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Maroussia/04

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J. Hetzel (p. 44-73).

IV
UN CONTE DE BRIGANDS

« Je connais un conte de brigands qui m’y a fait penser, répondit la petite fille. Je me suis rappelé comment la femme du brigand s’était sauvée dans le conte, et je me suis dit : Nous ferons la même chose.

— Puisque nous avons à faire un chemin assez long pour aller à l’étable de la steppe, tu me raconteras cette histoire tout en marchant, n’est-ce pas ?

— Je veux bien. Mais iras-tu à Tchiguirine ? t’y conduirai-je ?

— Assurément, répondit-il. Mais ton père m’approuvera-t-il de t’accepter pour guide ? te grondera-t-il, après ?

— C’est en pensant selon lui que j’agis ; le père m’a regardée, j’ai compris, dit l’enfant. Ses yeux me disaient : Pour celui-là il faut tout quitter, même nous.

— Eh bien, alors, oui, je m’en remets à toi, petite ; tu me conduiras, et, tout en me conduisant, tu me raconteras ton histoire. Marchons, Maroussia. Je t’écoute déjà ; j’aime beaucoup les contes de brigands. »

Ils se prirent par la main et remontèrent le long du rivage. Au bout d’un instant, et comme l’enfant se taisait :

« Je suis tout oreilles, lui dit-il, et je n’entends rien encore. »

— Oh ! répondit-elle, je ne te raconterais pas bien l’histoire dans ce moment.

— Eh ! pourquoi, fillette ?

— Nous ne sommes pas encore assez loin des soldats ; j’écoute de leur côté. J’ai un peu peur, peur que nous ne… Cela me ferait tant de chagrin, si je ne parvenais pas à te faire arriver où tu peux faire le bien !

— Il faut faire ce qu’on doit : advienne que pourra ! ma petite amie. Nous allons à la grâce de Dieu, et sous sa main, mon enfant. »

Elle leva la tête et le regarda de tous ses yeux. Même à la lueur incertaine des étoiles, elle vit sur sa figure tant de confiance et de courage qu’elle se sentit rassurée.

« Ne me fais pas languir, Maroussia, je vois que tu ne sais pas combien j’aime les contes… »

Maroussia commença.

« Il était une fois un Cosaque qui maria sa fille à un beau jeune homme.

— Il a bien fait ! l’on conte commence bien, si le marié était un brave garçon, » dit l’envoyé.

Maroussia hocha la tête de droite à gauche au lieu de répondre et continua :

« La jeune fille n’avait pas beaucoup d’amitié pour son fiancé. Il était beau, mais ses yeux ne lui paraissaient guère bons. Cependant, comme son père tenait beaucoup à ce mariage, elle obéit à son père et se maria.

« Dès que le mariage fut fait, le mari emmena sa jeune femme chez lui, bien loin, oh ! très loin.

— Pauvre fille ! dit l’envoyé, elle devait regretter son père et sa mère.

— La maison du mari était très-belle, elle était même superbe ; c’était comme un château ou un palais, mais un palais triste. Elle était bâtie dans une forêt si épaisse et si sombre, qu’on ne voyait presque pas le ciel à travers les cimes des grands arbres touffus. De chemins ou seulement de sentiers, il n’y avait pas même apparence tout autour. Le mari ne restait guère avec sa femme. Chaque soir, il l’embrassait et lui disait : « À bientôt, ma chère femme ; » puis il partait avec ses compagnons, et il restait quelquefois deux, trois et même dix jours absent.

— C’était très-mal, dit l’envoyé.

— Quand il revenait, il causait beaucoup plus avec ses camarades qu’avec sa femme. Il lui donnait toutes sortes de bijoux et de parures, c’est vrai ; mais cela ne contentait pas la jeune mariée, elle n’était pas coquette ; elle se sentait très-malheureuse et fut prise peu à peu d’un violent chagrin.

« Elle se dit : « Puisque la vie est si triste, je veux mourir. Oui, c’est fini… »

« Mais la vie est plus longue que ça. Le proverbe a bien raison : « Le chagrin revient souvent, mais la mort ne vient qu’une fois. » Un jour qu’elle avait été laissée toute seule dans le grand château sombre, et que, malgré les pensées noires qui lui passaient par la tête, elle se sentait très-vive et très-alerte, elle se dit :

« Pourquoi resterais-je ainsi, assise et sans remuer, à attendre la mort ? Allons nous promener un peu. Je trouverai aussi bien la fin de mes maux dans le parterre que dans le coin de cet appartement. »

« Et elle courut au parterre, qui faisait une petite ceinture de fleurs au château entre ses murs de pierre et la vaste forêt. Tout verdoyait, tout fleurissait dans le petit parterre. « Mourir, pensa-t-elle en regardant les fleurs, cela n’est pas déjà si bon. Ah ! si j’étais heureuse, j’aimerais mieux vivre… »

« Alors elle pleura, mais, tout en pleurant, elle cueillit un charmant bouquet de muguet et de roses sauvages, et, le voyant si joli, si gai : « Où vais-je te mettre, mon pauvre bouquet ? dit-elle à ses fleurs. Ma grande chambre est si désolée ! tu n’y serais pas plus tôt que tu te fanerais.

