Molière (Lafenestre)/9

La bibliothèque libre.
(p. 188-202).


IX

L’INFLUENCE

Si l’on juge de l’influence d’un auteur dramatique par la rapidité et la durée de sa popularité sur les scènes de son pays et les scènes étrangères, par le nombre des nations où il a trouvé des traducteurs et des imitateurs, par celui des critiques qui l’ont commenté, discuté, exalté en toutes langues, on devra penser que de tous nos écrivains de théâtre, c’est Molière qui, depuis plus de deux siècles, n’a cessé d’exercer, sur le monde civilisé, l’action la plus puissante et la plus durable par les qualités vives et claires de son génie observateur et créateur, hardiment sincère et profondément humain.

De son vivant, dès la surprise et le scandale excités par ses premières œuvres, cette action se traduisit par des effets techniques sur la conception de l’œuvre théâtrale et sa représentation, des effets intellectuels sur le mouvement de la littérature, des effets moraux sur les habitudes et les idées de la société. Une quantité de faits constatés par les historiens et les érudits viennent, sur tous ces points, à l’appui de tous les témoignages contemporains. Comme acteur et metteur en scène, il s’efforça de remplacer la déclamation ronflante par la diction naturelle et de donner à ses personnages, avec des caractères plus vrais et plus soutenus, une vraisemblance extérieure plus exacte et plus complète aussi. « Il a entendu véritablement les habits des acteurs, dit Charles Perrault, en leur donnant leur véritable caractère et il a eu le don de leur distribuer si bien les personnages et de les instruire ensuite si parfaitement qu’ils semblaient moins des acteurs que les vraies personnes représentées. »

Pour l’action exercée sur les théories et le style de la littérature contemporaine, il suffit de se reporter aux dates et de comparer ce qui s’est fait au théâtre avant les Précieuses, les Fâcheux, les deux Écoles, la Critique et l’Impromptu, et ce qui s’y fit après. On le combat, on le critique, mais on l’imite et on le pille, comme il pillait, d’ailleurs, lui-même tous ses devanciers. Et l’autorité de son génie franc et sincère, dès ses premiers succès, exerce même son action au delà du théâtre. Qu’on se souvienne de son étroite liaison, durant ces années d’effervescence juvénile, avec son contemporain La Fontaine, encore incertain de sa route en ses rêveries paresseuses, avec ses cadets Boileau et Racine, l’un moins âgé que lui de quatorze ans, l’autre de dix-sept. Boileau, avant 1666, ne devait rien publier. Est-il audacieux de penser que les premières satires, composées vers 1660 (Ier et VIe Embarras de Paris) et la deuxième adressée en 1662 ou 1663 à M. de Molière, sortirent de ces cabarets militants ou l’on fabriquait en collaboration la parodie du Chapelain décoiffé et autres fantaisies agressives ? Si l’auteur de l’Art poétique put donner plus tard d’utiles conseils au comédien, ce ne fut peut-être qu’un rendu pour un prêté.

Quant au jeune Racine, lorsqu’il revient d’Uzès à Paris en 1662, l’École des Femmes est en plein succès. Est-ce à Molière qu’il doit le sujet, le plan, les corrections de la Thébaïde ? Des contemporains l’affirment. En tous cas, il reçoit ses conseils, s’adresse à sa bienveillance pour la représentation et, dans les alexandrins sentimentaux d’Alexandre, comme, plus tard, dans les alexandrins comiques des Plaideurs, profite, visiblement, avec un goût d’artiste favorisé par d’heureux loisirs, des modèles intermittents, mais suggestifs, donnés par Molière dans l’Étourdi, le Dépit, Don Garcie, les deux Écoles. Le service capital rendu à Racine par Molière fut de l’encourager, par les exemples du Tartuffe et du Misanthrope, à prendre résolument pour pivot de l’action dramatique le développement des caractères et des passions déterminant la crise psychologique et sa solution fatale. C’est après le Misanthrope, que Racine renonce, décidément, aux intrigues factices de l’amour romanesque et s’en tient à l’étude émue de la vie réelle, comme lui prêchait d’exemple par ses créations puissantes le plus génial de tous ses joyeux compagnons du Mouton Blanc, les amis de Nature et Vérité, La Fontaine, Chapelle, Furetière, etc… Les souvenirs du Misanthrope qui ont inspiré la construction logique d’Andromaque réapparaissent, plus nombreux, dans la conduite et dans les sentiments de Bérénice dont la préface est un écho des idées de Molière dans la Critique et l’Impromptu. Et lorsque l’auteur tragique nous donne la formule de son idéal, l’idéal classique, « une action simple soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’éloquence de l’expression », que nous donne-t-il sinon la formule du chef-d’œuvre déjà réalisé, quatre ans avant, par Molière ?

