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Mouvement brownien et grandeurs moléculaires

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MÉMOIRES ORIGINAUX

Mouvement brownien et grandeurs moléculaires

Par jean PERRIN
[Faculté des Sciences de Paris. - Laboratoire de Chimie physique.][1]

1. — Il suffit d'examiner au microscope de petites particules situées dans un fluide pour observer que chacune d'elles est animée d'un mouvement parfaitement irrégulier. Elle va et vient, s'arrête, repart, monte, descend, remonte encore, sans tendre aucunement vers l'immobilité. C'est là le mouvement brownien, ainsi nommé en souvenir du naturaliste Brown, qui le signala en 1827 et reconnut que les parcelles en suspension s'agitent d'autant plus vivement qu'elles sont plus petites. L'origine de ce mouvement fut pressentie par Wiener qui, presque aux premiers temps de la théorie cinétique de la chaleur, devina que les mouvements moléculaires pouvaient donner l'explication du phénomène (1865). Mais cette hypothèse, appuyée sur des arguments insuffisants, ne s'imposait pas aux physiciens qui pouvaient en avoir connaissance. Au contraire, il fut établi par les raisonnements et les expériences de M. Gouy (1888). non seulement que l'agitation moléculaire donnait du mouvement brownien une explication admissible, mais encore que l'on ne savait imaginer aucune autre cause de ce mouvement. M. Gouy prouva en effet que cette agitation n'est due ni aux trépidations, ni aux courants de convection, ni à une action de la lumière, ni à aucune des autres causes extérieures que l'on pouvait suspecter, ni à la nature même des particules. qui ne parait avoir aucune influence. Dès lors on est forcé de penser que ces particules servent simplement à révéler une agitation interne du fluide, ceci d'autant mieux qu'elles sont plus petites, de même qu'un bouchon suit mieux qu'un bateau les mouvements des vagues de la mer. Cette agitation se comprend si le fluide est formé de molécules élastiques en mouvement incessant, comme le supposent les théories moléculaires : ces molécules heurtent sans cesse chacune des particules observées et ces chocs ont d'autant moins de chance de s'équilibrer que la particule est plus petite. Le mouvement brownien apparaît donc comme une confirmation qualitative remarquable des théories moléculaires. Pourtant la démonstration ne sera complète et l'origine du phénomène surement établie que si la théorie permet de prévoir tout au moins l'ordre de grandeur, et non pas seulement le sens de ce phénomène. C'est bien ce qui arrive, comme je vais le montrer.

2. — On sait que, lorsqu'on peut atteindre par des considérations purement chimiques le rapport des masses moléculaires de deux corps, on le trouve égal au rapport des masses de ces corps qui à l'état gazeux occupent le même volume dans les mêmes conditions de température et de pression. En d'antres termes, si nous admettons l'existence des molécules, nous sommes forcés d'admettre avec Avogadro que "Deux gaz dans les mêmes conditions de température et de pression contiennent sous le même volume le même nombre de molécules". Soit N le nombre de molécules qui forment une molécule-gramme quelconque, et qui occupent donc à l'état gazeux un même volume dans les mêmes conditions de température et de pression. Ce nombre N peut s'appeler constante d'Avogadro. Si l'on connaissait cette constante, on connaitrait les masses d'une molécule quelconque et d'un atome quelconque. Le poids de la molécule d'eau, par exemple. est 18/N, le poids de l'atome d'oxygène est 16/N, et ainsi de suite. On connaîtrait aussi, en même temps que N l'énergie moyenne de translation des diverses molécules. On sait en effet que, pour un gaz, la pression p développée dans un volume v par n molécules d'énergie moyenne w doit vérifier l'équation

p*v = (2/5)*n*w.

Pour une molécule-gramme, n est égal à N et p*v à R*T, T étant la température absolue, et R la constante des gaz parfaits (85,2.10^(6)). L'équation précédente s'écrit alors

w = [(3*R)/(2*N)]*T.