« Il lui vint alors une autre idée : « Si je visitais les autres chambres, peut-être, dans le nombre, en trouverais-je une petite qui me plairait. »

« Aussitôt dit, aussitôt fait. Elle parcourut plusieurs chambres ; toutes étaient grandes, riches et belles si l’on veut, mais désagréables.

« Ce n’est pas cela, non, ce n’est pas cela qu’il me faut, » pensait-elle, en allant de l’une dans l’autre.

Ici l’envoyé mit la main sur la bouche de la petite cousine :

« Attends un peu, lui dit-il tout bas.

— Tu as cru entendre quelque chose ? » dit l’enfant.

L’envoyé s’était baissé et tenait son oreille contre la terre.

Quand il se releva :

« Le détachement a quitté la maison de ton père, dit-il ; les soldats s’éloignent au galop sur la gauche. S’ils emmenaient des prisonniers, ils ne galoperaient pas. Maroussia, je crois que la maison de ton père est tranquille.

— Béni soit Dieu ! » dit l’enfant.

Ils marchèrent quelque temps en silence ; chacun était à ses pensées.

Ce fut l’envoyé qui rompit le silence.

« La jeune femme, dit-il, allait donc d’une chambre à l’autre sans en trouver une à son gré, et elle disait : « Cherchons encore ! »

— Oui, dit Maroussia, voilà ce qu’elle se disait ! Tout à coup, elle trouve devant elle une porte très-étroite, mais solidement fermée et verrouillée, et qui avait un drôle d’air.

« Ah ! se dit-elle, c’est cette chambre qui est derrière cette petite porte qu’il me faut, j’en suis sûre. »

« Elle fit tous ses efforts pour ouvrir, mais la porte résistait, et, plus elle résistait, plus grandissait son envie d’y pénétrer.

— C’est cela, dit son ami, je reconnais bien là les jeunes femmes.

— Que veux-tu dire ? lui répondit Maroussia étonnée.

— Je veux dire que toutes les jeunes femmes aiment à savoir ce qu’il y a derrière une porte fermée.

— Les hommes seraient-ils autrement ?

— En général, ils sont plus raisonnables sous ce rapport.

— Plus raisonnables, repartit Maroussia d’un air entendu ; alors raisonnable voudrait dire qu’on ne désire pas assez une chose pour la faire ?

— Sais-tu, petite fille, que ce que tu dis là ne manque pas tout à fait de bon sens ? dit l’envoyé de la Setch en riant. Cependant, il serait plus sage de dire « qu’il est plus raisonnable de ne rien trop désirer. » Mais, continue, Maroussia. Cette pauvre jeune femme a-t-elle fini par ouvrir la porte ?

— Oui, reprit la petite. Tant que dura le jour elle s’occupa à tailler le bois de la porte, et c’est ainsi que, à force de tailler et de tailler sans cesse, elle parvint à faire sauter les serrures et à entrer dans la chambre inconnue. D’abord elle se crut dans une boîte, il y faisait tout à fait noir. Contente d’y avoir pénétré, elle n’avait pu retenir, en y mettant les pieds, un ah ! de satisfaction. Mais voilà que des quatre angles de la chambre noire, son ah ! lui revint. Cela l’étonna, mais pas au point de lui faire peur ; elle en conclut, après réflexion, que cela voulait dire que la chambre était sonore parce qu’elle était très-peu ou pas du tout meublée. En effet, ses yeux, en s’habituant à l’obscurité, virent que sa déduction était juste, et que c’était pour cela que l’écho lui avait renvoyé plusieurs ah ! à la place du sien. Elle tâtonna encore et encore. Ses doigts ne rencontraient ni portes ni fenêtres. Les quatre murs étaient lisses partout. Découragée, elle allait s’en retourner, quand, tout à coup, à droite de la petite porte d’entrée, sa main heurta contre une petite tablette sur laquelle elle trouva une lanterne et tout ce qu’il fallait pour l’allumer ; tu penses bien que vite elle l’alluma, mais sa lanterne ne lui fit pas découvrir d’autre issue à la chambre. Toutefois elle s’obstina : « Cette chambre unie n’est pas un but ; elle est pour conduire quelque part. Elle doit cacher un passage. Je ne sortirai pas sans l’avoir trouvé. »

— C’était une entêtée, dit l’envoyé.

