Notre maître, le passé (1924)/05

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Bibliothèque de l’Action française (p. 31-40).

Marguerite Bourgeoys



L’un de ses premiers biographes l’a dit naïvement : elle a été « un des plus beaux ornements de cette colonie ».

Elle appartient à l’histoire de Ville-Marie, à cette histoire unique qui commence un jour de février 1641, par une messe de M. Olier, à l’autel de la Sainte Vierge, en la cathédrale de Notre-Dame de Paris. Là, dans ce décor choisi par eux, s’étaient donné rendez-vous, auprès du fondateur de Saint-Sulpice, quelques Français de foi magnifique qui voulaient cette chose : bâtir dans le Nouveau-Monde une cité à Marie.

Marguerite Bourgeoys fut bientôt de ce grand dessein. La jeune fille champenoise vint ici en 1663. Elle fut de la deuxième recrue de Ville-Marie, de celle qui acceptait le poste où, depuis dix ans, l’on ne tenait plus que par miracle. De bonne heure Marguerite a fait voir son penchant aux décisions magnanimes. Elle a vingt ans quand elle entre au Carmel. Mais le cloître qui va bien à son goût d’immolation, ne va pas à sa nature ardente, avide de grand air. Elle attend l’heure de la Providence qui, un jour, met sur son chemin un chevalier de la Nouvelle-France : Paul Chomedey de Maisonneuve. Par lui, elle entend parler d’un pays où il n’y a qu’à travailler et à souffrir, où les tâches sont plus grandes que les courages humains, où il faut des femmes pour soigner les héros qui tombent, des éducatrices pour les enfants qui vont venir. Marguerite n’en veut pas savoir plus long : son avenir est décidé : là-bas, sa place est marquée aux côtés de Jeanne Mance, l’hospitalière ; elle sera la première maîtresse d’école de Ville-Marie.

Tout à l’heure, en fermant l’histoire de sa vie, j’ai cherché un mot qui qualifie justement son œuvre. Et j’écris que ce fut une entreprise de haute éducation populaire et de belle vaillance surnaturelle.

Nos fondateurs nous apparaissent grands, non seulement par le labeur qu’ils mettent dans leur œuvre, labeur effrayant, mais aussi et peut-être plus, par les lointaines visées qu’ils y enferment. Parce qu’ils travaillent pour un long avenir, tous les jours ils apprennent à se dépasser. Ces hommes et ces femmes d’autrefois savent bel et bien qu’ils fondent un pays et une race. De ce haut devoir ils acceptent pleinement les conséquences, et la race qu’ils fondent, ils la veulent noble, loyale et pure, à la mesure de ses origines.

Voulez-vous savoir pourquoi Marguerite se prodigue, avec tout son zèle, auprès des « filles du roi » que les vaisseaux nous amènent ? Ces pauvres orphelines qui tombent ici bien dépaysées, bien éplorées, ont besoin de consolation et plus encore de protection. Marguerite les héberge chez elle ; elle se constitue leur gardienne ; elle initie les pauvres petites à leur prochaine existence. À Ville-Marie, c’est à l’école de Marguerite Bourgeoys que les « filles du roi » apprennent à coudre, à filer, à faire du pain, à devenir de bonnes ménagères, les aïeules au cœur d’or et à la trempe de fer. Leur gardienne ne se sépare d’elles qu’au jour du mariage que souvent elle préside. Au bas des actes datés du « Parloir de la Congrégation », on peut lire encore la signature nette et fine de Marguerite Bourgeoys qui a suivi jusque-là ses protégées. Et pourquoi cette vigilance dévouée et ce noviciat de travail et de vaillance ? Marguerite nous a confié elle-même qu’elle faisait ainsi et qu’elle s’y sentait obligée, « à cause que c’était pour former des familles ». Entendez que, dans la cité de la Vierge, les femmes ont pour obligation de porter au front un visible sceau d’honneur et que la vertu ne saurait être trop grande aux aïeules d’une race française.

