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Mont-Revêche/22

La bibliothèque libre.
Michel Lévy frères (p. 252-263).



XXII


Dutertre eut quelques heures d’un sommeil accablant. Il fit des rêves affreux. Il s’éveilla souvent, mal à l’aise comme on l’est quand on dort tout habillé. Il était baigné de sueur, quoique la nuit fût froide. Plusieurs fois il ne se rendit pas compte du lieu où il était. Ce lit de repos où s’étendait quelquefois Olympe était placé dans une sorte d’alcôve fermée d’une tapisserie. Les bougies s’étaient consumées. Dutertre se trouvait dans des ténèbres rendues complètes par le lourd rideau qu’il avait machinalement tiré sur lui. Par moments il se croyait descendu vivant dans la tombe ; mais il n’avait pas la volonté de se soustraire à cette impression lugubre. Il se rendormait pour tomber dans quelque autre songe plus lugubre encore.

Il s’éveilla tout à fait en entendant parler auprès de lui. Il ouvrit les yeux, vit les premiers rayons du jour glisser vers lui par la fente de la tapisserie, et reconnut les voix d’Olympe et d’Amédée.

Dutertre n’attendait sa femme que le lendemain soir. Elle avait dû aller voir une amie d’enfance très-malade qui se rendait à Nice, et qui n’ayant pas la force de se détourner pour aller à Puy-Verdon, l’avait suppliée de venir passer une heure avec elle à Nevers, en lui indiquant le jour de son passage dans cette ville. Olympe avait calculé qu’elle pourrait rendre ce devoir à l’amitié et être de retour au bout de vingt-quatre heures. Dans sa tendre sollicitude, Dutertre, ne voulant pas laisser ses filles seules, avait supplié sa femme d’emmener avec elle Benjamine pour la soigner, et il leur avait donné Amédée pour les protéger toutes deux. Il l’avait suppliée encore de prendre trois jours pour cette absence, afin de ne pas se fatiguer. Il craignait que la vue de son amie malade, mourante peut-être, ne la rendît malade elle-même, et il ne voulait pas l’exposer à courir la poste sous le coup d’une crise nerveuse.

Olympe avait trouvé son amie beaucoup mieux qu’elle n’espérait ; elle était elle-même infiniment mieux portante depuis quelques jours. Elle était impatiente de revenir : elle était revenue.

La veille, c’eût été une surprise ravissante pour Dutertre. En ce moment, il se demanda si Flavien n’était pas de retour à Mont-Revêche.

Et puis elle était seule avec Amédée. Elle ne savait pas son mari si près d’elle. Une terrible, une douloureuse curiosité condamna Dutertre à l’immobilité, au silence.

— Comment ! il est sorti et personne n’en sait rien ? disait Olympe. Il a passé la nuit dehors, puisque son lit n’est pas défait dans sa chambre ! cela m’inquiète !

— Il sera parti hier au soir pour la ferme des Rivets, répondit Amédée. Il m’a dit qu’il avait l’intention d’y passer, en notre absence, une journée entière pour tout voir. Il aime à marcher, il y aura été à pied sans rien dire à personne, afin d’y coucher et de s’y trouver tout porté ce matin. De cette manière il pourra faire sa tournée complète et revenir ici avant la nuit. Mais, si vous voulez, ma tante, je vais monter en tilbury et je vous l’amène dans deux heures.

— Non, mon enfant, merci ! reprit Olympe. Ces courses-là lui font du bien. Elles sont nécessaires à son activité. Il faut bien aussi qu’il surveille ses travaux. Il y prend tant d’intérêt et il a si peu de temps à y consacrer ! Et toi-même, tu as besoin de repos après une nuit passée en voiture sans dormir ; car ton office de surveillant t’en empêchait.

— Et vous, ma tante, est-ce que vous avez dormi ? dit Amédée avec l’accent d’une tendre sollicitude que Dutertre s’imagina être à même de remarquer pour la première fois.

— Moi ? Très-bien, je t’assure, répondit Olympe, dont le tutoiement envers Amédée parut aussi une chose nouvelle au malheureux époux, quoiqu’il l’eût exigé lui-même à l’époque où Amédée, âgé de vingt ans, était venu habiter Puy-Verdon définitivement.

