Aller au contenu

Nouveaux contes moraux et nouvelles historiques/Tome 3/02

La bibliothèque libre.
Imprimerie de Crapelet (Tome 3p. 51-150).

LA FEMME AUTEUR.




Il est deux manières de donner de bons conseils ; l’une en disant : Faites ce que j’ai fait, je m’en trouve bien ; l’autre, au contraire, en disant : Ne faites pas ce que j’ai fait, car je reconnois que j’ai commis une imprudence. Dans le premier cas, on parle avec autorité, c’est la sagesse qui commande. Dans le second, c’est le repentir qui fait humblement un aveu ; mais la leçon n’en est pas moins utile, elle est donnée aussi par l’expérience…

Dorothée et Natalie, deux sœurs, orphelines dès leur enfance, furent élevées ensemble dans un couvent, à Paris. Elles prirent l’une pour l’autre, une tendresse qui s’accrut avec les années, et qui fit le charme de leur première jeunesse.

Dorothée, plus âgée de quatre ans que sa sœur, se maria la première. Elle avoit vingt ans ; et ne pouvant se résoudre à se séparer de Natalie, elle l’emmena avec elle. Natalie, au bout de six mois, épousa un vieux militaire, parent de son beau-frère.

Les deux sœurs se ressembloient par les agrémens et les qualités du cœur et de l’esprit ; mais ce rapport ne se trouvoit point entre leurs caractères. Dorothée joignoit à l’élévation, à la force de l’ame, une extrême prudence dans le caractère, cette réunion produira toujours les conduites parfaites. Elle avoit toutes les qualités utiles que donne nécessairement la circonspection à une personne spirituelle ; la noblesse de ses sentimens la préservoit des craintes pusillanimes. Également incapable d’une lâcheté ou d’une étourderie, elle savoit prendre avec courage, lorsqu’il le falloit, une résolution périlleuse ; mais jamais, sans un intérêt de devoir ou de sentiment, elle ne s’exposoit au moindre danger ; la témérité n’étoit pour elle que de la grandeur, de l’héroïsme, et ne fut jamais une folie. Elle fit toujours servir son esprit à ses véritables intérêts, car elle connut que c’étoit aussi l’employer pour le bonheur de ceux qu’on aime ; tous les dons de la nature lui furent utiles : la sensibilité la rendit fidelle à ses engagemens, généreuse dans ses procédés ; la pénétration la préserva des piéges de la duplicité, l’imagination lui donna la prévoyance ; elle profita de toutes les faveurs de la fortune, elle sut trouver de grandes ressources dans l’adversité. Natalie, avec de l’esprit et de l’élévation dans l’ame, étoit néanmoins très-inférieure à sa sœur. Elle avoit cette sensibilité et cette flexibilité d’organisation qui produisent la diversité des talens, mais qui ne sont pas sans inconvénient pour le caractère ; une extrême curiosité, de la facilité pour apprendre, la rendoient capable de se livrer à des études sérieuses ; un goût passionné pour les arts lui faisoit aimer tous les amusemens frivoles. La variété de ses occupations donnoit à sa conduite l’apparence et les résultats de l’inconstance ; elle voulut apprendre un si grand nombre de choses, et cultiver tant de talens, qu’elle n’eut jamais la possibilité de réfléchir et de travailler sur elle-même. Pour s’épargner la peine de se corriger de ses défauts, elle se persuada qu’elle pourroit les compenser en exaltant ses vertus, elle ne parvint qu’à gâter ses bonnes qualités par l’excès qui les fait dégénérer ou qui les rend dangereuses. Elle poussa le désintéressement jusqu’à la folie, et la générosité jusqu’à la duperie ; sa bonté devint de la foiblesse, son courage ne fut plus que de la témérité, sa franchise que de l’imprudence, et sa bonne-foi qu’une crédulité ridicule. Une sensibilité excessive lui rendit inutiles la finesse et la pénétration de l’esprit. Elle ne connut jamais bien les personnes qu’elle aima, et elle se fit de leur attachement pour elle, l’idée la plus romanesque et la plus exagérée. Enfin, Natalie, par son naturel, sa gaîté, par sa simplicité et sa bonhomie, plaisoit à ceux qui vivoient habituellement avec elle ; mais ne sachant ni se contraindre, ni s’ennuyer de bonne grace, elle choquoit souvent, par des saillies imprudentes, ceux qui la rencontroient. Moqueuse avec les gens ridicules, distraite et silencieuse avec les sots, elle se fit un grand nombre d’ennemis ; elle n’éprouva pas ce malheur dans les premières années qu’elle passa dans le monde ; elle étoit timide et réservée ; on ne connut d’elle, d’abord, qu’un extérieur agréable et des talens brillans ; elle n’étoit point coquette, elle n’avoit aucun désir de montrer de l’esprit, car elle examinoit avec tant de curiosité, tout ce qui l’entouroit, elle se livroit avec un tel plaisir aux diffèrens amusemens de la société, elle trouvoit le bal si gai, la comédie si intéressante, l’opéra si beau ! elle admiroit tant l’éclat et la magnificence des fêtes de la cour, qu’elle s’oublioit absolument elle-même. On la jugea favorablement, elle fut accueillie, recherchée dans le monde, chérie dans sa famille ; ce temps fut le plus heureux de sa vie. Malgré le goût qu’elle montroit pour la dissipation, elle en avoit un plus vif encore pour la lecture et pour les occupations sédentaires. Elle écrivoit depuis son enfance ; à vingt ans, elle avoit déjà fait des comédies, des ouvrages de morale et des romans ; mais elle s’en cachoit : Dorotée seule étoit dans sa confidence. Tout-à-coup, Natalie se renfermant chez elle, cessa presqu’entièrement de faire des visites et de paroître dans le monde ; ses parens et ses amis s’en plaignirent ; Dorothée eut à ce sujet une explication avec elle. Comme elle lui demandoit pourquoi elle s’étoit si subitement dégoûtée du monde : ce n’est point dégoût, répondit Natalie, je m’amuse toujours dans la société quand je m’y trouve, mais je me plais mieux encore dans mon cabinet ; écrire est pour moi une occupation délicieuse. — Prenez garde, Natalie, de vous livrer inprudemment à cette passion… — Eh pourquoi ? en est-il de plus douce, de plus innocente, et de plus facile à satisfaire ? Je n’ai que vingt ans, mais j’ai déjà assez réfléchi pour connoître et pour sentir avec effroi combien tout ce qui nous attache est fragile. Nous occupons si peu d’espace, nous parcourons une carrière si bornée, et la mort peut nous arrêter au commencement de notre course !… Ah ! je veux laisser à l’amitié des souvenirs durables, je veux lui laisser la meilleure partie de moi-même, mes opinions, mes sentimens, mon esprit et mon ame. Tout ce que nous faisons dans la journée, est fugitif, est emporté par le temps, et pour jamais englouti dans l’éternité… De la romance que j’ai chantée, de la sonate que j’ai jouée sur la harpe, rien ne reste ; ces plaisirs qui ne laissent aucune trace, ressemblent trop à des illusions, il m’en faut d’autres. — Mais j’espère, ma chère Natalie, que vous n’aurez jamais la tentation de faire imprimer vos écrits ? — Je puis vous assurer, avec vérité, que je n’en ai ni le projet ni le désir, — Tant mieux. — Je sens à cet égard une répugnance que je crois invincible. Mais, loin qu’elle soit raisonnée, il me semble qu’elle n’est fondée que sur ma timidité naturelle et sur des préjugés. — En y réfléchissant, vous sentirez que cet heureux instinct est parfaitement d’accord avec la raison. — Pourquoi ? si par la suite je devenois capable de faire des ouvrages utiles à la jeunesse, à la religion et aux mœurs, ne seroit-ce pas un devoir de les rendre publics ? — Si, par un goût bizarre, vous aviez fait une étude approfondie de l’art militaire, que vous eussiez un grand courage et le génie de Turenne, vous croiriez-vous obligée de vous travestir en homme, afin d’aller vous enrôler parmi des guerriers ? — Je vous entends : vous pensez qu’une femme, en devenant auteur, se travestit aussi, et s’enrôle parmi des hommes… — Oui, des hommes qui combattent aussi, qui attachent un prix infini à la victoire, et qui ne souffriront jamais qu’un intrus s’avise de leur disputer les lauriers qu’ils veulent cueillir. Quel est le premier charme d’une femme, quelle est sa qualité distinctive ? La modestie. Quelle que soit la pureté de sa conduite et de ses sentimens, est-elle encore l’honneur et le modèle de son sexe, lorsqu’elle dit avec éclat à l’univers entier : Écoutez-moi… Songez-vous que dans un petit salon, vous blâmerez la femme qui parlera trop haut, qui aura un ton tranchant, ou seulement des manières trop décidées. Vous voulez qu’une douce teinte de timidité soit, à tout âge, répandue sur sa personne entière, et modère tous ses mouvemens, amortisse l’éclat de sa gaîté, réprime jusqu’à l’expression de sa sensibilité ; vous voulez qu’elle ne paroisse qu’avec l’air de craindre de se montrer, et que, lorsqu’on la regarde fixement, elle rougisse, ou que du moins elle baisse les yeux. Comment concilier tout ce mystère de délicatesse et de grace, ce charme intéressant d’une douceur enchanteresse et d’une pudeur touchante, avec des prétentions ambitieuses et l’éclatante profession d’auteur ? — Doit-on trouver de l’orgueil, de l’ambition, dans le simple désir d’offrir quelques idées utiles ? — Faire imprimer un ouvrage, n’est-ce pas dire (au moins) je le crois bon, je crois que mes pensées sont dignes de circuler dans l’univers entier, et de passer à la postérité ? Voilà ce qu’on nous a dit ingénuement dans des millions de préfaces ; et quand le bon goût empêche de s’exprimer ainsi, le public n’en connoît pas moins l’opinion de l’auteur. — Je vous assure cependant, que si je me faisois imprimer, je n’aurois nullement de mes ouvrages une telle idée. — Qu’importe, on vous la supposeroit ; on en auroit le droit. On pardonne aux hommes cette présomption, mais comment la tolérer dans une femme ?… — Faut-il donc conclure que c’est un malheur d’être femme ? — Le pensez-vous ? — Oh ! non…

Le ciel a fait pour moi le choix que j’aurois fait[1].

Quand je songe aux fatigues et aux périls de la guerre, aux profondeurs de la politique, à l’ennui des affaires, je bénis la providence qui ne nous a formées que pour être la consolation ou la récompense de ces terribles agitations et de ces grands travaux. — Je pense comme vous. La condition des femmes est, ainsi que toutes les autres, heureuse quand on a les vertus qu’elle demande ; malheureuse, quand on se livre aux passions violentes, à l’amour qui nous égare, à l’ambition qui nous rend intrigantes, à l’orgueil qui nous corrompt et nous dénature. L’homme qui desireroit être une femme, seroit un lâche ; la femme qui voudroit pouvoir devenir un homme, ne seroit déjà plus une femme. — Oui, nous ne devons pas nous plaindre, notre sort est fait pour être si paisible, nos devoirs sont si doux !… — Ne faites donc jamais imprimer vos ouvrages, ma chère Natalie ; si vous deveniez auteur, vous perdriez votre repos et tout le fruit que vous retirez de votre aimable caractère. On se feroit de vous la plus fausse idée ; en vain vous seriez toujours la bonne, la simple Natalie, vos amis n’auroient plus avec vous cette aisance, cet abandon, qui naissent de l’égalité ; ceux qui ne seroient pas de votre société, vous supposeroient pédante, orgueilleuse, impérieuse, dévorée d’ambition ; ils le diroient du moins, et tous les sots pour lesquels l’esprit est toujours un tort, répéteroient de tels discours avec tant de plaisir et de crédulité !… Vous perdriez la bienveillance des femmes, l’appui des hommes, vous sortiriez de votre classe sans être admise dans la leur. Ils n’adopteront jamais une femme auteur à mérite égal, ils en seront plus jaloux que d’un homme. Conservons entr’eux et nous, ces liens puissans et nécessaires, formés par la force généreuse et par la foiblesse reconnoissante : quel seroit notre recours, si nos protecteurs devenoient nos rivaux ; ils ne nous permettront jamais de les égaler, ni dans les sciences, ni dans la littérature ; car, avec l’éducation que nous recevons, ce seroit les surpasser. Laissons-leur la gloire qui leur coûte si cher, et que la plupart d’entr’eux n’acquièrent qu’au prix de leur sang. La gloire pour nous, c’est le bonheur ; les épouses et les mères heureuses, voilà les véritables héroïnes.

Cet entretien affermit Natalie dans la sage résolution de ne jamais publier ses ouvrages, mais elle ne perdit rien de son ardeur pour l’étude et de son goût pour écrire.

Quand on satisfait une véritable passion, on peut facilement se passer de renommée ; Natalie ne connoissoit point encore les inconvéniens de la célébrité, Mais elle ne la desiroit point ; elle cultivoit ses talens pour son amusement, sans avoir jamais songé à les employer comme un moyen de briller ; dans la conversation, elle s’animoit si on l’intéressoit, mais sans avoir le dessein de montrer de l’esprit ; elle étoit aimable avec ceux qui lui plaisoient, elle étoit nulle avec les autres ; elle écrivoit comme elle causoit, et comme elle jouoit de la harpe, uniquement pour son plaisir. Elle faisoit tout par goût, elle ne faisoit rien avec projet ou prétention.