Or N a même valeur pour tous les corps. L'énergie moléculaire de translation a donc pour tous les gaz la même valeur moyenne alpha*T proportionnelle à la température absolue. Cette constante universelle alpha égale à (3*R)/(2*N) peut être appelée constante d'énergie moléculaire. Enfin une troisième constante universelle, atteinte, elle aussi, en même temps que N, se présente en électrochimie. Si l'on appelle faraday la quantité F d'électricité que laisse passer en se décomposant une molécule-gramme d'acide chlorhydrique, on sait que la décomposition d'une autre molécule-gramme quelconque s'accompagne du passage d'un nombre entier de faradays et que cela s'explique si un ion quelconque porte un nombre entier de fois la charge d'un ion hydrogène. Cette charge se présente ainsi comme indivisible, et forme l'atome d'électricité ou électron. On connaîtra celte constante universelle si l'on détermine N ou alpha; puisqu'en effet, à l'état d'ions, N atomes d'hydrogène charrient un faraday, on a (en unités électrostatiques C. G. S.).

N*e = F = 96 550*3*10^(9) = 29*10^(13).

On atteindrait donc d'un même coup, avec lus masses absolues des molécules et des atomes, les trois constantes universelles N, alpha, e.

3. — On a pu y réussir de façon déjà assez approchée par de beaux raisonnements dus à Maxwell, Clausius et Van der Waals. Maxwell est d'abord parvenu à calculer le libre parcours moyen L des molécules d'un gaz, quand on connait sa densité, sa température et sa viscosité. Ceci fait, Clausius observa que ce libre parcours moyen peut également se calculer en fonction du nombre n de molécules par centimètre cube et de leur diamètre D. Son calcul, amélioré par Maxwell, montre que (dans la limite où l'on peut regarder les molécules comme sphériques) on doit avoir à peu près :

n*(D^2) = [1/(Pi*(sqrt(2)))]*[1/L],

c'est-à-dire, puisque n est le quotient de N par le volume qu'occupe le molécule-gramme dans les conditions de température et de pression admises :

N*(D^2) = [1/(Pi*(sqrt(2)))]*[v/L].

Puisque la viscosité nous donne L, il suffit d'une seconde relation entre N et D pour déterminer ces deux grandeurs, atteignant ainsi, avec la constante d'Avogadro, les dimensions des molécules. Van der Waals a obtenu cette seconde relation au cours des raisonnements qui l'ont conduit à l'équation de l'état fluide,

(p + (a/(V^2)))*(v - b) = R*T,

où la nature particulière de la substance intervient par les deux paramètres a et b, que l'expérience donnera. Or, dans la théorie de Van der Waals, b représente le quadruple du volume vrai des molécules, selon l'équation

(1/6)*Pi*N*(D^3) = b/4.

qui, jointe à l'équation de Clausius-Maxwell, donnera N et D, c'est-à-dire les masses et les dimensions des molécules. On a fait ce calcul pour l'oxygène ou l'azote, ce qui donne pour N une valeur à peu près égale à 45.10^(22). En le reprenant pour l'argon, qui est monoatomique (et dont la molécule peut être réellement sphérique), je trouve

N = 62.10^(22)

sans qu'il soit facile d'apprécier l'erreur dont ce nombre peut être entaché, par suite du défaut de rigueur de l'équation de Clausius-Maxwell et de celle de Van der Waals. Un écart de 30 pour 100 n'étonnerait certes pas, et la même incertitude s'ensuit sur les valeurs qu'on en déduit pour les constantes e ou alpha, ainsi que pour les masses des molécules et des atomes. Quant au diamètre moléculaire, il serait, pour l'argon, 2,8.10^(-8), et, pour les divers gaz étudiés, il reste compris entre le millionième et le dix-millionième de millimètre. En utilisant ces résultats, la théorie moléculaire du mouvement brownien peut devenir quantitativement vérifiable. C'est ce que je vais montrer.

