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Monsieur Vénus/02

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Brossier (p. 15-28).

CHAPITRE II


Il faisait très froid. Raoule, blottie dans le fond de son coupé, avait baissé les stores et appuyait fortement son manchon sur sa bouche.

Certes, la nerveuse ne voyait point pour la première fois un garçon bien bâti, mais ce souvenir de mâle frais et rose comme une fille la hantait cruellement. Chez Raoule de Vénérande, l’activité cérébrale remplaçait presque toujours les situations positives ; quand elle ne pouvait vivre un moment de passion, elle le pensait, le résultat était le même. Sans vouloir se rappeler l’escalier sinistre de la rue de la Lune, la fleuriste malade et sale, cette mansarde où régnait une odeur atroce de pommes, elle se mit à évoquer Jacques Silvert.

Se souciant peu de la roture de l’ouvrier en s’abandonnant à un encanaillement fictif, Raoule rêvait de sa chair touchée du bout du doigt et les yeux mi clos de la descendante des Vénérande se noyaient d’une langueur délicieuse. Sa mémoire ne lui fournissait déjà plus les moyens de réveiller sa conscience. À sa honte éprouvée devant le mâle qu’elle avait eu l’audace de rendre grossier succédait une folle admiration pour le bel instrument de plaisir qu’elle désirait. Déjà elle jouissait de cet homme, déjà elle en faisait une proie, déjà peut-être elle l’arrachait à son misérable milieu pour l’idéaliser dans les spasmes d’une possession absolue. Et Raoule, bercée par le trot rapide de son attelage, mordait ses fourrures, la tête en arrière, le corsage gonflé, les bras crispés, avec de temps à autre un soupir de lassitude.

Ni belle, ni jolie dans l’acception des mots, Raoule était grande, bien faite, ayant le col souple. Elle possédait de la vraie fille de race les formes délicates, les attaches fines, la démarche un peu altière, les ondulations qui, sous les voiles de la femme, révèlent l’annelure féline. Dès l’abord, sa physionomie, à l’expression dure, ne séduisait pas. Merveilleusement tracés, les sourcils avaient une tendance marquée à se rejoindre dans le pli impérieux d’une volonté constante. Les lèvres minces, estompées aux commissures, atténuaient d’une manière désagréable le dessin pur de la bouche. Les cheveux étaient bruns, tordus sur la nuque et concouraient au parfait ovale d’un visage teinté de ce bistre italien qui pâlit aux lumières. Très noirs, avec des reflets métalliques sous de longs cils recourbés, les yeux devenaient deux braises quand la passion les allumait.

Raoule tressauta, brusquement arrachée aux dépravations d’une pensée ardente ; la voiture venait de s’arrêter dans la cour de l’hôtel de Vénérande.

— Tu reviens tard ! mon enfant, fit une vieille dame, entièrement vêtue de noir qui descendait le perron, allant au-devant d’elle.

— Vous trouvez, ma tante ? Quelle heure est-il donc ?

— Mais, bientôt huit heures. Tu n’es pas habillée, tu ne dois pas avoir dîné. M. de Raittolbe, pourtant, viendra te chercher pour te conduire à l’Opéra, ce soir.

— Je n’irai pas, j’ai changé d’avis.

— Tu es malade ?

— Mon Dieu, non. Troublée, voilà tout. J’ai vu tomber un enfant sous un omnibus, rue de Rivoli. Il me serait impossible de dîner, je t’assure… Comme si les accidents d’omnibus devaient se passer dans la rue !

Mme Élisabeth se signa.

— Ah ! j’oubliais… ma tante. Venez avec moi. Faites interdire la porte, j’ai à vous parler sur un sujet qui vous plaira davantage : une bonne œuvre. J’ai mis la main sur une bonne œuvre…

Elles traversèrent toutes les deux les immenses appartements de l’hôtel.

Il y avait des salons d’un aspect tellement sombre qu’on n’y pénétrait pas sans avoir le cœur un peu serré. L’antique construction possédait deux pavillons en retour, flanqués d’escaliers arrondis comme ceux du château de Versailles. Les fenêtres, à croisillons étroits, descendaient toutes jusqu’au parquet, montrant, derrière la légèreté des mousselines et des guipures, d’énormes balcons de fer forgé agrémentés d’arabesques bizarres. Devant ces balcons s’étendait, coupée par la grille d’entrée, une mosaïque de plantes essentiellement parisiennes, de ces plantes aux verdures de tons neutres résistant à l’hiver, qui forment des bordures si justes, que l’œil le plus exercé ne saurait se heurter à un seul brin d’herbe dépassant. Les murs gris semblaient s’ennuyer, les uns en présence des autres, et cependant, un enchanteur, pour vexer une dévote, en retournant ces façades blasonnées, aurait causé plus d’une surprise aux manants égarés dans la noble avenue. Ainsi la chambre à coucher de la nièce, aile droite, et celle de la tante, aile gauche, mises subitement à ciel ouvert, eussent fait pâmer d’aise un amateur d’oppositions picturales.