Ces vues ne quittent pas Marguerite Bourgeoys quand elle inaugure sa mission auprès des enfants de Ville-Marie. Toujours elle voit en ceux qui vont grandir, ceux qui vont devenir les ancêtres d’un peuple, les pères de cette Nouvelle-France célébrée par les missionnaires comme « le chemin le plus court pour aller au ciel ». Qu’elle eût cette parfaite et claire conscience de son rôle, le Père Charlevoix, qui devait savoir, ne nous permet pas d’en douter. « Lorsqu’elle conduisait en classe ses petites élèves, et s’essayait à former leur esprit et leur cœur, a écrit l’historien, elle voyait en elles non seulement des enfants à instruire, mais encore les générations futures. Son but était de préparer de bonnes familles chrétiennes, et, par là, une société vraiment chrétienne et finalement un grand pays chrétien ».

Ces hautes visées ne dépouillent point Marguerite de son sens réaliste. Pour adapter à son nouveau pays l’institut qu’elle va fonder, elle ne craint pas d’innover. C’est alors la tradition que seules les congrégations cloîtrées s’adonnent aux œuvres d’enseignement. En un pays pauvre comme la Nouvelle-France, Marguerite a compris qu’il faut autre chose. Des religieuses en clôture peuvent s’établir dans les villes. Il y a déjà les Ursulines qui élèvent dans les belles manières chrétiennes et françaises, les jeunes filles du Canada. Mais de telles religieuses ne sauraient se porter sur tous les points ; il en faut d’autres qui aient le pied libre des missionnaires ; il en faut qui puissent se soumettre aux exigences des petites missions où, loin de trouver un cloître, elles trouveront à peine un logis. Marguerite Bourgeoys veut, au surplus, que, faite pour le petit peuple, la Congrégation en demeure tout près ; elle veut qu’elle s’y recrute, qu’elle soit ouverte aux filles les plus pauvres, que pour personne n’existe l’obligation de payer une dot. Ses vues finissent par triompher devant l’autorité religieuse. Et voici qu’un jour, dans cette atmosphère de Ville-Marie où naissent d’eux-mêmes les beaux projets audacieux, des femmes sans ressources acceptèrent cette mission d’aller, par les côtes de la Nouvelle-France, tenir les petites écoles, pour l’amour du peuple et de Dieu.

Je ne sais si nous apprécions, comme il convient, la vaillance de ces douces femmes aujourd’hui perdues parmi les anonymes de notre histoire, mais qui jadis ont contribué, pour leur part, à la naissance des héros. L’œuvre qu’elles acceptent est de celles qui exigent la grande mesure du courage. À Ville-Marie, la première école de la Congrégation s’ouvre dans une étable de pierre, étable, nous rapporte la fondatrice, qui « avait servi de colombier et de loge pour les bêtes… Il y avait un grenier au-dessus, où il fallait monter avec une échelle par dehors, pour s’y coucher ». Celles qui vont dans les côtes, sont-elles mieux logées ? La vieille chronique vient nous dire que, dans les premières missions de ce temps-là, les Sœurs n’ont ni lits, ni draps, ni matelas. Quand Sœur Anne et Sœur Barbier partent à pied de Ville-Marie, pour aller fonder, en face de Québec, la petite école de l’Isle d’Orléans, elles emportent dans leurs mains, un petit paquet de linge et une seule couverture.

Que leur importe ! Pour accepter ce dénuement et se jeter « à l’apostolique », dans ces courses hardies, les petites religieuses de la Nouvelle-France n’ont qu’à lever les yeux vers Marguerite, leur fondatrice et la première dans la vaillance. Le jour où il faut partir pour solliciter en France des lettres royales en faveur de la communauté, n’ont-elles point vu l’intrépide femme prendre la mer, seule de son sexe, n’ayant que dix sols dans sa bourse ? Plus tard, en l’année 1689, dans la capitale de la Nouvelle-France, un danger menace tout à coup l’institut. Marguerite n’hésite pas ; elle prend son bâton de pèlerine. Vers la fin d’avril de cette année 1689, le long des côtes de cent quatre-vingts milles qui vont de Montréal à Québec, nos ancêtres voient passer, marchant dans la neige et dans la boue, le soir sollicitant un gîte aux maisons de la route, une vieille femme de soixante-neuf ans, qui s’appelait Marguerite Bourgeoys.