Natalie entroit à peine dans sa vingt-deuxième année, lorsqu’elle perdit son mari. Elle passa dans une terre les six premiers mois de son veuvage. Des affaires la rappelèrent à Paris. Lorsque son deuil fut fini, elle reparut dans le monde ; s’y remontrer jeune, veuve et jolie, c’étoit presque un début. Les hommes non mariés avoient avec elle une galanterie moins réservée, et des prétentions différentes ; elle-même avoit un autre ton, moins de timidité, plus de naturel encore, et des manières plus franches.

Natalie revit dans le monde, un homme qu’elle connoissoit très-peu, mais qu’elle avoit toujours rencontré avec plaisir. Il s’appeloit Germeuil ; sa figure étoit charmante, on le citoit comme l’homme de la cour qui joignoit le meilleur ton aux manières les plus agréables. C’étoit alors un véritable éloge ; on ne pouvoit le mériter sans avoir beaucoup de finesse, de délicatesse et de goût. Germeuil avoit un attachement connu, dont la violence et la durée ajoutoient à l’intérêt qu’il inspiroit d’ailleurs, par son caractère, par les graces de son esprit et de sa personne. Depuis quatre ans il aimoit éperdument la comtesse de Nangis, l’une des plus belles femmes de la cour, et d’une conduite si parfaite, que l’on convenoit unanimement que Germeuil ne devoit encore à sa constance que la certitude d’être aimé ; mais en rendant cette justice à madame de Nangis, on n’en étoit pas moins persuadé qu’elle finiroit par céder au sentiment qu’elle n’avoit pu ni vaincre ni dissimuler.

Natalie fut passer quelques jours à la campagne, chez une de ses amies. Elle y trouva Germeuil qui devoit en partir le lendemain. Le soir, il se mit à table à côté d’elle. Natalie, naturellement réservée avec les jeunes gens de l’âge de Germeuil, n’éprouvoit avec lui aucune sorte d’embarras ; l’attachement qu’on lui connoissoit pour madame de Nangis, ne permettoit à aucune autre femme de lui supposer les prétentions qui doivent toujours causer une sorte de gêne à celles qui les fait naître, alors même qu’elles ne déplaisent pas.

Natalie, toujours aimable, lorsqu’elle étoit parfaitement à son aise, le fut sur-tout ce soir-là. Germeuil la regardoit et l’écoutoit avec étonnement ; il ne concevoit pas que, l’ayant rencontrée plusieurs fois, il n’eût pas éprouvé plutôt la même impression. Germeuil aimoit passionnément la musique, il chantoit agréablement. Il témoigna un vif désir d’entendre Natalie, mais sa harpe n’étoit pas montée ; elle pressa Germeuil de rester les deux jours suivans ; il y consentit. On fit beaucoup de musique, de longues promenades, et jamais Natalie ne parut si gaie, si brillante. Parmi les femmes qui composoient cette société, Mélanide étoit la moins aimable, et l’une des plus remarquables par son esprit ; mais personne encore n’avoit poussé plus loin l’enivrement et l’aveuglement de l’amour-propre, ce qui entraîne le défaut de goût, et produit toujours les ridicules les plus saillans. Avec des traits et une taille hommasse, Mélanide ne pouvoit se trouver jolie, mais elle se persuadoit qu’elle étoit belle, et d’après cette opinion, elle avoit toute la recherche de parure, toutes les mines d’une coquette uniquement occupée de sa figure. Il y avoit dans sa personne et dans ses manières, quelque chose de si affecté, de si bizarre, que dès qu’elle paroissoit, tous les yeux se fixoient sur elle ; et prenant alors l’étonnement et la curiosité pour de l’admiration, elle se disoit tout bas : Nulle femme ne produit cet effet ; et cette comique illusion de son orgueil étoit parfaitement exprimée per la mâle assurance de son maintien, par son air intrépide et conquérant. Elle ignoroit que les hommes qui aiment le mieux les femmes, ne regardent jamais fixement celles qui sont jeunes, jolies et modestes ; la galanterie, à cet égard, ressemble à l’amour ; elle craint de blesser et de profaner son objet, elle n’ose le contempler qu’à la dérobée, et c’est ainsi qu’en admirant la beauté, elle rend hommage à la pudeur. Mélanide avoit infiniment d’esprit, mais un esprit absolument dénué de grace, et le désir ardent et continuel de briller le rendoit souvent faux. Ne pensant qu’à elle, reportant tout à elle, ne parlant que d’elle directement ou indirectement, elle ne savoit ni écouter ni répondre. Quand on ne voyoit pas clairement sa vanité, on la sentoit ; on en étoit toujours ou frappé, ou importuné. Les amis de Mélanide faisoient d’elle, sans le vouloir, la critique la plus piquante ; ils avouoient qu’elle contoit mal, qu’elle étoit dépourvue du charme, du naturel et de la naïveté, et de celui de la gaîté ; mais ils prétendoient qu’elle avoit dans la conversation, de la force et de l’éloquence. Cette singulière admiration ressembloit beaucoup plus à une épigramme qu’à un éloge. Sans doute on peut être éloquent, tête-à-tête avec ce qu’on aime, tandis que dans la conversation, il faut, non les talens d’un orateur, mais de la grace et du naturel. Dans la société la plus intime, un entretien agréable est toujours un dialogue vif et serré ; l’usage du monde en exclut les longues tirades, et par conséquent, l’éloquence ; rien n’y doit être approfondi, la variété, la légéreté en font le charme, la force y seroit déplacée, elle n’y paroîtroit que de la pesanteur.

L’homme le plus recherché, le plus brillant de la société, ne pouvoit manquer de fixer l’attention d’une femme dont la vanité dirigeoit tous les mouvemens ; aussi Germeuil avoit-il fait la plus vive impression sur le cœur de Mélanide ; elle connoissoit sa passion pour la comtesse de Nangis ; il lui parut glorieux de triompher d’un tel attachement. Elle étoit jeune et veuve, elle possédoit une grande fortune ; elle forma le projet de rendre Germeuil infidèle, et elle n’éprouva pas la moindre inquiétude sur le succès, Germeuil, depuis qu’il aimoit éperdument madame de Nangis, ne supposoit à aucune femme le dessein de lui plaire, et pouvoit-il imaginer que la femme la plus dépourvue d’agrémens extérieurs, nourrissoit en secret l’espérance de l’emporter sur la plus belle et la plus charmante personne de la cour ? Il ne vit donc dans les avances et les agaceries de Mélanide, que la coquetterie d’esprit ; il y répondit avec sa politesse accoutumée ; il disserta, s’appesantit, et s’ennuya avec Mélanide ; car il avoit le talent de prendre le ton qui convenoit à chacun ; mais après avoir montré de l’éloquence avec Mélanide, il se moquoit avec Natalie de tout ce qu’il avoit dit de plus beau et de plus profond.

Le jour du départ de Germeuil, il rencontra Natalie seule dans le jardin, s’assit à côté d’elle ; et comme il la regardoit en silence d’un air attentif, Natalie se mit à rire : vous me faites peur, dit-elle, comme vous m’examinez ! qu’ai-je donc d’extraordinaire ? Tout, répondit Germeuil. Il faudroit avoir bien de l’orgueil, reprit Natalie, pour trouver cette réponse obligeante… Je ne puis cependant me rétracter, dit Germeuil en souriant, et je vous assure, poursuivit-il d’un ton plus sérieux, que depuis deux jours que je vous étudie, vous me causez un étonnement inexprimable. Vous m’avez permis de vous parler sans détour et sans tournure… — Oui, la confiance en dispense, et vous m’en inspirez beaucoup. — Combien ce langage est touchant dans votre bouche !… — Du moins il est sincère. À ces mots, Germeuil attendri, pour toute réponse, prit la main de Natalie, et la serra dans les siennes, avec l’expression du respect et de la reconnoissance. Il y eut un moment de silence, et Germeuil reprenant la parole : Oui, dit-il, vous êtes une femme inexplicable… Quoi ! je n’ai pu remarquer en vous la moindre occupation de votre figure. Quoi ! pas une nuance de coquetterie ! pas le plus léger désir de montrer de l’esprit, ou de briller par vos talens !… Si c’est là de la modestie, elle est parfaite ; si c’est de l’art, il est sublime. Rien de tout cela, répondit Natalie en riant ; ce qui paroît vous étonner en moi, n’est le résultat ni d’un calcul, ni d’un effort, c’est l’effet naturel de plusieurs observations très-faciles à faire ; comment pourrois-je m’enorgueillir de quelques talens frivoles, qui sont égalés ou surpassés par tant d’artistes de profession ? J’ai vu qu’en chantant ou en jouant de la harpe, on ne peut tourner que la tête d’un sot ; j’ai vu que la plus jolie figure du monde n’empêche pas d’être excessivement ennuyeuse ; j’ai vu enfin qu’avec un esprit supérieur, on peut être insupportable et ridicule, et je me suis dit : Je ne placerai point mon amour-propre dans toutes ces choses. J’ambitionne des succès plus doux et plus durables ; ceux qui ne sont dus qu’aux charmes du caractère et à la sensibilité de l’ame ; je ne veux plaire que par les moyens qui font aimer ; je ne veux point que l’on répète : Natalie est charmante et séduisante… je veux qu’on dise : Natalie est simple et bonne… — Mais si l’on disoit : Natalie est séduisante sans le vouloir ?… — Non, même avec ce correctif, cette expression me déplaît encore. — Vous êtes difficile, vous en avez le droit. — C’est que le cœur est plus délicat que l’esprit.

Un tiers qui survint, interrompit cet entretien. Germeuil partit ; en quittant Natalie, il se dit en secret : J’aurois adoré cette femme-là, si mon cœur n’eût pas été rempli par une autre ; voilà ce qu’il s’avouoit sans scrupule, et non peut-être sans émotion. Une femme à sa place, une femme qui eût aimé, n’auroit jamais fait une semblable supposition.

Germeuil, de retour à Paris, questionna sur Natalie plusieurs personnes de sa société intime. Quoi ! s’écria-t-il, elle n’a point d’amant, elle n’a jamais aimé !… et cette certitude lui rendoit plus agréable encore le souvenir de l’entretien qu’il avoit eu avec elle. Cependant il adoroit la comtesse de Nangis. Que lui importoient les sentimens de Natalie ?… C’est sur-tout en amour que le cœur des hommes est inexplicable.

Natalie, après le départ de Germeuil, cessa de se plaire à la campagne ; elle assura qu’une affaire pressante la rappeloit à Paris ; quand elle y fut, elle se rappela, presqu’aussi-tôt, que Germeuil avoit un superbe cabinet de tableaux, elle voulut l’aller voir ; elle y fut un matin avec quelques personnes de sa connoissance. Germeuil, prévenu, devoit se trouver chez lui pour la recevoir ; mais un billet de lui, apprit à Natalie que Germeuil, appelé à Versailles par le ministre de la guerre, venoit d’être forcé de partir sans délai. Ce billet, qui exprimoit avec grace et sentiment, un regret sincère, fut lu plus d’une fois. Cependant l’ordre étoit donné d’ouvrir la maison et de faire voir les tableaux. Natalie y entra, elle traversa tristement les appartemens, examinant tout avec intérêt et curiosité. Elle apprenoit à connoître le goût de Germeuil dans une infinité de choses ; elle n’avoit jamais rien observé avec plus d’attention. Par exemple, elle remarqua que toutes les tentures et tous les meubles de la maison étoient verts, et elle se rappela que la livrée du père de la comtesse de Nangis étoit aussi de cette couleur ; elle admira d’ailleurs l’élégance de la maison, elle n’avoit rien vu à son gré d’aussi bon goût. Tandis que les personnes qui l’accompagnoient examinoient encore les tableaux, elle passa seule dans le cabinet d’étude de Germeuil ; elle y vit un bureau, des livres, un piano. Elle s’approcha du piano et prit un papier de musique posé sur le pupitre, c’étoit une romance écrite de la main de Germeuil ; car Natalie reconnut l’écriture du billet qu’elle venoit de recevoir. Elle lut avec avidité les paroles suivantes :

Qui ? moi ! je troublerois ta vie ;
Périsse plutôt mon amour !
Puisses-tu rompre sans retour
Ta douce chaîne qui nous lie,
Si l’intérêt de ton bonheur
Cesse un instant, ô mon amie !
D’être le premier de mon cœur.

Prononces-tu l’arrêt terrible
Qui doit m’exiler loin de toi ?
Ah ! tu peux parler sans effroi,

Pour t’obéir tout m’est possible ;
Hélas ! si tu veux me bannir,
Dis-moi que tu seras paisible,
Et sans délai, je vais te fuir.

En renonçant à l’espérance,
En m’immolant à ton repos,
Je pourrai trouver dans mes maux
Du courage et de la constance ;
Mais ne plaindras-tu point mon sort,
Et durant cette longue absence,
Seras-tu toujours sans remords ?

S’il faut partir, loin de te peindre
L’excès de mes vives douleurs,
Je saurai te cacher mes pleurs ;
L’amour alors me fera craindre
D’augmenter ta juste pitié ;
Mais je serai le moins à plaindre,
Je t’aurai tout sacrifié !