« C’est peut-être à Molière que nous devons Racine », a dit Voltaire. Si cela est vrai pour l’auteur de Bérénice, combien cela l’est plus encore pour celui des Plaideurs ! Cette farce d’une élégance attique, qui devait malheureusement rester unique dans l’œuvre du poète tragique, comme les Menteurs dans celle de Corneille, unique aussi par la justesse enjouée et la perfection du style, sortait encore dune collaboration au cabaret. « Moitié en m’encourageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l’œuvre, mes amis me firent commencer une pièce qui fut bientôt achevée. » À cette époque, il y avait brouille entre Molière et son très ingrat protégé, mais si l’auteur de Sganarelle et des Fâcheux ne fut point de ceux qui mirent cette fois la main à la pâte, l’écho de son exubérante gaîté et de sa verve satirique y retentit pourtant d’un bout à l’autre.

Racine, parmi les contemporains, fut, d’ailleurs, le seul, au théâtre, dont le génie tira toutes les conséquences de l’initiative prise par Molière. Aucun de ses rivaux, sur la scène comique, n’était de taille à continuer son œuvre, ni dans la grande comédie de caractère, ni même dans la bouffonnerie satirique. Baron, son élève, n’y put faire qu’un effort incomplet dans l’Homme a bonnes fortunes. Parmi ses successeurs, malgré leurs qualités vives et fines, leur gaîté souvent si sincère et si communicative, ni Boursault, ni Dufresny, ni Dancourt, ni même ce joyeux et amusant viveur, écrivain si élégant, Régnard, ne purent s’élever au-dessus de la peinture, spirituelle et anecdotique, des mœurs faciles et relâchées d’une société en décomposition. Le Turcaret de Lesage seul se montra plus hardiment satirique, mais la comédie, réduite à un tel étalage de basses friponneries dans un milieu uniquement composé de coquins cyniques et médiocres, ne pouvait guère avoir de portée morale et sociale.

Quoi qu’il en soit, malgré leur infériorité générale dans la vigueur ou la nouveauté des analyses, dans l’ampleur et la chaleur de l’explosion comique, dans la largeur et la hauteur de la pensée, tous ces fournisseurs de notre scène comique restent les obligés de Molière, pour la sincérité et la finesse de leur observation, pour la clarté et la vivacité de leur langage. Ceux mêmes qui, comme Marivaux, ayant cherché et trouvé une route de traverse encore mal explorée, affecteront quelque dédain pour le fier Maître qu’oublie la frivolité des salons, se rattachent encore à lui plus qu’ils ne veulent bien dire. Seulement, au lieu de reprendre, comme les autres, les types les plus fameux, tel que Tartufe dont il essaie pourtant une doublure et réduction mondaine dans le roman de Marianne, Marivaux, au théâtre, cherche son inspiration dans les œuvres oubliées qu’on ne lit guère. Les Amants magnifiques deviennent les Fausses Confidences, et la Princesse d’Élide lui fournit des scènes assez nombreuses dans les Surprises de l’Amour, les Serments indiscrets, l’Heureux Stratagème.

