Mont-Revêche/30

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Michel Lévy frères (p. 339-351).



XXX


Pendant que ces choses se passaient à Puy-Verdon, Dutertre, comme l’avait très-bien auguré Blondeau, courait sur le chemin de Mont-Revêche. La nuit était fraîche ; la lune, pleine et brillante, éclairait tous les objets distinctement. Dutertre montait un grand et vigoureux cheval noir dont le trot allongé dévorait l’espace. À mi-chemin de Mont-Revêche, dans une clairière marquée d’une croix, il se trouva face à face avec un cavalier qui venait comme à sa rencontre, aussi rapide que lui, et monté sur un beau cheval gris pommelé. C’était Flavien de Saulges.

Les deux chevaux, qui se connaissaient probablement de longue date, s’étaient salués de loin par un hennissement sonore, et, en même temps que leurs cavaliers s’abordèrent avec une résolution froide et défiante, ces animaux intelligents allongèrent leurs cous et se touchèrent de leurs naseaux fumants, comme pour se donner un baiser fraternel.

— J’allais vous trouver, monsieur, dit Dutertre parlant le premier ; j’ai affaire à vous.

— Je venais vous trouver aussi, répondit Flavien, et je suis charmé de vous épargner la moitié du chemin.

— Eh bien, monsieur, reprit Dutertre, l’explication ne sera pas longue, car vous savez ce qui m’amène ?

— Parfaitement, monsieur, répliqua Flavien, et me voici complètement à vos ordres.

Flavien était venu dans des intentions beaucoup plus conciliantes que ne le promettait ce début. Mais, à l’attitude irritée et à l’accent de provocation glaciale de Dutertre, il sentit tout le feu de son sang et tout l’orgueil de sa race se réveiller, et couper court à toute réflexion.

La place n’était pas mal choisie par le hasard pour un duel. Dutertre était armé pour deux, et la lune fit briller la crosse des pistolets qui garnissaient les fontes de sa selle. Il passa une jambe pour descendre de cheval. Flavien, copiant tous ces mouvements avec une méthodique exactitude, passa la jambe aussi. Il s’en voulait à lui-même de se trouver engagé dans une affaire contre laquelle sa conscience s’était révoltée d’avance.

— Mais, puisque Dutertre le prend ainsi, pensait-il, il n’y a pas moyen de s’entendre. Allons, les explications que je dois à l’honneur de la femme viendront après… pourvu que je ne tue pas !

Et cette dernière idée causa à Flavien un sentiment d’effroi et de remords, qui se traduisit en lui par une forte disposition à la colère. Heureusement, Thierray ne s’était fié ni à la diplomatie, ni à la patience de Flavien. Il avait envoyé louer des chevaux à la ferme et il arrivait. Au moment où les deux adversaires allaient attacher leurs montures à la base de la croix de bois qui marquait le centre de la clairière, deux cavaliers débouchaient d’un sentier ombragé, que l’un avait indiqué à l’autre comme abrégeant la distance et permettant de regagner l’avance prise par M. de Saulges. C’était Thierray suivi de Forget.

— Vous avez amené vos témoins ? dit Dutertre d’un ton d’ironie à Flavien. C’est fort bien ; moi, je n’en ai pas, et n’en ai pas besoin.

— Monsieur, répondit Flavien, vous accepterez probablement pour vous M. Thierray, qui est notre ami commun, et, moi, je me contenterai de mon domestique, qui est un fort honnête homme.

— En sommes-nous déjà là ? dit Thierray, qui, en descendant de cheval, entendit ces dernières paroles. Vous ferez, messieurs, ce que vous voudrez quand j’aurai eu une explication nette et loyale avec M. Dutertre. Mais je suis intéressé dans cette même affaire pour mon propre compte, et je réclame une explication préalable, je la réclame au nom de l’honneur. Forget, ajouta-t-il en élevant la voix, prenez tous ces chevaux, et éloignez-vous.

Forget sortit de la clairière, attacha aux branches les deux paisibles animaux de la ferme et tint à la main les deux autres. Crésus, à sa place, eût fait de son mieux pour écouter ; Forget s’arrangea de manière à ne pas entendre.

Dutertre attendit avec un calme apparent que Flavien repoussât le premier la pensée d’une explication ; mais, voyant qu’il gardait le silence, il prit la parole.