Natalie, touchée de cette lecture, remit en soupirant la romance sur le pupitre ; et prenant une autre feuille de musique, elle vit que c’étoit le brouillon de la même romance, et toujours de la main de Germeuil ; elle ne put résister à la tentation de s’emparer de cette chanson ; elle laissa sur le piano la seconde copie, et elle mit le brouillon dans sa poche. En sortant de chez Germeuil, elle fut s’enfermer chez elle, afin de relire la romance ; elle pensa bien qu’elle étoit faite pour madame de Nangis ; ce qui lui fit connoître en même temps, que ces deux amans étoient à-peu-près d’accord !… Natalie plaignit madame de Nangis. Infortunée ! dit-elle, égarée par son cœur, elle va perdre son repos et sa réputation ; mais quelle séduction l’environne ! il est si doux d’être aimée ainsi, et par l’homme le plus aimable qui existe !… Après ces réflexions, Natalie se mit à sa harpe, et elle chanta la romance jusqu’à ce qu’elle sût par cœur l’air, l’accompagnement et les paroles. Les personnes vives et profondément sensibles ne peuvent s’abuser long-temps sur ce qu’elles éprouvent ; leur imagination les mène trop vîte et trop loin, pour qu’elles puissent conserver des sentimens indécis et concentrés. Natalie ne se fit point illusion sur les siens, elle connut qu’elle aimoit Germeuil, et elle ne s’en affligea point. Ce sentiment, dit-elle, dénué de toute espérance, ne deviendra jamais assez violent pour troubler mon repos : il ne sera pour moi que le préservatif d’une grande passion. Je garderai ma liberté, je ne me remarierai jamais, je serai toujours indépendante, et par conséquent plus heureuse. Non-seulement je n’ai point le projet insensé de gagner le cœur de Germeuil, mais je sens que je cesserois de l’aimer, s’il avoit la barbarie de trahir celle qu’il a séduite avec tant de peine, et qui a résisté si long-temps à son amour. Natalie ne savoit pas que, pour les caractères persévérans, rien n’est plus dangereux qu’une passion malheureuse, parce que celles-là ne s’usent point. Sur le soir, une des amies de Natalie vint la voir, et l’invita à souper pour le lendemain, à Passy, en lui disant qu’on y feroit de la musique, et que Germeuil et madame de Nangis y seroient. Natalie accepta.

Natalie passa une nuit très-agitée ; l’attente de voir ensemble Germeuil et celle qu’il adoroit, étoit pour elle un événement qui devoit former une des époques de sa vie. En se levant, Natalie, contre son ordinaire, songea à sa parure, car elle savoit que madame de Nangis s’occupoit beaucoup de la sienne. Natalie se décida à se coiffer avec des feuillages, et elle mit une robe verte. C’est, dit-elle, la livrée de ma rivale, mais c’est la couleur que Germeuil préfère !… Elle arriva un peu tard à Passy, on faisoit déjà de la musique. Natalie joua un concerto, on remarqua qu’elle trembloit. Cependant Germeuil l’applaudit avec enthousiasme, et elle trembla davantage… On prit son émotion pour de la timidité (méprise si commune dans le monde). On attribua à sa modestie l’effet d’une trop vive sensibilité ; on la louoit, on eût dû la plaindre. On pria aussi madame de Nangis de jouer du piano, elle annonça qu’elle alloit chanter une romance nouvelle ; elle regarda Germeuil en rougissant, Natalie soupira ; elle devina facilement que cette romance étoit celle dont elle possédoit le brouillon… Madame de Nangis, l’ayant reçue la veille au soir, vouloir procurer à Germeuil une surprise agréable, en lui montrant qu’elle avoit employé tout son temps à l’aprendre par cœur, mais elle n’avoit pas prévu que son attendrissement la trahiroit. Elle chantoit devant un spectateur redoutable et clair-voyant (un mari jaloux). Le comte de Nangis remarqua son trouble, et en écoutant les paroles, il se confirma dans ses soupçons. Ayant chanté le premier couplet d’une voix mal assurée, madame de Nangis s’embarrassa davantage au second, et jetant un coup-d’œil timide sur le comte de Nangis, elle fut si effrayée de l’altération de ses traits, qu’elle perdit tout-à-fait la tête ; sa voix s’éteignit et elle s’arrêta… Le comte de Nangis ne se possédant plus, s’approcha d’elle, et la regardant avec des yeux où se peignoit la fureur : Je serois curieux, dit-il d’un ton ironique et d’une voix entrecoupée, de connoître l’auteur de cette romance ? À ces mots, Natalie qui avoit tout observé et tout compris, fit un éclat de rire en s’écriant : Eh bien ! monsieur, c’est moi. À cette réponse, Germeuil tressaille, tout le monde s’étonne, et Natalie, avec le même naturel et la même gaîté, conte rapidement que la surveille, elle avoit chanté cette romance à Lémann (un musicien), et que sachant par lui le goût de madame de Nangis pour les romances, elle l’avoit chargé de la lui offrir de sa part, mais en lui demandant le secret. Ainsi, madame, dit le comte à Natalie, puisque le manque de mémoire de madame de Nangis nous a privés du plaisir d’entendre votre romance, nous espérons que vous voudrez bien nous dédommager. Cette proposition fit frémir Germeuil et madame de Nangis, ils ignoroient combien elle étoit peu embarrassante pour Natalie. Quelle fut leur surprise lorsque Natalie se levant pour prendre sa harpe, répondit qu’elle y consentoit, mais à condition, ajouta-t-elle, que vous ne jugerez l’auteur que lorsque madame de Nangis saura la romance et la chantera, car elle ne peut avoir de prix que dans sa bouche. En disant ces mots, Natalie se mit à sa harpe ; elle étoit animée et embellie par le double désir d’étonner et de surpasser sa rivale, et par le plaisir de faire à-la-fois une action bienfaisante et une malice. Il n’en faut pas tant pour élever une femme au-dessus d’elle-même et pour la rendre charmante ; Natalie se surpassa ; elle chanta avec tant d’expression, que tout le monde fut attendri ; le comte de Nangis, parfaitement dissuadé, applaudit avec transport ; mais rien ne peut donner l’idée de l’étonnement qu’éprouvèrent madame de Nangis et Germeuil ; la première, malgré le service que venoit de lui rendre Natalie, ne pouvoit se défendre d’une jalouse inquiétude, en pensant que sans doute Germeuil lui avoit communiqué cette romance. Pour Germeuil, il ne voyoit que Natalie, l’excès de son admiration lui faisoit oublier jusqu’à sa surprise. Il auroit voulu pouvoir se jeter à ses pieds, il se livroit avec délice à la reconnoissance la plus passionnée.

Quand Natalie eut cessé de chanter, elle reçut les éloges qu’on lui donna, avec beaucoup de grace, pour le véritable auteur de la romance. Je ne puis, dit-elle, avoir à cet égard la modestie convenable, car j’avoue que j’aime tellement cette chanson, que j’ai passé hier toute la journée à la chanter. Le salon où l’on étoit donnoit sur une terrasse qui aboutissoit à un petit bois, et la nuit étoit si belle, que l’on passa dans le jardin en attendant le souper. Natalie prit madame de Nangis sous le bras et l’entraîna dans le bois ; et là, sans aucun préambule, elle lui conta comment elle avoit dérobé le brouillon de la romance. Elle ajouta qu’elle verroit le lendemain, de grand matin, Lémann, le musicien qu’elle avoit cité dans l’histoire qu’elle venoit d’inventer ; qu’elle étoit sûre de lui, et qu’elle le préviendroit, afin qu’il ne démentît point ce qu’elle avoit dit. Madame de Nangis, rassurée par cette explication, embrassa tendrement Natalie, qui, vivement émue, la serra dans ses bras. Elles s’attendrirent l’une et l’autre ; Natalie sentit combien madame de Nangis devoit éprouver d’embarras de voir son secret le plus intime, découvert par une personne qu’elle connoissoit si peu. Il y eut un moment de silence ; ensuite Natalie reprenant la parole, changea d’entretien, et sortant du bois, elle fut, avec madame de Nangis, rejoindre le reste de la société. On se mit à table. Germeuil se plaça à côté de Natalie, et reçut d’elle l’explication qu’elle venoit de donner à madame de Nangis. Germeuil fut si profondément touché, que ne pouvant ou n’osant exprimer tout ce qu’il éprouvoit, il garda le silence ou ne parla que par monosyllabes pendant tout le souper. Mais Natalie n’eut pas, dans cette soirée, le chagrin sensible de voir les yeux de celui qu’elle aimoit, se tourner vers sa rivale avec l’expression de la tendresse, Germeuil ne regarda pas une seule fois madame de Nangis ; cette prudence lui coûta peu, et l’amour auroit eu le droit de la lui reprocher. Natalie, contente d’elle-même et de Germeuil, fut plus aimable que jamais. Comme on lui reparloit de sa romance, et qu’on en faisoit l’éloge : Voilà des louanges, dit-elle à Germeuil, que je reçois sans embarras, quoiqu’elles ne me soient pas dues ; elles me flattent tant, qu’il me semble qu’elles m’appartiennent. Germeuil ne répondit que par un soupir et par un regard. Après le souper, Natalie se retira de bonne heure, car elle vouloit se lever le lendemain avec le jour, afin de parler au musicien Lémann qu’elle envoya chercher, et qui promit de confirmer le récit qu’elle avoit fait la veille. À dix heures on vint apporter à Natalie une lettre de la part de Germeuil. Natalie la décacheta avec saisissement, et lut ce qui suit :

« N’ayant pu, madame, vous parler hier, je ne saurois résister aujourd’hui au désir de vous écrire. Mais que vous dirai-je ? dois-je vous remercier ? Non, la bonté n’est en vous qu’une inspiration, qu’un mouvement prompt et sublime, qui n’a besoin pour être excité d’aucun sentiment particulier ; la reconnoissance ne vous paroîtroit elle pas une sorte de présomption ? Vous répondriez peut-être : J’aurois rendu le même service à tout autre. Il faut vous admirer et se taire. Vous demanderai-je la permission de me présenter chez vous, que gagnerois-je à l’obtenir ? Quand vous n’êtes pas l’objet auquel on a juré de consacrer sa vie, on ne peut éprouver près de vous que des sentimens pénibles et des regrets bizarres… Il me semble que pour vous parler, il n’existe qu’un seul langage, et qu’il n’est qu’une seule manière de vous aimer… Quel est donc mon but en vous écrivant ? Aucun… Je n’ai même pas l’espoir de me satisfaire, je vous écris avec tant de contrainte !… Je ne desire point que vous lisiez dans mon cœur, je suis si peu d’accord avec moi-même… Mais j’ose vous demander de penser quelquefois que je suis l’homme du monde qui vous connoît le mieux. Ce mot exprime toute la singularité de ma situation, et tous les sentimens que j’éprouve. »

Natalie auroit pu faire d’utiles réflexions sur cette étrange lettre d’un homme qui, peu de jours auparavant, étoit passionnément amoureux d’une autre femme, mais elle n’y vit qu’un triomphe d’autant plus doux pour elle, qu’il lui laissoit toute son estime pour Germeuil. Il étoit clair que le cœur de Germeuil flottoit entr’elle et madame de Nangis, et qu’en même temps, Germeuil étoit décidé à ne point trahir celle qu’il avoit séduite. Natalie trouvoit l’inconstance de Germeuil excusable et touchante, parce qu’elle en étoit l’objet ; mais si elle eût arrêté sa pensée sur madame de Nangis, elle eût frémi de l’imprudence des femmes qui sacrifient tout à l’amour. Elle écrivit à Germeuil un billet très-simple et très-court, qui ne contenoit que l’expression d’une tendre amitié. Elle se promit de justifier l’admiration qu’il lui montroit, ou, pour mieux dire, elle espéra l’accroître encore. Elle forma le projet de l’éviter avec soin, elle eut peu de mérite à tenir cette résolution ; elle étoit certaine que Germeuil soupçonneroit ses sentimens, et elle ne doutoit pas qu’une telle conduite n’exaltât encore l’opinion qu’il avoit déjà de son caractère.

Natalie fuyoit courageusement Germeuil depuis trois mois, lorsqu’un soir elle le vit arriver dans une maison où elle soupoit ; on le pria de rester, il accepta. Natalie jouoit au wisk, Germeuil se plaça derrière sa chaise et s’y fixa. Natalie, alors, se trouva dans une situation où l’observateur le moins habile a souvent pénétré des secrets semblables à celui qu’elle vouloit cacher. Après avoir parlé un instant à Germeuil, Natalie eut un excellent maintien, elle ne tourna point la tête pour regarder Germeuil, elle affecta même un grand redoublement d’application à son jeu ; mais, sans qu’elle s’en apperçût, son visage, sa taille, et toute sa personne, cédant au pouvoir d’une attraction irrésistible, se penchèrent et se dirigèrent doucement de ce côté. Ses yeux devinrent plus brillans, son ton plus animé ; elle parut plus obligeante, plus aimable pour tous les indifférens ; n’osant s’adresser à l’objet qui l’inspiroit, elle saisissoit naturellement tous les moyens indirects de l’intéresser. C’est un art que les femmes sur-tout doivent connoître ; elles sont presque toujours forcées de dissimuler le desir et le projet de plaire. Germeuil aimoit le wisk, Natalie n’eut pas une distraction, elle vouloit être louée sur sa manière de jouer ; elle disserta sur plusieurs coups avec la pesanteur d’un joueur consommé ; elle assura qu’elle aimoit passionnément le wisk, et qu’elle passeroit sa vie à y jouer. Elle parloit de bien bonne-foi dans ce moment.