En fait, durant tout le xviiie siècle, jusqu’aux approches de la Révolution, avant Beaumarchais, Molière, le puissant Molière des fortes satires morales ou des bouffonneries énormes, est chez nous démodé. Il est trop franc peut-être, trop simple et naturel pour une société engouée à la fois de littérature polissonne et de déclamations sophistiques. Il n’en reste pas moins, pour les gens de théâtre, l’inspirateur de toutes les formes nouvelles de l’art. Si Marivaux a tiré de lui la comédie d’intrigue sentimentale, c’est chez lui, dans Don Juan, Georges Dandin, l’Avare, le Malade imaginaire, que les inventeurs de la comédie bourgeoise et du drame larmoyant iront aussi prendre leurs premiers exemples, comme, plus tard, le drame romantique et notre comédie moderne se pourront autoriser de la liberté scénique et du mélange des genres sérieux et bouffon déjà opéré, avec quelle maîtrise !, dans Don Juan. En réalité, chez nous, aucun homme de théâtre, auteur ou acteur, ne s’est jamais soustrait à l’influence bienfaisante et féconde de Molière.

Tous les auteurs qui, à diverses reprises, ont rendu à la comédie française son éclat, sa valeur morale, sa force d’expansion, se réclament hautement de lui. Ne lui eussent-ils pas témoigné, en toute occasion, leur reconnaissance filiale, qui ne reconnaît dans les chefs de file, Beaumarchais, Émile Augier, Alexandre Dumas fils, les héritiers légitimes de Molière ? Que dire de tous les bons farceurs, vaudevillistes, librettistes, plus nombreux encore, qui n’ont cessé d’aiguiser leur malice ironique et de réchauffer leur verve joviale dans le commerce assidu de son génie intarissable d’observateur et de rieur ? Depuis Labiche, Meilhac et Halévy, jusqu’à M. Courteline, tous portent sa marque. N’est-ce pas à lui, en bonne partie, que nous devons l’évolution actuelle, si active, si variée de notre théâtre, dans un esprit croissant de vérité, de sincérité, de force, d’humanité, celle qui est conduite par MM. Paul Hervieu, Léon Lavedan, Brieux, Donnay, Capus, etc… ? Et, pour tout dire, nos romanciers ne lui doivent-ils pas autant que nos auteurs comiques et dramatiques ? Notre grand, notre unique Honoré de Balzac, peintre des mœurs sociales, des drames de famille, des caractères mondains, bourgeois et populaires, des scènes parisiennes et provinciales, le père de tous les conteurs contemporains, n’est-il pas lui-même un descendant direct de Molière, comme de leur aïeul commun, Rabelais ?

Ce qui est édifiant, c’est qu’au xvm e siècle, alors qu’en France, au moins sur la scène, Molière était négligé, sa gloire et son action se répandaient au dehors, avec une rapidité croissante et des effets décisifs. Sa popularité hors de nos frontières avait commencé de son vivant. On le jouait et rejouait, à Constantinople, chez notre ambassadeur, en attendant qu’on l’imitât et qu’on le traduisit en turc. Les traductions, naturellement, et les imitations se produisirent plus vite et avec plus d’influence dans le monde latin et germanique, chez nos voisins. Rien de plus intéressant à ce sujet que les renseignements réunis d’abord par Legrelle, complétés par M. Monval et les Moliéristes, résumés par M. Paul Mesnard, dans son édition monumentale des œuvres complètes.