— Voici la seconde fois, monsieur Thierray, dit-il, que, fort mal à propos selon moi, vous cherchez à vous immiscer dans une affaire où votre rôle devrait être purement passif. Faites-moi grâce d’explications qui ne peuvent être qu’irritantes pour moi ; je n’ai nul besoin, nulle intention d’exposer ici mes griefs, et je n’admets pas qu’on les discute. Je vois que M. de Saulges tient à avoir des témoins, j’accepte les siens, je refuse d’en prendre pour moi, et je suis résolu, s’il veut retarder l’affaire et m’exposer pour la règle à de honteuses confidences devant des arbitres, à le forcer à se battre séance tenante.

— Ma foi ! monsieur, vous n’aurez pas cette peine, dit Flavien en frappant du poing sur le bloc de rocher qui soutenait la croix ; Dieu m’est témoin qu’en venant ici j’avais presque la résolution d’éviter l’affaire ; mais, à présent, grâce à vous, je meurs d’envie qu’elle ait lieu au plus vite. C’est assez, Thierray, Monsieur est pressé. Nous causerons après, si nous pouvons !

— Quand l’un de vous sera mort ou mourant, il sera trop tard, reprit Thierray avec fermeté. Je sais très-bien que, si c’est M. de Saulges, M. Dutertre sera vengé, et que son adversaire payera de bonne grâce la dette du sang pour une simple mauvaise pensée. Mais, si c’est M. Dutertre qui succombe, il mourra avec un blasphème sur la conscience et une calomnie sur les lèvres, dont madame Dutertre portera la peine et subira l’outrage tout le reste de sa vie. Je ne souffrirai donc pas, dussé-je avoir affaire à vous deux, qu’un duel ait lieu entre vous avant que l’honneur de madame Dutertre soit sorti pur de cette affaire.

— Taisez-vous, monsieur, taisez-vous ! s’écria Dutertre avec impétuosité ; je ne souffrirai pas, moi, que le nom de ma femme soit prononcé ici une troisième fois.

— Libre à vous, monsieur, d’interdire cet honneur à votre adversaire ; mais ce nom n’est point souillé en passant par mes lèvres. Flavien, éloignez-vous ; je l’exige. Dans dix minutes, vous serez aux ordres de Monsieur, et moi aux vôtres à tous deux. Avant tout, donnez-moi la lettre que vous avez sur vous ; si M. Dutertre ne veut pas la lire, il faut au moins qu’elle soit trouvée sur sa poitrine en cas de mort, car c’est la justification éclatante que personne au monde, pas même un mari aveuglé par la jalousie, n’a le droit de refuser à une femme respectable.

— Vous avez raison, dit Flavien oppressé et luttant de toute sa loyauté contre son propre emportement. Dussé-je subir l’outrage de cet homme, je dois réparer le mal que j’ai causé ! — Allons, insultez-moi ! dit-il à Dutertre d’une voix étouffée par la violence qu’il se faisait à lui-même ; dites-moi que j’hésite et recule : ce sera un châtiment beaucoup plus affreux que la mort ! — Thierray, ajouta-t-il en s’éloignant par un effort désespéré, si tu n’es pas content de moi aujourd’hui, je ne sais pas de quoi tu le seras jamais !

Il y avait trop de rage et de douleur vraies dans l’accent de Flavien pour que Dutertre, qui se connaissait en bravoure, pût attribuer sa conduite à de lâches motifs.

Il prit en silence la lettre que lui présentait Thierray.

— Vous devez, je crois, la lire, monsieur, dit Thierray d’un ton ferme et respectueux à la fois. Elle ne justifie pas mon ami, elle l’accuse au contraire davantage. Il y a donc du courage moral encore plus que du courage physique de sa part à vous l’avoir apportée lui-même et de son propre mouvement ; mais, comme elle justifie entièrement une personne…

— Et où prenez-vous, monsieur, que cette personne ait besoin de justification dans ma pensée ? Voilà où je trouve inconvenant, blessant pour elle et pour moi, le soin que vous voulez prendre de me la faire respecter comme je dois.

— Je n’ai pas cette prétention, monsieur. Mais j’ai été deux fois la cause involontaire et fortuite d’une situation qui peut la compromettre vis-à-vis de juges moins clairvoyants et moins équitables que vous. Je dois vous fournir les moyens de terrasser leur malveillance, puisqu’à vous seul appartient ce droit et ce devoir.

— Eh bien, oui, dit Dutertre, qui commençait à subir l’influence de l’énergie intelligente de Thierray. Oui, dit-il c’est mon devoir.