Qui pourroit résister aux femmes lorsqu’elles aiment ? Elles peuvent tout, rien ne leur coûte ; avec un intérêt de sentiment, elles seroient capables de devenir géomètres et mathématiciennes en quelques mois, s’il le falloit ; mais la coquetterie ne donnera jamais ces facultés étonnantes, elle ne suggère que des artifices aussi méprisables et aussi frivoles que ses motifs. Une coquette à la place de Natalie, n’eût fait que des mines et des agaceries, tandis qu’une femme passionnée sait toujours, même dans les petites choses, donner des témoignages touchans ou solides du sentiment qu’elle éprouve. Après le souper, un homme arrivé de Versailles, conta que M. de Nangis, à la chasse du roi, avoit fait une chute de cheval, et qu’il étoit si grièvement blessé que l’on désespéroit absolument de sa vie. À ce récit, Germeuil changea de visage ; Natalie, qui le regardoit, pâlit elle-même, et sentant qu’elle étoit prête à se trouver mal, elle se hâta de sortir. Arrivée dans l’antichambre, elle demanda un verre d’eau, et tomba sur une chaise. Dans ce moment parut Germeuil, qui, d’un air inquiet, s’approcha d’elle ; Natalie fit un effort pour se lever, en disant qu’elle attendoit sa voiture ; ses gens lui répétèrent que ses chevaux étoient mis depuis plus d’une heure… Germeuil lui donna le bras ; ils trembloient également tous les deux ; ils gardèrent un profond silence… Au moment de monter en voiture, Natalie lui dit tout bas : soyez heureux, c’est tout ce que je desire !… Moi !… reprit vivement Germeuil, heureux !… jamais. Natalie monta en voiture, et quand sa portière se referma, il lui sembla qu’elle se séparoit pour toujours de Germeuil, et elle fondit en larmes. Ce fut alors qu’elle connut tous les tourmens de la jalousie : quel événement pour elle que la mort du comte de Nangis ! Quoi ! disoit-elle, je verrai Germeuil s’engager à madame de Nangis par un lien sacré ! Quoi ! ce sentiment si pur, qui m’est si cher, va perdre toute son innocence ! J’ai pu renoncer à Germeuil ; mais comment renoncer à mon amour !… Ce nom qu’il m’étoit si doux d’entendre prononcer, sera celui de ma rivale ! Cette livrée que je ne puis voir sans émotion, sera la sienne !… Quel changement dans son sort et dans le mien ! La passion, qui n’étoit pour elle qu’une foiblesse coupable, fera désormais sa gloire ainsi que son bonheur ; et moi, je ne pourrai, sans crime, aimer Germeuil !…

Natalie, livrée à ses tristes réflexions, ne put se résoudre à se coucher que lorsqu’elle vit paroître le jour. Deux ou trois heures après elle sonna, et on lui remit un billet de Germeuil, elle l’ouvrit précipitamment d’une main tremblante, quelle fut sa joie d’y trouver ces mots :

« M. D*** étoit mal informé : grace au ciel M. de Nangis est en parfaite santé ; il est vrai qu’il a fait une chute de cheval, mais il est si peu blessé qu’il étoit hier au coucher du roi. J’ai cru, madame, devoir ce détail à la bonté parfaite qui prend part à tout ce qui peut intéresser les autres ».

La joie de Natalie fut extrême, et elle eut besoin de la confier ; ce mouvement étoit toujours en elle, et plus vif et plus communicatif que ceux de la tristesse et du chagrin. Elle reprit toute sa gaîté, et s’habillant à la hâte, elle se pressa de sortir afin d’aller chez sa sœur, qu’elle trouva encore au lit. Natalie lui ouvrit son cœur et lui conta fidèlement tout ce qui s’étoit passé entre elle et Germeuil. La sage Dorothée l’écouta avec étonnement. Quoi ! dit-elle, Germeuil est amoureux de vous, et c’est au moment où madame de Nangis, après cinq ans de résistance, répond à sa passion… — Il n’est point amoureux de moi, il a lu dans mon cœur, il est touché… — L’amour est exprimé très-clairement dans son premier billet, et si vous vouliez exiger de lui le sacrifice de sa liaison avec madame de Nangis, vous l’obtiendriez. — S’il étoit capable d’abandonner celle qu’il a séduite, qu’il a perdue, je le haïrais. — N’a-t-il pas déjà trahi ses sermens, il vous aime mieux qu’elle ? — Est-on maître de son cœur ? — Feriez-vous cette question pour justifier l’inconstance d’une femme ? — Non, la trahison d’un amant peut seule faire excuser notre changement. — Convenez-donc que la plus grande folie pour nous est de nous attacher passionnément à des êtres qui ne peuvent avoir nos scrupules et notre délicatesse, et qui ne sauroient partager nos sentimens ? Cette pauvre madame de Nangis, si jeune, si belle, si sensible, elle est déjà trompée !… — Non, elle ne l’est point, il nous aime toutes deux, mais madame de Nangis est sa maîtresse intime, je ne suis dans son cœur qu’au second rang… — Il n’a rien obtenu de vous, et par conséquent vous régnez souverainement sur son imagination. Voilà, croyez-moi, la première place en amour ; mais, ma chère Natalie, quels sont vos projets ? — D’étonner celui que j’aime, d’obtenir sa plus parfaite estime, que ma rivale ne peut posséder à tous égards ; enfin, de m’assurer, dans son ame, tous les sentimens qui survivent aux passions. Alors un jour nous nous retrouverons, et l’amitié fidelle consolera, dédommagera deux cœurs que l’amour n’osa réunir !… — Voilà un plan bien romanesque, puisse-t-il ne point exposer votre repos !… À la fin de cette conversation, Natalie renouvela à sa sœur la promesse qu’elle s’étoit faite à elle-même d’éviter Germeuil, et elle la tint fidèlement. Germeuil la seconda dans ce dessein, et Natalie ne manqua pas de faire remarquer à sa sœur une conduite qui méritoit en effet son estime, parce qu’elle étoit sincère et dénuée de toute espèce d’artifice. Germeuil avoit une belle ame ; l’amour pour lui n’étoit jamais séparé de l’amitié la plus vive et la plus tendre. Natalie avoit fait sur son esprit et sur son cœur une si profonde impression, qu’il la regardoit comme la seule personne qui eût pu l’enchaîner solidement ; mais, attaché à madame de Nangis par tous les liens de la reconnoissance, par la persévérance qu’il avoit mise à la séduire, et sur-tout, par le sentiment qu’elle avoit pour lui, l’idée de la plonger dans le désespoir, en l’abandonnant, lui faisoit horreur. Cependant, il connut qu’il n’est point de procédés qui puissent suppléer l’amour. Malgré sa conduite et tous ses soins, madame de Nangis, depuis l’aventure de la romance, étoit mécontente de lui et jalouse de Natalie ; mais avec la douceur qui la caractérisoit, elle ne se plaignoit point, elle souffroit en silence. Elle savoit, d’ailleurs, qu’elle ne pouvoit accuser ni Germeuil, ni Natalie qui ne se voyoient point ; mais un instinct secret, un pressentiment qui ne trompe jamais en amour, l’avertissoit que Natalie étoit la seule femme qu’elle dût craindre. L’amour est fait pour être indiscret, la prudence même le trahit. Germeuil croyoit bien cacher son penchant pour Natalie en l’évitant toujours en ne parlant jamais d’elle ; mais ces précautions mêmes décelaient ses sentimens. Des yeux clairvoyans pouvoient voir qu’il ne rencontroit point Natalie parce qu’il la fuyoit, et qu’il n’évitoit de parler d’elle, que parce qu’il craignoit de prononcer son nom.

Madame de Nangis et Natalie, loin de se haïr, prenoient l’une à l’autre un intérêt sincère ; aimer le même objet, est une sorte de sympathie, quand on ne se dispute rien. Elles se rencontroient toujours avec plaisir. Elles ne se lassoient point de s’examiner mutuellement ; l’intérêt de cet examen étoit sans mélange d’inquiétude pour Natalie ; elle pensoit : Voilà celle qu’il a passionnément aimée ! Madame de Nangis éprouvoit une émotion moins douce, elle se disoit : Voilà celle qu’il aimera peut-être !…

Vers le milieu de l’hiver, madame de Nangis se fit inoculer ; elle fut assez malade, quoique sans aucun danger. Natalie envoya savoir de ses nouvelles tous les jours, et elle en alla demander elle-même plusieurs fois à sa porte. Madame de Nangis reparut dans le monde, on la trouva changée ; elle l’étoit en effet ; elle avoit perdu cette fleur de beauté qui, ternie une fois, ne reprend jamais son premier éclat ; moins éblouissante et moins belle, elle intéressa davantage Natalie…

Un soir, Natalie se trouva dans un cercle nombreux avec Germeuil, un moment après, madame de Nangis entra. Elle fit une visite assez courte et sortit. Germeuil resta, et quand madame de Nangis fut partie, toutes les femmes, avec un ton plaintif et l’air de l’intérêt, se récrièrent sur l’excès de son changement : la seule Natalie soutint avec vivacité, que madame de Nangis étoit toujours aussi belle. Mélanide, cette femme dont on a déjà parlé, qui conservoit encore des prétentions sur le cœur de Germeuil, protesta que si l’on n’eût pas annoncé madame de Nangis, elle ne l’auroit pas reconnue. Cette exagération excita l’indignation et la colère de Natalie qui dit à Mélanide tout ce que la politesse pouvoit permettre de plus piquant. Pendant cette dispute, Germeuil, les yeux fixés sur Natalie, la regardoit et l’écoutoit avec attendrissement. Il ne l’avoit jamais trouvée si charmante. Quelle est la femme qui ne s’embelliroit pas en défendant une rivale ?… La grandeur d’âme qui s’élève au-dessus de l’envie et de la jalousie, excite la surprise et l’admiration dans les hommes, et touche dans les femmes ; il semble que toutes les vertus généreuses ne peuvent leur coûter d’efforts ; elles ont en elles plus de charme que d’éclat, on les confond avec leurs graces.

Quelques jours après, le comte de Nangis étant à Versailles, et ne devant revenir que le lendemain, la comtesse fit l’imprudence d’aller seule au bal de l’Opéra, parce qu’elle savoit que Germeuil y seroit. Germeuil n’étoit point masqué ; la comtesse le prit sous le bras, et se promena dans la salle avec lui. Natalie étoit à ce même bal avec Dorothée. Par un hasard singulier, elle avoit, ainsi que la comtesse, une capote grise avec des revers blancs, et comme elle étoit de la taille de la comtesse, on auroit pu facilement les prendre l’une pour l’autre. Natalie qui, dans l’instant, avoit reconnu madame de Nangis, la suivoit machinalement, et marchoit immédiatement derrière Germeuil. La foule l’en sépara un moment, ensuite elle s’en rapprocha au moment où madame de Nangis éperdue, lui disoit : Il est à quelques pas, il m’a reconnue, je suis perdue, il s’approche… Natalie devina qu’il s’agissoit de M. de Nangis, qu’elle ne pouvoit voir dans cet instant. Natalie, aussitôt, quitte brusquement le bras de Dorothée, prend celui de Germeuil, en disant à la comtesse : Sauvez-vous, madame, et allez changer d’habit. La comtesse, saisie d’effroi, cède sa place à Natalie, se baisse, se glisse dans la foule, et s’y perd. Une minute après, on voit avancer le comte de Nangis avec des yeux étincelans de fureur ; il saisit Natalie par le bras, la foule l’en sépare encore… Laissez-moi lui parler, dit vivement Germeuil, je suis las de ses incartades. Voulez-vous perdre madame de Nangis ? reprit Natalie. Ce mot calma Germeuil. Il soupira, et serra le bras qu’il tenoit sous le sien. On se trouvoit au bout de la salle, à l’une des portes qui donnoient dans le corridor. Germeuil et Natalie y entrèrent ; au moment même, M. de Nangis s’y précipita, en s’élançant vers Natalie qui, sur-le-champ, ôtant son masque, et se tournant vers lui : Connoissez enfin votre erreur, lui dit-elle, en lui montrant Germeuil ; c’est moi qui le cherche en secret, c’est lui qui m’attire, c’est lui que j’aime. Avec quelle joie, avec quel ravissement, Natalie fit cette déclaration singulière qui soulageoit son cœur, qui prévenoit un duel, et qui sauvoit sa rivale ! Jamais l’amour, pour se montrer, n’eut un plus beau prétexte ; Germeuil saisit une des mains de Natalie, et la baigne de larmes. Le comte enchanté se confond en excuses, et ensuite rentre dans le bal. Alors Natalie, tremblante, étonnée de ce qu’elle venoit de faire, remet son masque, en disant : Il falloit sauver une femme intéressante… Oh ! ne me parlez plus ! s’écria Germeuil, que cette voix enchanteresse ne détruise point l’illusion des paroles enivrantes qui sont pour jamais gravées au fond de mon ame. Allons retrouver ma sœur, dit Natalie ; et elle rentra dans la salle.

Cette aventure fit le plus grand bruit. M. de Nangis entièrement guéri de sa jalousie, s’empressa de conter à ses amis, qu’il avoit découvert la passion mutuelle de Germeuil et de Natalie. Il ne justifia point sa femme ; mais tout le monde fut persuadé que Germeuil avoit sacrifié madame de Nangis à Natalie. Cette scène ayant eu trop d’éclat pour la nier, Germeuil fit convenir madame de Nangis elle-même, que pour confirmer le comte dans son erreur, il falloit qu’il allât chez Natalie, au moins tout le reste de l’hiver. La malheureuse comtesse frémit à cette proposition, mais elle n’osa la combattre. Quand elle n’auroit pas naturellement craint Natalie, elle n’auroit pu supporter l’idée que tout le monde croyoit Germeuil amoureux d’une femme qu’il avoit l’intention d’épouser. À cette peine de sentiment et d’amour-propre, se joignoit une jalousie déchirante, et malheureusement trop fondée.

