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Narcisse (Sand)/VII

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Narcisse (1858)
Calmann Lévy (p. 156-188).
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VII


Narcisse essuya ses yeux, et, rentrant un gros soupir, il continua son récit.

— Quand je me sentis la force de parler, je priai la petite de nous laisser, car mademoiselle d’Estorade était revenue. Je lui fis connaître que je devinais tout, car cette ressemblance ne pouvait pas me tromper, et je m’étais toujours douté qu’il y avait eu un malheur dans la vie de ma pauvre Louise. On me l’avait si bien caché, que j’avais perdu de vue cette idée ; mais pourquoi mademoiselle d’Estorade avait-elle douté de moi au point de ne pas me confier plus tôt la vérité ?

» Elle m’apprit alors tout ce qui s’était passé : comment l’homme qui devait épouser Louise et qui s’était dédit, par intérêt, avait de nouveau refusé de revenir à elle en apprenant sa position. Mademoiselle d’Estorade, qui était alors en Touraine, avait reçu, par lettre, la confession de ma pauvre sœur ! Elle lui avait fourni les moyens et le prétexte de venir la voir, de s’établir ensuite à Saumur, chez une personne de confiance, et d’y cacher son malheureux état… Les précautions avaient été si bien prises, (avec de l’argent on vient à bout de tout !) que nous n’avions rien su. Nous nous imaginions qu’elle était là-bas, un peu malade de chagrin de son mariage manqué, et qu’elle y voulait rester quelque temps, comme elle l’écrivait, pour tâcher d’oublier son humiliation et sa peine. Elle y est morte quelques jours après avoir mis au monde cette pauvre petite, que Juliette a mise en nourrice à Estorade, et à laquelle sa résolution était déjà prise de sacrifier sa jeunesse et son avenir ; car c’était l’époque de sa majorité ; et, quand elle nous a dit, en nous faisant lire son histoire, qu’elle avait quitté le monde pour remplir des devoirs, elle a parlé des enfants pauvres, des orphelins en général ; elle ne nous a pas dit que son plus sérieux motif était d’élever ma nièce comme si c’eût été sa propre fille ; et, comme elle veut lui léguer la moitié de son bien, c’est pourquoi elle n’a pas voulu ni se marier ni se faire religieuse, afin de garder la gouverne et la disposition de sa fortune.

» À présent, vous me demanderez pourquoi elle m’a toujours tout caché, ainsi qu’à tous mes parents, du temps qu’ils vivaient ? C’est encore une délicatesse de sa part. Le lâche, le gredin qui a séduit et abandonné ma sœur vivait encore, riche, marié, honoré, populaire, influent, et décoré par Louis-Philippe, dans notre sotte ville de la Faille, il y a deux mois. Tout réussit aux hypocrites ! Comme il n’avait pas compromis ouvertement ma sœur, et qu’après l’avoir demandée en mariage, il avait paru céder à regret, en se désistant, à la volonté de ses parents, ni mon père ni moi ne lui avions cherché querelle. Nous aurions craint d’ébruiter la chose, de faire un scandale qui aurait rejailli sur Louise, et enfin d’avoir l’air de convoiter la fortune et la considération, en nous obstinant à lui faire épouser cet homme malgré lui.

» Mais, Louise morte, si nous eussions connu son malheur, certainement nous en aurions fait un, nous autres ! Il aurait fallu que ce drôle nous fît raison, à mon père et à moi. Il n’y eût peut-être pas consenti, il est lâche ! Alors nous l’eussions roué de coups, et c’eût été pour nous la prison, peut-être pire ! Voilà pourquoi mademoiselle d’Estorade, non-seulement ne nous a rien dit, mais encore s’est éloignée de nous, et a eu l’air de ne plus se souvenir de nos amitiés, afin de n’avoir pas d’explications embarrassantes à nous donner, dans le cas où nous aurions quelque soupçon de la chose.

» Cette enfant est encore la cause pourquoi Juliette a voulu se confier à vous et à moi, l’an passé, et voilà comment elle m’a expliqué son idée :

» — Je n’avais pas absolument besoin de vous dire tout ce que je vous ai raconté, ni de vous faire venir ici pour cela. Il aurait suffi que je vous dise au couvent, en trois mots : « J’ai connu Albany, il y a longtemps, dans une position honorable ; je l’ai retrouvé malheureux et compromis ; je lui ai rendu service en secret pour l’aider à s’échapper d’une mauvaise liaison. » Vous auriez plus ou moins cru à ma parole. J’avais confiance dans votre honneur, et je savais que vous ne me trahiriez jamais. Mais je me suis dit : Je ne suis peut-être pas pour vivre longtemps ; le moment de confier Sylvie à son oncle peut venir me surprendre. S’il lui reste dans l’esprit quelque soupçon contre moi, il aura, contre l’éducation que j’aurai donnée à cette enfant, des répugnances qui pourront rejaillir sur elle, et il la jettera peut-être dans des idées toutes contraires à celles que je lui enseigne. Non, non, il faut que Narcisse me connaisse, qu’il me conserve son estime, et qu’il me rende son amitié.

» Là-dessus, Juliette ajouta :

» — Malheureusement, je suis très-sincère, et, quand je vous ai dit que je ne pouvais pas m’empêcher de plaindre Albany plus que vous ne l’en jugiez digne, vous avez conservé, malgré moi, l’idée que je pouvais être follement coiffée de lui et songer à l’épouser. J’espère qu’aujourd’hui vous ne le croyez plus, et que la jalousie de mademoiselle Julia ne vous paraît pas très-fondée. Le ciel m’est témoin que, si j’avais pu ramener cette jeune fille à la décence et à la raison, la rendre digne du mariage, et capable de faire rentrer Albany dans le bon chemin avec elle, je me serais donnée de toute mon âme à les réconcilier et à leur procurer une position. Mais vous voyez où j’en suis avec elle… Et, à propos de cela, il faut que je vous quitte, et que j’aille m’occuper d’elle ; car je n’ai pas encore renoncé à l’amender un peu.