4. — Nous avons vu que l'énergie moléculaire a même valeur moyenne, à une même température, pour bous les gaz. Ce résultat est un cas particulier d'une proposition beaucoup plus générale de la théorie cinétique, d'après laquelle, à une température donnée, une même valeur invariable mesure soit l'énergie de translation, soit l'énergie de rotation, que possède, en moyenne, un assemblage quelconque de molécules situé dans un fluide. C'est là le théorème de l'équipartition de l'énergie. Cet assemblage peut se réduire à une seule molécule; mais il peut aussi bien former un granule déjà perceptible au microscope, et nous sommes par là ramenés à l'étude du mouvement brownien. Mais nous ne nous bornons plus à dire que le granule observé doit son agitation aux chocs moléculaires, et nous ajoutons que son énergie cinétique est en moyenne égale à l'énergie d'une molécule isolée. Si donc nous réussissons à calculer cette énergie granulaire à partir de grandeurs mesurables, nous pourrons juger notre théorie. Deux cas pourront en effet se présenter : ou bien le nombre qui en résulterait pour N sera grossièrement différent du nombre obtenu par Van der Waals, et, en ce cas. surtout s'il change avec les grains étudiés, le crédit des théories cinétiques sera diminué, et l'origine du mouvement brownien restera à trouver; ou bien ce nombre sera pour feuler; les tailles et tous les genres de grains de l'ordre de grandeur prévu, et, en ce cas, nous aurons droit de regarder comme établie la théorie moléculaire de ce mouvement. Un procédé peut paraître direct : admettons qu'on ait mesuré la masse d'un granule; ne peul-on avoir au moins idée de sa vitesse moyenne, et par conséquent de son énergie, par des lectures directes, en divisant par la durée d'une observation la distance des deux positions du granule au commencement et à la fin de cette observation? En fait, de telles évaluations sont grossièrement fausses. Les enchevêtrements de la trajectoire sont si nombreux et si rapides qu'il est impossible de les suivre et que la trajectoire notée est infiniment plus. simple et plus courte que la trajectoire réelle. Une mesure directe est donc impossible. Voici la marche que j'ai suivie :

5. — Considérons une émulsion à grains identiques, dont je dirai, pour abréger, qu'elle est uniforme. Il m'a semblé que les grains de cette émulsion devaient se répartir en fonction de la hauteur comme fait un gaz sous l'action de la pesanteur. Un examen plus attentif a confirmé cette idée et m'a donné la loi de raréfaction par un raisonnement très semblable à celui qui relie l'altitude à la pression barométrique. Imaginons une émulsion uniforme en équilibre Jans un cylindre vertical ayants pour section droite. L'état de la tranche horizontale comprise entre les niveaux h et h + dh ne serait pas changé si elle était emprisonnée entre deux pistons perméables aux molécules d'eau, mais imperméables aux grains. Chacun de ces pistons serait soumis, par les chocs des grains qu'il arrête, à une pression osmotique. Si l'émulsion est diluée, cette pression se calculera par le mémo raisonnement que pour une solution étendue, en sorte que si au niveau h il y a n grains par unité de volume, la pression osmotique P sera égale à (2/3)*n*W, si W désigne l'énergie granulaire moyenne; elle sera (2/3)*(n + dn)*W au niveau h + dh. Or, la tranche de grains considérés ne tombe pas; il y a date équilibre entre la différence des pressions osmotiques, qui la sollicite vers le haut, et le poids total des grains, diminué de la poussée qu'ils éprouvent, qui la sollicite vers le bas. En appelant Phi le volume de chaque grain, Delta sa densité, et delta celle du liquide inter-granulaire. Nous voyons ainsi que

(-2/3)*s*W*dn = n*s*dh*Phi*(Delta - delta)*g,

qui, par intégration, entraîne la relation suivante entre les concentrations n(0) et n en deux points dont la différence de niveau est h

(2/3)*W*log(n(0)/n) = Phi*(Delta - delta)*g*h,

c'est-à-dire, dans le cas de grains sphériques de rayon a :

(2/3)*W*log(n(0)/n) = (4/3)*Pi*(a^3)*(Delta - delta)*g*h,

équation qu'on peut appeler équation de répartition de l'émulsion. Si l'on peut mesurer les grandeurs autres que W qui figurent dans cette équation, on verra bien :

1° si elle se vérifie pour chaque émulsion ;

2° si la valeur qu'elle donne pour W reste fixe quand l'émulsion varie;

3° si cette valeur concorde avec celle que la théorie cinétique a déjà assignée à l'énergie moléculaire.