Natalie, de son côté, se persuada que si elle ne recevoit pas Germeuil, on croiroit qu’elle n’avoit été pour lui que l’objet d’une fantaisie ; après l’aveu formel qu’elle ne pouvoit rétracter, il falloit que cette liaison eût une certaine durée ; mais elle ordonna à Germeuil de rassurer madame de Nangis, et de lui protester, qu’engagée pour elle dans une feinte nécessaire, elle déclareroit au bout de quelques mois, qu’elle n’avoit pu se résoudre à sacrifier sa liberté, et qu’alors elle cesseroit de voir Germeuil. Ce dernier ne fut reçu chez Natalie qu’aux heures où elle avoit du monde. Ils ne pouvoient se parler de leurs sentimens, mais ils jouissoient, l’un et l’autre, de l’idée qu’on avoit de leur intelligence. L’amour n’apprécie que le temps présent, c’est de tous les sentimens celui qui s’occupe le moins de l’avenir ; il craint d’y jeter les yeux, il n’est jamais sûr de s’y retrouver.

Les femmes qui envioient la conquête de Natalie, déclamoient beaucoup contre l’infidélité de Germeuil ; cependant on étoit extrêmement dérouté par sa conduite, car le comte de Nangis n’étant plus jaloux, Germeuil alloit chez la comtesse plus souvent que jamais, et comme la comtesse desiroit vivement que l’on ne crût point qu’il l’eût abandonnée, elle ne dissimuloit plus ses sentimens pour lui ; de sorte qu’au milieu de toutes ces bizarreries apparentes, les observateurs ne savoient souvent que penser.

Sur la fin de l’hiver, le comte de Nangis donna un bal, et il ne manqua pas d’y inviter Germeuil et Natalie, qui tous les deux y furent. Madame de Nangis reçut Natalie avec une grace et une obligeance qui frappèrent tout le monde, et c’étoit bien son projet. On vit ces deux rivales, toujours l’une à côté de l’autre, se regarder avec bienveillance, se parler avec sentiment ; la curiosité ne se lassoit point de les examiner ; les hommes s’étonnoient, les femmes disoient : Comme elles sont fausses !

Vers la fin du bal, Natalie se plaignant du chaud, la comtesse lui proposa d’aller se reposer un moment dans sa chambre, Natalie la suivit, quoiqu’avec un peu d’embarras, en songeant qu’elle alloit se trouver tête à tête avec elle. Madame de Nangis la conduisit dans son cabinet, elle s’assit à côté d’elle, sur un canapé ; elle prit ses deux mains dans les siennes, et les serrant fortement avec la plus tendre expression : Mon ange tutélaire, dit-elle, vous avez réparé deux fois mes imprudences ! deux fois vous m’avez sauvée !… Ah ! votre bonté m’a donné le droit de tout attendre de vous !… Ici, madame de Nangis s’arrêta, elle rougit et baissa les yeux. Natalie attendrie, comprit qu’elle avoit une demande à lui faire. Parlez, madame, lui dit-elle en l’embrassant : ah ! s’il m’est possible de vous être utile, je voudrois pouvoir vous deviner… À ces mots, les yeux de madame de Nangis se remplirent de larmes. Prenez pitié de ma foiblesse, répondit-elle, hélas ! vous la connoissez !… Je l’aime avec excès, jugez donc de ce que j’éprouve lorsqu’il paroît s’attacher à vous !… Je sais que vous ne le voyez chez vous que pour soutenir votre bienfaisant stratagème ; mais peut-on recevoir ses soins avec indifférence, et lorsqu’on a l’air de vous aimer, peut-on feindre ! Oh ! ne le recevez plus !… et Vous me rendrez la vie. Je vous le promets, interrompit vivement Natalie. Généreuse et chère Natalie, s’ecria la comtesse en se jetant dans ses bras, de quel supplice affreux vous me délivrez ! Vous ne me rendez pas le bonheur, je l’ai perdu sans retour en perdant ma propre estime ; mais du moins, vous m’affranchirez d’une inquiétude déchirante, insupportable… Je ferai mieux, reprit Natalie, je partirai demain pour la Provence, j’y possède une petite terre, j’irai m’y établir, j’y passerai un an… C’en est trop, dit la comtesse, non, ne vous éloignez point, votre absence m’affligeroit, d’ailleurs que penseroit-on ?… Soyez tranquille, dit Natalie, j’arrangerai tout avec vraisemblance… On vint interrompre cet entretien, il fallut retourner au bal ; Natalie y retrouva Germeuil qui dansoit avec Mélanide, ce qui lui donna l’idée de feindre d’être mécontente de Germeuil, car on savoit qu’elle n’aimoit pas Mélanide, et que cette dernière avoit des vues sur Germeuil. Natalie prit M. de Nangis pour confident de son prétendu dépit ; et lorsqu’on servit le souper, elle ordonna tout bas à Germeuil de se mettre à table à côté de Mélanide. Natalie se plaça entre monsieur et madame de Nangis, et pendant tout le souper, elle entretint le comte dans l’idée qu’elle étoit outrée contre Germeuil : le comte trouva sa colère déraisonnable, mais il la crut sincère, et c’étoit tout ce qu’elle vouloit. Natalie se retira aussi-tôt que le souper fut fini : en quittant madame de Nangis, elle l’embrassa avec ce doux sentiment de tendresse que l’on éprouve pour l’objet auquel on vient de faire un sacrifice. Rentrée chez elle, Natalie écrivit à Germeuil ; son billet étoit froid, laconique, nulle expression n’y déceloit l’amour. La pitié, l’enthousiasme que lui inspiroient la confiance et la reconnoissance de madame de Nangis, étouffoient en elle tout autre sentiment. Elle auroit cru faire une trahison dans ce moment, en montrant à Germeuil de la sensibilité, elle ne se rappeloit même qu’avec une sorte de remords les témoignages de tendresse qu’elle lui avoit donnés, elle avoit toujours devant les yeux la figure angélique et suppliante de madame de Nangis, implorant sa compassion. Cette image touchante lui faisoit faire enfin de salutaires réflexions : elle ne trouvoit plus l’infidélité de Germeuil excusable, elle en étoit indignée, et sur-tout épouvantée.

Le lendemain matin, elle fit ses adieux à sa sœur, et elle partit de Paris à midi.

Le brusque départ de Natalie fit beaucoup de bruit ; le comte de Nangis l’attribua à sa rupture avec Germeuil, qu’il supposa produite par la jalousie mal fondée que lui causoit Mélanide ; on ne parla que de Natalie pendant huit jours, ensuite on n’y pensa plus. Germeuil fut d’abord vivement affligé ; tout exalte l’amour dans le grand monde ; la politesse et la galanterie, qui souvent en offrent l’image, les spectacles qui, sans cesse, en retracent le charme et la violence, les assemblées, les fêtes où l’on se rencontre ; mais les absens, sur-tout lorsqu’ils n’écrivent point, sont bientôt oubliés de ceux qui vivent dans une extrême dissipation. Les passions se forment et s’enflamment plus facilement dans le monde que dans la retraite, mais c’est dans la solitude qu’elles se nourrissent ; c’est là qu’il est dangereux de porter l’amour, il n’y guérit point. Germeuil conserva sa douleur tant que durèrent les sensations qui lui rappeloient vivement le souvenir de Natalie ; lorsqu’il eut passé cinq ou six fois dans sa rue, qu’il eut entendu, dans plusieurs concerts d’autres femmes chanter et jouer de la harpe, lorsqu’il fut accoutumé à ne la rencontrer ni à la cour, ni au bal, il cessa de penser à elle, alors il s’applaudit de son courage ; et c’est ainsi que, par une illusion fréquente de l’amour-propre, la faculté d’oublier qui tient à la foiblesse, est souvent attribuée à l’effort le plus pénible de la raison. Tandis que Germeuil perdoit insensiblement le souvenir de Natalie, sans reprendre pour madame de Nangis sa première ardeur, Natalie pensoit à lui dans tous les instans du jour ; elle avoit plus de constance et d’énergie dans le caractère ; d’ailleurs, vivant dans une profonde solitude, rien ne pouvoit la distraire de ses sentimens. À peine eut-elle quitté Paris, que Germeuil vint s’offrir à son imagination, sous les traits les plus touchans ; elle le vit désespéré ; elle cessa de le condamner, elle le plaignit du fond de l’ame ; elle se répéta que, malgré son penchant pour elle, il n’avoit jamais balancé entr’elle et madame de Nangis ; elle lui fit un mérite de ne lui avoir jamais parlé clairement de sa passion ; comme si, lorsqu’on s’entend si bien sans s’expliquer, les déclarations formelles étoient nécessaires ; comme si l’expression des regards, les sons altérés de la voix, les mots ingénus qui échappent, et dont on confirme le sens en feignant de les rétracter, n’étoient pas, dans tous les temps, le vrai langage de l’amour !…

Natalie fit avec succès, en Provence, l’essai d’un genre de vie si nouveau pour elle, car elle n’avoit jamais vécu dans une retraite absolue. Les personnes actives et sensibles se plaisent mieux dans la solitude que les caractères indolens et froids, qui ont besoin des secousses et du mouvement de la dissipation. Peut-on s’ennuyer, peut-on se trouver seule avec une imagination vive, des talens, une conscience pure, et un souvenir qui occupe fortement ? Natalie, il est vrai, s’affligeoit de l’absence de Germeuil, mais elle étoit certaine que le sacrifice qu’elle faisoit, ajoutoit à son admiration pour elle : d’ailleurs, dans quelque situation où l’on puisse se trouver, l’amour, lorsqu’il est partagé, manque-t-il jamais d’espérance ? Madame de Nangis regrettoit la vertu, elle étoit mécontente de son amant, ne pouvoit-elle pas rompre volontairement une chaîne qu’elle ne portoit qu’en gémissant ? Enfin, Natalie se faisoit de la passion de Germeuil pour elle, l’idée la plus romanesque et la plus exagérée ; et lorsqu’on n’a que vingt-deux ans, n’a-t-on pas le droit de tout attendre du temps, de la constance et de l’amour ? Natalie se remit à écrire et à composer avec plus de plaisir que jamais. Elle acheva plusieurs ouvrages, et entr’autres un roman. Quand on écrit avec vérité, qu’on ne cherche que dans son cœur les sentimens touchans qu’on veut exprimer, il y a dans cette occupation un tel charme, qu’elle peut facilement tenir lieu de bonheur. Il est beaucoup plus doux, pour le cœur et pour l’esprit, de faire un roman, que d’écrire sa propre histoire : dans le dernier cas, la dissimulation est, à-la-fois, un tort réel et une contrainte qui refroidit l’imagination, et la sincérité parfaite est toujours une imprudence, et communément un ridicule. Enfin, il est très-difficile de parler de soi avec grace, intérêt et dignité ; il est affreux de penser que les choses les plus dignes d’éloges seront toujours un peu suspectes, car la partialité naturelle de l’historien jette de grands doutes sur l’histoire. Mais en composant un roman, on peut, sans avoir le vain projet de faire son portrait, se peindre vaguement de mille manières, et s’embellir sans tromper le lecteur auquel on n’a promis qu’une fable. Il est plus doux encore de peindre les objets qu’on aime, dans ce temps heureux de la vie où l’on voit tout ce qui intéresse, avec l’illusion de la confiance aveugle et de la sensibilité !… Oh ! que ces tableaux tracés dans la jeunesse, doivent être purs, doivent être animés et parfaits ! on a cru les faire d’après nature !… Ce temps passé, la triste expérience a déchiré le voile magique et brillant qui paroit l’amitié et qui donnoit tant de charme à tous les sentimens ; mais alors, on aime encore à retracer les fictions qui ont séduit, on n’imagine pas les créer, on croit les reproduire !…

Natalie étoit depuis huit mois dans sa retraite, lorsqu’on lui manda, de Paris, que madame de Nangis (dont la santé avoit toujours été languissante depuis son inoculation) se mouroit de la poitrine, et que les médecins regardoient son mal comme incurable. On ajoutoit que, ne s’abusant point sur son état, elle avoit cessé de voir Germeuil, et qu’elle montroit les plus grands sentimens de piété. Cette femme infortunée, ne pouvant ni se pardonner sa foiblesse, ni se consoler du refroidissement de son amant, fut la victime de ses remords et de son amour. Germeuil n’avoit jamais cessé de lui rendre les soins les plus tendres et les plus assidus, mais il n’étoit plus amoureux d’elle ; les hommes, par un intérêt puissant d’ambition ou d’amour-propre, savent si bien prendre le ton et le langage de la passion ! Mais jamais la reconnoissance et la pitié ne les engagèrent à la feindre. Madame de Nangis mourut dans les premiers jours du printemps, treize mois après le départ de Natalie. Germeuil montra dans cette occasion la plus grande sensibilité ; les reproches qu’il avoit à se faire, ajoutoient à sa douleur le plus pressant remords ; il sentit, dans ce moment, combien il est barbare et coupable de séduire une femme jeune, sensible et vertueuse ; car elle ne cède que parce qu’on a su lui persuader qu’elle est l’objet d’une passion violente qui durera toujours ; et quel est l’homme qui peut se faire une telle illusion ? Germeuil fut malade, il garda sa chambre huit jours, on s’attendrit sur ses regrets, et lui-même crut avoir expié, par un accès de fièvre, un mal irréparable. On manda à Natalie qu’il étoit malade. Natalie, dont l’imagination ne laissoit jamais échapper l’occasion de faire un roman touchant ou tragique, vit Germeuil à la mort, elle en fit le héros et le martyr de la reconnoissance et de l’amitié ; pénétrée de douleur, de compassion et d’admiration, elle partit sur-le-champ, et elle arriva à Paris quinze jours après la mort de madame de Nangis ; elle envoya aussi-tôt demander des nouvelles de Germeuil, il étoit à Versailles ; car ceux mêmes qui portaient le costume de la douleur, ceux qui venoient de perdre un père, une épouse, ne pouvant, sans indécence, aller aux spectacles, paroissoient en grand deuil à la cour. L’usage défend aux affligés de se distraire par les amusemens, mais il leur permet de se consoler par l’ambition. Germeuil revit Natalie, et reprit bientôt tout le penchant qu’il avoit eu pour elle : un amour qu’on a toujours combattu, ne vieillit point ; s’il a pu s’assoupir dans l’absence, il peut toujours se réveiller et se rallumer. Germeuil avoit trop de délicatesse pour oser parler d’amour à Natalie durant le deuil de M. de Nangis ; il falloit pleurer tant que l’on rencontreroit les objets qui ne permettoient pas l’oubli. Les bienséances ont beaucoup plus d’étendue et de sévérité dans le grand monde que dans les classes inférieures : elles y sont si délicates, que souvent elles ressemblent au sentiment ; c’est qu’elles sont faites pour y suppléer.

