin (732 ap. J-C.) dans laquelle on ne manque pas de signaler pour chaque bataille le nom et les hauts faits du cheval que montait le héros. Ainsi, une tradition qu’on trouve dans des régions où l’élément ethnique turc devait prédominer, porte en elle-même une singularité qui révèle une origine turque, n’est-ce pas là la preuve qu’elle n’a pas pris naissance chez les Chinois ?

Pourquoi cette tradition non chinoise a-t-elle été incorporée à l’histoire de Chine par l’introduction du roi Mou qui ne devait point y figurer primitivement ? A cette question on peut d’abord faire une réponse générale : l’histoire ancienne de la Chine ne devient intelligible que si l’on comprend qu’elle s’est constituée précisément en s’assimilant des traditions locales dont plusieurs sont étrangères à p.486 l’esprit chinois : comment se fait-il, par exemple, que l’empereur Ya, fondateur de la dynastie Hia, soit représenté comme ayant réuni les seigneurs et comme étant mort sur le mont Koei-ki (117) qui est à Chao-hing fou dans le Tche-kiang, c’est-à-dire fort loin de la région dans laquelle a été cantonné le peuple chinois pendant toute la haute antiquité ? A mon sens, la seule réponse à faire est celle-ci : lorsque les Chinois entrèrent en contact avec les peuples apparentés aux Annamites de nos jours qui occupaient alors toutes les côtes du sud de la Chine, ils rencontrèrent chez eux des traditions relatives à un grand souverain qui aurait assemblé autour de lui plusieurs princes vassaux et qui serait mort sur le mont Koei-ki ; cette légende pouvait présenter quelques traits de ressemblance avec celle de l’empereur Yu ; c’est pourquoi les Chinois assimilèrent l’un à l’autre les deux personnages et, inconsciemment, accordèrent la naturalisation chinoise à un héros du pays de Yue. Jules César n’en fit-il pas autant lorsque, pénétrant en Gaule il baptisait des noms de Mercure, Apollon, Mars, Jupiter, Minerve les divinités indigènes (118) ? De même, l’histoire de Chine fait régner, plus de mille ans avant notre ère, le vicomte de Ki dans le Tch’ao-sien coréen, tandis que le nom du Tch’ao-sien n’apparaît réellement pour la première fois que sous le règne de Ts’in Che-hoang-ti à la fin du IIIe siècle avant notre ère (119) ; l’anomalie s’explique si l’on admet que les Chinois trouvèrent à leur arrivée en Corée une tradition relative à un prince sage qui avait promulgué un code admirable en huit articles (120) ; ils s’empressèrent d’identifier ce législateur coréen avec le vicomte de Ki auquel on attribue la composition des neuf sections du traité de philosophie politique appelé le Hong fan ; c’est ainsi que le vicomte de Ki émigra en Corée, quand bien même tout le reste de sa biographie y contredit (121).


p.487 Pour le voyage du roi Mou le cas est le même : c’est une tradition des peuples turcs de Ts’in et de Tchao que les Chinois ont faite leur en la rattachant au nom du roi Mou que son expédition chez les K’iuen-Jong prédestinait au rôle de grand voyageur.

Il semble d’ailleurs que, lorsqu’il s’agit de ce dernier phénomène de transposition, on puisse aller plus loin et conjecturer avec assez de probabilité quel est le protagoniste réel auquel on a substitué le roi Mou. En effet, nous n’avons pas affaire ici à une anecdote plus ou moins vague, recueillie de la bouche d’un peuple étranger ; nous nous trouvons en présence, dans le Mou t’ien tse tchoan, d’une relation de voyage fort précise rédigée en chinois, ce qui n’est point pour nous surprendre, car le chinois devait être la langue écrite officielle dans les pays turcs de Ts’in et de Tchao, comme il l’est encore aujourd’hui en Corée. Or un texte écrit ne se laisse pas aussi facilement déformer qu’une tradition orale et, pour que le Mou t’ien tse tchoan ait pu être rattaché ultérieurement au nom du roi Mou, de la dynastie Tcheou, il faut que quelque coïncidence l’y ait prédisposé. Cette coïncidence ne serait-elle pas toute trouvée si nous admettons que le vrai héros du Mou t’ien tse tchoan est, non le roi Mou, de la dynastie Tcheou, mais son homonyme, le duc Mou, de Ts’in, qui régna de 659 à 621 av. J.-C. ? Se-ma Ts’ien nous apprend en effet que, en 623 av. J.-C., le duc Mou battit le roi des barbares de l’Ouest (122) : il s’annexa douze royaumes et s’ouvrit un territoire de mille li ; il devint alors le chef suprême de tous les barbares de l’Ouest. Le Mou t’ien tse tchoan pourrait fort bien être le récit de la tournée triomphale que fit le duc Mou dans ses nouvelles possessions occidentales pour recevoir solennellement l’hommage des chefs soumis : ce récit dut être écrit au jour le jour, mais ne put être terminé que lorsque le duc Mou fut définitivement rentré dans son pays ; or il semble que la mort du duc Mou, survenue en 621, ait eu lieu immédiatement après ce retour ; c’est ce qui explique pourquoi, dans le titre de la relation, le prince figure avec son nom posthume « Mou ». En conclusion donc, la rédaction du Mou t’ien tse tchoan dut être achevée en 621 av. J.-C. ou fort peu après. Cette date est bien plus vraisemblable que la date, de trois ou quatre siècles plus ancienne, qu’il faut admettre si on rapporte la composition du Mou t’ien tse tchoan au règne du roi Mou, de la dynastie Tcheou ; en effet, vers l’an 1000 avant notre ère, la p.488 littérature chinoise était encore trop en enfance pour produire un monument aussi nettement scientifique.

