Nouveaux Principes d’économie politique/Livre II/Chapitre 9

La bibliothèque libre.




Livre premier
Objet de l'économie politique, et origine de cette science.


Livre II, chapitre 8

Livre II, chapitre 9

Livre III, Chapitre 1


CHAPITRE IX.

Classes qui travaillent, sans que le prix de leur travail se réalise dans un objet produit par elles.


La société n’a pas besoin seulement de richesses ; elle ne serait point complète si elle ne contenait que des propriétaires ou des capitalistes, et des ouvriers productifs. La société a besoin d'administrateurs qui dirigent vers un but commun ses efforts au dedans, et qui protègent au dehors ses intérêts : elle a besoin de législateurs qui déterminent les droits respectifs de ses membres ; elle a besoin de juges qui les fassent respecter, et d'avocats qui les défendent. Elle a besoin enfin d’une force armée qui maintienne au dedans l'ordre que la nation a établi, qui repousse au dehors, et par terre et par mer, les insultes étrangères qui pourraient le troubler. Toute cette population gardienne, depuis le chef de l'État jusqu'au moindre soldat, ne produit rien. Son ouvrage ne revêt jamais une forme matérielle, et n’est pas susceptible de s'accumuler. Cependant, sans elle, toutes les richesses créées par les ouvriers Productifs seraient dilapidées par la violence, et le travail cesserait si les travailleurs ne pouvaient compter de jouir en paix de ses fruits.

Les gardiens de la nation font un travail nécessaire et qui mérite une récompense ; ils peuvent, sous d'autres rapports, appartenir à la classe des riches, et, comme riches, avoir un revenu procédant de la propriété. Mais, comme gardiens, ils travaillent, ils sont ouvriers, et leur revenu consiste dans la valeur annuelle de leur travail. Cependant ce revenu ne leur est pas payé, comme celui de l'autre classe ouvrière, par le capital national. Il ne doit pas l'être. Ce capital ne doit point être détruit ; il ne peut s'échanger que contre des choses substantielles qui le représentent en son entier, et l'ouvrage des gardiens n’a point de substance ; il n'est point susceptible d'un nouvel échange qui le perpétue.

Ainsi, pour faire vivre la population gardienne, il a fallu prendre, non pas sur le capital, mais sur le revenu de la société ; il a fallu que chacun retranchât quelque chose sur ses besoins pour payer sa sécurité, puisque la sécurité est aussi une jouissance. Les riches destinaient le revenu qui naît de leur propriété à satisfaire leurs désirs par la consommation d’une partie de la production annuelle. Ils renoncèrent à une aliquote de la portion qui devait leur échoir dans cette production, en retour pour la sûreté qu'on leur garantit ; et les gardiens consommèrent cette partie abandonnée par les riches. Les pauvres destinaient leur revenu, c'est-à-dire, le salaire qu'ils obtiennent en échange de leur travail, à se procurer leur subsistance ; ils consentirent à donner le même travail, et à obtenir en retour moins de subsistance, tandis que la partie qui leur fut retranchée, comme paiement de l'ordre établi, fut consommée par la population gardienne.

Mais, comme le service que rend la classe gardienne à la société tout entière, quelque grand qu'il soit, n'est senti par personne en particulier, il n'a pas pu être l'objet d'un échange volontaire. Il a fallu que la communauté elle-même le payât, en levant sur le revenu de tous une contribution forcée. La force, mise à la place d'un libre choix, détruit bientôt tout équilibre entre la valeur des choses échangées, toute équité entre les contractants. La contribution était payée à ceux qui disposaient de la force sociale, pour les récompenser de ce qu'ils en disposaient. Bientôt ils en abusèrent. Ils appesantirent la main sur les contribuables, dont ils fixaient eux-mêmes la contribution ; ils multiplièrent les officiers civils et militaires fort au-delà de ce qu'aurait exigé le bien public ; ils gouvernèrent trop, ils défendirent trop ceux qu'ils forcèrent à recevoir ces services et à les payer, même lorsqu'ils étaient à charge ; et les chefs des nations, établis pour garder la richesse, furent souvent les principaux auteurs de sa dilapidation.

Quand on n'aurait considéré l'administration que sous le rapport économique, encore aurait-on dû arriver aux principes du gouvernement représentatif. Dans tous les marchés entre les propriétaires et ceux à qui ils demandent quelque ouvrage, le taux du salaire est débattu entre les deux parties ; mais, dans l’ouvrage que fait la population gardienne, l'ouvrier fixe son salaire lui-même, et force celui qu'il sert à le lui payer. Cette population ne sert pas les individus, mais la société : c'est donc à la société à nommer ses représentants pour traiter avec elle. C'est le droit et le devoir des députés nationaux dans les gouvernements libres ; et, malgré leur entremise, il est peu de nation qui ne soit encore trop chèrement gardée, parce qu'il s'en faut de beaucoup que ses députés défendent les intérêts de ceux qu'ils représentent comme ils défendraient les leurs propres. La société a besoin des travaux qui produisent les jouissances de l’âme, et presque toutes sont immatérielles ; en sorte que l'objet qui doit les satisfaire ne peut point s'accumuler. La religion, les sciences, les arts, procurent du bonheur aux hommes. Pour répandre ce bonheur, ceux qui les professent ont besoin d'un travail ; mais ce travail ne produit pas de fruits matériels, car on ne thésaurise pas ce qui n'appartient qu'à l'âme. Si l'on veut appeler toute jouissance une richesse, la richesse qu'ils produisent est dissipée au moment même de sa création ; elle est appliquée aux usages de l'homme sans avoir passé, même un instant, dans son fonds de réserve. Aussi les deux opérations de la faire produire et de l'acheter pour son usage sont faites et payées par le même homme qui en est le consommateur. Ce travail, comme le précédent, ne s'échange qu'une seule fois, et contre le revenu ; car il n’y a pas, entre la création de ses fruits et leur destruction, un espace de temps suffisant pour que le capital s'y entremette, et puisse les acheter et les revendre.