Natalie n’étoit que depuis huit jours à Paris, lorsqu’un soir on lui dit que le curé de Saint-Sulpice demandoit à lui parler en particulier ; elle le reçut aussitôt. Ce vénérable pasteur lui présenta une boîte cachetée, en lui disant que la comtesse de Nangis, la veille de sa mort, l’avoit chargé de la lui remettre. Quand Natalie fut seule, elle ouvrit ce paquet mystérieux avec un saisissement inexprimable, elle y trouva un médaillon qui renfermoit des cheveux et le portrait de Germeuil ; il étoit enveloppé dans un billet à peine lisible, tracé par une main défaillante, et qui contenoit ces mots :

« Je vous laisse ce qu’il m’est défendu de regretter, et ce que je ne pouvois céder sans douleur qu’à la généreuse Natalie ! Ne me plaignez point ; j’ai tant souffert, que le moment où je suis n’est pour moi qu’une heureuse délivrance ! J’ai si passionnément aimé celui dont je n’ai pu conserver le cœur, du moins sans partage !… Puisse un sentiment légitime le fixer !… Puissiez-vous être heureuse !… C’est le dernier vœu de la plus tendre reconnoissance, il doit être exaucé !… »

Natalie arrosa de larmes ce billet ; elle regardoit tristement le portrait et les cheveux autour desquels ces mots étoient écrits : Amour et constance. Grand Dieu ! dit-elle, voilà ce qu’il a pensé ! voilà ce qu’il a donné !… Et, quelques mois après, il n’aimoit plus cette femme si belle, si touchante ?… Cette pensée terrible fit une profonde impression sur Natalie ; mais elle avoit laissé fortifier sa passion, elle pouvoit en prévenir, ou du moins en craindre les dangers ; il n’étoit plus en son pouvoir de la modérer. Elle crut devoir cacher cet événement à Germeuil, car il évitoit, avec un soin extrême, de parler de madame de Nangis, même indirectement, et Natalie ne vouloit pas renouveler sa douleur ni ranimer ses remords. Elle mit à son cou le portrait, elle l’attacha avec une chaîne d’or, qu’elle fit river ; et elle se promit de n’en jamais parler à Germeuil.

Enfin, au bout de quelques mois, Germeuil, éperdûment amoureux, et passionnément aimé, parla de ses sentimens avec tous les transports d’un amour long-temps contenu. Natalie l’écoutoit avec un plaisir mêlé de trouble et d’inquiétude ; le serment d’aimer toujours, le mot de constance dans la bouche de Germeuil, la faisoient frissonner ; à force d’entendre répéter les mêmes phrases, cette impression s’affoiblit, et bientôt elle pensa que si Germeuil eût aimé madame de Nangis comme elle, jamais il n’auroit changé.

Germeuil ne pouvoit parler d’amour à Natalie, sans lui demander sa main ; mais Natalie trouva que Germeuil, par respect pour la mémoire de madame de Nangis, pour l’honneur de son caractère et l’intérêt de sa réputation, ne devoit pas prendre si promptement un tel engagement. Il fut convenu que Natalie ne recevroit la foi de Germeuil que dans sept ou huit mois, et qu’en attendant, on n’en parleroit à personne. Germeuil, voulant terminer plusieurs affaires avant son mariage, partit pour la Flandre, en promettant de revenir sous deux mois.

Peu de jours après le départ de Germeuil, une famille intéressante, tombée dans une misère affreuse par un enchaînement inoui de revers, s’adresse à Natalie, pour obtenir, par son crédit, quelqu’adoucissement à ses maux. Natalie avoit connu ces infortunés par l’entremise d’un ancien ami de ses parens, homme qui joignoit à beaucoup d’esprit un grand attachement pour elle, et qu’elle révéroit depuis l’enfance. Elle avoit pris tant d’amitié pour lui, que depuis son retour de Provence, elle l’avoit consulté sur un de ses ouvrages manuscrits, preuve de confiance qu’elle n’avoit donnée jusqu’alors qu’à la seule Dorothée. Un jour qu’elle gémissoit avec lui sur la situation déplorable de la famille qui les intéressoit ; Bréval (on appeloit ainsi son ami) lui demanda si véritablement elle étoit capable de faire tout ce qui seroit en son pouvoir pour sauver ces infortunés. En pouvez-vous douter, répondit Natalie, vous qui savez tout ce que j’ai déjà fait pour eux, vous qui m’accompagnez toujours quand je vais voir ceux qui sont en prison. — Ces trois malheureux gentilshommes sont condamnés à une prison perpétuelle, s’ils ne peuvent payer comptant la somme de quarante mille francs, et ils ne possèdent rien au monde… — Hélas ! je le sais, et je ne puis qu’adoucir leur captivité. — Il ne tient qu’à vous de les délivrer… — Comment ? — Oui, vous pouvez rendre la liberté à ces trois braves militaires, dont l’un, couvert de blessures glorieuses, a servi quarante ans avec la plus brillante valeur. — Mais expliquez-vous, que puis-je faire ? — Livrer à l’impression l’ouvrage que vous m’avez fait lire… — Bon Dieu ! que me proposez-vous ! que diroit Dorothée ! que penseroit Germeuil ! — Songez seulement aux infortunés, qui gémissent au For-l’Évêque. — Mais comment espérer que la vente de cet ouvrage puisse produire quarante mille francs ? — L’auteur est jeune et jolie, c’est sa première production, l’ouvrage a de l’agrément et de l’originalité, il ira aux nues, nous en ferons deux éditions en peu de mois, et nous aurons les quarante mille francs. — Mais quel éclat !… D’ailleurs, j’ai promis à ma sœur de ne jamais me faire imprimer… — Votre cœur n’a-t-il pas promis à Dieu de secourir les infortunés par tous les moyens qui seront en vous ? — Eh bien ! je vais écrire à ma sœur qui est à la campagne, et qui ne revient que dans quinze jours, si elle approuve cette action, je la ferai… — Et si elle ne l’approuve pas, vous abandonnerez les malheureux auxquels vous avez promis le plus tendre intérêt ? En leur refusant un secours qu’il vous est si facile de leur donner, c’est vous-même qui les condamnerez, ce sera vouer au malheur les restes flétris de leur existence. Si le désespoir abrège leurs jours, s’ils périssent en prison, serez-vous sans regrets, sans remords ?… Eh quoi ! pour faire une bonne action, avez-vous besoin de conseils ? ne consultez que l’humanité. — Mais si l’amitié vous abuse sur cet ouvrage, s’il est médiocre… — Je vous garantis son succès. — Mais s’il tomboit. — Le motif qui vous l’aura fait publier vous consolera de la chute.

Natalie n’avoit jamais d’esprit quand il s’agissoit de combattre une proposition généreuse, quelqu’imprudente qu’elle fût ; on étoit toujours sûr avec elle d’avoir raison lorsqu’on s’adressoit à son cœur ; l’émouvoir et la toucher, c’étoit la convaincre. Enfin, lui dit Bréval, si vous consentez à ce que je propose, nos pauvres prisonniers, qui sont maintenant dans l’abattement de la plus profonde douleur, pourroient être, dans quelques minutes, ranimés et consolés ; deux lignes de vous leur rendroient l’espérance et le bonheur… Je ne résiste plus, s’écria Natalie, et courons nous-mêmes, mon cher Bréval, le leur annoncer. À ces mots, Natalie sonne, demande ses chevaux, et ne songe plus qu’à la joie qu’elle va causer ; ses promesses, ses répugnances, ses craintes, le monde, l’amour même, tout fut oublié dans ce moment d’enthousiasme ; elle ne voyoit que la prison ou gémissoient les opprimés ; elle ne sentoit que le bonheur de sécher les larmes du désespoir… Natalie prit dans ce jour un engagement irrévocable ; elle promit son ouvrage aux prisonniers, elle reçut les bénédictions de la reconnoissance… Jamais auteur, sous de plus doux auspices, n’entra dans la carrière littéraire !… L’ouvrage, dès le soir même porté chez l’imprimeur, fut imprimé avec une extrême célérité ; il parut au bout de six semaines. Le succès en fut tel que l’avoit prédit Bréval. On loua l’auteur avec excès dans tous les journaux ; l’édition entière fut enlevée en moins de douze jours : plusieurs personnes bienfaisantes, sachant à quel usage on en destinoit le produit, ne se contentèrent pas de donner le prix fixé ; un Russe, entr’autres, envoya deux cents louis pour un seul exemplaire. Tout cet argent fut porté chez l’avocat des prisonniers, qui s’étoit chargé du soin de vendre l’ouvrage. Les quarante mille francs étoient complétés, Natalie, heureuse et triomphante, fut délivrer les prisonniers. Avec quelle joie vive et pure elle entra dans cette prison, dont elle alloit arracher trois victimes du malheur ! Avec quel transport elle leur dit : Venez, vous êtes libres !… Elle les emmena dîner chez elle. En sortant de table, elle leur donna des brevets de capitaines qu’elle avoit obtenus pour eux, dans des régimens qui partoient pour la Corse. Ce jour fut l’un des plus beaux de sa vie. Tout étoit doux dans ce début d’auteur ; les motifs, le succès, le résultat ; et l’envie se taisoit : tout s’étoit fait si rapidement, qu’elle n’avoit eu le temps ni de méditer, ni de préparer des noirceurs. Oh ! ma chère Natalie, disoit à sa sœur Dorothée, qu’il seroit sage, qu’il seroit beau de s’arrêter là !… d’écrire toujours, puisque vous en avez le goût et le talent ; mais de ne plus publier vos ouvrages… Qu’il étoit bon ce conseil ! Natalie ne le suivit point. Vous craignez des chimères, répondit-elle ; voyez donc comme le public est indulgent pour une femme ! comme les journalistes sont galans !… Enfin, j’ai fait le premier pas, c’est toujours le plus difficile ; le sort en est jeté, me voilà auteur pour ma vie. Dorothée soupira ; elle lisoit dans l’avenir !…

Natalie attendoit Germeuil avec la plus vive impatience ; elle pensoit que la gloire qu’elle venoit d’acquérir augmenteroit son amour ; elle se trompoit. Germeuil fut flatté du succès brillant de celle dont il étoit adoré ; il l’admira davantage, mais elle devint pour lui une autre femme, et elle y perdit. Ce n’étoit plus pour Germeuil cette Natalie, à la fois ingénue et piquante, dont les saillies l’amusoient, et dont il aimoit tant le naturel et la gaîté ; elle n’avoit point changé ; elle étoit toujours la même, mais il ne la voyoit plus avec les mêmes yeux. Il lui supposoit un orgueil qu’elle n’eut jamais. Sa douceur et sa simplicité ne lui paroissoient plus que de la condescendance ; il lui sembloit qu’en s’élevant elle s’étoit éloignée de lui, car il étoit toujours resté à la même place, et elle avoit abandonné la sienne par un essor rapide. Son imagination ne la lui offroit plus sous les traits charmans qui font naître l’amour. On ne se représente point les graces fixées près d’un bureau, veillant et méditant dans le calme des nuits ; c’est une branche de roses qui doit parer la beauté, une couronne de laurier la vieillit. Oui, disoit Germeuil à Natalie, je jouis de vos succès ; mais ne vous reprochez-vous point de prodiguer à l’univers des talens dont l’amour s’enorgueillissoit davantage encore, lorsqu’il en jouissoit seul ? Quoi ! tout le monde à présent vous connoît comme moi ! N’est-ce pas une sorte d’infidélité dont votre amant auroit le droit de se plaindre ? Quoi ! ces sentimens si tendres, si délicats, dont l’expression faisoit mon bonheur dans vos lettres, je les retrouve dans vos ouvrages ! ces phrases touchantes, inspirées par l’amour, m’appartenoient ; vous me les reprenez pour les publier et pour en faire des fictions !…

