Mille et un jours en prison à Berlin/07

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L’Éclaireur Enr (p. 31-34).

Chapitre VI


l’exode


Quel spectacle que celui de l’exode de tout un peuple vers un pays étranger ! Nous en avons été les témoins navrés. À mesure que les Allemands s’approchaient de la ville d’Anvers du côté sud et du côté est, la population de Malines et des environs, les habitants de Duffel, de Lierre, de Contich, de Vieu-Dieu et de cinquante autres villes et villages situés entre la ligne extérieure et la ceinture intérieure des forts, se déversaient dans la ville d’Anvers. Lorsqu’il devint évident, le mardi et le mercredi, que la ville dans laquelle ils s’étaient réfugiés et où ils avaient cru trouver un sûr asile, devait elle-même subir le bombardement de l’artillerie allemande, toute cette population et celle d’Anvers — peut-être 500,000 personnes en tout — se ruèrent de tous les côtés pour échapper au feu menaçant. 200,000 environ traversèrent l’Escaut vers Saint-Nicolas et le territoire hollandais au sud de la rivière ; 250,000 à 300,000 débordèrent sur la grande route Anvers-Rotterdam.

Dans les derniers jours de l’agonie d’Anvers, j’ai été le témoin constant de ce lamentable exode. Le matin, me rendant en bicyclette de Capellen à Anvers, je remontais pour ainsi dire le flot des réfugiés, et le soir, en revenant à Capellen, je suivais le même flot, sans cesse s’augmentant et fuyant interminablement.

Comment décrire ce spectacle, grandiose s’il n’eut été si lugubre, et d’un pathétique dont il y a peu d’exemple dans l’histoire : des vieillards, des femmes et des enfants, portaient sur leur dos, dans leurs bras, traînaient dans des brouettes, dans des véhicules de toute description, du linge, des objets de piété, des meubles petits ou grands, des lits, des matelas, des chaises, enfin, tout ce que l’on avait pu emporter… D’autres, j’oserais dire plus fortunés, emmenaient la vache et la chèvre, le vieux cheval, un mouton ou le chien fidèle… Tous allaient tête basse, harassés, déprimés, affaissés.

Je n’oublierai jamais ce pauvre vieillard qui vint, un soir, nous demander asile. Il poussait péniblement, et depuis combien de temps, une brouette dans laquelle était assise sa vieille épouse impotente et paralysée ! Il en fut ainsi tous les jours pendant le siège. À la résidence de Capellen, des centaines et des centaines de réfugiés entraient dans le parc et dans le jardin, et s’improvisaient un gîte pour la nuit, sous les arbres et dans les buissons. D’autres, les vieillards, les femmes ou les malades, étaient admis dans la maison. Les chambres, les corridors, les greniers et les caves, tout était rempli.

Le lendemain matin, ces pauvres réfugiés


SUR LA PLAGE À MIDDELKERKE
Le docteur, Madame Béland et les enfants de Madame Béland

reprenaient leur marche vers la Hollande, et c’était de nouveau le triste défilé de cette longue et lamentable théorie de nécessiteux allant tout droit devant eux, sans but, en quête d’un foyer étranger qui daignerait leur être hospitalier !…

Le vendredi, jour de la prise d’Anvers, les troupes allemandes entrèrent dans la ville vers 9 heures du matin.

Afin de faire un récit, le plus exact possible de la manière dont l’armée allemande procéda à l’occupation d’Anvers, j’utiliserai certaines confidences que me fit un officier allemand, qui fit partie de l’armée d’invasion, et qui logea chez nous pendant environ trois mois après la prise de la ville.

Lorsque la résistance belge eut cessé, c’est-à-dire dans la nuit du 8 au 9 octobre, les Allemands, comme je l’ai dit plus haut, continuèrent le bombardement de la ville jusqu’à 7 heures le lendemain matin. À 9 heures, les premiers régiments allemands reçurent l’ordre de pénétrer à l’intérieur des murs. Toute l’armée allemande était sous l’impression que la ville serait défendue, pied à pied, à l’intérieur des murs… On croyait que l’armée belge, forte de 90,000 à 100,000 hommes, y était demeurée.

Les Allemands, qui n’avaient à leur disposition que 55,000 hommes, — si j’en crois mon officier, — redoutaient une prise corps à corps dans les rues de la ville. L’ordre fut donné, comme je viens de le dire, de pénétrer dans la ville par les portes du sud-est. Régiments après régiments entrèrent par la porte de Deurne, baïonnette au canon, marchant, comme on pourrait dire, sur le bout du pied, et s’attendant à voir surgir, derrière les murs des maisons, toute une armée de fantassins.

Ils ne trouvèrent personne ! La ville était à peu près déserte ; il n’y restait que très peu de civils, et pas un seul militaire. Les troupes prirent place devant l’Athénée, et on délégua auprès du quartier général belge un groupe d’officiers pour demander des explications. Au quartier général belge, on ne trouva qu’un concierge, qui, naturellement, ignorait tout au sujet de l’armée. La députation se dirigea alors vers l’Hôtel de ville, où on trouva les principaux officiers municipaux, mais là comme au quartier général, on ne put obtenir de renseignements satisfaisants.

Les parlementaires demandèrent la reddition de la ville, mais on leur répondit qu’elle était sous commandement militaire, et que les autorités civiles n’avaient pas reçu les instructions de la rendre. C’est ce qui explique comment cet officier allemand, que nous avons rencontré, dès le surlendemain, à Capellen, pouvait nous dire que la situation, à Anvers, était très précaire. Cela signifiait, à son point de vue, que les Allemands étaient entrés dans la ville, mais qu’elle ne s’était pas rendue.

La ville et la province d’Anvers étaient tombées sous le talon de l’Allemand. L’armée belge retraita dans la direction d’Ostende, longea la côte jusqu’aux environs de Nieuport où elle prit position. On sait quel rôle important elle a joué derrière les écluses de l’Yser, en barrant la route de Calais.