Ce sont là les grandes hardiesses, les coups glorieux du dévouement. Il faudrait voir l’héroïsme obscur, les sacrifices cachés, consentis chaque jour pour les petites écoles de la Nouvelle-France. L’ardeur de leur charité a rendu ces femmes très fières. Leurs écoles, elles ont résolu de les tenir gratuitement. Aux pauvres colons déjà trop chargés de travaux et de soucis, elles ne demanderont point de rétribution, pas même leur subsistance qu’elles ne veulent devoir qu’à leurs mains. Elles font donc la classe tout le jour ; le soir, la nuit, une lumière reste tard à leur fenêtre ; elles travaillent pour vivre. « Nuit et jour, nous disent les « Annales de l’Hôtel-Dieu », ces dignes fondatrices de la Congrégation étaient occupées à coudre, à couper des vêtements pour les femmes aussi bien que pour les sauvages, sans compter le travail de l’école ». Parfois il y a même, dans leur vie, des actes, des élans d’un enthousiasme audacieux, qui se défendent à peine des couleurs de la légende. Ainsi arrivera-t-il, pendant les jours où tout Ville-Marie, remué comme aux âges de foi, entreprendra la construction de Notre-Dame de Bon-Secours. Le soir, après leurs classes, on voit passer les Sœurs, Marguerite à leur tête, qui s’en vont, allègres, vers le chantier, servir les maçons et réchauffer l’entrain général.

De pareils traits font mieux que compléter ce tableau de vaillance féminine ; ils révèlent le grand air qu’on devait respirer dans les écoles de la Nouvelle-France et ce qu’autour de leurs murs elles devaient exhaler. Nous devinons, en tout cas, de quels ferments les âmes des enfants devaient être soulevées par ces mains de femmes qui avaient remué des pierres et du mortier d’église, qui gagnaient fièrement leur vie, comme aux temps apostoliques. S’il y eut, dans notre jeune histoire, la beauté de cette heure où toutes les âmes se tinrent dans l’intimité de l’héroïsme, où, sous les fronts, s’entretenait l’habitude des résolutions suprêmes, la colonie le dut beaucoup, n’en doutons pas, à ces humbles maisons, foyers, écoles de vaillance où le labeur quotidien, au-dessus des forces, fut toujours accueilli, sans une plainte, sans une lassitude, par des âmes sereines, magnifiquement tenues.

Il faut l’ajouter : si Marguerite et ses filles font voir cette belle santé morale, c’est qu’elles respirent en plein surnaturel. Nous allons voir que leur esprit de foi se manifeste par des gestes et des mots qui sont tous pleins de saveur.

Nous vivons alors en pays de hiérarchie féodale. Marguerite Bourgeoys a vite fait de choisir sa suzeraine. La Congrégation sera proprement le « fief de la Sainte Vierge ». Pour bien marquer cette suzeraineté, les vassales décident que tous leurs biens, maisons, portes, linge, mobilier, porteront le chiffre de Notre-Dame. Sous un protectorat de si haut lignage, les affaires de la communauté, il faut s’y attendre, seront conduites d’après des vues quelque peu exceptionnelles. Par exemple, que parle-t-on à Marguerite d’un cloître qui protège les Sœurs ? Elle demande si elles peuvent souhaiter une plus grande protectrice que l’auguste gardienne à qui le Père Éternel a confié la très sainte Humanité de son verbe ? Parfois c’est à déconcerter toute prudence humaine. Marguerite Bourgeoys est de celles qui bâtissent les œuvres religieuses avec plus de foi que de calcul. Et nous voici en pleine hagiographie. Sur les mille francs offerts comme dot à Marie Raisin, l’une des premières compagnes de Marguerite, la fondatrice ne veut accepter qu’un peu moins du tiers de la somme. Un membre de la Compagnie de Montréal lui propose-t-il d’assurer l’avenir matériel de sa communauté, elle refuse net. Pour rien au monde, elle n’ose entamer le patrimoine de pauvreté qu’elle entend léguer à ses Sœurs. Et la merveille, qui n’étonnera personne, c’est qu’en dépit de cette économie si étrange, l’œuvre vit et grandit. Après l’incendie de 1683, Marguerite commence à reconstruire avec quarante sols bien comptés : ce qui ne l’empêche point d’édifier, en peu de temps, une maison qui est « grande et spacieuse et des mieux bâties de la ville », écrit Sœur Morin. Voilà comment nos aïeux et nos aïeules qui avaient à bâtir un pays de leur indigence, contemplaient ce miracle permanent d’une œuvre sans ressources qui grandissait sous le souffle d’en haut.