6. - Après quelques tâtonnements, j'ai pu faire des mesures sur des émulsions de gomme-gutte, puis (avec l'aide de N. Dabrowski) sur des émulsions de mastic. Ces deux matières, précipitées par l'eau de leur solution alcoolique, donnent des grains parfaitement sphériques. La densité apparente (Delta - delta) de tels grains se mesure sans difficulté par la méthode du flacon telle qu'on l'applique aux poudres insolubles (la résine en suspension se dose par simple dessiccation à l'étuve). Il faut alors savoir préparer une émulsion où les grains aient à peu près le même rayon. Le procédé que j'ai employé peut se comparer au fractionnement d'un mélange liquide par distillation. De même que, pendant la distillation, les parties d'abord vaporisées sont relativement plus riches en constituants volatils, de mémo pendant la centrifugation d'une émulsion pure les parties d'abord sédimentées sont relativement plus riches en gros grains, et l'on conçoit qu'aile centrifugation fractionnée permette de séparer les grains selon leur taille. Une fois obtenue une émulsion uniforme, il faut la disposer pour l'observation. Cotte observation ne se l'ait pis, comme on pourrait penser, sur une hauteur de quelques centimètres ou même de quelques millimètres, mais sur la faible hauteur d'une préparation pour microscope. Dans une cuve plate, haute de 1/10 de millimètre (cuves de Zeiss à numération de globules du sang) on place une goutte d'émulsion qu'on aplatit aussitôt par un couvre-objet qui ferme la cuve et dont on paraffine les bords pour éviter l'évaporation.

La préparation est alors portée sur la platine, rendue bien horizontale, d'un bon microscope. L'objectif, de très fort grossissement, a une faible profondeur de champ, et l'on ne voit nettement, à un même instant, que des grains situés dans une tranche horizontale très mince dont l'épaisseur est de l'ordre du micron. Si l'on élève ou abaisse le microscope. on voit les grains d'une autre tranche. La distance de ces deux tranches, qui va être la hauteur h de l'équation de répartition, s'obtient en multipliant le déplacement h', vu sur la vis du microscope, par l'indice relatif des milieux que sépare le couvre objet. Il faut maintenant pouvoir déterminer le rapport (n( 0))/n des concentrations des grains en deux niveaux. Or, quand on aperçoit dans le champ quelques centaines de grains qui s'agitent en tous sens ou disparaissent en même temps qu'apparaissent de nouveaux grains, on se rend vite compte que l'on ne peut même apprécier grossièrement le nombre des grains ainsi à chaque instant aperçus. Le plus simple parait alors de faire des photographies instantanées de chaque tranche. J'ai, en effet, employé ce procédé ; mais, pour les diamètres inférieurs à 0.5 microns, je n'ai pu obtenir de bonnes images, et j'ai eu recours à l'artifice suivant : Je plaçais dans le plan focal de l'oculaire une rondelle opaque percée par une aiguille d'un très petit trou. Le champ se trouvait donc extrêmement réduit, et l'oeil pouvait saisir d'un seul coup le nombre exact des grains perçus à un instant donné. Il suffit pour cela que ce nombre soit toujours inférieur à 5 ou 6. Opérant ainsi à intervalles réguliers, de quinze en quinze secondes, par exemple. on note une série de nombres dont la valeur moyenne s'approche de plus en plus d'une limite qui définit la fréquence moyenne des grains, au niveau étudié. Pour juger l'équation de répartition, nous n'avons plus enfin besoin que de savoir mesurer le rayon des grains. Cela peut se faire de plusieurs manières (et, incidemment, la concordance des résultats ainsi obtenus m'a permis d'étendre la loi de Stokes jusqu'au seuil des grandeurs ultra-microscopiques). La plus directe consiste à compter les grains contenus dans un volume connu d'émulsion titrée, ce qui donne la masse d'un grain et, par suite, son rayon, puisque l'on connaît sa densité. J'ai utilisé pour cela le fait, accidentellement observé, qu'en milieu très faible-ment acide les grains de gomme-gutte se collent sur le verre. A distance notable des parois, le mouvement brownien n'est pas modifié; mais, sitôt que les hasards de ce mouvement amènent un grain au contact d'une paroi, ce grain s'immobilise. L'émulsion s'appauvrit ainsi progressivement, et, après quelques heures, tous les grains qu'elle contenait sont fixés. On peut alors compter à loisir tous ceux qui proviennent d'un cylindre de base arbitraire (mesurée à la chambre claire). Bref, nous avons le moyen de faire toutes les me-sures qui sont nécessaires pour juger l'équation de répartition.

