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Molière (Lafenestre)/1

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LA VIE

I

JEUNESSE ET APPRENTISSAGE
(1622-1658)

L’homme et l’auteur ne font qu’un chez Molière. On comprendrait mal son œuvre, si l’on ne connaissait bien sa vie. Comme Rutebeuf et Villon, plébéiens railleurs, Gringoire et Boileau, bourgeois satiriques, Voltaire et Beaumarchais, penseurs militants, le plus grand de nos poètes comiques, Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, est un gamin de Paris. Il est né en plein cœur de la grande ville frondeuse, tout près des Halles, à deux pas du Pont-Neuf, le 15 janvier 1622 ; il y grandit dans une boutique, près d’un atelier, parmi les rumeurs et les caquetages des marchands et des commères, les lazzis et les boniments des charlatans et bateleurs.

Son père, Jean Poquelin, maître tapissier, avait vingt-sept ans, sa mère, Marie Cressé, fille et nièce de tapissiers, vingt à peine. Jean-Baptiste, premier né, leur était arrivé vite et gaîment au neuvième mois de lune de miel. Cinq autres enfants, Louis, Jean, Marie-Madeleine, Nicolas, Marie, allaient régulièrement lui succéder, presque tous les ans. Le vieux logis, à colombages, du xve siècle, où croissait la nichée, au coin des rues Saint-Honoré et des Vieilles-Étuves, portait le nom de « Maison des Singes. » Sur son poteau cornier, sculpté et peint, grimpait, en grimaçant, au tronc d’un oranger, une bande joyeuse de ces quadrumanes imitateurs. Le grand Molière, devenu, pour ses contemporains, le « Singe de la Nature », se souviendra, non sans gratitude, de cette naïve enseigne : il fera figurer, dans son blason, à côté du masque de la Comédie et des miroirs de la Vérité, les animaux malins dont les gambades, amusant ses yeux, avaient encouragé, dès l’enfance, ses instincts d’espièglerie observatrice et moqueuse.

À dix ans, Jean-Baptiste eut le malheur de perdre sa mère, le 15 mai 1632. D’après l’inventaire, après décès, l’intérieur des Poquelin était des plus confortables. Meubles sculptés, belle argenterie ; dans la chambre nuptiale, grand lit à pentes brodées, tentures en tapisserie, miroirs et tableaux ; dans la garde-robe de la défunte, bon nombre de costumes et riches parures, de fines lingeries, des bijoux, quelques livres parmi lesquels une Bible et un Plutarque « le gros Plutarque à mettre les rabats » qu’on retrouvera tous deux chez Molière à sa mort. La jeune mère était une femme d’ordre, aimant le luxe, la toilette, les bonnes compagnies, avec une certaine et solide culture. On se plaît à l’imaginer vive, généreuse, enjouée et franche. Tout porte à croire que, si son fils hérita visiblement de ses goûts pour une vie large, l’ordre intérieur, l’élégance personnelle, il lui reste aussi redevable de cette promptitude et chaleur d’émotion, de cet impérieux besoin d’amour et de tendresse, de cette persistance de bon sens à travers les plaisirs et les douleurs de la vie, qui devaient devenir à la fois le tourment fatal de son existence aventureuse et l’aliment le plus heureux de son génie.

Marie Gressé laissait à son mari, depuis peu tapissier du roi, trois enfants en bas âge, dont le commerçant affairé ne pouvait s’occuper. Il ne tarda pas à leur donner une belle-mère. En avril 1633, Jean Poquelin épousa une autre fille de gros tapissier, Catherine Fleurette. Quelques moliéristes exaltés ont voulu retrouver, dans l’œuvre du beau-fils, lg portrait de la belle-mère. Pour les uns, c’est Béline, l’odieuse marâtre du Malade imaginaire, pour les autres, Elmire, l’affectueuse amie de ses beaux-enfants, dans le Tartuffe. On sait ce qu’il faut penser de la valeur de ces clefs, au moyen desquelles on prétend pénétrer le mystère de la gestation imaginative chez les créateurs de poésie et d’art. Rien n’autorise à parler bien ou mal de cette jeune femme, morte, elle aussi, prématurément, victime de deux accouchements trop rapprochés, le 12 novembre 1636. Ce qui reste probable, néanmoins, c’est que le vide précoce d’affection maternelle autour de son enfance, a laissé une lacune dans les analyses morales du poète. Les rôles de mères seront aussi rares dans ses comédies que ceux de pères y seront fréquents, et ces pères seront presque toujours des veufs.