La chambre de Raoule était capitonnée de damas rouge et lambrissée, aux pourtours, de bois des îles sertis de cordelières de soie. Une panoplie d’armes de tous genres et de tous pays, mises à la portée d’un poignet féminin par leurs exquises dimensions, occupait le panneau central. Le plafond, gondolé aux corniches, était peint de vieux motifs rococos sur fond azur-vert.

Du milieu descendait un lustre en cristal de Carlsruhe, une girandole de liserons avec leurs feuilles lancéolées et irisées de couleurs naturelles. Une couche moelleuse était placée en travers du grand tapis de Vison qui s’étendait sous le lustre, et le bateau de ce lit, en ébène sculpté, supportait des coussins dont l’intérieur et les plumes avaient été imprégnés d’un parfum oriental embaumant toute la pièce.

Quelques tableaux entre glaces, d’assez libres allures, s’accrochaient aux capitons des murailles. Il y avait, faisant face à la table de travail tout encombrée de papiers et de lettres ouvertes, une académie masculine n’ayant aucune espèce d’ombre le long des hanches. Un chevalet, dans un coin, et un piano, près de la table, complétaient cet ameublement profane.

La chambre de Mme Élisabeth, chanoinesse de plusieurs ordres, était tout entière d’un gris d’acier désolant le regard.

Sans tapis, le parquet bien ciré vous glaçait les talons, et le Christ amaigri, pendu près d’un chevet sans oreiller, contemplait un plafond peint de brumes comme un ciel du Nord.

Il y avait quelque vingt ans que Mme Élisabeth habitait l’hôtel de Vénérande, en compagnie de sa nièce, restée orpheline à l’âge de cinq ans. Jean de Vénérande, dernier rejeton de sa race, avait, en sortant de ce monde, formulé le vœu que l’enfant, né de la mort, qu’il laissait après lui, fût élevé par sa sœur dont les qualités lui avaient toujours inspiré une profonde estime. Élisabeth était alors une vierge de quarante printemps, pleine de vertus, confite en dévotion, passant dans la vie comme sous les arceaux d’un cloître, perdue dans une perpétuelle méditation, usant le bout de son index à répéter les signes de croix qui permettent de puiser largement au trésor des indulgences plénières, et s’occupant fort peu, rare qualité de dévote, du salut des voisins. Son roman était simple. Elle le racontait aux jours solennels, dans ce style onctueux que le mysticisme invétéré prête aux natures passives. Elle avait eu une passion chaste, une passion en Dieu ; elle avait aimé ingénument un pauvre poitrinaire, le comte de Moras, un homme expirant tous les matins. Elle avait peut-être pressenti les félicités nuptiales et les joies maternelles, mais une inoubliable catastrophe avait tout brisé au dernier moment : le comte de Moras avait été rejoindre ses ancêtres, muni des sacrements de l’Église. Dans l’exaspération de sa douleur, la fiancée n’effeuilla pas les roses de l’hymen, ne déchira pas son voile blanc ; elle vint chercher au pied de la croix rédemptrice un époux immortel. Sa religiosité douce n’en demandait pas plus !… Les portes du couvent allaient s’ouvrir pour elle quand survint la mort de Jean de Vénérande. Mme Élisabeth fit taire son cœur et se consacra désormais à la tutelle de Raoule.

Vers ce moment trouble de l’existence de l’enfant, quand elle se forme, une mère aurait eu de graves préoccupations pour son avenir. Cette petite fille volontaire brisait tous les raisonnements qu’on lui opposait avec des réponses pleines d’une désinvolture épicurienne. Elle apportait à la réalisation d’un caprice une ténacité effrayante et charmait les institutrices par l’explication lucide qu’elle donnait de ses folies. Son père avait été un de ces débauchés épuisés que les œuvres du marquis de Sade font rougir, mais pour une autre raison que celle de la pudeur. Sa mère, une provinciale pleine de sève, très robuste de constitution, avait eu les plus naturels et les plus fougueux appétits. Elle était morte d’un flux de sang quelque temps après ses couches. Peut-être son mari l’avait-il suivie au tombeau, victime aussi d’un accident qu’il avait provoqué, car l’un de ses vieux serviteurs disait qu’en trépassant il s’accusait de la fin prématurée de sa femme.

Mme Élisabeth, chanoinesse, ignorante de la vie des êtres matérialistes, s’occupa de développer beaucoup chez Raoule les aspirations mystiques ; elle la laissa raisonner, lui parla souvent de son dédain pour l’humanité fangeuse en termes très choisis et lui fit atteindre ses quinze ans dans la solitude la plus complète.

À l’heure des initiations sensuelles, la tante Élisabeth, la chanoinesse, n’aurait jamais pu croire que son baiser de prude ne suffisait plus aux secrètes ardeurs de la vierge confiée à ses soins religieux.