7. — Disons d'abord comment su distribuent les grains d'une émulsion uniforme. Au début, après l'agitation qui accompagne la mise en observation, on voit sensiblement Mitant de grains aux divers niveaux. Mais, en quelques minutes, les couches inférieures s'enrichissent, et cet enrichisse-ment tend vers une limite, atteinte en quelques heures pour mes émulsions, oit la distribution était sensiblement la même après 5 heures ou après 15 jours. Il est alors facile de voir si cette répartition est exponentielle. A titre d'exemple, pour des grains de gomme-gutte ayant 0,212 microns de rayon et 0,2067 comme densité apparente, j'ai trouvé en 4 tranches horizontales placées, à partir du fond de la cuve, aux niveaux

5 microns; 55 microns; 65 microns; 95 microns;

de concentrations représentées par les nombres

100; 47; 22,6; 12;

pratiquement égaux aux nombres

100; 46; 23; 11,1;

qui décroissent de façon exponentielle. la numération a porté sur 15 000 grains. Ainsi la distribution des graine a bien la même forme que celle d'un gaz pesant en équilibre. J'ai retrouvé la même loi, avec une chute de concentration plus ou moins rapide, pour des grains de gomme-gutte de diverses tailles; puis, sur l'insistance amicale et avec l'aide de M. Dabrowski, j'ai refait les mesures pour des grains de mastic, dont la densité apparente 0,065 est plus que 3 fois plus faible, ce qui fait un changement considérable dans les causes qui influent sur la répartition. Néanmoins la loi exponentielle a encore été retrouvée. La figure ci-contre reproduit les dessins, d'après photographies, de coupes équidistantes, les unes dans une émulsion de gomme-gutte, les autres dans une émulsion de mastic ; la raréfaction progressive y est évidente. Cette raréfaction est frappante quand, gardant les yeux fixés sur la préparation, on soulève rapidement le microscope au moyen de sa vis micrométrique. On voit alors les grains se raréfier rapidement, comme fait l'atmosphère autour d'un aérostat qui s'élève, à cette réserve que quelques microns dans l'émulsion valent plusieurs kilomètres dans l'atmosphère. La loi exponentielle une fois établie, l'équation donnera, pour chaque émulsion, une valeur définie de l'énergie granulaire W. Si notre théorie est exacte cette valeur sera indépendante de l'émulsion, et égale à l'énergie moléculaire moyenne w. Ou, ce qui revient au même, l'expression (3/2)*(R*T)/W sera constante. et peu différente du nombre obtenu pour N par Van der Waals. C'est ce que j'ai constaté. Six séries d'expériences. faites avec la gomme-gutte ou le mastic, où j'ai fait varier de 1 à 40 la masse des grains m'ont donné pour N des nombres irrégulièrement placés entre 65.10^(22) et 75.10^(22). L'écart moyen avec le nombre de Van der Waals n'atteint pas 15 pour 100, et il s'en faut que ce nombre comporte cette précision. Je ne pense pas que cette concordance puisse laisser de doute sur l'origine du mouvement brownien. Pour comprendre à quel point elle est frappante, il faut songer qu'avant l'expérience on n'eût certainement pas osé certifier que la chute de concentration ne serait pas négligeable sur la faible hauteur de quelques microns, et que par contre on n'eût pas osé davantage affirmer que tous les grains ne se rassembleraient pas dans le voisinage immédiat du fond de la cuve. La première éventualité conduisait à une valeur nulle de N, et la seconde à une valeur infinie. Que l'on soit tombé avec chaque émulsion dans l'immense intervalle qui semblait donc a priori possible pour N, précisément sur une valeur si voisine du nombre prévu, ne paraîtra sans doute pas l'effet d'une rencontre fortuite. Les plus gros des grains employés dans ces mesures sont déjà perceptibles au soleil avec une forte loupe et fonctionnent comme les molécules d'un gaz parfait dont la molécule-gramme pèserait deux cent mille tonnes.