Il est, en revanche, naturel et vraisemblable, que certains traits du bonhomme Poquelin aient pu et dû, plus ou moins volontairement, servir au comédien dans la confection de ces derniers personnages. Le portrait du papa qu’a tracé Larroumet, d’une pointe fine et vive, d’après les documents, semble assez exact. Vrai type de bon bourgeois parisien que ce commerçant, laborieux et rangé, retors en affaires, d’une probité scrupuleuse, qui transmit aussi à son fils une bonne part de son esprit pratique et de son activité infatigable. Il dirigea, naturellement, l’éducation de ses enfants, avec la prudence d’un honnête chef de famille.

Jean-Baptiste, futur successeur de son père dans son négoce et dans ses fonctions officielles, ne fréquenta, comme tous ses petits voisins, jusqu’à l’âge de quatorze ans, que l’école paroissiale de Notre-Dame, où l’on enseignait, avec le catéchisme, le calcul, le plain-chant, un peu de latin. Le reste du temps, Jean-Baptiste, mêlé aux ouvriers et commis, travaillait au magasin. Il y apprenait, avec le métier, le maniement des affaires, s’initiait déjà aux manières et au langage d’un autre monde par ses rapports avec les clients et débiteurs du maître tapissier, presque tous gens de robe ou gens de cour.

Aux heures de repos, c’étaient avec ses camarades, sur le Pont-Neuf ou la Place Dauphine, de longues stations parmi les badauds ébahis devant les tréteaux de Bruscambille, Gaultier-Garguille, Guillot-Gorju et autres farceurs, paradistes, saltimbanques, charlatans opérant en plein air. Aux jours de fête, c’était parfois la journée dans un vrai théâtre. Ses parents eux-mêmes en raffolaient, comme tous les marchands du quartier, et l’y conduisaient. L’hôtel de Bourgogne, le seul régulièrement ouvert, rue Mauconseil, était tout proche. Les maîtres de la Confrérie de la Passion, anciens propriétaires de la salle, y avaient conservé une loge. Louis Cressé, le grand-père maternel, ami du doyen, y avait ses entrées. Le petit Jean-Baptiste y put entendre les tragédies et tragi-comédies du fécond Hardy, celles de ses premiers successeurs, Théophile de Viau, Racan, Mairet, Pichon, et des récents novateurs, Rotrou, du Ryer, Tristan, Scudéry, Pierre Corneille, Boisrobert, etc… Des parades, soties et farces précédaient toujours et suivaient la pièce de résistance, d’autant plus gaies et libres, que celle-ci était plus héroïque, guindée et précieuse, grandiloquente et romanesque. La famille Poquelin occupait en outre, deux boutiques aux grandes foires extra-muros de Saint-Laurent et de Saint-Germain, où des farceurs et bateleurs cosmopolites battaient la caisse, chaque année, durant plusieurs semaines. Jean-Baptiste y put de bonne heure goûter le répertoire italien, pantomines, mascarades, Commedia dell’Arte, avec le répertoire gaulois des tabarinades.

Sur le coup de ses treize ans, après la mort de sa belle-mère, l’enfant, dit-on, sans goût pour son métier, demanda lui-même à son père « de le faire étudier ». Si le fait est vrai, ce serait déjà chez lui cette vivacité de décision, cette franchise de parole qui devinrent un des traits les plus saillants de son caractère. Son père se rendit de bonne grâce à sa prière. De 1636 à 1640 environ, Jean-Baptiste suivit les leçons des Jésuites au collège de Clermont (plus tard Louis-le-Grand) fréquenté par dix-huit cents élèves, presque tous nobles. On y enseignait moins bien le grec qu’à Port-Royal, on y étudiait plus à fond latin et français. L’un des professeurs les plus estimés était le P. Lemoyne, auteur du Poème de saint Louis et des Entretiens poétiques. Les élèves y jouaient, à certains jours, des tragédies et comédies latines, anciennes et modernes, souvent écrites dans la maison. Une Suzanne, en 1640, y eut un tel succès, qu’on dut la représenter à la cour. Que d’excitations, là encore, pour l’admirateur des bateleurs et des Grands Comédiens ! Il en sortit « fort bon humaniste, encore plus grand philosophe, lisant les poètes avec un soin tout particulier et les possédant parfaitement, surtout Térence ».