L’objection qu’on fera à cette théorie est que le héros du Mou t’ien tse tchoan est constamment appelé « le fils du Ciel », épithète qui, en droit, ne peut convenir qu’à un roi de la dynastie Tcheou. Mais je me demande si nous ne découvrons pas ici la raison même qui fit plus tard substituer le roi Mou au duc Mou : il est fort possible en effet que le duc Mou, parvenu au faîte de sa puissance, se soit arrogé le titre de fils du Ciel ; après quelques générations écoulées, on oublia que le fils du Ciel Mou était le duc Mou et on supposa tout naturellement que ce Fils du Ciel ne pouvait être que le roi Mou. Au fond, la question qui se pose en ce moment est tout à fait semblable à celle qui a été si souvent agitée à propos des fameux Tambours de pierre de la dynastie des Tcheou ; il me paraît infiniment probable que ces inscriptions ont été gravées par un roi de Ts’in postérieur au roi Hoei-wen (337-311 av. J.-C.) ; mais la plupart des épigraphistes chinois les attribuent au contraire, qui au roi Siuen (827-782 av. J.-C.), qui au roi Tch’eng (vers 1100 av. J.-C.), sous le prétexte que les épithètes de « Fils du Ciel » et de « roi par hérédité », qui figurent dans ces inscriptions, ne peuvent s’appliquer qu’à un roi de la dynastie Tcheou. En réalité, ces arguments légitimistes, qui aboutissent à assigner tant au Mou t’ien tse tchoan qu’aux Tambours de pierre une antiquité inadmissible, ne sauraient prévaloir contre la vraisemblance historique qui nous fait placer la composition du Mou t’ien tse tchoan vers 621 av. J.-C., et celle des Tambours de pierre aux environs de l’an 300 av. J.-C., les rapportant ainsi à des époques où leur apparition est toute naturelle. Il suffit en somme de supposer que les puissants princes de Ts’in ont assumé le titre de Fils du Ciel pour que rien ne subsiste des raisonnements sur lesquels se fondent les érudits chinois pour prouver que seuls les rois de la dynastie Tcheou ont pu inspirer l’auteur de la relation de voyage et celui des inscriptions.

En résumé, à la thèse de M. Forke qui voit dans les traditions relatives aux pérégrinations du roi Mou le souvenir d’un voyage que ce souverain aurait effectué au Xe siècle avant notre ère pour aller visiter en Arabie la reine de Saba, j’oppose la thèse suivante : vers 623 av. J.-C., le puissant chef de race turque qui régnait dans le Chàn-si actuel réussit à imposer sa domination sur le Kan-sou et sur p.489 le Turkestan oriental ; il fit alors, pour recevoir l’hommage de ses nouveaux sujets, une tournée triomphale qui le mena jusque dans la région de Koutcha ; son char était tiré par des coursiers excellents qui, suivant la coutume turque, sont associés par le narrateur aux exploits du héros ; les noms de ces coursiers trahissent d’ailleurs une origine non chinoise ; le cocher chargé de conduire le merveilleux attelage était un parent du duc Mou et fut lui-même l’ancêtre des princes turcs du pays de Tchao. Peu après son retour, le duc mourut en 621 av. J.-C. ; c’est alors qu’on acheva de rédiger, en chinois, langue écrite officielle du pays de Ts’in, le récit intitulé Mou t’ien tse tchoan, la plus ancienne de toutes les relations de voyage qu’il y ait en Chine. Dans cet opuscule, le duc Mou est désigné par le titre de Fils du Ciel qu’il s’était sans doute arrogé. C’est ce qui explique pourquoi, lorsque les Chinois incorporèrent ce récit dans leur propre histoire, ils n’eurent aucune peine à substituer au duc Mou, son homonyme le roi Mou qui avait vécu trois ou quatre siècles plus tôt et qui, lui, avait de droit le titre de Fils du Ciel. Cependant le roi Mou n’est ici qu’un intrus : en effet, 1° les documents historiques appartenant en propre à la maison des Tcheou et utilisés par Se-ma Ts’ien dans les Annales principales des Tcheou, ignorent totalement le voyage du roi Mou ; 2° la tradition relative à ce voyage est localisée dans les pays de Ts’in et de Tchao et porte d’ailleurs en elle-même l’empreinte de la race turque qui habitait ces régions ; 3° étant donné ce que nous savons de l’évolution de la littérature chinoise, il est absolument invraisemblable qu’un récit de voyage tel que le Mou t’ien tse tchoan ait pu être rédigé dès le Xe siècle avant notre ère. Telles sont les principales raisons pour lesquelles nous déclarons que le roi Mou n’a rien à faire ici, tandis que le duc Mou satisfait au contraire à toutes les conditions du problème et doit donc être considéré comme le véritable héros du voyage.