Natalie ne voyoit dans ces reproches qu’un badinage ingénieux, elle ne s’en alarmoit point, et elle jouissoit sans trouble de l’éclat de sa nouvelle situation. Il y a deux ou trois mois d’enchantement pour un jeune auteur qui débute d’une manière brillante ; le plaisir de relire son ouvrage imprimé, et les journaux qui en rendent un compte favorable ; celui d’en voir paroître les premières traductions, les lettres flatteuses, les jolis vers que l’on reçoit, les éloges de tous les gens que l’on connoît et que l’on rencontre, chacune de ces choses a son prix ; dans cet instant d’enivrement, le cœur a ses jouissances ainsi que l’amour-propre ; on se flatte d’avoir acquis de nouveaux droits pour être aimé ; on pense honorer l’amitié, justifier l’amour ; et si l’on a fait un ouvrage touchant et moral, on croit avoir obtenu l’estime de toutes les femmes sensibles et vertueuses ; on compte sur la bienveillance et même sur la reconnoissance de tous les lecteurs dont le suffrage est desirable. Voilà les charmes et les illusions d’une célébrité naissante : ne les envions point à la femme auteur qui en jouit, on les lui fera payer cher dans la suite. Natalie entrevit bientôt que la réputation d’auteur n’est pas sans inconvéniens. Elle finit par trouver ennuyeux et ridicule que personne ne pût l’aborder sans se croire obligé de lui parler de son ouvrage ; elle remarqua sur plusieurs visages une expression qui lui déplut ; elle s’apperçut qu’on n’avoit plus la même bienveillance pour elle, et que, loin d’avoir elle-même dans la société le même agrément, elle y portoit presque toujours une sorte de contrainte. Les gens d’esprit vouloient l’engager dans un genre de conversation qu’elle n’aimoit pas, les dissertations sentimentales et les discussions littéraires ; les ignorans timides la craignoient, les sots présomptueux et confians étoient avec elle mille fois plus sots et plus insupportables qu’avec une autre, parce qu’elle leur inspiroit le désir de briller et de montrer de l’esprit : mais ce qui lui fit infiniment plus de peine que tout cela, fut le changement singulier qu’elle remarqua dans les manières et dans la conduite de Germeuil. Elle avoit eu jusqu’à cette époque, sans y prétendre, un suprême ascendant sur son esprit, et maintenant Germeuil, loin de montrer la même déférence à ses opinions, affectoit de la contredire avec opiniâtreté dans tout ce qu’elle disoit ; il avoit bien voulu précédemment céder tout à l’esprit qu’il lui reconnoissoit, il ne vouloit rien accorder à sa réputation ; il craignoit, et d’augmenter sa vanité, et de jouer avec elle un rôle subalterne aux yeux des autres ; celui qui avoit fait gloire de se laisser subjuguer par ses graces, auroit rougi de l’être par la supériorité de son esprit. Germeuil croyoit enfin, en lui disputant cet empire, rétablir entre elle et lui l’égalité qui n’existoit plus. Il se plaisoit à lui dire de mille manières des choses peu obligeantes, tantôt sous le voile de la plaisanterie, tantôt avec le ton hypocrite d’un intérêt simulé, et quelquefois avec une aigreur qu’il ne pouvoit cacher. Ce fut ainsi qu’il l’avertit qu’en général les femmes n’étoient pas favorablement disposées pour elle, depuis la publication de son ouvrage. Cependant, dit Natalie, cette action n’a point fait tort à mon sexe ; au contraire, reprit Germeuil, elle lui fait honneur ; mais il n’y a point d’esprit de corps parmi les femmes, et cela doit être. Formées par leur sensibilité, pour avoir une existence plus intéressante et moins égoïste que la nôtre, la gloire, à moins d’exceptions très-rares, au lieu d’être pour elles une possession personnelle, n’est presque toujours qu’un bien relatif. Elles la trouvent dans les actions d’un père, d’un fils, d’un époux ; elles l’empruntent et ne la donnent pas, et les loix, en cela, sont d’accord avec la nature ; n’est-il pas juste que la gloire appartienne en propre à celui qui peut seul transmettre son nom et le laisser en héritage ?

Natalie écoutoit ces discours avec un extrême étonnement ; elle ne reconnoissoit plus ce Germeuil qu’elle avoit vu peu de mois auparavant, si doux, si soumis, si flatteur ; car la flatterie la plus outrée est le langage naturel de l’amour ; langage séduisant, parce que, malgré son exagération, il est employé de bonne-foi ! L’amant qui, tête-à-tête, commence à parler raisonnablement, bientôt ne sera plus qu’un ami. Cependant Germeuil aimoit encore Natalie, il étoit avec elle comme on est avec les enfans que l’on craint de gâter en les louant en leur présence, mais dont on fait l’éloge avec plaisir quand ils sont absens. Loin de ses yeux, il recevoit sa part des louanges qu’on lui donnoit, et il s’offensoit des critiques. Il prenoit même de l’éloignement pour les femmes qui envioient Natalie (Mélanide étoit de ce nombre) ; il trouvoit une satisfaction secrète à les dévoiler en leur parlant de Natalie avec admiration ; c’est un moyen sûr de démasquer les envieux ; ils n’ont point encore trouvé l’art de dissimuler, dans ce cas, le mal-aise et le dépit qu’ils éprouvent. S’il s’agit d’un ouvrage qui fait du bruit, les uns disent qu’ils ne l’ont point encore lu, ou qu’ils ne l’ont point achevé, et alors, on suspend son jugement : les autres font l’effort pénible d’en louer quelques passages, mais laconiquement et avec les expressions les plus compassées et les plus froides. Souvent, pour le rabaisser, ils le comparent à un autre ouvrage qu’ils lui préfèrent, et communément le parallèle est ridicule ; quelquefois ils s’extasient sur le mérite d’un auteur qui n’existe plus, dans l’intention de dépriser l’auteur vivant dont on s’occupe. D’autres, enfin, moins mesurés, prennent le ton de la plaisanterie et d’une ironie amère, pour en dire du mal, ou bien le critiquent et le déchirent ouvertement, et tous évitent d’en parler, ou tâchent de changer de conversation quand on en fait éloge.

Trois mois venoient de s’écouler depuis que Natalie étoit auteur, lorsqu’elle fit paroître son second ouvrage ; il se débita, ainsi que le premier, dans le court espace de quelques jours. On le lut avec la même avidité, on le traduisit avec le même empressement ; mais, pour cette fois, les journalistes n’eurent pas la galanterie qui avoit inspiré tant de reconnoissance à Natalie. Plusieurs d’entr’eux rendirent le compte le plus malveillant et le plus infidèle de cet ouvage : ils attribuèrent faussement à l’auteur des intentions malignes qu’elle n’avoit jamais eues. Ne pouvant à leur gré déprécier l’ouvrage, ils tâchèrent d’en noircir l’auteur, et ils remplirent leurs extraits de personnalités injurieuses et de traits calomnieux dirigés contre elle. Parmi ces journalistes, on remarquoit sur-tout un homme de lettres nommé Surval, qui, d’admirateur passionné de Natalie, étoit subitement devenu l’un de ses plus ardens détracteurs. Natalie venoit de se brouiller avec lui, parce qu’elle lui avoit trouvé des prétentions ridicules. Natalie fut étrangement surprise d’être traitée ainsi, non de Surval, mais des autres journalistes qu’elle ne connoissoit pas du tout : qu’ai-je donc fait, disoit-elle, pour inspirer tant de haine, et à des gens qui n’ont jamais reçu de moi la plus légère offense !… Natalie se trompoit en supposant de tels sentimens à ces littérateurs. Ils ne la haïssoient point, on les faisoit parler ; et même plusieurs d’entr’eux ne firent que prêter leurs noms à des personnes de la société qui avoient composé ces extraits.

Dorothée fut si indignée de celui de Surval, qu’elle ne put s’empêcher de lui écrire à ce sujet. Sa lettre étoit honnête et mesurée, néanmoins elle contenoit tous les reproches que l’on peut faire à un homme qui méprise assez les bienséances pour manquer publiquement aux égards qu’une femme est en droit d’attendre de lui. Dorothée avoit caché cette démarche à sa sœur ; mais étant tête-à-tête avec elle, on lui apporta la réponse de Surval. Natalie connoissoit son écriture, elle voulut voir cette lettre que Dorothée fut obligée de lui montrer, et qui contenoit ce qui suit :

« J’en conviens avec vous, madame ; quoique les loix antiques de la chevalerie soient abolies, les sentimens qui les dictèrent doivent subsister encore dans tous les cœurs des Français généreux : oui, madame, je regarderai toujours comme un devoir sacré, d’employer la force à soutenir, à protéger la foiblesse, à défendre, à venger la beauté timide qu’on opprime ou qu’on accuse, et qui, trop modeste pour répondre elle-même en public, n’ose élever sa douce et séduisante voix pour se justifier. Voilà les êtres intéressans qui réclament nos secours, et qui doivent compter sur notre dévouement. Mais qu’a de commun avec ces femmes que la pudeur rend si craintives, celle dont vous auriez voulu, dites-vous, me voir le défenseur ? La brillante, la célèbre Natalie, est entrée, avec tant d’éclat et d’assurance, dans l’arène où les prix se disputent à la face de l’univers !… N’a-t-elle pas des armes supérieures à celles que je pourrois employer pour la défendre ? Les héros les plus renommés ont-ils cru faire une lâcheté en attaquant des Amazones ? Et Clorinde, et Bradamante, eurent-elles jamais des chevaliers ?

» Qui prétend à la gloire, s’engage à combattre aussi-tôt qu’on est entré dans la carrière littéraire, on ne marche plus qu’avec des rivaux qui s’élancent tous vers le même but, et l’honneur, dans cette lice périlleuse, n’impose aux concurrens qu’une seule loi, celle de ne point porter de coups dans l’ombre ; dès qu’on se montre et qu’on se nomme, l’attaque est toujours légitime, ou du moins elle n’est jamais déshonorante.

» Daignez songer, madame, que j’ai signé l’extrait qui vous irrite ; je pense qu’il a pu vous déplaire, et je m’en afflige ; mais sous tout autre rapport, je n’ai point à me reprocher d’avoir manqué aux égards infinis que tout homme bien né doit aux femmes qui vous ressemblent.

» Je suis, avec respect, Madame, etc. ».

Eh bien ! dit en souriant Natalie, avec du courage on peut se passer de protecteurs, avec de la modération et de la véritable philosophie, on se dispense de combattre ; je ne suis point une Amazone, et certainement Surval ne sera jamais un Alcide[2] ; je profiterai des critiques raisonnables, je ne répondrai point aux satires. Je poursuivrai avec calme, persévérance et fermeté, ce que j’ai commencé. L’injustice et la calomnie ne pourront ni m’abattre ni me décourager ; je tâcherai même de me les rendre utiles, je veux qu’elles servent à former, à fortifier mon caractère, à me donner la patience qui préserve de l’humeur, l’élévation qui fait dédaigner la vengeance et la constance qui finit par triompher de tout. Vous me charmez, s’écria Dorothée, ces résolutions sages et généreuses vous épargneront une partie des malheurs que je craignois pour vous. Maintenant, il ne faut plus regarder en arrière, il faut marcher d’un pas égal dans le champ semé d’épines où vous venez d’entrer. Du moins l’envie et la méchanceté ne pourront vous reprocher de corrompre la jeunesse par vos écrits, ou d’avoir souillé votre plume par d’indignes représailles, en cherchant à noircir le caractère et la réputation de vos ennemis. En critiquant vos ouvrages, on ne vous accusera ni d’être plagiaire, ni d’écrire ridiculement ; on ne citera jamais de vous un galimatias, une seule phrase inintelligible, des pensées fausses, ou renfermant de mauvais principes. Qu’importe, d’ailleurs, tout ce qu’on pourra dire contre votre esprit ou vos talens !…

L’aimable, la parfaite Dorothée, loin de revenir sur le passé, ne s’occupoit que du soin de fortifier sa sœur pour l’avenir ; elle ne répétoit point, comme tant d’autres eussent fait à sa place : Je vous l’avois bien dit ; je vous l’avois prédit ; elle ne faisoit jamais de reproches inutiles.

Natalie, après avoir lu tous les journaux, crut être quitte, pour cette fois, des attaques de la malignité ; mais il parut tout-à-coup deux ou trois libelles anonymes, dans lesquels elle étoit calomniée de la manière la plus absurde et la plus noire. Au milieu de ce déchaînement, la conduite de Germeuil avec Natalie fut bien différente de celle de Dorothée. Il eut presque l’air de triompher en lisant les extraits satiriques ; mais les libelles lui causèrent une colère et une tristesse extrêmes : c’étoit attacher à des calomnies extravagantes, une importance qui avoit quelque chose d’offensant pour Natalie ; tous ces traits envenimés, lancés contre elle, achevèrent presqu’entièrement d’anéantir l’amour dans le cœur de Germeuil. Natalie n’étoit pas noircie à ses yeux ; mais son nom étoit profané par la méchanceté, et l’amour est un sentiment si bizarre et si délicat, qu’il peut s’altérer pour beaucoup moins. Germeuil devint sombre, rêveur, capricieux, et Natalie mécontente.