— Oui, reprit Amédée, vous avez dormi aussi bien qu’on peut dormir avec la tête d’une marmotte comme celle-ci sur l’épaule !

Il s’adressait à Benjamine, qui entrait en cet instant par le perron.

— Papa n’est pas dans le jardin, dit-elle ; j’en ai fait le tour. Il n’y a encore personne de levé, et je n’ai pu savoir où il est.

— Il doit être à la grande ferme, répondit Olympe. Nous ne le verrons sans doute qu’à dîner. Allons, patience, ma chérie. Il faut t’aller coucher.

— Oh ! mère, j’en ai si peu envie, et c’est si beau de voir lever le soleil !

— Je t’en prie, ma fille, va dormir un peu. Qu’est-ce que dirait papa, si je lui ramenais sa chérie avec la migraine ou la fièvre ?

— Tu le veux, bonne mère ? J’y vas. Mais, toi, tu vas te coucher aussi ?

— Certainement, répondit Olympe.

— Mère, reprit l’enfant, voilà tes fleurs que je confie à ce garçon-là pour qu’il les fasse revenir dans l’eau.

Et elle remettait à son cousin une gerbe d’asphodèles.

La jeune femme embrassa la fille de son choix. Dutertre leur entendit échanger de gros baisers.

— Ah ! pensa Dutertre, cela sonne pourtant l’innocence et la vertu, ces baisers-là !

Néanmoins, il resta immobile. Caroline s’en allait. Olympe et Amédée restaient ensemble.

Tout aussitôt Olympe, qui était toujours debout près de la porte entr’ouverte donnant sur le perron, dit à son neveu :

— Et toi aussi, Amédée, va te reposer.

— Oui, ma tante, répondit-il d’une voix qui tremblait aux oreilles de Dutertre. Vous ne voulez pas que j’appelle votre femme de chambre ?

— Non, vraiment, laisse dormir cette pauvre fille, qui ne me sait pas revenue. Je n’ai besoin de personne.

— Bien sûr ? vous ne souffrez pas ?

— Pas du tout.

— Vous ne prendrez pas d’opium ?

— Je n’en prends plus, dit Olympe avec enjouement. Est-ce que j’en ai jamais pris ?

— C’est vrai qu’elle est guérie, pensa Dutertre ; est-ce l’amour de Flavien ou le mien qui a fait cette cure miraculeuse ?

— Vous n’êtes pas inquiète de mon oncle, au moins ? reprit Amédée, qui semblait trouver mille prétextes pour ne pas sortir. Si vous l’étiez, je courrais…

— Non ! mais ne me parle pas comme cela, je le deviendrais : tu ne l’es pas, de ton côté ? Jure-le, je te croirai et me rassurerai, car tu n’es pas menteur, toi !

— Je vous jure que mon oncle doit être où je vous dis.

— À la bonne heure ! C’est égal ! j’ai du guignon en tout, Amédée. Je me suis hâtée de revenir ! Je me faisais une si grande fête de le surprendre et de pouvoir mettre un jour de plus dans ma vie ! Car elle est bien courte, ma vie, sais-tu ?

— Mon Dieu ! que dites-vous là ? Est-ce que ?… Oui, vous souffrez, vous le cachez !

— Il est plus inquiet que moi-même ! se dit Dutertre.

— Tu ne me comprends pas, reprit Olympe. Je dis que ma vie est courte, parce qu’elle ne dure que deux ou trois mois par année. Est-ce que j’existe quand il n’est pas là ? Eh bien, pourquoi as-tu l’air triste ? Est-ce que cela t’étonne ? est-ce que, comme moi, tu n’es pas une âme en peine en son absence ?

— Non, cela ne m’étonne pas, dit Amédée avec une grande émotion, et je suis comme vous. Son absence nous fait bien du mal à tous ; mais elle vous tue, et voilà pourquoi je suis triste. Si vous vous laissez mourir, ma tante, qu’est-ce que nous deviendrons ? Mon oncle ne vous survivrait pas !