» Mademoiselle d’Estorade allait donc me quitter, en me disant toutefois de rester, parce qu’elle voulait ensuite me faire lire les dernières lettres de ma pauvre sœur relativement à la naissance de Sylvie, lorsque le père Bondois vint nous apprendre que la Julia était partie, partie pour de bon. Elle avait fait son paquet, loué un cheval, et, sans écrire un mot à mademoiselle d’Estorade, sans la remercier de rien, ni s’excuser, ni s’expliquer, elle a si bien disparu, que jamais plus, depuis quatre mois, personne n’en a entendu parler.

» La bonne Juliette s’en affecta. Moi, je lui fis mon sincère compliment d’être débarrassée d’une pareille croix, et je passai le reste de la journée auprès d’elle, à relire les lettres de Louise, à en parler avec bien des larmes, et à me prendre d’un grand amour, comme vous pouvez penser, pour ma nièce, la plus belle et la plus aimable enfant de la terre. Oh ! vous la verrez, et vous l’aimerez aussi ; car, à présent, nous la voyons assez souvent, Juliette et moi, ici à la campagne, sans que le monde en puisse jaser. Estorade est un pays perdu, où pas grand monde ne va. Nos bourgeois ont coutume de dire et de croire que c’est le plus vilain endroit de la France, parce que les chemins sont mauvais, et qu’il y a des rochers partout. D’ailleurs, à Estorade, la demoiselle est si aimée, si respectée, et si bien tenue en odeur de sainteté, comme elle le mérite, qu’il ne ferait pas bon venir faire aux paysans de chez nous une question sotte, ou une réflexion de travers sur son compte.

» Ici, ce serait bien autrement. Les malheureux l’aiment et la défendent ; mais la bourgeoisie ne peut pas la souffrir. Les uns sont jaloux de sa fortune, les autres de sa vertu. Il y en a qui disent qu’elle est dans les eaux des jésuites, ce qui n’est point, dans le sens où on l’entend. J’en suis sûr à présent, moi ! Il y en a d’autres, les femmes surtout, qui voudraient bien mettre leur mauvaise langue à l’ouvrage pour défaire sa bonne renommée. De tout ça, elle dit qu’elle se moquerait bien, si ce n’était de la religion, qui en reçoit toujours quelque éclaboussure, et de l’enfant, qu’elle voudrait élever dans les rayons du soleil, comme les images des saints. Aussi a-t-elle changé sa manière de vivre, afin de mettre sa conduite au grand jour, et de voir quelques amis, sans qu’on en remarque un en particulier. Aussi a-t-elle refait amitié avec ma sœur Hortense, madame Pitard, depuis qu’elle est sa voisine. Auparavant, Hortense demeurait à cinq lieues d’ici avec son mari. À présent qu’elles sont porte à porte, elles se fréquentent, et ça n’étonne personne, parce que l’on sait qu’elles ont été amies ensemble dans leur jeune temps.

» Mon beau-frère, qui n’a pas inventé la poudre, mais qui est un homme excellent ; le docteur Fourchois, qui est le médecin des pauvres ; le nouveau curé de la ville, qui est l’ancien curé de Morsaint, celui dont je vous ai parlé comme d’un homme instruit et porté à la tolérance ; deux ou trois dames de la ville, très-charitables et bonnes dévotes, sans intrigue et sans jalousie ; enfin moi et vous qui, à présent, serez des nôtres ; voilà les personnes que mademoiselle d’Estorade reçoit au couvent dans son logement particulier, et à Estorade, où elle va souvent, et où elle reste quelquefois plusieurs jours de suite. Il arrive même que, le soir, quand la nouvelle bâtisse est fermée de ses planches et que les ouvriers sont partis, mademoiselle d’Estorade vient ici rendre visite à ma sœur, car elle ne peut pas aller dans une maison où il y a un café, et Hortense, qui le comprend bien, fait de bon cœur la moitié du chemin. Malgré que tout soit ici sens dessus dessous, on s’assoit sur la terrasse au fond du parterre, et on cause quelquefois jusqu’à dix heures du soir.

» Quand le docteur et le curé ne trouvent pas mademoiselle d’Estorade au couvent, ils savent la trouver ici, et ils viennent par cette porte du jardin des religieuses, qui n’a pas été supprimée, comme vous le voyez. De cette manière, nous nous rassasions de regarder et de caresser Sylvie, sans laquelle Juliette ne fait pas un pas. Hortense, qui amène aussi ses enfants jouer chez moi, est folle de cette petite. J’ai décidé Juliette à la mettre du secret, car Hortense est la discrétion même, et elle aimait tant Louise ! Elle sait donc ce que son mari et les autres ne savent pas et ne sauront jamais. Vous voilà averti. J’espère que, ce soir, vous serez là, car justement Juliette nous a fait dire qu’elle viendrait, et je serai content que vous lui disiez que, grâce à vous, je suis sur le chemin de la fortune.

Cet aveu, qui venait naïvement couronner le naïf récit de Narcisse Pardoux, me fit penser qu’il avait conçu quelque projet ou caressé quelque rêve de mariage avec mademoiselle d’Estorade. Il rejeta bien loin cette supposition.

— Non, non, dit-il, je ne suis pas si fou que de prétendre… Ne lui parlez jamais de ça ! Ça gâterait tout entre nous. Je suis très-content comme je suis. On est ensemble, elle, ma sœur et moi, absolument comme autrefois à Estorade. Ça nous rajeunit tous trois de dix ans. Quant au mariage, c’est des folies ! Elle est une demoiselle noble, et moi un ex-cafetier ! ah bien, oui ! ça n’irait guère ensemble !

— A-t-elle les préjugés de la naissance ?

— Non, pas du tout : c’est une justice à lui rendre. Elle pense, comme l’Évangile, qu’on est tous, autant les uns comme les autres, les enfants du bon Dieu.