Il s’était fait, dans le collège, d’agréables et utiles camaraderies. La liaison dès cette époque avec le prince de Conti, frère du duc d’Enghien, beaucoup plus jeune, et qu’il devait revoir plus tard, reste, il est vrai, assez douteuse. L’amitié est plus certaine qui l’unit dès lors et l’unit jusqu’à la mort avec Chapelle, fils naturel d’un conseiller libre-penseur, Luillier. Celui-ci, lui ouvrant sa maison, lui permit d’y suivre les cours de Gassendi, qu’il chargeait de compléter l’éducation philosophique de son fils. Poquelin s’y trouva avec Hesnault, Cyrano de Bergerac, Bernier, etc… Hesnault et lui, dans leur enthousiasme pour les doctrines épicuriennes, traduisirent en vers le poème de Lucrèce. On était au plus fort de la querelle entre Gassendi et Descartes. Ce dernier, à bout d’arguments, accusant son contradicteur de matérialisme, lui reprochait « de n’être que chair, tandis que lui était l’esprit ». « En m’appelant chair, lui répondit le fin bonhomme, vous ne m’ôtez pas l’esprit, comme, en vous appelant l’esprit, vous ne quittez pas votre corps ; en sorte que vous n’êtes pas au-dessus de la condition humaine, ni moi au-dessous, bien que vous reniez ce qui est humain, et que moi je ne m’y croie pas étranger. » C’est ce qu’avait dit Térence, c’est ce que répétera sans relâche Molière. L’enseignement positif et sage, fondé sur l’observation et l’expérience, du respectable Gassendi (correspondant de Galilée), devait laisser chez l’auteur dramatique, comme chez tous ses condisciples, des traces ineffaçables.

En même temps que ces leçons de libre critique, Poquelin suivait-il des cours de théologie en Sorbonne ? Tallemant l’a dit, mais Tallemant parle fort en l’air, au sujet de « ce garçon ». Ses études en droit à Orléans, où il prit sa licence, sérieuses ou bâclées, sont plus certaines. On croit même qu’il fit quelque début au barreau. En tout cas, en 1642, par précaution, le voici, pour s’assurer la survivance des fonctions paternelles, tapissier du roi en exercice ; il accompagne Louis XIII à Narbonne. D’après une tradition douteuse, il aurait, dans cette tournée, risqué sa vie par une généreuse imprudence en cachant le conspirateur Cinq-Mars dans un cabinet de l’Archevêché. D’après une autre, moins invraisemblable, c’est à Montfrin, près de Nîmes, qu’il aurait rencontré, dans une troupe de comédiens nomades, la belle et déjà fameuse Madeleine Béjart, la maîtresse-femme, qui devait avoir sur sa vie et sa carrière une si étonnante influence.

C’était une grande et belle fille, d’allure franche et hardie, un peu virile, avec une magnifique chevelure d’un blond ardent. Elle avait débuté, de bonne heure, en quelque troupe errante. En 1636, à dix-huit ans, elle a déjà si bien fait ses affaires qu’elle achète une petite maison avec jardin, pour 2 000 livres, dont moitié comptant et moitié emprunté. En 1638 elle est maîtresse en titre d’un gentilhomme avignonnais, le Seigneur de Modène et autres lieux. Quoique marié, ce noble aventurier lui reconnaît une fille, Françoise, baptisée à Saint-Eustache, à laquelle il donne pour parrain son propre fils légitime ; la marraine est Marie Hervé, mère de Madeleine. Singulier personnage que ce Seigneur de Modène, qu’on voit courir fortune à travers complots, intrigues, duels, champs de bataille, en France, en Allemagne, en Italie, en Hongrie ! Il revient, d’ailleurs, de temps à autre, à Madeleine. Au déclin de cette existence fantaisiste, c’est Madeleine qui le recueillera et lui épargnera une fin misérable en prenant le soin de ses affaires. Voilà le monde étrange où le jeune avocat, le philosophe convaincu, le lettré délicat, le poète franc et sensible, l’honnête fils de bourgeois réguliers va se trouver, tout d’un coup, jeté, entraîné, emporté à la fois par sa vocation impérieuse pour l’art dramatique et par sa passion pour Madeleine.

Y-eut-il, à Montfrin, entre la comédienne et le jeune tapissier, encore novice, un coup de foudre qui lia des lors leurs existences ? Est-ce seulement au retour, à Paris, que s’opéra la liaison par toutes sortes d’affinités d’intelligence et d’ambitions ? Peu importe. Toujours est il que, le 3 janvier 1643, quelques jours avant ses vingt et un ans, le jeune homme avertit par écrit son père qu’il renonçait à la charge de tapissier royal, Il le priait d’en assurer la survivance à l’un de ses cadets. En même temps il sollicitait « tant sur ce qui pouvait lui appartenir de la succession de sa mère, qu’en avancement d’hoirie future », la somme de 830 livres « pour l’employer à l’effet mentionné ». Quel effet ? Une association pour une entreprise dramatique avec la Béjart, son frère Joseph, sa sœur Geneviève, et quelques uns de leurs amis. La Troupe prenait le nom d’« Illustre Théâtre ».