— Mais je ne veux pas mourir ! s’écria Olympe d’une voix pénétrante par sa douceur. Oh ! tu ne me laisseras pas mourir, toi qui es un peu mon médecin. Mais le grand médecin de l’âme, vois-tu, c’est lui. Pourvu que je le voie, je suis sauvée. Ah ! mon cher enfant, aime-le bien, ce ne sera jamais trop ! Allons, bonjour ou bonsoir. Je monte. Tu fermeras cette porte, dont la serrure me brise les doigts ; et puis n’oublie pas les fleurs de notre Benjamine.

— Ce ne sont pas les siennes, ce sont les vôtres, ma tante : nous les avons cueillies pour vous. Vous les trouviez belles sur leur tige au coucher du soleil.

— Oui, je les trouve belles, quoique pâles et tristes.

— Elles sont pures, mais sans parfum.

— Sans parfum ! dit Olympe en se penchant vers la gerbe de fleurs. Eh bien, on calomnie comme cela beaucoup de plantes, parce qu’elles ont des émanations fines et discrètes. Moi, je trouve qu’elles ont l’odeur des bois, quelque chose qui n’a pas de nom précis, mais qui charme sans enivrer. Aies-en soin. Adieu ! à tantôt.

Et Olympe sortit.

Il se fit un silence qui étonna Dutertre.

Amédée ne bougeait pas. Dutertre écarta doucement la tapisserie et le regarda attentivement.

Un faible jour pénétrait dans cette pièce ; mais, comme elle était fort petite, Amédée se trouvait forcément assez près de son oncle pour que celui-ci ne perdît pas un de ses mouvements.

Le jeune homme, avant de se retirer par le jardin, demeurait les yeux fixés sur la porte par où Olympe était sortie. Il tenait toujours dans ses bras la gerbe de fleurs qu’elle avait respirée. Tout à coup, par un mouvement convulsif, il la porta à son visage, l’en couvrit, comme pour étouffer les baisers dont il la remplissait, et vint tomber ainsi sur un fauteuil, tellement près de Dutertre, que, sans la préoccupation complète où il était, il eût vu ses yeux ardents attachés sur lui. Dutertre n’y put tenir. En proie à une agitation insurmontable, et ne sachant pas supporter plus longtemps son inaction, il écarta le rideau, étendit le bras et prit dans les mains d’Amédée les fleurs, qu’il en arracha avec une sorte de violence.

Amédée tressaillit, devint pâle comme la mort, et resta fasciné par le regard de son oncle, les yeux dans les siens, avec l’expression d’un profond désespoir, mais sans honte ni crainte.

Dutertre fut subitement désarmé par cet air de franchise qui bravait la douleur même.

— Ah ! malheureux ! s’écria-t-il, toi aussi, tu l’aimes ! mais c’est un inceste du cœur !

— Non, il n’y a pas d’inceste, répondit Amédée avec la résolution d’un homme fort, qui, contraint d’avouer tout, ne recule devant rien ; il n’y en a pas dans mon cœur, puisqu’il n’y en a pas dans ma pensée.

— Mais ce parfum que tu cherches là, s’écria Dutertre en froissant les asphodèles, c’est à moi de l’y trouver, à moi seul, et tu me le voles, dans le secret de ton âme !

— Pourquoi me volez-vous le secret de mon âme ? répondit Amédée, presque irrité contre son oncle. Vous faites là un grand mal à vous et à moi !

— Le malheureux me donne tort ! s’écria Dutertre avec angoisse. Oui, oui, c’est moi qui suis le coupable, parce qu’on me croit aimé !

— Vous êtes aimé, mon père, ne soyez pas ingrat envers le ciel, vous êtes aimé comme personne ne le fut jamais.

— Qu’en sais-tu, insensé ? Tu t’en inquiètes donc bien ? Et que t’importe à toi ? T’ai-je chargé de veiller à la garde de mon trésor ?

— J’ai veillé sur sa santé, sur sa vie. Quelle plus grande preuve d’amour et de dévouement pouvais-je vous donner, à vous, que de rester auprès d’elle ?…

— En souffrant comme tu souffres, n’est-ce pas ?