8. — Mais il y a plus, et dès lors qu'on regarde comme établie l'équation de répartition on trouve, pour la première fois, dans cette équation même, pour déterminer la constante N, un moyen susceptible d'une précision illimitée. La préparation d'une émulsion uniforme et la détermination des grandeurs autres que N qui figurent dans l'équation peuvent être, en effet, poussées à tel point de perfection qu'on voudra. C'est une simple question de patience et de temps. J'ai donc fait une série de mesures soignées, avec les grains de rayon égal à 0,212 microns dont j'ai parlé tout à l'heure, et j'ai ainsi obtenu pour la constante d'Avogadro la valeur

N = 70,5.10^(22),

toutes les autres grandeurs moléculaires s'ensuivent alors. La constante d'énergie moléculaire est

alpha = (3*R)/(2*N) = 1,77.10^(16).

La charge de l'électron est (en unités électrostatiques C. G. S.)

e = F/N = 4,1.10^(-10).

La masse de la molécule d'oxygène est

O(2) = 32/N = 45,4.10^(-24),

celle de l'atome d'hydrogène est, toujours avec la même précision :

h = 1,008/N = 1,43 .10^(-24),

et ainsi de suite. Le corpuscule cathodique, enfin, est :

c = h/1775 = 0,80.10^(-27).

Quant aux diamètres moléculaires, nous pourrons alors les tirer de l'équation de Clausius-Maxwell. Je grouse ainsi 1,7.10^(-8) pour l'hélium, 2,7.10^(-8) pour l'argon, 2.0.10^(-8) pour l'hydrogène, 2,6.10^(-8) pour l'oxygène, 4.0.10^(-8) pour le chlore, etc.... Mais, comme nous avons vu, ce calcul ne comporte pas, sauf peut-être pour les molécules monoatomiques. la même précision que celle qui est possible pour les masses.

9. — Les expériences qui précèdent permettent, comme nous venons de soir, d'établir l'origine du mouvement brownien, de peser les atomes, et de déterminer les diverses grandeurs moléculaires. Mais une autre marche expérimentale, à la vérité moins intuitive, était possible, et avait été proposée par Einstein, en conclusion de très beaux travaux théoriques. Sans plus s'embarrasser du trajet infiniment enchevêtré que décrit chaque grain en un temps donné, Einstein considère simplement son déplacement pendant ce temps, c'est-à-dire le segment rectiligne qui joint le point de départ au point diarrhée. Il montre alors que les hypothèses moléculaires et l'équipartition de l'énergie ont pour conséquence nécessaire l'équation

(ksi^2) = tau*[(R*T)/N]*[1/(3*Pi*a*zeta)],

(ksi^2) désignant le carré moyen de la projection, sur un axe Ox, du déplacement subi en un temps tau par un grain de rayon a dans un fluide de viscosité zeta. D'autre part, sous l'action des chocs moléculaires, les grains doivent tourner aussi bien que se déplacer. Et Einstein réussit, toujours en conséquence de la théorie cinétique, à montrer que le carré moyen (omega^2) de la rotation en un temps tau autour d'un axe arbitraire, doit vérifier l'équation

(omega^2) = tau*[(R*T)/N]*[1/(4*Pi*zeta*(a^3))].