— Oh ! non ; mais que veux-tu, quelque chose la poussait, elle avait son idée ! Elle se disait bien : « Mon mari peut arriver, et, s’il arrive, qui sait s’il ne trouvera pas à redire à ma curiosité ? » mais, tout de même, elle continua ses recherches.

— Vive la persévérance féminine ! fit l’envoyé, qui suivait le récit de Maroussia avec beaucoup d’intérêt.

— Elle tourna dans la chambre tant et tant, que, à la fin, elle heurta du pied un anneau de fer…

« Elle approcha sa lanterne : c’était une trappe dans le parquet.

« Il lui sembla que de la vie elle n’avait été si contente.

« La trappe était bien lourde pour elle ; mais, quand on veut bien une chose, on arrive presque toujours à la faire. Elle faillit s’y casser les dix doigts ; cependant, à la fin, elle souleva la trappe.

« Elle distingua alors les marches d’un étroit escalier qui aboutissait à un grand trou noir. Elle était partie, ce n’était pas pour s’arrêter. « C’est égal, dit-elle, quoique cela ait l’air terrible, je descendrai là-dedans. »

« Et elle y descendit.

— Elle était brave, dit l’envoyé.

— Elle s’attendait bien à voir quelque chose d’inquiétant ; mais ce qu’elle aperçut surpassa tout ce qu’elle avait rêvé de plus horrible.

— Ah ! mon Dieu !

— La cave était tout encombrée de haches, de sabres, de poignards, de piques, de lances, de grands couteaux, de massues, de splendides vêtements ensanglantés, de colliers de perles, de parures en diamants, de bijoux en rubis et en émeraudes, de turquoises et de saphirs, de riches étoffes. Tout cela était pêle-mêle, et partout des traces de sang. Cependant elle doutait encore, quand sa vue fut attirée sur quelque chose de blanc comme neige qui se détachait sur un morceau de velours noir. C’est à peine si on ose le dire : c’était une main blanche, blanche comme une main de marbre détachée de son bras, une gracieuse main de femme toute chargée de bagues précieuses.

« Le moyen de douter encore !

« Elle se dit en frémissant : « Mon mari est un chef de brigands. Notre château est pire qu’une caverne. » Et cela lui fit une peine affreuse. »

Maroussia se tut un instant. Sa petite main s’était glacée dans la grande main de l’envoyé. L’envoyé de la Setch s’en était bien aperçu. L’histoire était trop épouvantable ; il se reprochait d’avoir excité son pauvre petit guide à la dire. Ils marchaient toujours. Les algues et les joncs bruissaient sur le bord des eaux tranquilles, la brise les agitait à peine.

« Restes-en là de cette histoire, dit l’envoyé à Maroussia, cela te ferait du mal d’aller jusqu’au bout, surtout si c’est plus terrible encore.

— Plus terrible peut-être ; mais qu’importe ? c’est le bout qu’il faut que tu saches pour bien comprendre mon idée. Et, s’étant raffermie, Maroussia continua :

« La jeune mariée avait beaucoup à réfléchir sur ce qu’elle venait de découvrir. Elle demanda à Dieu de l’inspirer.

« Avant tout, il fallait sortir de l’épouvantable souterrain. Elle en sortit, referma la trappe, remit la lanterne à sa place, tira bien toutes les portes derrière elle, et, plus morte que vive, elle rentra dans sa chambre. Elle était plus malheureuse cent fois depuis sa découverte, et cependant elle ne voulait plus mourir, elle voulait se sauver.

« Mais comment faire ? »

Ici Maroussia tressaillit. Un bruit s’était fait entendre, le bruit de quelqu’un ou de quelque chose qui serait tombé ou se serait jeté dans la rivière.

« Rassure-toi, dit l’envoyé, c’est quelque animal, une loutre peut-être, qui a voulu traverser l’eau, peut-être un gros poisson qui a fait un de ses sauts hors de l’eau et qui a sauté plus haut qu’à l’ordinaire.

— Oui, oui, dit Maroussia, ce n’est que cela. Et revenant tout de suite à l’histoire :

« Comment faire, en effet ? » se disait la jeune dame. La forêt inextricable entourait de tous les côtés sa demeure. On n’y voyait aucune issue. Certainement elle pouvait se glisser, au risque de beaucoup de déchirures, entre les épais taillis. Mais après ? savait-elle où cela la conduirait ! Il est si facile de s’égarer dans toute forêt ! Qui pouvait dire si, après une longue journée de marche, elle ne se retrouverait pas à son point de départ, en face de son mari irrité ? « Comment faire, comment faire ? » se répétait-elle à elle-même.

« Dussé-je périr en route, se dit-elle à la fin, il faut que je me sauve, et je me sauverai. »

— Voilà ce qui s’appelle avoir du vrai courage, » dit l’envoyé.