— Qui vous a dit que je souffrais ? Me suis-je jamais plaint ? S’en doute-t-elle ? Quelqu’un a-t-il pu jamais le lire dans mes yeux ?

— Oui, quelqu’un l’a remarqué et deviné ; quelqu’un l’a dit et écrit.

— Si ce quelqu’un-là n’est pas une femme, nommez-le-moi, et il faudra que l’un de nous…

— Vous ne le saurez jamais. Je ne vous accorde pas le droit de vous battre pour ma femme.

— Pour elle ? Non, certes ! personne ne l’aura jamais, pas même vous, mon oncle. On peut se battre pour soi-même, quand on est accusé d’avoir insulté une telle femme, même par la pensée. On ne peut jamais se battre pour prouver qu’elle ne le mérite pas. Ce serait lui faire outrage que d’accepter la possibilité d’un pareil doute.

— C’est de l’idolâtrie que tu as pour elle, malheureux !

— Eh bien, oui, que vous importe ? N’ai-je pas le droit d’adorer, dans le mystère de mon âme, la même divinité que vous ? Vous êtes le prêtre, et je vous vénère d’autant plus que vous êtes seul digne de l’être. Mais moi, croyant et fervent, moi qui baise les reliques à la porte du temple, sans avoir jamais permis à mon imagination d’en franchir le seuil, en quoi suis-je sacrilège envers elle ou envers vous ?

— Amédée, répondit Dutertre, je connais ta force morale, ta religion, ta candeur ; mais tu blasphèmes, sans le savoir, en assimilant le culte de la créature à celui du Créateur. Il se mêle toujours à ces extases de l’âme je ne sais quelles extases des sens dont la pensée m’irrite et dont le spectacle m’a ôté la raison un instant. J’aurais dû, tu dis vrai, ne pas violer le sanctuaire de ta conscience, ne pas surprendre et dérober le secret de tes rêves. Le mal est fait, je l’ai commis malgré moi, comme, malgré toi, sans doute, tu embrassais et respirais ces fleurs.

— Ces fleurs qu’elle n’avait pas même touchées ! reprit Amédée. Et quelle plus grande preuve voulez-vous donc de mon respect ? Tenez, voilà son mantelet ; je l’avais bien vu, et j’ai résisté à la tentation d’y porter seulement la main.

— Amédée ! Amédée ! il y a dans la plus chaste flamme, dans la passion la mieux cachée et la plus contenue, quelque chose de terrestre qui ôte la raison aux êtres doués de la plus puissante volonté. C’est un dangereux martyre que celui auquel je te condamnais !

— Dangereux ! pour qui ? s’écria Amédée en tombant aux genoux de Dutertre. Vous n’oseriez pas dire, mon père, que ce fût pour vous ou pour elle ! Oh ! ne le dites pas ! ne m’ôtez pas le principe de ma force, votre estime et celle de moi-même !

— Dangereux pour toi, oui, pour toi seul, j’en suis persuadé, dit Dutertre en lui prenant les mains, pour toi, mon enfant, dont la raison ou la vie succomberont aux secrètes tortures d’un amour ainsi combattu en toi.

— Vous ne le croyez pas, répondit Amédée, rouge d’un noble orgueil ; vous ne me croyez pas si faible que de combattre sans vaincre, quand je n’ai affaire qu’à moi-même.

— Tu guériras sans doute ; mais tu es dans le paroxysme de la fièvre, et il ne faut pas en affronter la cause à toute heure.

— Au contraire, dit Amédée avec résolution, il le faut ! il le faut absolument, si c’est pour moi seul que vous craignez. Et c’est pour moi seul, dites, mon oncle, c’est bien pour moi seul ? Si vous aviez une autre pensée, je n’attendrais pas mon ordre d’exil, je sortirais de votre maison à l’instant même, et pour toujours !

— Irrité contre moi, sans doute ? dit Dutertre, étonné du feu de son regard.