Que le père Poquelin, que sa famille, que son entourage aient poussé les hauts cris à l’annonce de cette équipée, quoi de surprenant ? Observations, supplications, lamentations, tout échouait devant l’entêtement du jeune homme. En désespoir de cause, Jean Poquelin aurait même prié Jean Pinel, un vieux maître de Jean-Baptiste, d’intercéder auprès de son élève, Pinel avait accepté la mission, mais, à la suite d’un entretien (résultat imprévu, déplorable et grotesque !) ce lui le magister, converti par le disciple, qui s’engagea lui-même dans la troupe pour u jouer les pédants. D’autre part, chez les Béjart, la situation devenait chaque jour plus pressante. En mars, le chef de famille, huissier aux eaux et forêts, meurt insolvable ; la mère, matrone féconde et sans scrupules, renonce à la succession, « comme tutrice de Joseph, Madeleine, Geneviève et d’une petite non encore baptisée » (la future femme de Molière). Le père Poquelin, en grognant, se résigna, s’exécuta, finança ; c’était la première fois, ce ne devait pas être la dernière.

La société de l’« Illustre Théâtre » fut constituée le 30 juin 1643, par acte dressé dans la maison de Marie Hervé. Les obligations des sociétaires y sont rigoureuses. « Nul ne pourra se retirer, avant ses débuts, sans un dédit de 3 000 livres tournois, et après, sans prévenir quatre mois d’avance, à peine d’hypothèques pour dommages-intérêts sur tous ses biens présents et à venir (même ses équipages, en quelque lieu et en quelque temps qu’ils puissent être trouvés). » Les pièces nouvelles sont distribuées par les auteurs « sans contredit », sans qu’aucun se puisse plaindre du rôle donné. Seule, Madeleine Béjart a la prérogative de choisir le rôle qu’elle voudra. En fait, on le sent bien, c’est Madeleine qui mène l’aventure. Elle est la forte tête de la troupe, elle en restera toujours l’administratrice et la caissière. Son jeune commanditaire, l’auteur acteur, est à bonne école.

L’« Illustre Théâtre » eut, d’abord, quelque peine à s’assurer le plus modeste gîte. Sauf Madeleine, et peut-être Denys Beys, tous les comparses de la troupe étaient des débutants : le vieux Pinel, sous le nom de La Couture, les deux autres Béjart. Joseph et Geneviève, Bonnenfant, clerc de procureur, Clérin, frère d’une actrice du Marais, la belle Catherine de Terlis, fille d’un commis au greffe, Madeleine Malingre, fille d’un menuisier, tous des échappés de famille, en rupture de bourgeoisie, dont les noms ne disaient rien au public. Une vieille salle de Jeu de Paume, très délabrée, sur un fossé du rempart, près de la Porte de Nesle (aujourd’hui rue Mazarine) leur fut enfin louée pour trois ans, moyennant 1 900 livres tournois. Sans rancune, par l’entremise même du traître Pinel, le vieux Poquelin fit une nouvelle avance de 160 livres.

En attendant le nettoyage et les réparations, on alla s’exercer à Rouen, en octobre et novembre, durant la foire de Saint-Romain. Au mois de janvier 1644, on revient, on s’installe, on débute. On ne donne d’abord que des tragédies. Madeleine y triomphe et Jean-Baptiste en raffole. Auprès des pièces en vogue, par Mairet, Rotrou, Pierre Corneille, s’étalent, sur l’affiche, des titres flambants d’œuvres nouvelles : Scœvola, par du Ryer, Mort de Chrispe et Mort de Sénèque par Tristan l’Hermite, Artaxerce par Magnon. L’un des fournisseurs les plus féconds de la compagnie, et qu’elle s’associe, le 28 juin, en même temps qu’un danseur, c’est Nicolas Desfontaines. Tous ses héros, à lui, sont illustres : Perna, ou la Suite de l’Illustre Bassa, Saint-Alexis ou l’Illustre Olympie, le Martyr de Saint-Genest ou l’Illustre Comédien. Malgré tant d’illustres tragédies et malgré le succès de Madeleine dans les pièces de Tristan où elle jouait les rôles passionnés de l’impératrice Fauste, cette Phèdre romaine, et de l’héroïque Epicharie, les résultats de la saison furent lamentables. Le 9 septembre, il fallut emprunter 1 100 livres à Louis Baulot, conseiller et maître d’hôtel du roi, le 17 décembre 2 000 livres à un certain Pommier. On résilie, en même temps, le bail de la Porte de Nesle, on déménage au galop et, repassant la Seine, pour se rapprocher du quartier aristocratique, le Marais, on s’installe dans un autre Jeu de Paume, dit de la Croix-Noire, rue des Barres, près du port Saint-Paul. Ici, nouvel emprunt, sur gages, à une marchande à la toilette (291 livres tournois) par M. de Molière, dont il ne pourra, hélas ! s’acquitter avec les intérêts, que quatorze ans après, lors de la première représentation de l’Étourdi.