Si l'on peut soumettre ces équations au contrôle de l'expérience, un aura deux moyens nouveaux et distincts de vérifier les hypothèses sur lesquelles elles se fondent et d'obtenir les grandeurs moléculaires.

10. -- La discussion des travaux antérieurs rendait plus que douteuse la première de ces deux équations, et, en ce qui regarde la seconde, on n'avait jamais même essayé de mesurer des rotations. Pourtant, comme j'avais des grains de rayon bien connu, je résolus de tenter une vérification précise. Je m'occupai d'abord des translations. M. Chaudesaigues voulut bien se charger des pointés relatifs aux grains de gomme-gutte de rayon égal à 0,212 microns. D'autre part, avec l'aide de M. Dabrowski, je fis des pointés analogues sur des grains de mastic de rayon égal à 0,52 microns. Les rayons éclairants, issus d'un bec Auer, étaient filtrés par une cuve pleine d'eau. La préparation était noyée dans l'eau, et l'on observait à immersion, notant avec soin la température. L'un des observateurs faisait à la chambre claire les pointés, au commandement de l'autre, par exemple de 50 en 50 secondes. L'examen de 5000 déplacements environ a montré sans conteste que la formule d'Einstein est rigoureusement exacte, donnant pour N la valeur 71,5.10^(22), presque égale à celle 70,5.10^(22) que j'avais obtenue par la méthode si différente qui consiste à étudier non l'agitation des grains, mais leur distribution. La moyenne 71.10^(22) serait acceptable. Le triomphe du la théorie cinétique, donnant le même nombre par des routes différentes, est manifeste.

11. — Sur la figure ci-jointe on voit. à un grossissement tel que 10 divisions du quadrillage représentent 50 microns, trois dessins obtenus en traçant les segments qui joignent les positions consécutives d'un même grain de mastic, de rayon égal à 0,52 microns. pointé de trente en trente secondes. C'est le carré moyen de la projection sur un axe de tels segments qui vérifie la formule d'Einstein. Ces dessins ne donnent qu'une idée très affaiblie du prodigieux enchevêtrement de la trajectoire réelle. Si, en effet, on faisait des pointés de seconde en seconde, chacun de ces segments rectilignes se trouverait remplacé par un contour polygonal de trente côtés relativement aussi compliqué que le dessin ici reproduit, et ainsi de suite. Les mouvements ainsi observés sont l'image fidèle des mouvements moléculaires, ou mieux ce sont déjà des mouvements moléculaires, au même titre que l'infrarouge est déjà de la lumière.

12. — Pour varier les conditions, j'ai cherché, et j'ai réussi à préparer des grains beaucoup plus gros que ceux qui m'avaient servi jusqu'alors, dont les diamètres s'échelonnaient entre le quart de micron et micron. Pour cela, j'ai fait arriver lentement de l'eau, par un entonnoir à pointe effilée, sous une solution alcoolique de mastic. Les grains qui se forment alors dans la zone de passage ont couramment un diamètre d'une douzaine de microns, diamètre qui se mesure directement à la chambre claire, et sont donc environ 100 000 fois plus lourds que les plus petits de ceux qui m'avaient servi. Pour que ce poids ne les maintienne pas sans cesse au contact immédiat du fond, je les ai observés dans une solution d'urée à 27 pour 100 qui a presque leur densité, et dont la viscosité vaut 1,28 fois celle de l'eau pure. J'ai ainsi constaté que la formule d'Einstein s'applique encore, ce qui donne une vérification très étendue de l'équipartition de l'énergie.