Malgré les graves préoccupations qui l’assiégeaient, il était très-attentif au récit que, tout en marchant, sa petite compagne lui faisait. Par la manière dont il y plaçait de temps en temps son mot, Maroussia s’en aperçut et cela lui faisait plaisir.

« Cela le distrait, » pensait-elle.

Elle aurait bien voulu abréger, mais peut-être alors comprendrait-il moins bien, et d’ailleurs ils avaient le temps, elle de tout dire, lui de tout entendre ; la cabane de la steppe, l’étable aux grands bœufs, étaient encore loin.

Elle reprit donc :

« La jeune dame descendit de nouveau dans le parterre. Elle examina le réseau d’arbres, le mur vert qui l’entourait comme une barrière. Les arbres étaient si serrés les uns contre les autres, ils s’élevaient si haut, qu’elle ne pouvait apercevoir leurs cimes qu’en se penchant en arrière.

« Pourtant, se disait-elle, quand ils s’en vont tous, ils savent bien trouver un passage ; cherchons par là d’abord, » et elle prit sur sa droite. Mais elle avait à peine fait quelques pas qu’elle entendit comme le bruit d’un piaffement de chevaux.

« Elle s’arrêta, retenant son haleine, et, protégée par le tronc d’un gros arbre, se mit à écouter. Elle ne s’était pas trompée, c’était bien le bruit que peut faire une troupe de cavaliers marchant avec précaution sur un terrain difficile.

« Faut-il attendre, faut-il avancer ? » pensa-t-elle. Elle se répétait intérieurement pour la vingtième fois cette question, quand elle aperçut le visage pâle de son mari sortant du taillis dont ses mains écartaient les branches. Ses compagnons habituels le suivaient. Ils avaient tous l’air de sortir, comme par magie, de cette enceinte de verdure. Il n’y avait pas trace de chemin frayé à l’endroit où ils lui apparaissaient.

« Elle avait eu tout juste le temps de se mieux cacher dans le fourré. Elle put examiner son mari. Il était descendu de cheval et s’avançait à pas lents. Combien il avait l’air triste, et combien fatigué ! Sous l’impression de quelles sombres pensées baissait-il les yeux ?

« Que n’est-il autre ? se dit-elle ; à être vu ainsi, il ferait quelque pitié. » Quant à ses compagnons, ah ! qu’ils étaient farouches ! quelles effrayantes figures !

« Son mari passa sans s’en douter tout près d’elle ; les autres passèrent aussi. Elle remarqua avec horreur que plusieurs avaient des taches rouges sur leurs vêtements.

« Bientôt la voix de son mari se fit entendre. Il l’appelait.

« Non, le moment n’était pas venu où elle pouvait s’enfuir à jamais. Elle sortit courageusement du fourré et se présenta devant lui.

« — Vous êtes bien pâle, lui dit-il, et l’on dirait que vous tremblez. Vous aurez eu froid sous ces arbres ; ne vous y aventurez plus désormais. »

« Tirant de sa poche un petit objet :

« — Tenez, dit-il, j’ai pensé à vous. »

« Il lui présenta une bague qui brillait comme un petit soleil :

« — La voulez-vous ?

« Elle prit, comme on dit, son courage à deux mains pour ne pas repousser cette offrande, et lui demanda d’où pouvait lui venir un joyau d’un tel prix.

« Si ma question l’embarrasse, se disait-elle, si quelque trouble peut se lire sur ses traits, ce sera une preuve qu’il n’est pas tout à fait endurci. »

« Mais il lui répondit presque gaiement :

« — Je l’ai attrapé à la chasse, ma mie.

« — À la chasse ? » dit-elle.

« Et en même temps elle pensait : « Quoi qu’il arrive, j’irai jusqu’au bout ; je veux savoir enfin et de lui-même à quoi m’en tenir. » Elle ajouta donc : « La chasse aux bijoux ? en vérité, c’est une chasse d’un genre nouveau et qui n’est que pour vous ; de ma vie je n’avais entendu parler d’une chasse si étrange.

« — Moins étrange que vous ne pensez, dit-il, mais fatigante à coup sûr, et même si fatigante, qu’après s’y être livrés les plus intrépides ont besoin de repos. C’est mon cas, en ce moment même, ma chère, et avec votre permission nous allons tous aller dormir. Je tombe de sommeil. À quelques jours, si vous êtes sage, je vous emmènerai à une de ces chasses avec moi, et j’espère bien que vous y prendrez goût. »

« Là-dessus il la quitta en riant, d’un rire qui lui donna la chair de poule, et alla se coucher dans l’aile du vieux manoir où ils habitaient tous. Ses compagnons en firent autant. Quelques instants après, elle était à coup sûr la seule qui ne dormît pas dans le château.