En attendant, la misère continuait. Le 2 août 1645, le marchand qui fournit les chandelles à la compagnie, Maître Fausser, pour une somme de 142 livres, et le sieur Pommier, sus-nommé, pour son prêt de l’année précédente, font emprisonner le pauvre Molière au Châtelêt. Il demande et obtient sa liberté provisoire, sous caution, mais deux jours après, sur requête de Dubourg, linger, créancier pour 150 livres, il est remis en geôle. On ne sait par quelles transactions il en put sortir.

En tout cas, à peine dehors, le 13 août, il signe un second contrat de société avec les trois Béjart, deux nouvelles camarades, Catherine Bourgeois et Germaine Rabel, et Clérin, le seul resté fidèle des premières recrues. Les autres avaient fui sous la bourrasque. Tous les Béjart, mère et fils, étaient ruinés. Quant à Molière, la meute de ses créanciers n’allait pas cesser, de près ou de loin, durant toute sa jeunesse, de le poursuivre. Ce fut encore son père, comme l’atteste un inventaire posthume, qui dut, à plusieurs reprises, les apaiser par des acomptes ou satisfaire par règlements.

Mais la Béjart et Molière n’étaient pas gens à désespérer. Paris ne les nourrit plus ? Eh bien ! On quittera Paris. Quelle joie, d’ailleurs, de reprendre la vie aventureuse et libre des comédiens nomades, de courir les provinces sur le moderne char de Thespis, la charrette pittoresque que va bientôt immortaliser l’ami Scarron dans son Roman comique !… Dans leur malchance obstinée, les deux associés s’étaient, l’un et l’autre, par leur droiture et leur activité, leur intelligence et leurs talents, conquis déjà des sympathies nombreuses et des amitiés confiantes. Peu de temps après leur déconfiture à Paris, on les trouve à Bordeaux protégés par le gouverneur, le duc d’Épernon. Bientôt la troupe s’associe à celle de Du Fresne. Sa réputation grandit vite. L’auteur du Roman comique fera bientôt l’éloge de celle qui enchante les Manceaux, en la déclarant « aussi complète que celle du prince d’Orange et de Son Altesse d’Épernon ».

Dans l’automne de 1647, après un séjour à Toulouse, la voici à Albi et à Carcassonne, en 1648, au printemps, à Nantes et à Fontenay-le-Comte, en 1649, à Poitiers, Angoulême, Limoges, puis de nouveau à Toulouse, pour les fêtes données par les Capitouls au comte de Rouvre, lieutenant général, qui va ouvrir les États, le 1er juin, à Montpellier. Durant la session, on reste sans doute à Montpellier. En novembre, on passe à Narbonne, avec le désir de retourner dans l’ouest. Mais les circonstances sont fâcheuses, la France entière est agitée par les troubles de la Fronde. Le maire de Poitiers refuse la visite des comédiens, « attendu la misère du temps et la cherté des blés ». Ils errent de nouveau et triment dans le Midi, jusqu’à ce que le duc d’Épernon (février 1650) leur donne l’ordre de quitter Narbonne pour se rendre à Agen où ils séjourneront jusqu’à sa disgrâce, en juillet ou septembre. La session des États du Languedoc s’ouvrant alors à Pézenas, on s’y transporte pour trois mois. Au printemps suivant (14 avril 1651) Molière fait un voyage à Paris, probablement seul, et pour affaires personnelles (un nouvel emprunt à son père par acte notarié) mais regagne vite son Midi. Il court de Lyon à Vienne, à Carcassonne et à Pézenas (sessions des États en 1651 et 1652), en d’autres stations encore. Néanmoins, c’est à Lyon que se font les haltes les plus fréquentes, les recettes les plus fructueuses. Lyon est alors, dans le Midi, le grand centre commercial et financier, cosmopolite et lettré. Depuis longtemps, pour la nombreuse colonie étrangère, y fonctionne un théâtre italien