Chaque consommateur partage son revenu comme il veut, entre ses jouissances matérielles et immatérielles ; et c'est ordinairement par un échange libre qu'il remplace alternativement, avec son revenu, tantôt le capital des producteurs, tantôt le travail des ouvriers qu'on a nommés improductifs. Ceux-ci consomment à leur tour la partie de la production matérielle à laquelle les autres consommateurs renoncent pour les entendre.

Parmi ces jouissances immatérielles, le gouvernement a jugé qu'il y en avait de très utiles à la société, qui n’étaient point suffisamment désirées ; il a craint que, s'il laissait chacun payer pour sa religion et pour son instruction, selon le désir qu'il a de l'une et de l'autre, la religion et l'instruction ne fussent négligées. Il a supprimé le libre échange et pourvu au traitement de leurs ministres, comme à leur entretien, par une contribution forcée. Le résultat en a été, forme pour lui-même, qu'en rendant les ouvriers indépendants de ceux pour qui le travail se fait et qui le paient, ce travail en a été moins bien fait, avec moins de zèle, et le plus souvent avec moins de succès. Dans les pays qui ont renoncé à cette pratique, et où la religion et l'éducation sont laissées à un libre concours, il ne s’est pas trouvé en résultat que ceux qui devaient les payer manquassent de goût pour l'une ou pour l'autre, tandis que ceux qui devaient y travailler ont montré plus d'activité et plus de talent. Ces jouissances sérieuses de l'esprit, tout comme celles d'une nature plus futile, telles que la poésie improvisée, la musique, le spectacle, sont échangées contre le revenu de la classe pauvre aussi bien que de la classe riche ; les uns renoncent à une partie de leur subsistance, les autres à une partie de leur luxe matériel, pour se doter de luxe de l'esprit ; et la partie de consommation qui leur revenait dans l'échange primitif, passe aux ouvriers improductifs leurs remplaçants.

Il faut remarquer aussi que, si une nation ne compte pas parmi ses richesses les lettres et les arts, elle peut y compter les lettrés et les artistes. L'éducation qu'ils ont reçue, la distinction qu'ils ont acquise, ont accumulé sur la tête de ces hommes une grande valeur ; leur travail est souvent plus payé que celui des plus habiles ouvriers, et il peut ainsi contribuer à répandre l'opulence. En général, c'est une sorte de capital fixe que l'habileté acquise des ouvriers, à quelque classe qu'ils appartiennent.

Enfin, la société a besoin des travaux qui soignent le corps même de l'homme, et non sa fortune. Ces travaux peuvent être de l'espèce la plus relevée comme de la plus servile, selon qu'ils requièrent ou la connaissance de la nature et le commandement de ses secrets, comme ceux des médecins, ou seulement la complaisance et l'obéissance aux volontés d'un maître, comme ceux des valets de chambre. Tous sont des travaux destinés à la jouissance, et ils ne diffèrent des travaux productifs qu'en ce que leurs effets ne peuvent s'accumuler. Aussi, quoiqu'ils ajoutent au bien-être d’une nation, ils ne forment jamais partie de son capital ; et le revenu de cette classe, ou la valeur de son travail, est toujours donnée en échange contre le revenu, et non contre le capital de toutes les autres.

La distinction que nous venons de rétablir entre les ouvriers productifs et improductifs a été rejetée par les derniers écrivains sur l’économie politique. Ils ont considéré comme une sorte d'injure faite à des classes fort respectables le nom d'improductives que leur avait donné Adam Smith, parce que leur ouvrage était immatériel. Il serait difficile de décider, quand les deux noms de productif et d'improductif sont compris, pourquoi l'un serait plus honorable que l'autre ; mais la distinction entre les deux classes est réelle : l’une échange toujours son travail contre le capital d'une nation, l’autre l'échange toujours contre une partie du revenu national. Cette distinction est nécessaire pour faire comprendre ce que c'est que le capital d'une nation, et comment tour à tour il devient le revenu des uns, et il remplace le revenu des autres, ou il est remplacé par lui. Tout le reste n’est qu'une dispute de mots à laquelle il ne vaut pas la peine de s’arrêter.


FIN DU SECOND LIVRE.