« Quand elle s’en fut assurée, elle se dit : « Maintenant, sauvons-nous. »

À ce moment, l’envoyé sentit la main de Maroussia serrer vivement la sienne.

« Qu’y a-t-il ? » lui dit-il.

L’enfant, mettant un doigt sur ses lèvres pour lui recommander le silence, lui montra deux yeux verts qui brillaient dans un gros buisson sur le revers du sentier.

L’envoyé avait un bâton de houx à la main. Il alla droit au fourré.

« Prends garde ! » lui cria la petite fille.

Mais déjà l’envoyé avait, de la pointe de son bâton, fouillé le fourré. Un bruit singulier se fit entendre, c’était le bruit d’ailes d’un grand oiseau de proie qui, dérangé dans sa retraite, s’envolait lourdement en poussant un cri funèbre.

« Est-ce mauvais signe ? dit Maroussia.

— Il n’y a pas de mauvais signe, » lui répondit son grand ami en lui donnant une petite tape sur la joue.

Maroussia continua son récit :

« Pour reprendre des forces, la jeune dame s’assit au pied d’un rocher moussu, qui semblait pris comme dans des tenailles énormes entre les grosses racines d’un arbre gigantesque, et y chercha un appui. Bien légère elle était, et cependant si brusquement le rocher céda sous son poids qu’elle tomba à la renverse.

— Bon ! dit l’envoyé, c’était le point de passage des bandits…

— Oui, c’était le passage, la porte mystérieuse. Elle fut si étonnée de sa chute qu’elle demeura quelques minutes sans oser bouger. Où était-elle ? Au-dessus de sa tête s’arrondissait, en forme de voûte, une galerie vert sombre où la lumière ne filtrait qu’en étoiles microscopiques, en rayons fins comme des cheveux, et çà et là de petits points de ciel bleu.

« Revenue de sa surprise, elle se releva, marqua avec une pierre blanche la place de l’entrée invisible, et eut la sagesse de retourner au château pour s’assurer de ce que faisaient son mari et ses compagnons.

« Ils dormaient tous profondément, comme il arrive à qui a fait plus que ses forces. Sur la pointe des pieds, elle alla de porte en porte, poussant sans bruit tous les verrous, fermant tous les volets. C’était une bonne précaution ; elle en prit encore une autre qui n’était pas mauvaise non plus : ce fut de changer vite ses vêtements, qu’elle portait toujours blancs, contre des noirs ; puis elle alla d’un air indifférent à l’endroit marqué par sa pierre blanche. Quand elle l’eut retrouvée, elle dit : « Mon Dieu ! » et poussa un grand soupir ; mais il ne s’agissait pas de soupirer seulement. Elle s’adossa au rocher comme la première fois et fit tout de suite sa seconde culbute. La haute porte de pierre qui simulait le rocher était, paraît-il, arrangée pour se refermer toute seule. La voici remise bien vite sur ses pieds et debout sous la galerie ; elle se met à marcher, puis à courir.

« Au bout d’une demi-heure, elle arriva à un point auquel aboutissaient plus de dix chemins s’en allant tous dans différentes directions. Lequel prendre ? C’était bien embarrassant.

— Certes, dit l’envoyé.

— Elle fit quelques pas dans l’un, puis dans un autre, et ainsi de suite, comme pour les essayer. Il importait de ne pas se tromper. Le malheur est qu’ils se ressemblaient tous, ce qui rendait difficile de préférer celui-ci à celui-là. Cependant, dans un de ces embranchements, elle aperçut quelque chose de blanc. Elle y courut. C’était un petit mouchoir très-fin, bien brodé à ses encoignures.

« J’entends quelque chose qui nous suit, » dit Maroussia, interrompant son récit. L’envoyé avait entendu aussi. Il prit Maroussia par le bras, se plaça devant elle, son bâton levé.

« Ah ! dit Maroussia, c’est un très-grand chien. »

L’envoyé fit un bond si brusque que Maroussia ne put pas s’expliquer comment si vite, d’un coup de son bâton asséné, il avait pu abattre l’animal pris au dépourvu.

Que se passait-il entre la bête et l’homme ? L’envoyé avait un genou en terre. Quand il se releva, l’animal gisait sans vie à ses pieds.

« C’était un loup, dit-il tranquillement à l’enfant, et il fallait qu’il eût bien faim pour nous suivre de si près. »

Le loup était mort.

« Oh ! dit Maroussia à son ami, tu n’as peur de rien.

— Mais si, dit l’envoyé, j’ai peur de tout ce qui interrompt ton histoire. Donc, la femme du bandit avait trouvé un mouchoir.

— Oui, dit Maroussia.

« La vue de ce fin mouchoir, qui sentait très-bon et n’avait pas pu appartenir à un homme, lui avait donné à penser.