Et il ouvrit une lettre d’Olympe à M. de Saulges, datée du lendemain du départ de ce dernier pour Paris.

— C’est, lui dit Thierray en l’arrêtant, la réponse immédiate à une lettre que Flavien, trompé par les maudites fleurs qui jouent un rôle mystérieux dans cette affaire, eut la folie d’écrire en quittant Mont-Revêche. Je vous dirai d’abord, je dois, je veux vous dire quelle est la personne qui se servait de ce langage mystérieux, non pour compromettre madame Dutertre, mais pour piquer la curiosité et enflammer l’imagination de mon ami pour son propre compte. Moi seul, je le sais ; M. de Saulges l’ignore et doit toujours l’ignorer. Un père doit le connaître. Cette personne, c’est mademoiselle Nathalie Dutertre.

— Ah ! toujours Nathalie ! s’écria involontairement Dutertre, et, frappé subitement de l’idée qu’elle avait dû calomnier Olympe jusque dans ses dernières assertions sur les événements de la matinée, il lut avidement ce qui suit, à la seule clarté de la lune, qui étincelait dans la pureté d’un ciel lumineux et froid :

« Tout ce que je peux vous répondre bien vite et bien franchement, monsieur, c’est que je n’y comprends rien, et que je n’ai jamais eu la bizarre pensée de ces fleurs. Si vous partez pour vous soustraire à la mauvaise tentation de m’en attribuer le mérite, vous faites bien et je vous en sais gré. Je ne m’en occuperais pourtant pas au point de m’en défendre, si vous ne me disiez que vous regarderez mon silence comme un aveu et que vous le bénirez peut-être. Ne me bénissez pas, monsieur ; je vous estime, mais je ne vous aime pas du tout. Si, par mes préoccupations, étranges, selon vous, j’ai causé votre illusion à cet égard, je vous demande mille fois pardon d’être d’un caractère distrait, et même je vous dois d’en expliquer toute l’étrangeté. Je suis sujette à des malaises nerveux que mon médecin me fait combattre par des calmants. Durant les jours que vous avez passés dans ma famille, il m’est arrivé plusieurs fois de prendre un peu d’opium, plus peut-être que la dose ordinaire. Cela me plongeait dans une sorte d’assoupissement moral qui m’empêchait parfois de voir et d’entendre. Vous me dites que j’ai dû comprendre votre langage de ces jours-là. Eh bien, monsieur, je vous jure sur l’honneur de votre mère, que vous invoquez précisément pour me parler du vôtre, que je n’en ai pas compris un mot, et que, sans votre lettre de ce matin, je ne me doutais pas de cette passion subite dont vous voulez, je crois, me rendre un peu responsable. Permettez-moi de me récuser absolument, et d’espérer qu’elle finira plus vite que les sentiments distingués dont je vous prie d’agréer l’expression.

» Olympe Dutertre. »

La foudroyante tranquillité de cette lettre, certificat de fatuité si poliment accordé à la prière de M. de Saulges, allégea en grande partie les angoisses de Dutertre. Il sentit même qu’il y avait de la grandeur d’âme de la part de Flavien à produire cette preuve de son inexpérience auprès des femmes vertueuses, et à la produire précisément devant un mari aimé.

Il eut quelques moments de calme silencieux où l’image rayonnante de sa sainte immaculée lui apparut comme une vision bienfaisante ; mais bientôt il se rappela l’effroi d’Olympe au seul nom de Mont-Revêche deux heures auparavant, son silence terrible devant les accusations et les reproches dont il l’avait chargée, et il dit à Thierray avec un redoublement de hauteur et de méfiance :

— Qu’avais-je besoin de cette lettre, et pourquoi donc me l’apportait-on ce soir, en toute hâte ?

— Parce que, ce soir seulement, tout à l’heure, répondit Thierray, mon ami et moi avons découvert la sottise que j’ai faite en envoyant, au lieu de mes vers, une malencontreuse lettre de lui à moi, lettre que mademoiselle Nathalie vous a immédiatement montrée.

— Comment le sauriez-vous, si cela était ? dit Dutertre.

— Je sais que cela est, parce que, le lendemain de cette méprise, je vous abordai… tenez, à peu près à la même place où nous sommes, et me hasardai craintivement à vous demander la main de votre charmante fille Éveline.

— Vous m’avez demandé la main d’Éveline ? dit Dutertre frappé de surprise.