C’est en Angleterre, devant une cour demi-française, que Molière fut traduit et joué le plus vite. En 1670, la duchesse d’Orléans, sœur du roi Charles II, protectrice du poète, constate déjà son succès à Londres. Le Tartuffe, y est représenté sous le titre de The French Puritan. Bientôt, toute une école nouvelle, rompant avec les traditions de Shakespeare, se livre d’abord à un travail de simple adaptation. L’Étourdi, entre les mains de Dryden, est tout à coup devenu Sir Martin Mar-All : l’Agnès de l’École des Femmes, reparaît dans la Country Wife de Wicherley, et le Misanthrope dans son Plain Dealer. Shadwell transforme, accommode, anglicanise avec le même sans-gêne les Précieuses, les Fâcheux, Don Juan, l’Avare. Congreve respecte un peu mieux, tout en le démarquant, l’esprit de Molière. Les traductions de ses œuvres, complètes ou choisies, à partir de 1714, se succèdent. En 1732, une édition de grand luxe, avec texte en regard, portrait par Mignard, illustrations par Hogarth et Ch. Coypel, est publiée sous le patronage de la Reine et des grands lords. La même année, Fielding inaugure, par le Mock Doctor (Médecin malgré lui) et le Miser (l’Avare) la série de ses traductions et représentations moliéresques. L’abbé Prévost en constate l’énorme succès, tandis que des écrivains plus originaux, notamment Sheridan, dans la School for Scandal, affirment l’impulsion féconde donnée au théâtre anglais par le poète français.

À la même époque, en Allemagne, c’est, dans les classes supérieures et chez les lettrés, un enthousiasme plus complet et plus général encore. On l’y avait aussi traduit, de son vivant, dès 1670. Dès 1680, l’électeur de Saxe se faisait représenter, durant le Carnaval, la suite des œuvres principales, et, sous ses successeurs, Gottsched, en fondant l’école littéraire de Leipzig, se proposa ouvertement « par une habile méditation du théâtre français, de donner une littérature dramatique à son pays », Lessing, qui avait passé par l’école de Leipzig, « composait, dit Legrelle, d’après sa méthode et presque avec ses personnages, ses premières comédies…, et Elias Schegel lui empruntait l’idée et jusqu’aux bons mots de ses pièces…. On le jouait sur toutes les scènes, de Hambourg à Vienne.… C’est à ses pièces qu’ont recours tous les directeurs de théâtre dans l’embarras ». On sait, par Gœthe lui-même, ce que le grand poète de l’Allemagne devait à Molière. Nul n’a parlé de notre grand poète français avec plus d’admiration et d’émotion. « Molière est tellement grand que chaque fois qu’on le relit on se sent pris d’étonnement. Je lis chaque année quelques-unes de ses pièces, de même que je contemple de temps à autre des gravures d’après les grands maîtres italiens, car nous autres, petits, nous sommes incapables de concevoir d’aussi grandes choses. Il faut retourner sans cesse à la source pour rafraîchir la vue et la mémoire. » Depuis cette époque, et malgré les fureurs pédantes de Guillaume Schlegel, d’innombrables travaux de traduction, d’érudition, n’ont cessé de prouver la justice impartialement et chaleureusement rendue, de l’autre côté du Rhin, à celui qu’on y applaudit toujours. Lorsque M. Jules Claretie, en février 1873, en remarquant avec tristesse que l’anniversaire de la mort de Molière avait été oublié à Paris, dut constater, avec reconnaissance, qu’on l’avait célébré sur le Théâtre Impérial de Vienne avec une solennité extraordinaire ; il put, en répétant les paroles de Gœthe, reconnaître que la même admiration sympathique persistait, malgré tout, chez ses compatriotes. Les savants travaux de M. Paul Lindau, des docteurs Schwitzer et Mangold, de M. Homberg, de bien d’autres nous l’ont prouvé et nous le prouvent chaque jour.

Dans presque tous les pays du Nord, en Hollande, dans les Flandres, en Pologne, même rapidité de propagande, même force et durée d’influence. L’excellent livre de Legrelle sur Holberg, démontre « le rôle considérable et tout exceptionnel que Molière a joué dans la littérature et dans l’histoire des mœurs en Danemark ».

