Mademoiselle La Quintinie/10

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X.


LUCIE À M. MOREALI, À CHAMBÉRY.


Turdy, le 9 juin.

La voici, cette grande confidence ! Soyez assuré qu’elle est aussi nette et aussi sincère qu’une confession. on.

Je ne vous ai écrit qu’une fois cette année, et ma lettre était plus courte que les autres. Je n’arrangerai rien, j’avouerai le fait. Je n’ai pas senti le besoin de vous écrire davantage, et, comme c’est toujours moi qui ai besoin de vous, comme vous ne pouvez jamais avoir besoin de moi, je me suis crue dispensée de vous importuner de ces écritures sans but et sans portée qui servent à tuer le temps dans les relations des gens du monde.

Depuis un an, mes idées se sont modifiées. Je croyais que cela ne durerait pas, j’attendais pour vous le dire que je fusse sortie de cette épreuve ; mais ce n’était pas une épreuve, c’était une vue nouvelle : sa clarté et sa durée m’ont donné le droit d’y croire.

Il y a un an, mon grand-père était à Lyon ; j’étais à Chambéry, auprès de ma tante. Je voyais beaucoup les communautés instituées pour l’éducation chrétienne des jeunes filles. J’aime les enfants, vous le savez, et, quand j’ai aspiré si longtemps et si fortement à l’état religieux, c’est toujours sous la forme d’institutrice et de mère adoptive de l’enfance que ce noble état m’apparaissait. Vous m’aviez conseillé de fréquenter ces établissements, afin d’y prendre de plus en plus le goût des devoirs auxquels ils sont consacrés. Eh bien, c’est là précisément que j’ai perdu le goût de cette maternité banale qui n’est pas celle que Dieu inspire directement à la femme. D’abord ces établissements ne peuvent se soutenir qu’à l’aide de spéculations et de calculs dont le côté matériel me répugne, et puis ils sont bien plus institués par l’esprit de parti du dehors que par l’esprit de charité du dedans. L’hostilité déclarée, ardente, sans cesse en mouvement de cette lutte contre le siècle a quelque chose qui m’effraye et me consterne. J’ai craint de me tromper, j’ai obtenu de mes parents la permission de voyager avec des dames missionnaires en tournée ; j’ai fait avec elles plusieurs voyages, j’ai visité une grande partie du centre et du midi de la France. Eh bien, j’ai vu des intrigues véritables pour faire tomber les établissements séculiers, pour tuer toute concurrence, pour accaparer et monopoliser le bénéfice d’un commerce, car cela est devenu un commerce la plupart du temps. L’état religieux est devenu généralement lui-même un métier pour vivre, et l’esprit de corps n’est qu’un esprit d’égoïsme un peu moins étroit, mais beaucoup plus âpre que l’égoïsme individuel.

Ne vous récriez pas, mon ami : je ne sais comment les choses se passent ailleurs ; mais aujourd’hui, en France, je les ai vues telles qu’elles sont, et elles ne sont point à la gloire de Dieu. J’ai voulu savoir si c’était seulement la corruption de l’idéal dans certaines communautés. J’ai été mise dans la confidence de l’esprit de l’ordre, et j’ai vu un esprit de lucre et de domination poussé et soutenu par un esprit de conspiration, je ne dirai pas contre tel ou tel gouvernement, mais contre toute espèce d’institutions ayant la liberté pour base. Je suis à peu près sûre aujourd’hui qu’il en est ainsi dans la plupart des établissements religieux des deux sexes, et que cette population de serviteurs de Dieu, en prenant une extension subite et en disposant de ressources considérables, s’est donnée à l’esprit mercantile et positif du siècle. Non, Dieu n’est plus là, et cela devait arriver. L’état de renoncement est un état sublime qui doit rester exceptionnel, pauvre, et pour ainsi dire caché. Du moment qu’il s’affiche, qu’il tourne au prosélytisme calculé et intéressé, du moment qu’il se recrute avec aussi peu de choix et de scrupule que s’il ne s’agissait pas de servir d’exemple, du moment qu’il se répand dans toutes les affaires de ce monde et qu’il se mêle à tous les courants vulgaires de ses intrigues puériles, il n’est plus le premier, mais le dernier des états, car il trafique des choses les plus sacrées, la foi et le renoncement.