« Ils ont passé par là ce matin, se dit-elle, et s’il en est ainsi, ils n’ont probablement plus rien à y faire. Il faut que je préfère ce chemin. »

« Mais, avant de s’y engager, la bonne idée lui vint d’accrocher un joli ruban rouge qui ornait sa chemisette à une branche qui s’avançait sur le sentier opposé à celui qu’elle allait prendre, de manière qu’on pût le voir d’assez loin. « Ils verront ce petit ruban-là et ainsi se mettront à ma poursuite par le chemin que je n’aurai pas pris. » Pour les dépister, ce n’était pas mal trouvé, dis ?

— C’était très-bien trouvé, fit l’envoyé.

— Contente d’avoir pensé à cela, comme une biche elle se jeta dans le sentier du mouchoir brodé. Elle y courut toute la journée. La soirée vint ; l’obscurité était si complète, qu’elle ne savait plus ce qu’elle avait au-dessus de sa tête, si c’était voûte de rochers ou dôme de feuillage.

« Marchons toujours, toujours, se disait-elle, quand la lassitude la prenait. Dieu qui m’a conduite ici ne m’y abandonnera pas. » Tout à coup elle se heurta. Le chemin faisait là un brusque détour ; mais au lieu de se plaindre du mal qu’elle venait de se faire, elle fut tout près, dans sa surprise, de pousser un cri de joie.

« Toutes les étoiles du ciel brillaient enfin au-dessus de sa tête ; aucune voûte ni de pierres ni de branches entre-croisées ne pesait plus sur elle, elle était dans une grande clairière !

— Ah, tant mieux ! dit l’envoyé, cela me soulage pour elle. »

Maroussia, pour toute réponse, hocha la tête et lui serra la main plus fort.

« Malheureusement, la pauvre femme du chef des bandits n’eut pas longtemps à se réjouir, car elle entendit tout de suite très-distinctement des voix, des cris et le bruit que font des chevaux arrivant au galop.

« Que faire encore ? où trouver un refuge ? comment devenir invisible ? Rentrer dans la galerie ? Jamais ! ce serait retourner au château.

« Il y avait dans cette clairière un grand chêne aux branches touffues qui descendaient jusqu’à terre. En un clin d’œil, de branche en branche, comme une fauvette éperdue, elle grimpa au plus haut. Elle avait bien fait de ne pas perdre une minute ; un instant après, tous les bandits débouchaient de cinq ou six côtés à la fois, car toutes les galeries aboutissaient à cette clairière.

« — Eh bien ! cria une voix bien connue d’elle à cinq cavaliers qui arrivaient…

« — Rien, répondait l’un. Je n’ai trouvé que ceci, » et il montrait un ruban rouge.

« De ce ruban le chef n’eut souci. Savait-il que sa femme en eût jamais eu de pareil ? Il était bien trop indifférent pour cela.

« — Je n’ai vu personne, répondait l’autre.

« — Aucune trace, » disait un troisième.

« Et tous ainsi l’un après l’autre.

« — Cherchons encore ! s’écria le mari ; — morte ou vive, il faut que nous la retrouvions. Allons ! en route ! — notre salut à tous en dépend. »

« Il n’acheva pas sa phrase, quelque chose avait frappé sa vue. IV

il sonda de sa lance les branches supérieures.

« D’un bond il avait sauté en bas de son cheval et, s’étant baissé, il avait ramassé par terre un objet qu’il examinait.

« — Un mouchoir, cria-t-il aux autres, un mouchoir de femme ! Celle que nous cherchons n’est pas loin. »

— Malheur ! fit l’envoyé, puisqu’elle devait le perdre, elle eût mieux fait de ne pas le ramasser.

« L’herbe était haute et épaisse. Les voilà tous à battre le terrain, ceux-ci des pieds et des mains, ceux-là avec leurs sabres et leurs piques ; ceux-ci écrasant les arbrisseaux sous les pieds de leurs chevaux, ceux-là les abattant à coups de hache pour s’assurer si la fugitive ne s’y serait pas ménagé une retraite.

« Ils ne trouvèrent rien du tout.

« Cependant, le mari regardait en l’air du côté du grand chêne touffu :

« Ce feuillage est bien épais, se disait-il ; toutes les femmes sont des oiseaux. Qui sait si ma femme n’a pas été se percher là-haut ? »

« Il prend une lance de la main d’un de ses hommes, grimpe sur les premières branches et, se tenant d’une main, de l’autre il se mit à sonder et à transpercer du fer de sa lance les branches supérieures.