— Alors, où serait l’empêchement ?

— L’empêchement… l’empêchement… est-ce que je sais, moi ? Il y en a tant, que je ne sais lequel vous dire.

— La différence d’éducation ?

— Eh bien, oui, d’abord ! Elle est instruite, elle a des talents, elle est une dame du grand monde, elle ! Ça se voit toujours sous son air simple et doux. Et moi, j’aurai beau faire, je ne serai jamais qu’un cafetier, très-peu clerc, comme disait mon père, et habitué à vivre avec les gens du commun.

— C’est possible ; mais, en fait d’industrie, vous êtes extraordinairement intelligent, et, pour exposer une idée positive, vous rendriez des points à bien des gens plus lettrés.

Je disais la vérité. Narcisse parlait d’une façon familière et rustique. Peut-être eût-il craint de paraître prétentieux s’il eût fait autrement. Mais il écrivait si parfaitement bien, que j’eusse pu douter que ses lettres fussent de lui, si je n’eusse retrouvé dans son entretien, lorsqu’il abordait la question d’intérêt général, la même netteté d’expression et la même logique de raisonnement. Je me rappelais, par contre, que mademoiselle d’Estorade, tout en écrivant avec droiture et candeur, se servait d’une vieille orthographe qui n’était plus correcte, et que, dans sa conversation, elle m’avait paru très-peu apte aux connaissances exactes, et très-ignorante des choses positives. Elle était toute dans l’idéal et pas assez dans la réalité. Sa fortune était mal gérée ; elle s’en plaignait, voyant bien que ce qu’on lui volait était volé à ses bonnes œuvres ; mais elle ne savait pas y apporter remède. Un mariage entre ces deux personnes m’apparaissait comme une alliance providentielle pour remédier, par la mutuelle influence, à ce qui manquait à chacune d’elles. Je suis pour l’égalité d’action de cette influence dans le mariage, et je n’augure jamais rien de bon d’une supériorité trop marquée chez l’un des époux. Celui qui domine se lasse souvent de son autorité tout autant que l’autre de son obéissance. Mais il ne faut pas que cette égalité d’influence ait le même but. À dose égale de force et d’intelligence sur les mêmes points, il y a lutte inévitable. Je trouvais dans l’opposition du caractère de Juliette et de Narcisse un équilibre excellent, chacun des deux étant, par un côté, supérieur à l’autre, et devant agir dans sa sphère sans avoir besoin d’empiéter, par la discussion, sur le domaine d’autrui.

Dans leurs personnes, je voyais le même accord résultant des mêmes différences : l’un, d’un type superbe, tendant à trop de développement dans la sève ; l’autre, frêle descendante d’une race étiolée, qui avait besoin de se régénérer en se mêlant au sang plébéien. Et puis je pensais au bien qu’un couple si probe et si dévoué devait faire autour de lui : Narcisse, actif pour activer le travail et la production ; Juliette, active pour panser les blessures et soigner les fatigues du travail ; l’un tout à fait propre à développer l’industrie qui répand le bienfait de l’aisance ; l’autre tout à fait capable de moraliser l’ouvrier et de lui donner le pain de l’âme.

Je communiquai mes idées à Narcisse, peut-être un peu à l’étourdie, car je vis bientôt plus de tristesse que d’espoir dans son trouble. Il s’obstina à nier la possibilité d’une telle union, et je ne vins pas à bout de lui faire avouer l’obstacle intérieur contre lequel se brisaient, je ne dirai pas les rêves de son imagination, mais les élans de son cœur. Il aimait Juliette avec un respect si religieux, qu’il eût cru la profaner en la désirant, et la retenue de ses épanchements sur ce point fut si entière, que je me demandai si je ne m’étais pas toujours trompé en le supposant amoureux d’elle.

Je lui demandai s’il la trouvait toujours laide et bossue.

— Bah, bah ! me dit-il, je sais bien qu’elle n’est ni l’un ni l’autre. C’était bon autrefois de dire ça quand on avait du dépit. Et puis, comme tout le monde le disait par envie et par méchanceté, j’étais assez sot pour craindre de dire et de penser autrement que les autres. Je craignais aussi, il faut le dire, les mauvaises plaisanteries, non tant à cause de moi qu’à cause d’elle ; et j’aimais mieux dire tout de suite : « C’est une fille disgraciée, mais très-bonne, » que de faire venir des discussions et du dénigrement à propos de sa personne. À présent, j’aurais plus de courage. Je dirais… ce que je peux bien vous dire : c’est un ange que je ne vois pas marcher sur la terre. Peu m’importe comment elle est, un peu mieux, un peu plus mal que celle-ci ou celle-là. Je m’en soucie peu, puisque je n’en sais rien. Elle me paraît la plus belle du monde parce qu’elle est la meilleure du monde, et que, quand je la vois, je suis le plus content et le plus heureux du monde. Je l’aime autant et peut-être plus que mes sœurs. Voilà tout ce que j’en peux dire, et c’est assez. Quant à de l’amour, je n’oserais pas y penser ; il lui serait tout à fait impossible de me le rendre, et je ne veux pas devenir sot et malheureux en me fourrant des idées comme ça dans la tête.

Je passai la journée à déballer et installer une partie de mon attirail dans une maison assez commode que Narcisse avait louée pour moi tout entière, à deux pas de celle qu’il se faisait bâtir. Je dînai avec lui et le consultai sur l’emploi qu’il désirait avoir dans l’entreprise. Il choisit l’un des plus modestes, et je dus céder, ayant la certitude que l’amour de la chose lui en ferait bientôt accepter un meilleur. Je n’avais pas l’intention de m’établir à jamais à la Faille-sur-Gouvre. Je comptais y faire venir ma famille pour quelques années tout au plus ; après quoi, j’étais bien certain que Narcisse serait archicapable de me remplacer dans la direction des usines.

Il parlait de notre grand projet avec feu ; mais il revenait toujours à mademoiselle d’Estorade.