Je me suis donc éloignée de ces projets, navrée d’abord, et puis peu à peu rassurée dans ma foi, car rien ne prouve contre Dieu, et les faux prophètes n’ont point ébranlé l’arche sainte de la vraie croyance ; mais j’ai souffert pour me remettre sur mes pieds. Il y avait eu pour moi quelque chose de si doux à me sentir vivre dans une atmosphère de vaste fraternité religieuse avec la foule grossissante des fidèles ! L’association des idées, des sentiments et des actes, c’est vraiment l’idéal social et divin ! J’étais fière alors d’appartenir à l’Église romaine, à ce catholicisme dont le nom signifie doctrine universelle. Je voyais se réaliser le rêve de ma foi, l’esprit de Dieu se répandre dans les masses, les aumônes se formuler en millions, les monastères se relever sur tous les points de la France, les poétiques chartreuses se rebâtir avec leurs propres ruines dans les sites sauvages, les paysans se prosterner naïvement devant les chapelles pittoresques et les croix bénites, les églises se remplir d’une foule avide de la parole de Dieu, comme aux plus beaux temps de la foi ; je voyais enfin cette grande chose s’opérer : l’union dans la force de l’amour ! Et ces belles sociétés de secours, cette fraternité puissante, cet appui que le faible était toujours sûr de trouver en invoquant le nom du Christ, ce sentiment de confiance qui me poussait dans la vie avec la certitude de pouvoir faire le bien en donnant tout, ma fortune, mon temps, mon intelligence et ma vie, à une Église vraiment évangélique, oh ! oui, tout cela était bien beau, et je respirais à pleine poitrine dans mon idéal ! J’étais jeune, j’étais gaie ; tout me souriait dans le présent et dans l’avenir. Il n’y avait aucune ombre en moi, aucun écueil possible dans ma vie. Le ciel était pur sur ma tête, le monde était lancé irrésistiblement sur la pente du vrai. Tous mes semblables allaient être heureux et bons. Plus de détresse, plus d’isolement pour ma pensée ! L’Évangile était debout, et l’humanité chrétienne était une immense chaîne de mains amies, enlacées les unes aux autres pour s’aider et s’entraîner dans la voie du beau et du bien !

Rêve d’enfant que j’ai bien-pleuré ! Les temps que je croyais venus sont loin encore ! Il n’a manqué qu’une chose à ce grand élan religieux du siècle, la sincérité ! Elle n’y est point ; par conséquent, ni foi, ni charité réelle, ni espérance rassurante dans ce prétendu réveil divin. Le bien s’y fait mal, avec partialité, avec calcul. On y vend l’aumône, puisqu’on y achète la prière. On y spécule de l’aisance des familles et de la sécurité des existences. On y chante les louanges de Dieu sans penser à Dieu. On s’y permet beaucoup de ce que l’on défend aux autres, et le mal lui-même y a quelquefois des sanctuaires de refuge et des licences impunies comme au moyen âge. Ne dites pas que je me trompe, que j’ai mal vu, mal compris, que je subis de funestes influences. Je n’en ai subi aucune, je n’ai jamais laissé discuter ma foi, même par mon grand-père, qui est mon meilleur ami ; je ne suis pas un esprit faible, et je ne m’abandonne pas à l’impression d’un fait isolé. Je n’en signale aucun en particulier, et ce n’est pas le pays que j’habite qui m’a fourni des sujets saillants d’observations ; c’est un ensemble de choses qu’on m’a laissé connaître et apprécier, comptant me rallier à l’œuvre générale. Je ne me suis pas livrée à cet examen attentif et clairvoyant des personnes et des choses par curiosité frivole et avec l’arrière-pensée d’y trouver le prétexte d’une défection. Oh ! non, Dieu m’en est témoin ! mon parti était pris, j’avais accepté d’avance toutes les luttes, et j’allais même jusqu’à la cruauté envers la famille pour réaliser le vœu de mon cœur. Je voulais être religieuse et je ne voulais que choisir l’ordre où je me sentirais plus utile à la religion. Qu’ai-je trouvé ? Rien qui parle à ma foi, si ce n’est ce pauvre couvent de carmélites où je vais encore quelquefois et où je n’irai plus, parce que j’y ai reconnu, à mon dernier examen, un esprit étroit et sombre, un ascétisme sans chaleur, un sauvage mépris de l’humanité, une protestation sincère, mais sauvage et stupide, contre la civilisation et contre l’avenir de la société[1].

Ceci n’est pas ce que vous m’avez enseigné, mon ami ! Vous m’avez montré le vaste et riant horizon de la foi sous les couleurs de mon rêve. Ce rêve s’est évanoui. J’ai dû alors rentrer en moi-même et me demander au service de quelle cause sainte et féconde mon cœur toujours croyant et mon esprit toujours logique allaient maintenant se dévouer.

Jusqu’ici, ma vie n’a pas été celle de tout le monde. Il m’a manqué d’avoir une mère, j’ai à peine connu la mienne, et ma grand’tante ne pouvait pas la remplacer ; il y avait trop de distance d’âge entre nous. Mon père a toujours vécu loin de moi, mon enfance s’est donc écoulée dans le monde antique et suranné de Chambéry ou dans l’austère solitude de ce vieux manoir, en tête-à-tête avec un vieillard excellent et charmant, mais tout d’une pièce dans ses idées et fort peu disposé à régler et à développer mes premières aspirations. Point de sœurs, point de compagnes de mon âge ; à Turdy, point de religion ; à Chambéry, beaucoup de pratiques religieuses, aucune dévotion intérieure et sentie. Hélas ! faut-il reconnaître que parmi tant de manières de croire qui se partagent la religion de notre temps, cette dévotion inoffensive et tolérante est encore une des moins mauvaises ?