Un jour, Raoule, courant les mansardes de l’hôtel, découvrit un livre ; elle lut, au hasard. Ses yeux rencontrèrent une gravure, ils se baissèrent, mais elle emporta le livre… Vers ce temps, une révolution s’opéra dans la jeune fille. Sa physionomie s’altéra, sa parole devint brève, ses prunelles dardèrent la fièvre, elle pleura et elle rit tout à la fois. Mme Élisabeth, inquiète, craignant une maladie sérieuse, appela les médecins. Sa nièce leur défendit sa porte. Pourtant, l’un d’eux, très élégant de sa personne, spirituel, jeune, fut assez adroit pour se faire admettre auprès de la capricieuse malade. Elle le pria de revenir et il n’y eut, d’ailleurs, pas d’amélioration dans son état.

Élisabeth recourut aux lumières de ses confesseurs. On lui conseilla le véritable spécifique : — Mariez-la ! lui répondit-on.

Raoule éclata de colère quand sa tante entama un chapitre sur le mariage.

Le soir de ce jour-là, pendant le thé, le jeune docteur, causant dans l’embrasure d’une croisée avec un vieil ami de la maison, disait, montrant Raoule :

— Un cas spécial, monsieur. Quelques années encore, et cette jolie créature que vous chérissez trop, à mon avis, aura, sans les aimer jamais, connu autant d’hommes qu’il y a de grains au rosaire de sa tante. Pas de milieu ! Ou nonne, ou monstre ! Le sein de Dieu ou celui de la volupté ! Il vaudrait peut-être mieux l’enfermer dans un couvent, puisque nous enfermons les hystériques à la Salpétrière ! Elle ne connaît pas le vice, mais elle l’invente !

Il y avait dix ans de cela, au moment où commence cette histoire…, et Raoule n’était pas nonne…..

Durant la semaine qui suivit sa visite chez Silvert, Mlle de Vénérande fit de fréquentes sorties, n’ayant d’autre but que la réalisation d’un projet formé dans le parcours de la rue de la Lune à son hôtel. Elle en avait fait la confidence à sa tante, et celle-ci, après des objections timides, en avait, comme toujours, référé aux cieux. Raoule lui décrivit, d’une manière détaillée, la misère de l’artiste. Quelle pitié ne serait point émue à l’aspect du taudis de Jacques ? Comment pourrait-il travailler là-dedans, avec sa sœur presque infirme ? Alors Élisabeth avait promis de les recommander à la Société de Saint-Vincent-de-Paul et d’envoyer des dames de charité aussi titrées que secourables.

— Ouvrons notre bourse, ma tante, s’était écriée Raoule, exaltée par sa propre audace. Faisons une aumône royale, mais faisons-la dignement ! Mettons ce peintre qui a du talent (ici Raoule avait eu un sourire) dans un milieu vraiment artistique. Qu’il puisse gagner son pain sans avoir la honte de l’attendre de nous. Assurons-lui tout de suite l’avenir. Qui sait si, plus tard, il ne nous le rendra pas au centuple ! Raoule parlait avec chaleur.

— Il faut, se dit tante Élisabeth, que ma nièce ait rencontré de bien belles dispositions chez ces malheureux pour qu’elle daigne s’animer de la sorte… elle, si froide. Voilà peut-être le moyen de la ramener à la piété !…

Car tante Élisabeth n’était pas sans savoir que son neveu, comme elle appelait souvent Raoule quand elle lui voyait prendre des leçons d’escrime ou de peinture, manquait absolument de la foi qui conduit aux saintes destinées. Seulement la chanoinesse avait, de son côté, trop de monde, trop de race, trop de parchemin dans le caractère, pour douter une seconde de la pureté corporelle et morale de sa descendante. Une Vénérande ne pouvait être que vierge. On citait des Vénérande qui avaient gardé cette qualité durant plusieurs lunes de miel. Ce genre de noblesse, bien qu’il ne fût pas héréditaire dans la famille, obligeait donc entièrement la jeune femme.

— Dès demain, avait enfin conclu Raoule, je cours Paris pour organiser un atelier. Les meubles seront placés la nuit ; il est inutile de faire parler de nous, la moindre ostentation serait un crime, et mardi, quand il viendra m’apporter ma garniture de bal, tout sera prêt… Ah ! c’est dans ces occasions, ma tante, que notre fortune est intéressante !…

— Je t’abandonne, ma chérie, le céleste bénéfice de ta charité ! déclara tante Élisabeth. N’épargne rien : autant tu sèmeras sur terre, autant tu récolteras là-haut !

Amen ! riposta Raoule, — et la blasée eut un regard de mauvais ange à l’adresse de la chanoinesse ravie.

Huit jours après, Mlle de Vénérande, belle, d’une beauté excessivement originale sous son costume de nymphe des eaux, faisait une entrée à sensation au bal de la duchesse d’Armonville. Flavien X…, le journaliste à la mode, dit deux mots discrets au sujet de ce costume étrange et, bien que Raoule n’eût pas d’amies intimes, elle s’en découvrit quelques-unes, ce soir-là, qui la supplièrent de leur indiquer la demeure de son habile fleuriste.

Raoule s’y refusa.