— Eh bien, répondit le jeune homme, exalté comme un saint des anciens jours, mortellement blessé par vous, qui m’auriez outragé et déshonoré dans votre for intérieur,

— Enfant enthousiaste, dit Dutertre, je ne veux pas, je ne peux pas douter de vous… ni d’elle ! ajouta-t-il avec un peu plus d’effort.

— Encore moins d’elle, j’espère ! s’écria Amédée prêt à reprocher à Dutertre de ne pas assez vénérer sa femme.

— Je sais qu’elle ne vous aime que comme son fils, comme je vous aime ! répondit Dutertre. Si j’en avais jamais douté, j’en serais sûr en ce moment, où je viens de l’entendre vous parler de son affection pour moi en des termes qui m’honorent. Mais je vous répète, enfant, que votre malheureuse passion vous crée une situation impossible, au-dessus des forces humaines !

— Vous ne connaissez pas la mesure des miennes, mon ami, dit Amédée avec animation. Il y a des souffrances qu’on aime, précisément parce qu’on sent qu’on les domine. Le jour où, exilé auprès d’elle, je n’aurai plus de mérite à souffrir pour vous, je serais brisé. Je l’ai essayé plusieurs fois ; je le sais, l’absence me tue, et c’est alors que ma passion m’écrase. Sa présence à elle me ranime et me rend l’empire de moi-même. Me croirez-vous, moi que vous appelez la bouche sans souillure, si je vous dis que, quand elle est là, devant moi, je ne souffre pas, je n’ai pas de désir, je ne conçois pas qu’on en puisse avoir ; que je me sens aussi calme, aussi pleinement heureux qu’un enfant auprès de sa mère ; que je n’ai jamais désiré de baiser sa main en la regardant ; que mon cœur ne bat pas quand elle s’appuie sur mon bras ; que mon sang coule mesuré et rafraîchi dans mes veines quand elle me parle de vous avec adoration ; que même mon cœur se dilate à l’entendre et à lui répondre ; enfin, que, là où la divinité est présente, il n’y a plus pour moi de femme ?… Dites ; croyez-vous que je mente en vous disant cela ?

— Non, répondit Dutertre, frappé de ce qu’il entendait, non ! car c’est ainsi que je l’ai aimée quatre ans avant que d’oser le lui dire.

— Je le sais, reprit Amédée, alors que vous hésitiez devant cette chose si grave, un second mariage, vous aimiez bien souvent sans espoir, et, dans ces moments-là même, vous étiez heureux. Eh bien, vous l’étiez moins que moi ; car, dans ces heures de renoncement à votre bonheur, vous ne vous immoliez qu’à un devoir encore mal défini dans votre conscience. Vous n’aviez que la crainte vague de gâter l’avenir de vos enfants. Moi, j’ai la certitude que je tuerais mon père, et vous croyez que je peux nourrir en moi le désir d’être heureux au prix d’un pareil crime ? Non, non ! mon bonheur est plus haut placé que dans la satisfaction de mon propre amour. Il est placé dans le sacrifice de cet amour même, et, si vous m’en ôtez la gloire, vous me laisserez toute ma misère, en m’arrachant ma plus haute, ma souveraine consolation ! Vous avez cédé à votre passion, vous, mon père, parce que vous en aviez le droit ; vous pouviez la légitimer, vous ne pouviez prévoir les maux qu’elle a causés dans votre famille, et qui, après tout, ne sont pas sans remède. Moi qui ne pourrais avoir d’espérance sans rougir, je ne peux pas être vaincu, je ne peux pas être faible ! Et puis, grâce à Dieu, je ne suis pas aimé !

— Grâce à Dieu, dis-tu ? demanda Dutertre étonné.

— Oui, grâce à Dieu, puisque c’est vous qui l’êtes ! répondit Amédée avec l’enthousiasme du dévouement, et puisque c’est justement vous que je préfère à moi-même !

Dutertre, profondément attendri, cacha son visage dans ses mains ; puis, après un instant de silence, il les posa en signe de bénédiction sur la tête du jeune homme, en lui disant :

— Mon fils, je vous estime, je vous aime et je vous bénis, mais vous ne pouvez pas rester ici.