— Elle sera bien contente, disait-il, de me voir dans une si belle position ; elle est si bonne amie ! Et, quand je serai riche, je serai content, moi aussi, de faire du bien et de l’aider dans celui qu’elle fait… Votre dame sera une société de plus pour elle. Voilà encore qui me fait plaisir.

— Ma femme sera son amie, lui dis-je ; je vous en réponds, car elle en est digne.

À sept heures, nous nous rendîmes au jardin. Mademoiselle d’Estorade y était déjà avec Hortense et Sylvie, qui accourut au-devant de son ami Narcisse, avec de grandes démonstrations de joie. L’enfant était très-belle, en effet, et je remarquai en elle un grand air de famille avec le frère et la sœur Pardoux. C’était le même type blanc et frais, la taille bien prise et très-grande pour son âge, la voix douce et même un peu grêle pour la stature et la force de la petite personne, encore un trait de ressemblance avec Narcisse et madame Pitard.

Quant à mademoiselle d’Estorade, je fus aussi surpris de la métamorphose opérée en elle que je l’avais été en voyant Narcisse. Ce qui me frappa, ce fut le changement de son costume. En prenant le parti de ne plus se cacher, elle avait compris qu’il n’était pas question de se produire pour attirer les regards, mais, au contraire, de se rendre assez semblable aux autres femmes pour n’être pas un objet de surprise. Elle était donc très-simplement, mais très-élégamment habillée, nullement en provinciale. Je la soupçonnai d’avoir fait venir toute une toilette de Paris, pour n’avoir pas à s’occuper de ces détails, qui prennent trop de temps aux personnes actives. Mais je la soupçonnai aussi de n’avoir jamais perdu les instincts de la femme, car elle portait avec beaucoup d’aisance et de grâce son ample robe de soie gris de perle et son grand fichu de mousseline brodée. Sa taille, à l’aise dans un corsage bien coupé, n’avait plus rien de désagréable, et même on y pouvait découvrir un charme particulier : c’était l’attitude intéressante de la faiblesse qui semble chercher un appui. Elle avait toujours une voilette noire sur la tête, mais une voilette de dentelle, qui laissait franchement voir les boucles devenues luxuriantes de sa chevelure dorée. Cette tête bouclée lui donnait toujours l’air d’un enfant. Pourtant, comme je l’examinais avec attention, les idées de mort prématurée qui avaient paru la préoccuper toujours, et particulièrement dans ses confidences à Narcisse, à propos de Sylvie, me revinrent à l’esprit.

Dans un moment où la petite réunion se forma par hasard en deux groupes séparés, et où j’avais renouvelé connaissance avec le docteur Fourchois, je mis la conversation sur le compte de sa cliente et l’amenai à me répondre sur un point essentiel : à savoir si, dans le parti que Juliette semblait avoir pris de renoncer au mariage, il y avait quelque raison pathologique.

— Aucune que je sache, me répondit-il ; et même avec cette forme exiguë et ce teint délicat, elle est plus forte que vous et moi pour marcher, veiller et supporter toutes les peines de la vie qu’elle mène. Elle a traversé toutes les épidémies, allant chez les malades et ne prenant aucune précaution, sans être jamais atteinte. Pourtant, si elle me demandait conseil à l’endroit du mariage, j’hésiterais beaucoup. Il faudrait que je fusse bien sûr qu’elle doit être parfaitement heureuse en ménage : car, si elle est très-capable, selon moi, de résister aux crises de la maternité, elle ne l’est nullement de surmonter le chagrin. Je l’ai vue, après la mort de sa mère, dépérir de manière à m’inquiéter, et, quand elle est revenue au pays, à sa majorité, soit qu’elle eût vécu dans un milieu trop mièvre pour les habitudes de son enfance, soit qu’elle eût éprouvé quelque chagrin personnel que j’ignore, elle était retombée dans un état d’atonie assez peu rassurant. Ce qui l’a sauvée, c’est d’avoir une vie active avec le cœur tranquille. J’ai étudié sur elle les effets du mysticisme, et j’en suis venu à les croire souverains sur certaines organisations.

Ici le docteur entra dans une dissertation assez ingénieuse sur le besoin qu’éprouvent certaines âmes de s’attacher à un être insaisissable et de caresser sans cesse un rêve de perfection.

Le docteur n’était pas très-croyant. Pour lui, Dieu était un chiffre, un être de raison, un grand arcane, et l’amour humain envers cet être problématique, une sainte folie. Mais il admettait la réalité de cet amour et ses puissants effets. Persistant à donner improprement les noms d’ascétisme et de mysticisme à ce qui était tout simplement la foi, il accordait, en souriant, à cette faculté, des louanges raisonnées au point de vue philosophico-médical.

— Ce dieu que les âmes mystiques adorent, disait-il, est un époux sans tache, comme elles l’appellent, et c’est très-bien dit, car c’est un amant sans défaut et sans torts. À une femme impressionnable, nerveuse, et dont la sensibilité est trop développée, un tel amour n’apporte jamais de déceptions. Elle peut vivre dans sa passion exaltée avec la sérénité d’une fleur de lotus dans l’eau fraîche. Si vous changez la nature de cette passion, si vous lui donnez pour aliment un être matériel, par conséquent fragile, inégal, brutal ou capricieux, vous verrez bientôt que ces âmes sublimes n’ont pas la force de supporter la réalité, et, bien que le corps soit sain, il faut qu’il se brise sous la douleur sans bornes de l’esprit. Croyez-moi, ne souhaitons pas que mademoiselle d’Estorade se marie, ou trouvons-lui un ange, un saint, un esprit de lumière : c’est ce dont je ne me charge pas.