Des deux pays latins, l’Italie et l’Espagne, où tant de fois Molière avait trouvé et repris ce qu’il appelait son bien, l’Italie fut la première à le comprendre, le traduire, l’imiter, le piller. Son plus grand poète comique, Goldoni, ne réforme la comédie indigène encore livrée aux improvisateurs qu’en s’appuyant sur l’exemple de Molière. C’est à Paris qu’il vient pour y conquérir la renommée, qu’il y obtient son premier grand succès, par le Bourru bienfaisant, écrit en français, joué dans la maison de Molière. C’est à Paris qu’il vivra, protégé par le roi, et qu’il mourra, ruiné par la Révolution, pauvre, presque aveugle, le lendemain même du jour où la Convention, trop tard, lui rendait sa pension. L’amour et le culte de Molière en avaient fait notre compatriote. Même phénomène dans la péninsule ibérique où notre goût classique pénétra pourtant avec plus de lenteur. C’est en Portugal que le Tartuffe est d’abord accueilli vers 1750, mais bientôt la popularité de Molière gagne l’Espagne et Moratin, comme Goldoni, traducteur et imitateur passionné de ses grandes comédies, devient si Français qu’après l’évacuation de son pays par nos armées, il s’exile volontairement et vient mourir à Paris en 1828.

Voilà pour l’influence littéraire. Que dire de l’influence morale et sociale ? Est-ce vis-à-vis de Molière qu’on peut soutenir cet élégant paradoxe que la littérature, notamment la littérature dramatique, n’exerce aucune action sur les mœurs, les sentiments et les idées de la société où elle se produit ? La thèse, à vrai-dire, n’est guère reprise, de temps à autre, que par des cyniques ou des pince-sans-rire qui ne voient, dans les licences du théâtre, qu’un facile moyen de lucre et de succès par l’excitation des plus bas instincts de la foule moutonnière. Qu’on soit sincère ! Chacun de nous, dans sa jeunesse par sensibilité, dans sa maturité par réflexion, n’a-t-il pas éprouvé, en bien ou en mal, le contrecoup des sensations et émotions produites en lui par l’irrésistible attrait, l’exaltation suggestive des représentations théâtrales ? N’avons-nous pu, de notre temps, ne pouvons-nous constater chaque jour quelle action exercent sur l’imagination, les préjugés, les opinions du public, au moins autant que le journal, les comédies joyeuses ou sérieuses sur les questions, morales ou sociales, à l’ordre du jour ? Sans doute la comédie ne corrige pas plus sûrement ni plus rapidement les vices ou les travers dont elle se moque que les graves prédications et raisonnements des prêtres, moralistes et philosophes. Mais elle dispose tout aussi bien, et sans y paraître, les gens à se mieux juger et à mieux juger les autres, en leur faisant dérouler sur les planches, mieux que dans la vie, les conséquences, ridicules ou déplorables, de ces vices et de ces travers. Qu’il serait facile de démontrer combien, depuis cinquante ans, telles ou telles œuvres, non seulement d’Augier, d’Alexandre Dumas, de Sardou, mais de beaucoup d’autres moins illustres, ont modifie nos idées et nos mœurs dans la famille et dans le monde, sur les questions de l’amour, du mariage, du divorce, etc. ! Ne disons donc pas, comme Brunetière, que Molière « en a menti » lorsqu’il proteste, dans sa Préface du Tartuffe, de ses intentions moralisatrices. Sauf ses adversaires religieux, tous ses contemporains lui donnent raison et constatent les prompts effets de ses polémiques. Il faut lire, à ce sujet, ce que disent Charles Perrault, Bussy-Rabutin, Bayle, etc. Molière avait la raillerie si forte, écrit ce dernier peu de temps après la mort du poète, que c’était comme un coup de foudre d’effet ; quand un homme en avait été frappé, on n’osait plus l’approcher. Tanquam de cœlo tacrum el fulguratum hominem. Tout cela est arrivé à l’abbé Cotin, car non seulement la comédie des Femmes savantes éloigna de lui ses amis, mais aussi lui troubla le jugement. »