— Pauvre femme ! dit l’envoyé, c’en est fait d’elle…

— Comme elle avait bien fait de mettre sa robe noire ! dit Maroussia. Grâce à cette couleur de nuit, son mari ne l’apercevait pas. Il lançait dans l’épais feuillage le fer de sa lance, à tâtons, au hasard, et, de préférence, dans les parties les plus sombres. Terrifiée, muette, immobile, entourant de ses bras crispés la branche qui lui servait d’appui, elle recommandait son âme à Dieu en lui demandant de faire son corps invisible.

« Trois fois un fer froid lui entra dans les chairs ; son sang tombait comme une rosée. Eh bien ! elle ne bougea pas, elle eut ce courage, elle ne fit ni un cri ni même un : ah !

— C’est navrant, ton histoire, Maroussia. Ah ! l’infortunée ! »

Maroussia, tout à son récit, continua :

« Le lieutenant de son mari, voyant que tout était inutile, dit à son capitaine d’un ton bourru :

« — Le temps perdu par nous dans cette clairière est tout profit pour celle que nous cherchons. Le village est tout près, la ville n’est pas loin. Si nous restons ici un quart d’heure de plus, votre femme y arrivera avant nous, mon capitaine. C’est peut-être fait. »

« À la pensée que sa femme, évidemment maîtresse de son secret, pouvait lui échapper et que sa vie serait connue… une imprécation sortit de la bouche du capitaine :

« — À cheval ! cria-t-il, à cheval et ventre à terre ! »

« Ils piquèrent des deux et partirent comme des coups de canon.

« Il était temps ; la pauvre femme ne pouvait plus se tenir ; elle se laissa choir sur l’herbe au risque de se tuer. »

Maroussia, en ce moment, fit un pas en arrière :

« Entends-tu ? dit-elle.

— C’est un coup de feu, lui répondit l’envoyé ; c’est le troisième depuis que nous marchons. Mais que cela ne t’inquiète pas, c’est devant nous et assez loin. Dans des temps comme ceux-ci, les fusils partent tout seuls et partout. Ce n’est pas dans notre direction qu’ils se tirent ni dans celle de la maison de ton père.

— Tu es sûr ? dit-elle.

— Très-sûr. Si tu entends de nouvelles détonations, n’y prends pas garde. Il faut se faire à ces bruits-là, et reviens à ton histoire.

— La pauvre femme est par terre. Je ne sais pas au juste combien d’heures elle y resta évanouie, dit Maroussia. Quand elle revint à elle, la nuit n’était plus si noire ; un coin du ciel était déjà tout rose. Les oiseaux commençaient à se réveiller, et l’herbe, tout humide de rosée, semblait parsemée de perles blanches. Elle trouva encore assez de force pour étancher le sang de ses blessures. Elle mit son fin jupon en morceaux pour s’en faire des bandages. Pourrait-elle marcher ? Elle perdait beaucoup de son sang.

« Mais il fallait marcher, elle marcha. Elle marcha péniblement ; ses bras et son côté avaient été atteints par les coups de pique. Peu à peu, le mouvement même la ranima.

— J’aime cette vaillante, dit l’envoyé.

— Elle s’aperçut alors qu’elle était sur une grande route frayée ; cela ajouta à son courage. Mais, malgré tout, elle n’aurait pas été loin et se sentait faiblir, quand par grand bonheur elle entendit un bruit de roues.

« Une énorme voiture chargée d’une montagne de foin, — écoute-moi bien, — s’avançait lentement, traînée par deux bœufs vigoureux, aux grandes cornes recourbées. À côté de la voiture marchait un vieux homme qui chantait nonchalamment une chanson guerrière.

« Elle hâta le pas et parvint à rattraper la voiture et son guide :

« Sauvez-moi, dit-elle au vieillard. Par pitié ! Je n’ai pas la force de gagner à pied le village ! »

« Mais en même temps elle entendit au loin les cris des brigands qui revenaient sur leurs pas. Le lever du jour les forçait de rentrer, sans doute. Il n’est pas possible à des gens comme ceux-là de voyager à ciel clair.

« Je suis perdue, dit-elle au vieux. Ces gens qui viennent sont des bandits et mon mari est leur chef.

« Cache-toi dans le foin, lui dit le vieux, et reste tranquille, si tu peux. Alerte ! »

— Le brave vieux ! dit l’envoyé.

— Bien vite elle fut cachée dans le foin et s’y tint sans remuer. En peu de temps les brigands furent à portée de la voiture qui avançait lourdement.

« — Hé, toi ! cria le chef au vieux, qui marchait à côté de ses bœufs en fumant sa pipe, n’as-tu pas rencontré sur ta route une jeune femme qui semblait s’enfuir ?

« — Une jeune femme ? répéta le vieux en se frottant le front comme pour y chercher ses souvenirs…

« — Eh oui ! une jeune femme ?

« — Tiens ! une jeune femme…

« — Veux-tu répondre ?

« — Pourquoi pas ?