Voulez-vous savoir maintenant à quelle doctrine, à quelle philosophie spirituelle, les maîtresses d’école alimentaient l’intrépide flamme de leur zèle ? Marguerite va nous le dire, dans une formule touchante qui a jailli de sa foi. Quand elle envoie ses filles aux missions de la campagne, elle leur donne cette feuille de route où elle a ramassé la mystique de la congrégation : « Pensez, mes chères Sœurs, pensez que dans votre mission, vous allez ramasser les gouttes du sang de Jésus-Christ qui se perdent ». Ainsi se trouvait transfigurée, dans la lumière divine, la vocation d’institutrice. « On nous demande, » écrivait encore Marguerite, « pourquoi nous faisons des missions qui nous mettent en hasard de beaucoup souffrir, et même d’être prises, tuées, brûlées par les sauvages ». Elle-même fait cette réponse d’allure évangélique : « Nous répondons que les apôtres sont allés dans tous les quartiers du monde, pour prêcher Jésus-Christ, et, qu’à leur exemple, nous sommes pressées d’aller le faire connaître dans tous les lieux de ce pays où nous serons envoyées. »

Souvenons-nous : en cet esprit et par ces femmes furent élevées les premières générations de la Nouvelle-France. Cette doctrine et cette charité étaient sorties du cœur et de la tête de la jeune fille champenoise venue ici en 1653. Quand elle eut peiné dans ce pays, un long demi-siècle, que parvenue à ses quatre-vingts ans, elle eut rédigé pour ses filles son testament spirituel, et eut fait à Dieu cette prière ultime : « Je demande que toutes soient au nombre des élus », Marguerite s’arrêta pour mourir. Une telle vie, menée entièrement sur ce rythme, ne pouvait s’achever que dans un acte de suprême beauté. Une jeune religieuse agonisait ; maîtresse de novices accomplie, de grandes espérances s’étaient posées sur elle. Marguerite apprend l’émoi de la communauté. Dans un dernier élan elle se ranime ; elle lève vers Dieu ses vieilles mains impuissantes, et elle s’offre à mourir en faveur de sa fille encore jeune. L’agonisante revient à la vie et la Mère Bourgeoys, la vieille religieuse de quatre-vingts ans, chargée de travaux et de choses sublimes, s’éteint dans ce parfum d’holocauste.


Voilà la vie que l’autre jour l’on a célébrée. Qui dira la bienfaisance de telles fêtes du souvenir ! Elles nous permettent de reprendre, de temps à autre, l’inventaire de nos richesses trop méconnues. Parfois, devant le spectacle de la grande ville actuelle, le soir, sous le scintillement de ses feux et de ses opulences, ou, le jour, aux heures où mugit le monstre haletant, cette angoisse nous est venue, peut-être, que, sous le poids brutal de cette masse, sous le flot montant de ces barbaries, le vieux Ville-Marie s’en allait, à jamais submergé et notre passé et nos destinées avec lui. Mais, en ces jours derniers, nos yeux et nos souvenirs ont pu se poser sur quelques points de la vieille cité. Des passants ont défilé, plus émus, le long de l’enceinte du Séminaire de la montagne, où se dressent, rayonnantes de lumière et de souvenances héroïques, les tours de pierre où vécut et enseigna la Mère Bourgeoys. Des pèlerins sont allés vers l’oratoire de la Maison-Mère de la rue Sherbrooke, si modeste, et si imposant par le sarcophage de la sainte et par l’émotion que l’on y prend. Ils sont allés aussi vers la niche secrète, dans la grande salle de la communauté, où le cœur de Marguerite, conservé dans une urne, n’a pas cessé, depuis trois cents ans, d’imprimer à des milliers de cœurs de femmes, le rythme des grands dévouements. Alors les pèlerins ont compté ce qui reste vivant de ce que les étrangers croient mort ; ils ont refait le dénombrement des sources chantantes où pourraient se renouveler les énergies d’une race moins oublieuse ; ils ont vu que, là-haut, Marguerite continue pour la Nouvelle-France une prière éternelle, et tous ont cru, invinciblement, à la durée d’un peuple qui garde de telles puissances idéales.

Avril 1920.