C’est a Lyon, en 1653 ou 1655 au plus tard, que l’acteur-poète obtient enfin son premier succès avec l’Étourdi. Le sujet en était déjà familier aux amateurs de la ville. L’Inavvertivo, comédie de Niccolo Bardieri, dit Beltrame, dont s’inspire Molière, y avait été joué d’abord par l’auteur lui-même et sa troupe des Gelosi avec grand succès, puis reprise par ses successeurs en même temps que d’autres pièces célèbres de L. Grotto et de Nicc. Secchi, que Molière n’oubliera pas. La renommée de la troupe grandissait. Elle fit alors une heureuse recrue : Marquise-Thérèse de Gorla, fille d’un charlatan des Grisons, qui, en épousant Du Parc, s’engage avec lui. C’est cette « Belle Marquise » qui eut l’honneur, successivement ou conjointement, d’être courtisée par les trois plus grands génies du théâtre français, Corneille, en son déclin, qu’elle dédaigna, Molière, en sa première gloire, dont elle se joua, Racine, en ses débuts, qu’elle aima peut-être. Quinze ans plus tard, après s’être brouillé avec Molière, son premier protecteur, et lui avoir enlevé l’une de ses trois étoiles, l’auteur d’Andromaque et de Britannicus suivra son cercueil en pleurant.

Les séjours à Lyon furent interrompus, la même année, par des excursions à Dijon, Grenoble, Montbrison, etc., puis par une longue halte à la Grange des Prés, résidence du Prince de Conti, en disgrâce après la Fronde, durant la session des États. L’ancien condisciple de Molière au collège de Clermont était, pour l’instant, entre les mains d’une superbe et hautaine maîtresse, Mme de Calvimont, devant laquelle on doutait « laquelle des deux était plus surprenante, de sa beauté ou de sa sottise ». C’était de plus, une « femme à cadeaux », et comme le directeur d’une autre troupe errante, Cormier, lui avait déjà graissé les doigts, Molière, bien qu’appelé, sur l’ordre du prince, par l’abbé de Cosnac, fut assez mal reçu. Le prince refusa même de payer aux comédiens leurs frais de voyage : Ce mauvais procédé me touchant de dépit, dit Cosnac, je résolus de les faire monter sur le théâtre à Pézenas et de leur donner mille écus de mon argent, plutôt que de leur manquer de parole ». Mais, dès qu’il les sut prêts à jouer pour des bourgeois, Conti, « piqué d’honneur par cette manière d’agir, et pressé par Sarrazin, son secrétaire », accorda une représentation à La Grange. Pour Mme de Calvimont, naturellement, la troupe est détestable. Les hôtes du prince en jugent autrement. Il faut plusieurs jours encore d’insistances pour que Sarrazin et Cosnac, remportent la victoire. Sarrazin, amoureux de la Du Parc, qu’il veut retenir, a trouvé le bon moyen de « gagner » Mme de Calvimont. Revanche complète, alors : Molière reçoit une pension, en attendant qu’il suive à Montpellier, quelques mois après, son capricieux protecteur qui, après avoir lâché la Calvimont, s’est mis en route pour aller épouser à Paris Anne Martinozzi, nièce de Mazarin.

À Montpellier, quelques jours, Conti fait la noce, Molière joue pour les Messieurs des États. Le 6 janvier 1654, nous l’y trouvons encore, parrain d’un nouveau-né dans sa troupe, avec Madeleine de l’Hermitte pour commère. Le 7 mars, rentré à Lyon, il y baptise un enfant des Du Parc, et le 26 du même mois, un autre enfant de camarades, cette fois avec la Du Parc pour commère. C’est plaisir de voir combien la joyeuse compagnie, à travers tous ses déplacements, travaille à la repopulation. Ces actes de naissances, semés sur sa route comme les cailloux blancs du Petit Poucet, sont les plus sûrs indices qui nous permettent de retrouver ses traces. Un autre baptême, où figure encore la Du Parc, marraine infatigable, avec un de ses camarades pour compère, nous les montre en novembre, toujours à Lyon