« — Alors, réponds.

« — Je n’ai pas vu de jeune femme.

« — En es-tu sûr ? Cependant elle devait faire le même chemin que toi…

« — Ah ! vous savez ! je ne dis pas non ; mais je n’ai rien vu. Je n’ai pas déjà les yeux si bons depuis tantôt deux ans. Que voulez-vous, on vieillit, on n’est pas éternel.

« — Ce vieux a l’air d’un fin renard, dit le lieutenant, il se moque de nous.

« — Sais-tu à qui tu as affaire ? lui demanda le chef.

« — Comment le saurais-je ? répondit le vieux. C’est la première fois que nous causons ensemble. D’ailleurs, soyez ce que vous voudrez, des seigneurs ou des brigands, qu’est-ce que ça peut faire à un pauvre vieux comme moi, qui n’a ni sou ni maille ?

« — Tu as ta vie, dit le lieutenant.

« — Ma vie ? répondit le paysan. J’en ai par-dessus la tête, de ma vie. Avec ça que c’est agréable de tant vivre et si durement !

« — Nous te la laisserons, ta vie, vieux bavard, mais nous allons te prendre ton foin.

« — Mon foin n’est pas mon foin. Quand on vous dit qu’on n’a rien au monde, ça ne veut pas dire qu’on ait une montagne de foin comme celle-là à mettre dans sa poche. Si vous voulez la voler, volez-la, mais entamez-moi un peu la peau tout d’abord ; si je reviens sans accroc et sans foin, le maître, qui ne plaisante point, croira que je l’ai vendu pour boire ; — autant être roué de coups par vous que par lui.

« — Vieux drôle ! répondit le lieutenant, qui avait peine à s’empêcher de rire. Nous ne voulons de ton foin que de quoi offrir à déjeuner à nos chevaux.

« — À la bonne heure, dit le vieux, mais laissez-moi vous servir moi-même, et m’y prendre de façon à ce qu’il y paraisse le moins possible. Si ça peut se faire sans défigurer mon chargement, je m’en tirerai peut-être.

« En avez-vous assez ? dit-il après avoir enlevé avec précaution une dizaine de bottes de foin de sa voiture. Dame ! un peu plus, et ça ferait du vide. Ça se verrait et ma peau les payerait. Peut-être que comme ça, si le maître ne compte pas ses bottes, ça passera. »

« Le lieutenant fit un signe de tête comme pour dire : Cela suffit, — et le capitaine s’adressant au paysan :

« Tu peux partir, mais j’ai deux conseils à te donner. Le premier, c’est de ne pas te retourner pour voir ce qui se passera derrière toi. Le second, c’est de ne parler à personne de ta rencontre.

« — On sait garder un secret, répondit d’un air naïf le vieux paysan. Je suivrai vos deux conseils. »

« Et il piqua ses bœufs pour leur donner le signal du départ.

« Au bout de dix minutes il put entendre le galop des chevaux de ses voleurs. Le bruit diminua peu à peu, puis s’éteignit.

« — Ils sont rentrés dans le bois, dit le vieillard, comme s’il se fût parlé à lui-même, mais ce n’est pas une raison pour chanter encore victoire. »

« L’avis était bon et il fut suivi. La jeune femme enterrée dans son foin ne bougea ni ne souffla pas plus que si elle eût été dans la terre. Une demi-heure plus tard, le village, c’était mieux qu’un village, c’était bien une petite ville, se fit voir. La voiture alla droit devant elle tout le long d’une grande rue comme si de rien n’était. Bientôt elle entra par une grande porte dans une cour.

« — Allons, dit alors le vieux homme, Dieu l’a voulu : c’est fait. »

« Ce fut ainsi que la femme du capitaine de bandits fut enfin sauvée.

« On la mena chez des gens aisés et charitables où tout le monde eut soin d’elle jusqu’au moment où son père, désabusé sur le mariage imprudent qu’il lui avait fait faire, vint la reprendre.

« On fit cerner la forêt, espérant prendre les bandits au gîte ; mais il était déjà trop tard, le château était abandonné quand la justice y arriva. Se sentant en danger d’y être découverts, ils n’avaient pas osé y rester.

— Tant pis ! dit l’envoyé ; mais la femme était sauvée, c’était le principal. Ma foi ! ton conte est très-intéressant, et tu as bien fait de me le raconter tout au long. Les bons contes font les chemins plus courts.

— Si je t’ai raconté celui-là, dit Maroussia, c’est parce qu’il pouvait nous servir.

— Je l’ai compris, mon enfant, dit l’envoyé, bien compris. Ah ! nous nous entendons bien.

« Tout de même, ajouta-t-il, l’histoire de la main blanche aux diamants et des coups de pique dans le feuillage du grand chêne m’a fait frissonner. »