On étoit au mois d’avril, et le 25 de mai, Germeuil devoit épouser Natalie : depuis qu’il étoit refroidi pour elle, il s’occupoit davantage de son avancement et de sa fortune ; il sollicitoit à la cour une grace importante, et dans ce moment, le frère de Mélanide fut élevé au ministère. Germeuil, qui s’étoit apperçu depuis long-temps des dispositions secrètes de Mélanide à son égard, résolut d’en tirer parti dans cette occasion. Il n’avoit jamais été chez elle ; il s’y fit présenter, et le fruit de cette démarche fut d’obtenir, peu de jours après, une promesse positive du ministre. Natalie fut très-blessée de cette conduite ; elle ne dissimula point à Germeuil qu’elle étoit affligée qu’il eût formé une liaison d’amitié et de reconnoissance avec une femme qu’il n’estimoit pas, et qui étoit l’ennemie déclarée de celle qu’il aimoit. Germeuil répondit sèchement, que Natalie avoit aussi formé des liaisons nouvelles qui lui déplaisoient, et qu’il n’en demandoit point le sacrifice. Demandez-le, reprit Natalie, et vous l’obtiendrez. — Vous auriez de la peine à vous débarrasser du marquis de C***. — Est-ce lui qui vous déplaît ? — Je le trouve ennuyeux et pédant. — Vous n’aimez pas que les gens du monde soient de l’académie. — Ni auteurs. — Ce mot n’est-il pas un peu dur ? — Sans doute, si vous le trouvez ; mais je vous jure que dans ce moment je ne pensois point à vous. — C’est bien pis ! j’aimerois mieux de vous une brusquerie qu’un oubli. Revenons au marquis de C***, voulez-vous que je cesse de le voir ? — Gardez-vous-en bien. — Pourquoi ? — Parce qu’il est amoureux de vous, et si vous le bannissiez, il se vengeroit par une satire, c’est une chose que vous avez éprouvée déjà. Les beaux esprits sont des adorateurs très-dangereux ; ils commencent d’abord par faire de jolis vers, mais, dès qu’ils ont perdu l’espérance, ils font ou font faire des libelles. — Tout homme de lettres, malheureux en amour, fait des libelles ! voilà une belle sentence et un jugement bien équitable ! Vous déclamez sans cesse contre les pauvres auteurs ; moi, je ne fais point d’épigrammes, mais je sais observer ; et j’ai remarqué qu’en général les gens du monde qui n’ont cultivé ni leur esprit ni leur mémoire, éprouvent une aversion naturelle pour tous les gens de lettres, qu’ils appellent par dérision, des beaux esprits. Ces derniers ont plus de justice et d’indulgence ; ils conviennent qu’on peut avoir un esprit et un mérite supérieurs, sans être auteur, et même ils ne se moquent de l’ignorance que lorsqu’elle est envieuse et dénigrante. Cette réponse blessa profondément l’amour-propre de Germeuil, et c’est ce qui se pardonne beaucoup moins en amour qu’en amitié. Depuis six semaines, surtout, leurs entretiens finissoient presque toujours ainsi, par des traits piquans et malins, présage presque certain entre les amans, d’une prochaine rupture.

Cependant ces deux personnes, mécontentes, refroidies, aigries, s’aimoient encore assez pour n’avoir jamais eu l’idée de rompre leurs engagemens ; et l’approche du jour qui devoit les unir, sembla ranimer leurs premiers sentimens. Aussi-tôt que l’anniversaire de la mort de madame de Nangis fut passée, Natalie et Germeuil firent part à leurs parens et à leurs amis de leur union projetée, en annonçant qu’ils se marieroient dans quinze jours, et ils partirent aussi-tôt pour aller s’établir dans la maison de campagne de Dorothée, où la noce devoit se faire. Mélanide fut outrée en apprenant cette nouvelle ; elle s’étoit persuadée que Germeuil n’avoit eu pour Natalie qu’un goût passager ; d’ailleurs, Germeuil, en allant chez Mélanide par une vue d’ambition, avoit déployé avec elle tous ses moyens de plaire, et ce qu’on appelle la grace dans les hommes avec les femmes, est toujours jointe à la tromperie, quand la femme à laquelle ils veulent plaire est crédule et vaine. Mélanide, comme toutes les femmes galantes qui manquent de beauté ou qui ne sont plus jeunes, étoit intrigante ; elle regardoit l’intrigue sinon comme un art de séduction, du moins comme un moyen d’attacher un amant, et elle pensoit qu’un service rendu, devoit enchaîner et fixer l’amour. Aussi-tôt qu’elle apprit que Germeuil alloit épouser Natalie, elle se crut trahie, parce qu’elle étoit déçue dans ses espérances ; animée du plus violent ressentiment, elle vole à Versailles et fait révoquer la promesse qu’elle avoit obtenue de son frère. Il est si facile à la cour de détruire en peu d’instans ce qu’on a fait ! La place fut sur-le-champ donnée à un autre. Germeuil le sut le lendemain, et sa colère égala sa surprise. En même temps il imagina que Natalie triompheroit de ce résultat de sa liaison avec Mélanide, et cette idée lui donna contre Natalie une humeur extrême, qui fut sur-tout choquante, dans un moment où l’on faisoit les préparatifs de ses noces, et où Natalie lui montroit plus de tendresse que jamais.

Natalie aimoit la danse, et tous les jours, avant le souper, on dansoit une heure ou deux. À l’un de ces petits bals, Natalie cassa, en dansant, la chaîne d’or du médaillon qu’elle tenoit de madame de Nangis, et qui renfermoit le portrait de Germeuil. Ce médaillon, qu’elle portoit toujours soigneusement caché dans son sein, s’échappa dans le mouvement de la danse ; et, glissant sous son mouchoir, il tomba à terre. Son danseur s’empressa de le ramasser et le lui rendit. Natalie, en le recevant, s’écria de premier mouvement : Ah ! donnez, ce médaillon m’est si cher !… Germeuil, à deux pas derrière elle, entendit ces paroles et en fut très-frappé. Il n’avoit donné à Natalie qu’un bracelet de ses cheveux ; quel étoit donc ce médaillon si précieux qu’elle portoit sans le montrer, et dont elle n’avoit jamais parlé ? Ce n’étoit point le portrait de Dorothée qu’il lui connoissoit dans des tablettes, qu’étoit-ce donc ?… Germeuil résolut de le demander à Natalie, et dans la mauvaise disposition d’humeur où il se trouvoit, il fit cette question d’un ton sec qui déplut à Natalie ; cependant elle répondit simplement, que c’étoit un gage d’amitié qu’elle portoit depuis un an. D’amitié ! reprit Germeuil, et avec ce mystère, cela est singulier. Du moins, dit Natalie, cela n’est pas inquiétant pour vous — Est-ce un portrait ? Oui. — De Dorothée, sans doute ? — Non. — De quelle autre femme est-il donc ? — Il n’est point d’une femme. — Quel est donc ce portrait ?… À cette dernière question Natalie rêva sans répondre. Eh bien ? reprit Germeuil. Dispensez-moi de vous le dire, repartit Natalie. Vous ne l’imaginez pas, dit Germeuil avec émotion. — Pourquoi ? vous ne pouvez avoir que de la curiosité ; il est impossible que vous ayez de la jalousie. — Puis-je renoncer à votre confiance ? Ici, Natalie, réfléchit encore un moment ; ensuite, regardant fixement Germeuil : Eh bien ! dit-elle, je vais connoître si j’ai la vôtre. Je consens à vous dire la vérité ; ce portrait est le vôtre ; mais il faut m’en croire sur ma parole, je ne veux point vous le montrer. C’est mon portrait, reprit Germeuil avec un sourire ironique ; vous avouerez que, dans ce cas, la vérité a peu de vraisemblance. — Mais, quand je l’affirme, vous m’avouerez que le plus léger doute de votre part seroit à la fois un outrage et une absurdité. — Mais pourquoi refuser de me montrer mon portrait ? Je ne vous ai jamais vu de caprice, et celui-ci seroit étrange. — Vous me soupçonnez donc d’artifice ? — Oh ! ce n’est pas un soupçon. — Fort bien. Si ce portrait n’est pas le vôtre, c’est un mensonge que je fais pour cacher une intrigue. Ainsi donc, à la veille de vous épouser, j’aurois un autre amant ? voilà ce que vous pensez ? — Non ; mais je suis certain qu’il y a en ceci un mystère que vous voulez me cacher. — Oui, mais je n’emploie nul artifice, et je vous dis la vérité. — Un mystère avec ce qu’on aime, est un crime. — Cette maxime est fausse, et ce qui se passe entre nous en ce moment en est la preuve. — Finissons cette discussion, elle m’afflige autant qu’elle me surprend. Je vais, moi, vous parler sans mystère et sans détour. Si vous refusez de me montrer ce médaillon, je croirai que c’est uniquement dans le dessein de m’irriter afin de rompre avec moi. — Si je ne vous aimois plus, aurois-je besoin d’un prétexte ; ne suis-je pas libre encore ? — Enfin, refusez-vous de me satisfaire ? — Et vous, refuseriez-vous de me croire sur ma parole ? — L’amour ne sauroit donner une crédulité ridicule. — L’estime donneroit celle que j’exige de vous. — Si vous m’aimez encore, vous me montrerez ce portrait. — Écoutez-moi, Germeuil ; depuis trois mois votre humeur, vos inégalités, et souvent votre froideur, ne m’ont que trop fait connoître que votre cœur n’est plus le même pour moi. Au reste, dans l’union que nous allons former, l’amour n’est pas nécessaire, mais on ne peut s’y passer d’une parfaite estime. Donnez-moi donc de la vôtre la preuve que je vous demande. Daignez me croire ce soir, et demain je vous expliquerai ce qui vous étonne. — Demain il ne seroit plus temps, je ne vous croirois plus. Il faut que je voie ce portrait avant de sortir d’ici. — Est-ce-là votre dernier mot ? — Oui, je vous l’avoue franchement. — Eh bien, voici le mien. Si vous persistez dans cette idée, je vais vous montrer ce médaillon ; mais je ne vous reverrai de ma vie. — Cette menace confirme tous mes soupçons. — Pensez-y bien, il en est temps encore. — Non, madame, mes réflexions sont faites, vous vous êtes engagée à me montrer ce portrait qui, dites-vous, est le mien, et je ne vous quitterai point que vous n’ayez tenu votre parole. — Vous êtes donc décidé à renoncer à moi ! — Je suis décidé à voir ce médaillon. À ces mots, Natalie indignée resta un instant sans parler. Est-ce donc ainsi, reprit Germeuil, que vous tenez vos promesses ? Je les tiendrai, répondit Natalie, je vais vous éclaircir et vous confondre. Tenez, monsieur, le voilà ce portrait, il doit exciter dans votre ame un double remords, j’ai voulu vous épargner un souvenir douloureux, j’ai voulu obtenir de vous une marque de confiance que vous deviez à mon caractère, à ma conduite, à mes sentimens ; vous m’avez méconnue, vous m’avez outragée, vous avez rompu tous les liens qui nous unissoient. À ces mots, Natalie ne put retenir ses larmes ; il eût été bien facile à Germeuil d’obtenir sa grace dans ce moment, mais il montra plus de confusion que de sensibilité, son amour-propre souffroit beaucoup plus que son cœur, il ne dit rien de ce qu’il devoit dire : les pleurs de Natalie se séchèrent, ils se quittèrent brouillés sans retour. Cependant Germeuil, le lendemain et les jours suivans, fit tout ce qu’il falloit faire pour donner à Natalie l’air de l’inflexibilité aux yeux des indifférent ; mais il ne fit rien pour regagner véritablement un cœur si profondément blessé. Les simples spectateurs sont toujours de mauvais juges des querelles de sentimens, car ils donnent raison à celui qui se possède assez pour ne pas manquer à aucune forme de procédés ; c’est ainsi que se conduit celui qui aime le moins, et voilà le vrai coupable. Germeuil intéressa tout le monde ; on accusa de caprice et d’insensibilité Natalie, et néanmoins elle fut la seule à plaindre, elle aimoit toujours, elle aima long-temps ; l’inconstant Germeuil se livra tout entier à l’ambition ; c’est la seule passion qui puisse fixer les hommes blasés et les cœurs froids.

Ce fut six semaines après que survint la révolution ; Germeuil presqu’aussi-tôt quitta la France. Natalie ne passa dans les pays étrangers qu’au bout de dix-huit mois. Ce fut alors qu’elle connut tous les inconvéniens de la célébrité. Quand on est au sein de sa famille et qu’on a de la fortune, il est facile de mépriser des libelles ; mais quand on est dépouillé de tout, quand on cherche un asyle, et qu’on n’a plus d’autre ressource que celle d’un travail qui demande sur-tout une parfaite tranquillité d’esprit, il faut de la force d’ame pour ne se laisser ni abattre, ni décourager par la méchanceté, et pour se préserver de l’aigreur et de la misantropie que l’injustice et le malheur pourroient aisément donner dans une telle situation. Natalie eut ce courage. Uniquement livrée à ses travaux littéraires, elle trouva dans l’étude et dans les beaux arts une source inépuisable de consolations. Dorothée, émigrée comme elle, fut beaucoup plus paisible durant le temps de son expatriation, elle n’avoit point d’ennemis ; elle fut plutôt rappelée en France, y recouvra sa fortune, et fit rentrer Natalie. Cette dernière, qui n’avoit aucune connoissance des affaires, n’obtint point de restitution, et perdit sans retour tout son bien. Elle retrouva dans son pays, quelques amis, beaucoup d’ingrats et plusieurs ennemis ; elle ne se plaignit point, elle se dit : C’est ma faute, que n’ai-je suivi l’exemple et les conseils de ma sœur ! Germeuil, qui devoit son retour aux intrigues de Mélanide, l’épousa par reconnoissance, et sur-tout pour rétablir ses affaires.

Dorothée fut toujours, dans tous les temps, plus heureuse que sa sœur, parce qu’elle eut une prudence parfaite et une raison supérieure ; elle n’eut point de renommée ; ses aventures ne furent point romanesques ; elle n’inspira point de grandes passions, on l’aima sans emportement, mais avec constance ; son nom, inconnu dans les pays étrangers, ne fut jamais prononcé dans le sien qu’avec estime et vénération ; elle fut utile à ses amis, elle fit le bonheur de sa famille ; tout cela vaut bien un roman, et cette félicité si pure vaut bien la célébrité d’une femme auteur.

  1. Lachaussée
  2. Vainqueur des Amazones.