Il me sembla qu’en ce qui concernait mademoiselle d’Estorade, le docteur avait raison. Je la regardais à la lueur de deux bougies que Narcisse avait fait placer auprès d’elle sur une petite table, afin qu’elle pût voir le plan du nouveau parterre qu’il voulait faire exécuter devant sa maison, à la place du tertre et du kiosque. La soirée printanière était douce et calme. La lune, très-sereine, éclairait le visage de Juliette de teintes bleues qui se mariaient étrangement au ton rougeâtre projeté sur elle par les bougies. Ce visage transparent avait ainsi, par moments, un aspect de fantôme. À côté de la solide carnation et de la réelle beauté de madame Pitard, elle semblait flotter comme une vision. Cette illusion s’empara de moi au point que j’en fus effrayé. Ces mains diaphanes, ces cheveux fins et brillants comme de la soie vierge, cette peau satinée comme le tissu d’un lis, étaient, pour ainsi dire, invraisemblables chez une femme de trente ans qui avait vécu de labeurs et de dévouements actifs. C’est qu’en réalité, elle n’avait pas vécu. Elle avait glissé comme un souffle de grâce, comme un parfum subtil, entre le ciel et la terre, bénissant ce qui était sous ses pieds, mais n’aspirant qu’à ce qui l’appelait d’en haut.

Mademoiselle d’Estorade m’avait fait un accueil charmant. Elle ne s’expliqua pas auprès de ses autres amis sur l’origine de notre connaissance ; mais elle sut, à chaque mot, me faire comprendre qu’elle me regardait comme un ami sérieux, et qu’elle n’oubliait rien du petit roman qui avait commencé nos relations. Dans un moment où je me trouvais seul auprès d’elle, elle me demanda très-naturellement et avec beaucoup d’aisance si, par hasard, dans mes récentes tournées en province, j’avais rencontré Albany. Je ne pus rien lui en apprendre. Je n’avais pas été à Nantes, où il était engagé.

— Je suppose, lui dis-je, que vous avez quelquefois de ses nouvelles ?

Elle me répondit, sans trouble et sans détour, qu’elle en recevait souvent.

— Mais, ajouta-t-elle avec un sourire candide, ne dites pas cela à Narcisse ; il s’en tourmenterait.

— Vous le lui cachez donc ?

— Oui, en ce sens que je ne lui en parle pas ; car, s’il m’interrogeait, je ne voudrais pas mentir.

— Et vous espérez toujours ramener Albany dans la bonne voie ?

— Mais oui, sans doute. Il n’a pas revu Julia, il a mis de l’ordre et de la dignité dans sa conduite, et il fait son état avec conscience. Que voulez-vous que je lui demande de plus, puisqu’il n’est propre à aucune autre carrière que celle du théâtre ? Je ne suis pas de ceux qui damnent les comédiens, et je suis persuadée qu’on peut être honnête homme et chanter devant le public. Ses lettres sont, à présent, très-convenables, très-sérieuses. Il s’est acquitté envers moi, et je suis d’autant plus touchée de la reconnaissance qu’il me conserve, qu’il n’a plus du tout besoin de moi, matériellement parlant. Mais parlons de vous. Je me réjouis d’apprendre que vous devez faire séjour ici, et j’espère que vous serez des nôtres tous les soirs.

— Tous les soirs où je serai libre, car je vais être bien occupé.

Je lui appris alors que Narcisse allait bientôt me seconder, et qu’un très-bel avenir s’ouvrait devant lui. Elle s’intéressa beaucoup à notre entreprise, et se réjouit du bon résultat général pour les pauvres gens du pays, du résultat particulier pour son ami Narcisse, dont elle me parla avec beaucoup plus d’affection et de vivacité qu’elle n’avait fait d’Albany.

D’autres personnes étaient arrivées par la porte du couvent (je n’ai pas besoin de dire que la palissade n’existait plus), la conversation devint générale. Je remarquai là, une fois de plus, combien le milieu d’une petite ville influe, à la longue, sur les esprits même les mieux trempés. À force de s’isoler des intérêts généraux, ou l’on reste d’une cinquantaine d’années en arrière de la marche de l’humanité, ou on la devance d’autant, et, comme tout ce que l’on a sous les yeux a un caractère d’étroitesse inévitable, les gens qui ont du cœur et de l’imagination sont entraînés à se replier sur eux-mêmes pour ne pas s’habituer à donner une importance ridicule à ceux qui n’en ont pas.

Là où je me trouvais, la médisance était inconnue, et, au sein d’une telle localité, c’était une grande exception, à coup sûr. Mais, comme on se tenait dans les généralités sur le compte des petits événements de l’entourage, les questions et les réponses échangées étaient incolores, et il y avait des réflexions insignifiantes et des silences qui semblaient dire : « Nous ne voulons pas avoir d’opinion, pour ne pas tomber dans le blâme ou dans le dénigrement. » Le docteur et le curé se mirent à discuter l’un contre l’autre. C’était leur habitude, et l’auditoire bienveillant semblait attendre, pour s’égayer, quelque peu de dispute vive qui n’arrivait jamais. Sans les enfants, cette réserve eût dégénéré en mélancolie. Mais ils venaient à propos interrompre la monotonie des idées et chercher des caresses où il semblait que ces personnes, privées d’autre effusion, missent plus de leur âme que les parents et les amis ordinaires.

Insensiblement, soit que le rayonnement intérieur de mademoiselle d’Estorade jetât des clartés douces sur cet ensemble assombri, soit que mon âme, fatiguée du tumulte et du mouvement, fût gagnée par le bien-être du repos intellectuel, je me trouvai fort à l’aise. Dès qu’en province on renonce à s’amuser, on ne s’ennuie plus. Cette placidité de l’habitude, cette langueur d’une intimité où les amis de tous les jours, n’ayant rien de neuf à se dire, ne se forcent plus pour dire quelque chose, ce laisser aller paresseux de gens qui ont fait leur petite tâche de la journée, et qui se permettent de végéter pour recommencer la même tâche le lendemain, un je ne sais quoi d’intime et de mystérieux comme l’eau qui coule sans murmurer, me pénétrèrent et assoupirent mes habitudes de réflexion. Je sentis la douceur de cette vie à émotions cachées ou lentement savourées, qui fait le charme des petites existences, et qui étonne tant quand on y entre, sans transition, au sortir de la fièvre de Paris.