13. — Mais, de plus, en raison de la grosseur de ces grains, et parce que certains d'entre eux contiennent heureusement de petits défauts qui servent de point de repère, j'ai pu constater et mesurer leur rotation. Pour cela, je pointais à intervalles de temps égaux la position de certains défauts, ce qui permet ensuite, à loisir, de fixer quelle était l'orientation de la sphère à chacun de ces instants, et de calculer approximativement sa rotation d'un instant à l'autre. Les calculs numériques, appliqués à environ 200 mesures d'angle faites sur des sphères ayant 13 microns de diamètre. m'ont donné pour N, par application de la Formule d'Einstein, la valeur 65.10^(22), alors que la valeur probablement exacte est 70,5.10^(22). En d'autres termes, si l'on part de cette dernière valeur de N, on prévoit, en degrés, pour sqrt(omega^2) par minute, la valeur

14 degrés,

et l'on trouve expérimentalement 14,5 degrés, la concordance. aussi bonne que peut le permettre l'approximation des mesures et des calculs, est d'autant plus frappante qu'on ignorait a priori même l'ordre de grandeur du phénomène étudié.

En résumé, la théorie moléculaire cinétique du mouvement brownien se vérifie de fanon rigoureuse et conduit, soit par l'étude de la distribution des grains, soit par l'étude de leur agitation, à la même valeur précise de la constante d'Avogadro, invariant essentiel de la structure de la matière.

14. — Indépendamment de la théorie cinétique ou du mouvement brownien, divers moyens permettent de se faire une idée sur les grandeurs moléculaires. Je veux au moins rappeler ceux de ces moyens qui, dès à présent, ont atteint quelque précision. C'est d'abord la célèbre détermination, due à J.-J. Thomson et à ses continuateurs, de la charge d'un ion gazeux, décelé par le phénomène de condensation de la vapeur d'eau sur cet ion. Cette charge. voisine de la charge déjà attribuée à l'électron, lui est sans doute égale (une démonstration plus rigoureuse est due à Townsend), et ceci conduit pour N à une valeur comprise entre 40.10^(22) et 90.10^(22). C'est, dans le même ordre d'idées, mais de faon probablement plus accessible à une expérience précise, la détermination de la charge prise dans un gaz ionisé par une poussière ultra-microscopique, charge pour laquelle MM. Ehrenhaft et de Broglie ont indépendamment trouvé des valeurs qui placent N au voisinage de

65.10^(22).

Ce sont enfin les très belles expériences où Rutherford et Geiger ont obtenu, par numération directe, le nombre p de projectiles positifs (rayons alpha) que rayonne par seconde 1 gramme de radium. La connaissance de ce nombre permet au moins trois déterminations distinctes de la constante N. L'une résulte de la mesure également due à Rutherford, et d'ailleurs difficile, de la charge positive totale rayonnée par 1 gramme de radium, et ceci a donné pour N la valeur

62.10^(22);

une autre résulte de la connaissance de la vie moyenne du radium, en admettant que chaque atome qui se détruit émet un projectile alpha, et, d'après les mesures de Boltwood, ceci a donné pour N la valeur

70,6.10^(22);

une troisième enfin résulte de la connaissance du débit d'hélium émané d'une masse connue de radium (chaque atome d'hélium correspondant à un projectile alpha) et ceci donne, d'après les mesures de Dewar, selon le calcul dû à M. Moulin:

71.10^(22).

L'extraordinaire concordance de ces nombres avec ceux que m'a donnés l'étude du mouvement brownien, la convergence précise de routes si profondément différente, suivies en même temps par différents chercheurs dont chacun ignorait les résultats des autres, sera sans doute regardée comme très frappante. Tenant compte d'autres arguments classiques dont je n'ai pas eu à parler ici, il pourra sembler raisonnable d'accorder à la Réalité objective des molécules, posée comme principe fondamental de l'Atomistique, le même degré de créance que par exemple au principe de la conservation de l'énergie ou au principe de Carnot.

Reçu le 2 décembre 1909.

  1. Voir, pour les détails, le Mémoire intitulé « Mouvement brownien et Réalité moléculaire » (Ann. de Chim. et Phys. sept. 1909, p. 1-114).