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Marianne (Sand, Holt, 1893)/IX

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Texte établi par Théodore HenckelsHenry Holt & Company (p. 26-29).

IX

Pierre eut un étrange sentiment de dépit, et, revenant à ses habitudes de raillerie :

— Je vois, lui dit-il, que ma mère se trompait beaucoup. Tu n’es pas du tout jalouse de coiffer sainte Catherine ?

— Il faut que je me marie à présent ou jamais, répondit Marianne. Plus tard, je ne m’y déciderais plus.

— Pourquoi ?

— Parce que la liberté est une chose précieuse et très-douce. Si on y est trop habitué, on la regrette trop.

— Je suis de ton avis. Marie-toi donc, puisque tu en as encore envie. Alors j’attendrai M. Philippe Gaucher de pied ferme, avec l’espoir de n’avoir point à l’éconduire de ta part. Il sera chez nous dimanche matin : viens dîner avec nous ce jour-là.

— Non, mon parrain, je ne trouve pas convenable d’aller au-devant du personnage. C’est vous qui viendrez dîner chez moi avec madame André.

— Tu sais bien qu’elle ne marche plus, surtout pour revenir le soir.

— J’ai acheté une patache, on y mettra la grosse jument de mon métayer. Il y a longtemps que votre mère me promet de venir dîner chez moi quand j’aurai une voiture.

— Alors tu nous ouvriras ton sanctuaire, dont tu m’as refusé aujourd’hui l’entrée ?

— Puisque madame André y sera ?

— Ainsi je suis pour toi un étranger, un monsieur comme les autres ? C’est singulier !

— Ce n’est pas singulier. Du temps de mes parents, vous veniez chez nous sans gêne et naturellement ; mais cinq ans se sont passés sans que vous ayez reparu au pays, je suis devenue orpheline et j’ai dû vivre comme vit une fille prudente, qui veut garder sa réputation intacte. Vous savez comme on est curieux et médisant chez nous. Nous avons beau vivre au fond d’une campagne assez déserte, je ne recevrais pas deux fois la visite d’un homme quelconque sans qu’on y trouvât à redire.

— Mais un vieux comme moi, un parrain, une manière de papa ?

— On parlerait tout de même. Je connais le pays, et vous, vous l’avez oublié.

— Allons, je dois désirer que tu te maries, parce qu’alors j’aurai le plaisir de te voir plus souvent.

— Je ne pensais pas que ce fût un si grand plaisir pour vous, mon parrain.

— Tu ne m’en aurais pas tant privé ?

— Vous vous en êtes privé bien volontairement plus d’une fois.

— Il est vrai que j’ai souvent profité de ta présence auprès de ma mère pour aller travailler dans ma chambre. Ce n’était pas bien poli, mais je ne pensais pas que tu l’eusses remarqué.

— J’ai remarqué avec plaisir que vous comptiez assez sur mon dévouement pour ne pas vous gêner avec moi.

— Avec plaisir ! J’aimerais mieux que tu l’eusses remarqué avec dépit, ou tout au moins avec regret.

— Plaît-il, mon parrain ? dit Marianne en s’arrêtant et en regardant encore André avec ses grands yeux noirs, nonchalamment questionneurs.

L’expression dominante de sa physionomie était celle d’un étonnement qui attend qu’on lui explique toute chose, afin de n’avoir pas la peine de chercher.

— Il paraît, pensa Pierre, que je viens de dire une sottise, car je ne sais comment l’expliquer.

Il n’avait plus qu’un parti à prendre, qui était de se retirer pour couper court.

— Je ne veux pas te faire marcher plus longtemps, dit-il en laissant aller le bras de Marianne, j’oublie qu’en me rapprochant de mon gîte je t’éloigne du tien. Puisque tout est convenu, je n’ai plus rien à te demander. Je t’amène ton fiancé dimanche prochain.

— Je n’ai pas encore de fiancé, répondit froidement Marianne ; et, quant au projet de dimanche, il faut que votre mère consente à être de la partie ; sinon, c’est impossible. J’irai ce soir le lui demander, si toutefois cela ne vous dérange pas.

— Non, cela ne me dérange pas, dit un peu sèchement André, que ce ton de cérémonie impatientait et blessait réellement. Au revoir donc !

Et il s’éloigna mécontent, presque chagrin.

— Quelle froide petite nature ! se disait-il en marchant vite, d’un pas saccadé. Étroite d’idées, personnelle, glacée, sage par crainte du qu’en dira-t-on, c’est-à-dire prude. Où avais-je l’esprit tantôt quand je me tourmentais de ce qu’il pouvait y avoir au fond de ce lac paisible ? Il n’y a pas de fond du tout ; ce n’est pas un lac, c’est un étang plein de joncs et de grenouilles. Ah ! la province ! voilà ce qu’elle fait de nous. C’était une gentille enfant, intéressante en apparence à cause de son air pensif et souffreteux. À présent c’est une fille forte, forte de sa prudence calculée et de son desséchement volontaire.