Quoi qu’il en soit, j’étais sans religion aucune quand ma tante me fit envoyer à ce couvent de Paris où j’ai eu le bonheur de vous connaître. Vous vous souvenez de cette enfant sauvage qui chantait d’une voix de clairon à la tribune de l’orgue et qui ne se souciait de rien que de musique, d’étude silencieuse et de récréation bruyante ? Vous avez mieux auguré d’elle que les autres, vous avez dit : « C’est une bonne personne, elle est tout entière à ce qu’elle fait. » Et vous avez entrepris de m’instruire dans la religion, en même temps que vous dirigiez mes études profanes dans le sens le moins étroit possible, au sein d’un couvent de femmes. On m’a trouvé de la mémoire et de la facilité ; vous me trouviez, vous, du jugement et de l’ordre dans les idées. Vous m’avez beaucoup gâtée en m’encourageant à me servir de ma logique naturelle pour comprendre Dieu, et de mon cœur tel qu’il était disposé à l’aimer. Je vous dois tout le bonheur que mon âme d’enfant pouvait trouver en ce monde si désert pour moi. Vous m’avez donné le ciel, et vous avez toléré tous les élans de mon petit esprit, jusqu’à me permettre en souriant de ne pas croire d’une manière absolue à l’éternelle damnation et à ces tortures matérielles de l’enfer qui me paraissaient indignes du sens moral de la foi.

Sur bien d’autres points encore, vous avez élargi pour moi le cercle étroit d’une certaine orthodoxie farouche ; vous m’avez promis que mon grand-père ne serait pas jugé et perdu sans retour pour n’avoir pas compris Dieu ; vous m’avez autorisée, fût-ce à l’heure suprême de la mort, à ne pas le tourmenter inutilement pour le faire rentrer dans le sein de l’Église ; vous m’avez défendu de haïr et de mépriser les dissidents ; enfin vous m’avez enseigné une religion d’amour, de grâce et de bonté qu’il ne me serait plus possible de changer contre une autre, et pour laquelle je vous bénirai tant que je serai moi-même.

Vos lettres si paternelles et si véritablement évangéliques ont continué votre ouvrage et maintenu mon cœur dans cet état de béatitude jusqu’à l’année dernière. De ce moment, il m’a semblé que vous changiez de sentiment intérieur et que vous me parliez un langage nouveau. Après avoir ajourné pendant des années le désir que j’éprouvais de renoncer au monde, vous m’avez poussée à ce parti avec une énergie soudaine. Il semble que ce vénérable père Onorio, dont vous me parliez avec enthousiasme, ait modifié, dirai-je dénaturé ? votre foi… Vous ne pensiez plus que mon salut fût conciliable avec mes devoirs de famille, et, pendant quelques instants, quelques semaines peut-être, j’ai travaillé à vous obéir en pesant un peu sur la tendresse de mon grand-père, et en le dominant par la crainte de me pousser à la révolte. Mon ami, je me suis vue au seuil du fanatisme, et j’ai eu là quelques accès d’obstination et de malice d’un enfant gâté. Au moment où je commençais à me le reprocher, la désillusion s’est faite à l’égard de l’esprit de la religion de ce temps-ci, et voilà où j’en étais quand votre arrivée m’a surprise, quand votre lettre m’a bouleversée. Ah ! que cette lettre-là ressemble peu aux anciennes, et comme il m’est difficile de vous reconnaître à travers ce ton indigné, chagrin et rempli d’épouvante ! Votre style lui-même est changé comme votre accent, comme votre figure, et je vous ai cru lancé dans ces mystérieuses affaires qui se résolvent toujours par une récolte d’argent, dont l’emploi n’est pas toujours vraiment utile et pieux ! Mon ami, pardonnez-moi de vous dire tout cela ; mais je ne sais pas feindre. Vous aimiez ma franchise. Il faut l’aimer encore et répondre à mes objections par des raisons, non par des menaces ; je n’y croirais pas. Souvenez-vous qu’entre Dieu et moi je n’ai jamais pu apercevoir le diable. Si Dieu veut me châtier, il ne se servira pas de l’esprit du mal pour me ramener au bien, et, s’il est pour moi sans merci, s’il veut me confondre et m’anéantir, il m’abandonnera à moi-même. C’est bien assez de moi pour me torturer, si ma conscience est coupable ; c’est bien assez de l’horreur des ténèbres, si l’œil de Dieu n’est plus le flambeau de ma vie.

Pour aujourd’hui, voilà tout ce que j’ai à vous dire. La confidence de mes sentimens personnels et de mes projets est tout à fait inutile, si nous ne pouvons plus nous entendre sur le point de départ, la religion. La mienne n’a pas changé depuis tantôt six ans que vous lisez dans mes pensées, et je ne vois rien dans le présent que je ne puisse combattre seule, si je m’y sens en péril sérieux. Soyez sûr que j’y ai songé et que je n’ai pas été pour rien m’enfermer aux Carmélites.

Lucie.


  1. L’auteur n’a pas besoin de dire qu’il ne désigne aucun couvent particulier, et qu’il ignore s’il y a des carmélites à Chambéry ou aux environs.