Notes

(101. ) Le passage visé par M. Forke se trouve à la fin de la note de la p. 6 dans le tome II de ma traduction de Se-ma-Ts’ien.

(102. ) Cité par Tch’en Fong-heng dans son édition du Tchou chou ki nien (9e année de Choen).

(103. ) Les commentateurs expliquent ce nom de Je-Hia en disant qu’il désigne le pays qui est sous le soleil au moment où il se lève.

(104. ) Cf. tome IV, n. 33.119.

(105. ) Le Tang ho. Cf. tome I, n. 02.193.

(106. ) Voyez Western origin of the early Chinese civilisation, Chap. VIII, p. 361-275 : « The Si Wang mu and Muh Wang’s Expedition to Turkestan in 986 B. C. ».

(107. ) M. Forke (p. 165, n. 2) a contesté cette assertion en se fondant sur une variante d’une des poésies du Mou t’ien tse tchoan citées dans le commentaire du Chan hai king ; M. Forke attribue à tort ces citations à Pi Yuan (1729-1797) ; elles proviennent en réalité du commentaire de Kouo P’o (276-324) qui, écrivant une quarantaine d’années après la découverte du Mou t’ien tse tchoan, ne peut être considéré comme nous apportant le dernier verdict de la philologie chinoise sur le texte du Mou t’ien tse tchoan ; Kouo P’o est un écrivain taoïste qui, comme tous les auteurs appartenant à la même école, prend d’assez grandes libertés avec les documents historiques ; il n’y a d’ailleurs rien de surprenant à ce qu’il ait considéré Si-wang-mou comme une femme puisque, au IVe siècle de notre ère, la légende taoïste de la déesse Si-wang-mou était déjà toute constituée. Je serais d’ailleurs disposé à aller plus loin, et, s’il est une partie du Mou t’ien tse tchoan dont l’authenticité me semble suspecte, ce sont précisément les poésies échangées entre le roi Mou et le personnage appelé Si-wang-mou, car elles rompent la suite du récit et en changent le ton ; elles m’ont tout l’air d’une interpolation.

(108. ) Cf. Devéria, La frontière sino-annamite, p. 157, n. 1.

(109. ) Cf. Se-ma Ts’ien, chap. CXVII, p. 16 r°. Le mot [], dit le commentateur Yen Che-kou, désigne un ornement de tête que portent les femmes.

(110. ) Cf. t. V, p. 7 ; « Les aïeux de la famille Tchao se rattachent au même ancêtre que les Ts’in ».

(111. ) C’était déjà l’avis de Legge (C. C., vol. IV, proleg., p. 141) : « in my mind there is no doubt that the people of Ts’in was made up mainly of those barbarous tribes ».

(112. ) Cf. t. II, p. 62, lignes 3-6.

(113. ) Cf. t. V, p. 70-84.

(114. ) Cf. tome II, n. 05.172.  ; n. 05.240 ; n. 05.301. Il est certain que cette pratique a fini par être suivie par les Chinois eux-mêmes ; mais ce n’est pas une raison pour dire, comme le fait M. De Groot (Religious System of China, vol. II, p. 723. -724. ), qu’elle est d’origine chinoise. Biot avait déjà soutenu qu’elle était d’origine tartare ; cf. C. C., vol. IV, proleg., p. 141-142.

(115. ) Cf. t. V, n. 43.232. .

(116. ) Cf. t. II, p. 5, ligne 8 et n. 3 ; t. V, p. 9, ligne 9.

(117. ) Cf. t. I, p. 162, dernière ligne, et p. 171, lignes 8-12 ; tome V, p. 312-314, et n. 47.189. , à la fin.

(118. ) De bello gallico, VI, 17.

(119. ) Cf. t. II, p. 135, lignes 6-7.

(120. ) cf. Heou Han-chou, chap. CXV, p. 4 v°.

(121. ) On remarquera avec quelle gaucherie Se-ma Ts’ien introduit la mention du Tch’ao-sien dans le chapitre où il parle du vicomte de Ki (t. IV, p. 230, lignes 17-18). Cette mention se trouve placée entre l’exposé des règles du Hong-fan et le récit d’une visite du vicomte de Ki à l’ancienne capitale des Yn.

(122. ) Cf. t. II, p. 44-45.


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