En décembre, rappel à Montpellier par Conti, qui, marié, assagé, amnistié, y vient, avec sa jeune femme, une Mazarine délurée, présider en personne les États. Cette fois, grand accueil et grand succès. On y raccole une autre troupe de danseurs et musiciens, on y enrôle bon nombre d’amateurs, marquis, barons, officiers, robins, bourgeois, pour y jouer, devant le couple princier, l’étrange ballet-moralité des Incompatibles. C’est une suite d’entrées, avec des couples allégoriques de danseurs, symbolisant des êtres ou idées contradictoires, Fortune et Vertu, Vieillards et Jeunes Gens, Philosophes et Soldats, Charlatans et Campagnards, le Sage et l’Amoureux, la Vérité et le Courtisan, le Silence et les Femmes, etc., etc… Suivant l’usage, quelques vers, avec allusions personnelles, inscrits sur le programme, expliquaient chaque entrée. Molière y figure deux fois, comme Poète, compagnon du Peintre et de l’Alchimiste, dans l’incompatibilité avec l’Argent, et comme la Harengère, dans sa rencontre hostile avec l’Éloquence. Travesti en femme des Halles, annonçant l’association des contraires, de la crudité gauloise et de la gravité classique, de la Farce et de la Poésie, le comédien y révèle déjà ses espérances et les ambitions de l’auteur :

Je fais d’aussi beaux vers que ceux que je récite…

Est-ce alors que furent composées et jouées, sous un autre titre, les Précieuses ridicules ? On l’a pensé. Il semble aussi qu’après la mort de Sarrazin le prince de Conti ait alors offert une place de secrétaire au comédien. Molière, heureusement, refusa.

Au printemps de 1655, retour à Lyon où l’on marie deux camarades. Succès de gloire, succès d’argent. Le burlesque d’Assoucy, poète-musicien, vagabond de nature, joueur et noceur de profession, devient « dans cette Cocagne » durant trois mois, le commensal de la troupe hospitalière :

En cette douce compagnie
Je passais doucement la vie.
Jamais plus gueux ne fut plus gras !

Quand ces bons compagnons, en novembre, redescendent vers Pézenas où Conti les rappelle, le bohème ne les lâche pas. À Avignon, il se fait décaver dans un tripot, et ce sont eux qui le tirent d’affaire. Il ne les quitte qu’à Narbonne, pour son malheur. À son arrivée à Montpellier, on l’emprisonne comme athée.

Impossible d’ailleurs, de suivre, dans ses déplacements continuels, la troupe partout fêtée, à Carcassonne, Castelnaudary, Toulouse, Agen, etc., on ne sait où. En 1656, Béziers applaudit, pour la première fois, le Dépit amoureux, dont le succès se poursuit en Languedoc, Dauphiné, Bourgogne jusqu’à Dijon. En 1657, même tournée dans les mêmes régions, avec retour à Pézenas, à l’automne, pour les États. Mais tout cela n’est point Paris ! Quand donc pourra-t-on y remonter vers ce Paris si tristement abandonné, toujours regretté, un Paris enfin pacifié, le séjour du roi, de la cour, des bons juges ? N’est-ce pas là, pour le comédien et ses compagnons, que sourient la gloire et la fortune ? N’est-ce pas là, pour le poète en gestation de génie, que fermentent les idées propices à son éclosion ? L’apaisement des esprits, l’approche d’un nouveau règne, un besoin général d’ordre, de clarté, de vérité, de naturel, de gaîté, dans la littérature comme dans la société, le succès des œuvres de la pensée qui répondent à cette aspiration nouvelle, tout semble lui montrer une place à prendre.

Enfin, enfin, en mai 1658, on peut se transporter de Grenoble à Rouen, se rapprocher du Paradis perdu ! À Rouen, le trio des étoiles, la Béjart, la Du Parc, la De Brie, éblouissent les Normands. La Du Parc en affole quelques-uns, parmi lesquels les deux frères Corneille, le vieux et le jeune. On sait avec quelle verve orgueilleuse l’auteur du Cid se vengea des mépris de la comédienne. De Rouen, Molière put aisément pousser des pointes vers Paris. Il n’y apparaissait plus en déclassé besogneux, en débutant. Une réputation, patiemment conquise, l’y précédait. Beaucoup d’amis l’y attendaient. Ses qualités exceptionnelles d’homme actif, de beau parleur, de fin diplomate, firent le reste. Le duc d’Anjou, frère du roi (plus tard duc d’Orléans), lui accorda, à lui et à sa troupe « l’honneur de sa protection, avec 300 livres de pension pour chaque comédien ». Plus tard, il est vrai, Lagrange ajoutera, sur son registre, en marge : « Nota que les 300 livres n’ont pas été payées. » N’importe ! L’honneur suffisait. Molière avait été présenté par le jeune duc à sa mère, la régente Anne d’Autriche, à son frère, le roi Louis XIV. Les portes de la cour, celles de l’avenir étaient entrebaillées. C’était à Molière de les ouvrir toutes grandes. Il était trop avisé, trop résolu, trop bien armé, pour y manquer.