— Oui, et vous ne m’avez pas compris. Vous avez cru que je faisais allusion à la lettre. Vous m’avez répondu assez durement, d’une manière blessante même. Je n’ai pas compris non plus. Je me suis cru refusé, offensé, et je me suis abstenu de reparaître chez vous. Ce soir seulement, j’ai eu l’explication de votre conduite, et je venais vous apporter celle de la mienne. Flavien, qui s’intéresse vivement à mon bonheur, qui s’accusait de l’avoir troublé, à pris les devants. Il ne venait ici que pour vous exposer les motifs de ma retraite, et pour vous offrir d’autres explications que tous deux nous avons cru nécessaire de ne pas retarder davantage.

Dutertre sentit tout ce qu’il allait briser dans l’avenir de sa famille et dans le cœur d’Éveline, s’il hésitait à encourager les espérances de Thierray.

— Je vous donne ma fille si vous l’aimez et si elle vous aime, dit-il ; mais, avant tout, je dois un châtiment à l’homme qui a outragé ma femme par ses prétentions, et qui persiste encore sous mes yeux, en dépit de la lettre que vous venez de me faire lire, à la compromettre ouvertement par des assiduités insolentes et des ruses puérilement lâches.

— Nous y voilà, pensa Thierray. Il sait tout ce qui concerne sa femme, il ne sait rien de ce qui concerne sa fille ; j’en étais sûr : il faut tout confesser ou laisser ces deux hommes se couper la gorge. — Monsieur Dutertre, dit-il en lui prenant la main, et en la pressant avec effusion, vous venez de me dire des paroles qui me donnent le droit de vous parler, malgré le peu de distance que l’âge a mis entre nous, comme un fils parle à son père.

Dutertre pressa la main de Thierray et essaya un triste sourire.

— Laissez-moi vous interroger, reprit Thierray ; vous n’avez plus le droit de me taxer d’inconvenance si je m’intéresse aux secrètes agitations d’une famille que je regarde, dès ce moment, comme la mienne. Je sais fort bien que vous ne pouvez jamais soupçonner ni accuser madame Dutertre, mais vous croyez avoir le droit de condamner mon ami sans appel. Dites-moi ce que vous lui reprochez aujourd’hui en dehors de ses premières extravagances.

— Je lui reproche très-sévèrement, Thierray, d’être revenu ici, d’abord ; ensuite, d’avoir guetté et surpris ma femme dans l’exercice des plus saintes fonctions de la charité ; d’avoir exploité cette charité, cette pitié de son âme crédule et naïve pour la conduire à Mont-Revêche, sous prétexte, je crois, d’y secourir des malades, et dans le but, certain à mes yeux, de ternir sa réputation par cette démarche. Oui, vos hommes du monde, vos roués de bon ton, ils sont ainsi faits ! J’ai eu tort de croire à une exception, ils savent que la première forteresse d’une femme, c’est sa bonne renommée, et ils la battent en brèche, espérant que, perdue aux yeux du monde, elle n’aura plus de motifs sérieux pour se défendre. Ces hommes aimables, ces bons plaisants !… Oh ! je donnerai à celui-ci une leçon qui servira d’exemple aux autres ! Je veux le tuer, Thierray, et je le tuerai, je vous en réponds ! J’aurais honte de moi-même si je reparaissais devant ma femme sans l’avoir vengée !

— Je conçois qu’avec la pensée que vous avez de lui, la vengeance vous soit agréable ; mais il faut y renoncer pour deux motifs : le premier, c’est qu’à partir de la réponse de madame Dutertre que vous avez entre les mains, circonstance qui vous prouve que Flavien ne compte pas se vanter, Flavien n’a absolument rien à se reprocher contre elle ni contre vous. Il s’accuse, il se blâme, il se repent même d’un moment de folie, et, tout en bravant votre ressentiment, comme son naturel bouillant l’y entraîne, il a la mort dans l’âme d’avoir à se battre avec un homme qu’il révère, pour le tort qu’il n’a pas fait à une femme qu’il respecte. Voyons, ami ! ami et père que vous êtes ! ne vous souvenez-vous plus des expressions dont il se servait à propos de vous dans cette malheureuse lettre ? Ne voyez-vous pas le désespoir avec lequel il vous présente sa poitrine ? Vous allez tirer le premier, vous, l’offensé. Je vous jure qu’il tirera en l’air, et que vous serez forcé de l’insulter indignement pour l’amener à faire autrement à la seconde épreuve.