Huit jours après, ma femme et mes enfants étaient installés à la Faille ; les Pardoux, Pitard, Fourchois et Cie, se réunirent tous les soirs chez moi. J’avais un assez grand jardin où les enfants pouvaient jouer et courir, et une maison qui nous offrait l’abri nécessaire, les jours de pluie. Comme tous ces enfants réunis étaient assez bruyants et qu’ils eussent fort troublé le silence du couvent, mademoiselle d’Estorade, pour ne pas les séparer, consentit à venir faire la veillée chez moi. Elle arrivait avec Sylvie à sept heures et se retirait à neuf. Quelquefois elle se laissait fléchir par la petite, quand les jeux étaient bien animés, et la veillée, avec nous, se prolongeait un peu plus ; mais, quelque instance qu’on lui fît, elle ne voulut jamais confier à personne le soin de reconduire la petite fille et de la mettre au lit, pour avoir la liberté de rester un peu plus tard avec nous.

Notre petite réunion s’augmenta bientôt de mes principaux employés et de leurs familles. Le curé venait assidûment faire sa partie de piquet avec le docteur. Le fils et la bru de celui-ci vinrent aussi prendre le thé de temps en temps, et leurs enfants arrivaient avant eux pour se retirer plus tôt avec ceux d’Hortense.

Tant que les enfants étaient là, on s’occupait d’eux, on faisait la police de leurs jeux et on leur en enseignait de nouveaux, auxquels on se mêlait naturellement. Quand ils étaient partis, on causait, les femmes travaillaient à l’aiguille, les hommes de la localité dérogeant, sous l’influence de ma femme et l’exemple de mes employés, à la mauvaise habitude de faire bande à part pour fumer dehors ou causer entre eux de choses que les femmes ne peuvent pas entendre.

Dans la journée, nous étions très-occupés, Narcisse et moi. Je l’initiais pratiquement aux connaissances nécessaires à son action directe dans notre œuvre. Les travaux marchaient rapidement. Nous enrôlions des bandes d’ouvriers ; nous discutions avec tous les meuniers des bords de la Gouvre, qui s’inquiétaient de ce que nous voulions faire de leur eau, et auxquels il fallait expliquer et démontrer, souvent en vain, que, le lit de la rivière creusé et agrandi, ils en auraient davantage. Les curieux, les sceptiques, les railleurs et les envieux ne nous manquaient pas. On nous menaçait de beaucoup de procès iniques et absurdes, qui eussent pu être pour nous un grand moyen de retentissement et de succès. Mais nous voulions éviter la lutte, et Narcisse était l’homme par excellence pour soutenir ces discussions orageuses avec patience, et pour redresser ces terreurs erronées avec sa clarté ordinaire et son admirable bon sens. Parlant à chacun avec la connaissance approfondie qu’il avait de sa capacité, de ses intérêts, de son langage et de ses passions, il me devint d’un si grand secours, avec les paysans surtout, race têtue et matoise, mais facile à pénétrer, pour qui la connaît, et portée à la déférence pour les gens dont elle ne peut révoquer en doute la probité, que j’engageai notre administration à rétribuer largement, d’emblée, un associé si utile et qui nous épargnait tant d’ennuis et de temps perdu.

Quand on vit s’élancer sur leurs vastes fondations les premiers murs de nos usines, la confiance commença à venir, et l’on nous offrit plus de fonds qu’il ne nous en fallait. Mademoiselle d’Estorade n’avait pas attendu d’autre certitude que ma parole pour nous offrir ses terrains et les fonds qu’elle avait disponibles. Elle comprenait que l’avenir de la population était là, et elle parlait de faire construire à ses frais l’infirmerie des ouvriers et l’école gratuite pour leurs enfants. Je refusai son concours pécuniaire : nous étions riches et nos intentions étaient bonnes ; mais je lui attribuai, puisqu’elle voulait absolument nous aider de son zèle, la direction de nos futurs établissements de charité.

Je la voyais presque tous les soirs, mais sans être plus avancé, au bout de six mois, que le jour où je l’avais vue descendre, sans secousse et sans bruit, comme un oiseau de nuit aux ailes de duvet, les rapides sentiers de la Gouvre. Il y avait en elle un mystère impénétrable. Aimait-elle, pouvait-elle ou devait-elle aimer ? Fallait-il s’en tenir, sans appel, au jugement du docteur sur son compte ?

Cette âme, ravie dans la contemplation d’un monde meilleur, devait-elle passer sur nous sans jamais être des nôtres ? Son immense bonté, sa tolérance inépuisable, sa réserve délicate et séante dans toute question d’application des principes religieux, semblaient laisser la porte ouverte aux projets que j’avais formés et qui me revenaient sans cesse, en dépit du calme plat de ses relations avec mon ami Pardoux.

Il l’aimait, à coup sûr, lui, sans passion inquiète, sans espoir, peut-être sans désirs formulés, mais avec un abandon complet de son âme, de sa volonté, de sa vie entière. Elle était pour lui un objet d’admiration et de déférence sans conteste, et, du moment qu’elle trouvait bien de rester en dehors de l’humanité, il n’avait plus, contre ce terrible parti pris, ni blâme ni plainte. Sylvie était entre eux le lien sacré et l’arche d’inviolable réconciliation. Le respect de ce garçon était arrivé au point de ne vouloir pas savoir si Albany avait jamais existé, et si Juliette se souvenait de l’avoir jamais vu.