Il avait trente-six ans. Au physique, nous le connaissons par divers portraits, peints ou gravés. Les plus parlants sont ceux de la Comédie-Française et du Musée Condé, à Chantilly. À Paris, c’est le comédien en scène, l’acteur tragique, sous figure de héros, dans un de ses grands rôles préférés, celui de César (Mort de Pompée). Presque à mi-corps, cuirassé, drapé de pourpre, à-la romaine, le bras nu, il étreint, d’un geste tragique, son bâton de commandement. La tête, presque de face, chargée d’une lourde perruque et d’une grosse couronne de lauriers, se tourne, un peu relevée, d’un air de défi. Peinture théâtrale, un peu déclamatoire, qui fait penser à la diatribe caricaturale du venimeux Montfleury, son rival et concurrent de l’Hôtel de Bourgogne :

Un héros de romans !… Il vient, le nez au vent,
Les pieds en parenthèse et l’épaule en avant,
Sa perruque, qui suit le costé qu’il avance,
Plus pleine de lauriers qu’un jambon de Mayence,
Les mains sur ses costés, d’un air peu négligé,
La teste sur le dos comme un mulet chargé,
Les yeux fort égarés, puis débitant son rôle,
D’un hoquet éternel sépare ses paroles.

C’est une caricature malveillante. Mais il n’y a rien de tel que la caricature et la malveillance pour fixer, par excès, les traits d’une physionomie. Portrait et caricature sont évidemment tirés d’après le vif ; la seconde confirme l’exactitude du premier. On suppose, avec quelque vraisemblance, cette toile peinte par Mignard, à Avignon ou à Paris, dans les premiers temps de leur liaison, lorsque Molière n’était guère connu que comme acteur.

À Chantilly, en revanche, dans ce simple buste en médaillon, d’une date un peu postérieure, comme dans d’autres portraits de Mignard, aujourd’hui perdus, mais dont les gravures nous restent, c’est bien l’homme lui-même, le poète et le penseur. Mêmes traits caractéristiques que dans le César. Yeux saillants, noirs et vifs, aux regards droits et fermes, gros sourcils, le teint brun, le nez fort, les narines frémissantes, des lèvres épaisses et sanguines. Rien d’un bellâtre, ni dans l’un, ni dans l’autre. Dans tous les deux l’impression d’une virilité forte et franche. À Paris, chez le comédien plus jeune, une attitude résolue, fière, militante, provocante, qui n’est pas tout entière peut-être exigée par le rôle. À Chantilly, chez l’homme plus mûr, déjà fatigué par le travail et les soucis, toute la gravité simple d’une expérience amère et résignée, avec un effort de vague sourire singulièrement touchant. D’autres effigies, en pied, dans la toile des Farceurs italiens et français, à la Comédie-Française, ou sur les frontispices de quelques pièces improvisées, nous ont conservé, sous un troisième aspect, celui de l’acteur comique, la figure complète du grand homme. Toutes ces images nous permettent de le faire revivre devant nous, tel que nous l’a décrit la fille de son camarade Croisy, Mlle Poisson : « Ni trop gras, ni trop maigre ; la taille plutôt grande que petite, le port noble, la jambe belle. Il marchait gravement, l’air sérieux ».

Sérieux, il pouvait l’être. Par ces quinze années de vagabondage aventureux et laborieux à travers la France, il avait acquis, à ses dépens, une rare expérience des choses et des gens. De toutes les humiliations subies, de toutes les vicissitudes traversées, de toutes les luttes affrontées, il rapportait, avec un esprit très dégagé des conventions mondaines et bourgeoises, des habitudes d’observation libre et personnelle, qui le rendaient de beaucoup supérieur à tous les lettrés de cabinet. Dans l’agitation de ces voyages, il n’avait pas, d’ailleurs, recueilli que de l’expérience. Infatigable travailleur, il avait accumulé les projets, études, ébauches. Qui saura ce que contenait cette fameuse malle, bourrée de manuscrits, où Vinot et Lagrange, retrouvèrent, après sa mort, Don Garcie, l’Impromptu de Versailles, Don Juan, Mélicerte, les Amants magnifiques, la Comtesse d’Escarbagnas, le Malade imaginaire, et dont la trace se perd chez les héritiers de Lagrange ? Elle était déjà bien garnie à la rentrée dans Paris, car on l’y verra puiser, dans les moments de presse, jusqu’à sa mort. Rien ne lui manquait donc plus que les occasions pour réaliser, dans leur plénitude, ses rêves et ses ambitions de comédien, de poète, de penseur. Aussi, de quelle ardeur saisit-il la première qui se présenta !