Un vice ou un travers bien peints et représentés sur le théâtre ou dans le roman par un psychologue sagace est comme une infirmité dont les caractères sont nettement déterminés par un médecin expérimenté. La précision du diagnostic mène à la connaissance et à la défiance du mal, éclaire la recherche du remède, en facilite la découverte. Sans attribuer plus d’intentions réformatrices et surtout de prévisions révolutionnaires à Molière qu’il n’en eut certainement, n’est-il pas évident, néanmoins, que le sentiment de justice, de bienveillance, de tendresse avec lequel il montra les enfants soumis encore trop brutalement au pouvoir absolu et tyrannique des parents n’a pas médiocrement contribué à introduire dans les mœurs de la famille plus de douceur et de bienveillance ? N’est-il pas certain qu’en fixant au pilori, parmi les éclats de rire ou les huées d’indignation, des personnifications aussi complètes du crime, du vice, de la sottise, tels que Tartufe, Don Juan, Harpagon, Jourdain, Argan, en inscrivant, au-dessus de leur tête, de ces noms significatifs et sonores, qui se fixent irrésistiblement dans la mémoire, il a marqué l’Hypocrisie religieuse, l’Égoïsme mondain, l’Avarice, la Vanité, la Poltronnerie bourgeoises, d’une étiquette ineffaçable qui les fait en tous lieux reconnaître, haïr, mépriser ou railler ? Croit-on qu’avant le coup de grâce asséné par Beaumarchais à la noblesse dégénérée, oisive et parasite, elle ne fût déjà bien malade des étrivières cinglantes distribuées à ses marquis vantards, fats, inutiles, prétentieux, bretteurs, escrocs, à son élégant seigneur Don Juan, type de l’insolence aristocratique et de la perversité spirituelle, à ses hobereaux prétentieux et ridicules, M. et Mme de Sotenville et Mme d’Escarbagnas ?

Aussi, de tous nos poètes de théâtre, à travers toutes les révolutions littéraires, politiques, sociales et toutes les transformations et agitations du monde moderne par la science, est-ce Molière qui a le moins souffert du changement des idées. Sa gaîté et son bon sens, sa franchise chaleureuse de solidarité humaine ont résisté à tous les caprices de la mode. Sa popularité semble même, chez nous, s’être accrue à mesure que s’accroissent nos inquiétudes morales et nos désordres sociaux. Les uns trouvent dans cette gaîté la distraction et l’oubli, les autres dans ce bon sens la patience, la consolation et l’espérance. Cela nous semble une réserve de santé, de joie, d’optimisme où l’on pourra toujours reprendre son équilibre intellectuel et sentimental. On ne cesse de le jouer, on ne cesse de l’applaudir, on ne cesse de le commenter.

Les étrangers s’y montrent aussi ardents que les Français. Les belles études récemment publiées par MM. Martinenche, Rigal, Huzlar, Mantzius, Chatfield-Taylor, d’une érudition avisée et d’une libre critique, ne sont pas les dernières, assurément, qui nous feront, chaque jour, mieux comprendre et mieux apprécier la portée de son génie. Aujourd’hui, comme le 15 janvier 1871, jour anniversaire de sa naissance, lorsque dans Paris assiégé et affamé depuis quatre mois, au bruit incessant des bombes, Sarcey, avec un touchant à-propos de patriotisme viril, prenait pour sujet de sa conférence à la Comédie-Française, l’Influence de Molière sur le monde civilisé, nous pouvons être fiers de cette influence toujours grandissante. Les vices qu’il a combattus ne sont pas de ceux qui disparaissent en aucun temps, sous aucun régime, dans aucune société, mais chaque fois qu’ils relèvent trop la tête, chaque fois qu’on souffre trop de l’hypocrisie morale, politique ou mondaine, de l’infatuation intellectuelle, du charlatanisme scientifique, de l’égoïsme, de la vanité, de la cupidité, de la sottise, sous toutes leurs formes, chaque fois qu’il paraît nécessaire de les combattre de nouveau par le rire de la raison, c’est toujours chez Molière qu’on va reprendre ou aiguiser ses armes.