La manière dont leur vie s’était arrangée et comme clouée sur une situation inattaquable pour la malveillance, entretenait nécessairement le silence de l’un et la placidité de l’autre. Juliette, plus répandue que par le passé, car insensiblement les gens de la ville pénétraient dans mon intérieur, et elle ne paraissait pas éprouver le besoin de fuir les nouveaux visages, donnait pourtant, comme par le passé, toute sa vie aux pauvres, aux enfants et à Sylvie. Elle ne nous donnait chaque jour que deux heures d’une exactitude scrupuleuse, et, pendant ces deux heures, elle était toujours avec les enfants au moins autant qu’avec nous. Elle ne se mêlait jamais d’aucune conversation, et, pour avoir l’opinion ou l’avis d’une personne si modeste et si discrète, il fallait la questionner directement. Elle répondait alors sans embarras et sans arrière-pensée ; mais, si la discussion s’établissait, elle n’insistait pas, et s’en tenait à son sentiment intérieur avec une obstination muette qui eût été exaspérante, si le sentiment n’eût été bon et juste. Mais on sentait en elle une idée fixe, peut-être une volonté inébranlable. Rien ne l’entamait, et je lui disais quelquefois, en riant, qu’on ne la détesterait pas à demi, si l’on n’était pas forcé de l’adorer.

Un jour, les Pitard vinrent me prier d’user de mon influence sur Narcisse pour le décider au mariage. Sa position était faite, et, dût-il ne pas devenir aussi riche que je le lui avais annoncé, la vente de son établissement et les produits agricoles de la Folie-Pardoux lui constituaient un petit capital fort honnête. Il avait passé la trentaine. En province, c’est être déjà vieux garçon. Les parents des filles à marier commençaient à s’impatienter contre lui. Des pourparlers, en manière de causerie, avaient lieu à ce sujet, chaque jour, chez les avoués et notaires de la ville. Des parents très-riches, et d’une bourgeoisie plus relevée que celle des Pardoux, avaient été jusqu’à dire : « Eh bien, et Narcisse Pardoux, il ne songe donc pas à s’établir ? » C’était bien significatif. Il n’en faut pas davantage, dans une petite ville, pour se faire comprendre. Narcisse recevait donc là des avances auxquelles il était bien maladroit de ne pas répondre ; mais à toutes les remontrances de son beau-frère et à toutes les prières de sa sœur, il répondait :

— J’ai bien le temps, nous verrons ça plus tard ; les cheveux ne me blanchissent pas encore.

Je promis de l’interroger, et voici ce qu’il me répondit :

— Mon cher ami, vous direz aux Pitard que j’y réfléchis. Il ne faut pas leur faire de la peine. Ma sœur s’inquiète et s’affecte, parce qu’elle croit que je me lancerai dans les grandes affaires et que je prendrai le goût d’aller vivre à Paris. Elle se trompe ; je veux rester ici, j’y resterai. Mais, à vous, je dirai la vérité. Je ne veux pas me marier, je ne me marierai jamais.

Et, sans attendre mes réflexions, il ajouta :

— Pourquoi ferais-je moins pour ma nièce que mademoiselle d’Estorade, qui lui a sacrifié toute sa vie ? J’adore cette petite ; mais, si j’avais des enfants à moi, des enfants jaloux d’elle peut-être, une femme qui ne l’aimerait pas… qui sait si j’aurais l’énergie d’être pour elle tout ce que je dois être ? Non, non, c’est décidé, je resterai garçon, et je serai le père de Sylvie. Juliette ne serait pas tranquille, j’en suis sûr, si elle me voyait marié, elle qui se figure toujours qu’elle ne doit pas vivre longtemps. C’est une songerie qu’elle a comme ça ; mais, n’importe, je veux qu’elle ait l’âme en paix, et j’assurerai si bien mon avoir à notre petite, que Juliette pourra refaire son testament à son idée, et donner tout aux hospices, si c’est son plaisir.

— Ainsi, lui répondis-je, voilà deux existences sacrifiées pour que celle de cet enfant soit assurée ? C’est pousser trop loin le dévouement, permettez-moi de vous le dire. Sylvie peut être très-bien élevée, très-riche et très-protégée, sans que deux personnes de mérite, et encore très-jeunes, renoncent aux joies et aux devoirs de la famille. Quant à Juliette, si c’est un besoin d’enthousiasme, une secrète manie qui la possède, nous n’y pouvons rien. Mais, quant à vous…

— Moi, moi !… j’ai aussi ma manie et peut-être mon enthousiasme… Qu’en savez-vous ? Qu’en sais-je moi-même ? L’idée du mariage me répugne ; ne m’en parlez plus.

Je jugeai bien inutile de chercher à lui faire avouer sa passion pour mademoiselle d’Estorade. Il s’en fût défendu comme de coutume, et je voyais, dès lors, assez clair au fond de son cœur pour n’avoir pas besoin de le confesser.

Je résolus de faire enfin une tentative auprès de Juliette. Elle me paraissait devoir à un amour si fidèle et si résigné le sacrifice de ses instincts ascétiques ; car, pour le coup, le mot du docteur était juste. Il semblait qu’elle eût embrassé le célibat, non-seulement pour se consacrer à la charité, mais encore pour se soustraire systématiquement à la vie commune. En cela, je la trouvais dans le chemin de l’exagération, par conséquent de l’erreur.

Elle partait le surlendemain pour passer la journée à Estorade. Je lui demandai de m’y recevoir avec ma femme. J’avais donné le mot à celle-ci, qui sortit avec les enfants, et nous laissa seuls ensemble.

J’avais préparé un préambule plus ou moins ingénieux, qui fut tout à fait inutile. Juliette m’interrompit dès les premiers mots.

— Oui, oui, dit-elle, je vous entends, je vous vois depuis longtemps ; vous voulez que je me marie avec Narcisse !

— Eh bien, c’est donc là une idée absurde et révoltante ?

— Non, certes ; car ç’a été mon idée aussi quand le secret de la naissance de Sylvie lui a été révélé. Quand j’ai vu qu’il aimait réellement cette enfant, et quand j’ai compris… ce dont je m’étais toujours doutée, qu’il m’aimait aussi, qu’il m’avait toujours aimée, j’ai pris la résolution de faire tout mon possible pour m’amener moi-même à l’épouser. Cela vous étonne, je le vois !