— Vous avez dit que j’avais deux motifs pour m’abstenir de ce duel, dit Dutertre légèrement ébranlé, quel est donc le second ? A-t-il pu emmener ma femme à Mont-Revêche pour un motif plausible ? Il n’en est pas que je puisse admettre, eussiez-vous été vous-même en danger de mort. Ma femme est-elle un médecin ? en a-t-elle la science et les devoirs ? Ceci est un jeu cruel, que vous devriez m’épargner, Thierray.

— Ce n’est point un jeu cruel, c’est un aveu terrible à vous faire, dit Thierray s’armant de courage. Votre femme était le seul médecin qui pût venir assister et emmener le malade de Mont-Revêche, car ce malade, ce blessé, c’était Éveline.

— Éveline ! s’écria Dutertre en prenant son front dans ses mains. Mon Dieu ! est-ce que c’est Éveline que vous dites ? Est-ce que je suis fou aujourd’hui ?

— J’ai dit Éveline, reprit Thierray, que l’épouvante et la douleur du père de famille frappèrent d’un tel respect, qu’il n’hésita plus à s’exécuter, dût-il s’en repentir un jour. Oui, Éveline, qui m’aimait au point de venir m’arracher au découragement de votre mauvais accueil ; Éveline, dont la fortune m’effrayait et combattait en moi contre mon amour même ; Éveline, contre laquelle je m’enfermais, refusant de recevoir ses lettres et d’aller prendre ses ordres ; Éveline, qui est entrée chez moi, la nuit, par une fenêtre, au risque de sa vie et au prix d’une chute affreuse ; Éveline, qui serait peut-être en danger de mort si vous lui disiez que je vous ai fait cette révélation ; Éveline, enfin, dont je craignais la bizarrerie et les caprices, mais qui m’a vaincu par son audace, sa confiance, sa générosité, et qu’à l’heure qu’il est j’aime de toute la puissance de ma volonté.

— Dieu veuille que vous disiez vrai ! dit Dutertre profondément abattu.

— Doutez-vous de ma parole ? s’écria Thierray.

— Non, répondit Dutertre en lui serrant la main. Je doute de la spontanéité de votre inclination pour elle et n’en puis accuser que les défauts de son caractère. Votre résolution est généreuse, Thierray, s’il est vrai que vous n’ayez donné lieu par aucune séduction trop vive à cette extravagante et déplorable entreprise de sa part. Si vous ne l’aimiez pas, je crois que je serais condamné à subir le malheur et à payer la faute d’avoir trop aimé et trop gâté mes enfants. Oui, je serais condamné à refuser le sacrifice de votre liberté, et celui de votre fierté, que je sais excessive.

— Je n’attendais pas moins de vous, monsieur Dutertre, dit Thierray en l’embrassant avec admiration ; mais, que votre délicatesse se rassure, ma fierté saura se préserver. N’apportant rien à ma femme, je dois exiger que nous soyons mariés sous le régime de la séparation de biens. Quant à mon inclination, elle a été spontanée, car, dès le premier jour où j’ai vu Éveline, je n’ai vu qu’elle, et me suis senti absorbé, agité, heureux et malheureux en même temps. Et quant aux séductions que j’aurais pu exercer sur son imagination, certes, j’ai fait mon possible pour lui plaire, sans espérer, sans songer à obtenir d’elle des preuves si marquées de mon bonheur. Mais, si je suis innocent de ses résolutions (et, dans le cas contraire, ce serait à moi, bien plus qu’à Flavien, de vous offrir ma vie), je ne le suis pas de la direction que ses sentiments ont prise, car je les ai provoqués, malgré moi-même, autant que possible.

— Merci, Thierray, merci ! Tout ce que vous me dites là part d’un noble cœur et d’une bonne conscience. Soyez tranquille. J’ignorerai toujours cette aventure ; mais croyez-vous qu’il soit possible qu’on l’ignore dans le public ?

— C’est tellement possible, que cela est, dit Thierray, qui raconta la première visite d’Éveline sous les traits de madame Hélyette. Convenez, ajouta-t-il en finissant, que l’invraisemblance d’une pareille histoire est une garantie pour qu’on la repousse comme une fable, si quelqu’un s’avisait de la publier. Il expliqua ensuite le motif du retour de Flavien en Nivernais, l’empressement qu’il avait mis à courir chercher Dutertre pour lui déclarer la situation d’Éveline à Mont-Revêche, la rencontre toute fortuite qu’il avait faite d’Olympe, et l’initiative que celle-ci avait prise dans la suite de l’événement. Il entra enfin dans tous les détails qui complétaient la vérité du fait.