— Oui, sans doute. Tout en vous est énigme ou mystère. Eh bien, cette bonne pensée que vous avez eue ?…

— N’a pas pu se réaliser. Je vous jure que ce n’est pas ma faute, que j’estime cet homme et que je l’aime comme mon frère ; que je me suis dit tout ce que vous pourriez me dire, et que, puisque je ne me suis pas reconnue assez sainte ou assez forte pour être religieuse, je regardais comme un devoir de me marier. Ne croyez pas que je me fasse d’illusions sur mon genre de vie : il est égoïste. J’ai beau paraître me sacrifier aux bonnes œuvres, je ne fais là qu’une chose facile, à laquelle mon activité naturelle et mon goût pour la liberté d’action trouvent leur compte. Secondée comme je le suis, à présent que j’ai organisé les secours et les soins à donner aux malades et aux pauvres, tranquille sur ma maison d’éducation, qui est en bonnes mains et marche d’elle-même, j’aurais, certes, le temps d’être mère de famille, sans négliger mes autres devoirs, qui se bornent à une surveillance générale.

— À merveille ! voilà des raisonnements fort justes, et vous avez le droit d’être heureuse pour votre compte !

— Heureuse ? Cela m’est égal. Je n’ai jamais prétendu au bonheur, moi ! De quel droit ? Mais je reconnais que Narcisse est une si excellente créature, qu’il a ce droit-là. Eh bien, il y renonce, parce qu’il ne peut aimer que moi : il se condamne à la solitude plutôt que de tromper une femme. Oui, oui, je sais qu’il veut rester garçon. Hortense me l’a dit, comme elle vous l’a dit. Elle m’engage aussi à lui conseiller le mariage ; elle ne se doute pas du motif de ses refus. Et moi, je ne peux pas dire à Narcisse de se marier, parce que, malgré lui peut-être, il me ferait entendre la vérité. Je ne veux pas avoir l’air de le savoir ; mon silence le blesserait, et, s’il s’expliquait complétement, mon refus le mettrait au désespoir. Je compte sur le temps, qui guérit tout. Vous voyez que ce que nous disons là ne peut que lui faire beaucoup de mal, et vous ne l’en informerez pas.

— C’est donc à dire que vous ne l’aimez pas ?

— Je l’aime tendrement, sincèrement ; mais je ne peux pas être sa femme.

— Pourquoi ?

— Je n’en sais rien ; mais tout mon être se révolte à cette idée. Je me la suis imposée cent fois déjà. Je m’en suis fait un devoir. J’ai prié Dieu de m’aider à l’accomplir. J’ai été au moment de vous écrire que j’étais décidée. Et puis, tout à coup, une voix intérieure me dit : « Non, non, non ! » Et je me débats, je pleure, je me décourage. J’ai la certitude qu’à peine aurais-je dit oui à Narcisse, mes larmes couleraient devant lui, et une immense douleur s’emparerait de moi, de lui par conséquent.

En parlant ainsi, mademoiselle d’Estorade pâlit, et je vis qu’elle faisait, en effet, de douloureux efforts pour ne pas pleurer devant moi.

— Juliette ! Juliette ! m’écriai-je en lui saisissant la main, vous en aimez un autre !

Sa figure changea soudainement et prit une expression de fierté blessée que je ne lui connaissais pas.

— Ce que vous dites là est mal, dit-elle en essuyant à la dérobée deux larmes brûlantes. Si ce que vous soupçonnez était vrai à mon insu, vous seriez bien cruel ou bien imprudent de chercher à m’en convaincre ! Et si, au contraire, c’est une rêverie qui vous passe par la tête, c’est mal récompenser ma confiance et ma sincérité que de me persécuter, comme autrefois Narcisse, de cette singulière fantaisie !

Je devais me le tenir pour dit. Juliette voulait garder, quel qu’il fût, le secret de son cœur ou la perplexité de son esprit. Je lui demandai pardon de l’avoir affligée. Elle revint aussitôt à son aménité ordinaire, et, bien certaine que j’userais prudemment de ses confidences dans l’intérêt de Narcisse, elle me proposa d’aller rejoindre ma femme et les enfants au jardin.

Sans rien confier à Narcisse de ce qui venait de se passer, j’essayai de le détourner de ses projets de célibat ; mais ce fut bien inutile. Il n’y avait aucun espoir à lui ôter, puisqu’il n’en avait aucun. Son parti était pris, et le calme apparent de ses relations avec mademoiselle d’Estorade n’en fut pas troublé.

Il me sembla pourtant que celle-ci faisait d’abord son possible pour se faire oublier. Pendant quelques jours, elle eut des prétextes pour ne pas venir aussi régulièrement chez nous, ou pour n’y rester que peu d’instants. Une fois, elle parla de voyager, d’aller en Italie pour je ne sais plus quels intérêts matériels ou spirituels de sa communauté à débattre auprès du pape. Narcisse, qui avait tenu bon contre les premiers essais de refroidissement, perdit courage, et lui laissa voir tant de chagrin, qu’elle y renonça. J’espérai encore, en voyant qu’elle se préoccupait sérieusement des souffrances de son ami, qu’elle en souffrait elle-même, et qu’une sorte d’agitation intérieure était entrée dans sa vie. Mais, tout à coup, par suite de je ne sais quelles réflexions nouvelles, elle reprit sa sérénité, et le calme plat sembla être revenu chez tous deux pour toujours.

Tant de travail nous était imposé, à Narcisse et à moi, que ces émotions secrètes ne pouvaient remonter qu’en de courts moments imprévus à la surface de notre existence. C’est ce qui m’explique, maintenant que je la raconte, comment une situation si tendue et si délicate put se prolonger encore pendant plus de trois mois sans amener un déchirement. Il n’en eût pas été ainsi dans un autre milieu ou dans d’autres circonstances ; ou bien encore la raison en était dans cette muette persistance des sentiments et dans cette temporisation continuelle de la volonté qui caractérisent les provinciaux.